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L’ère du Levant
L’ère du Levant
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Livre électronique520 pages10 heures

L’ère du Levant

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À propos de ce livre électronique

En l’an 90 de la nouvelle ère, Dimitri Atskov, le puissant Gouverneur d’Urbio, première province dans l’ordre protocolaire de la Confédération, envoie la jeune Jana en mission dans le territoire du Levant où, à cause de dérèglements magnétiques liés aux vents solaires, aucun cyborg ou homme augmenté ne peut pénétrer. Elle y rencontrera le vieux Gild et son fils, Github, et sera confrontée aux effets de l’holéum, la fleur du soleil aux vertus psychotropes qui ouvre l’esprit sur de nouvelles réalités. Outre l’amour et les révélations qui l’attendent sur le sens véritable de son existence ainsi que sur le secret de sa naissance, elle fera l’expérience de modes de vie rudimentaires, de formes de pensée et de pratiques spirituelles aux antipodes de ce qu’elle connaissait jusqu’alors et qui la pousseront à questionner la rationalité et le bien-fondé de son monde hautement « technologisé ».

Pendant ce temps, dans la banlieue prolétarienne d’Ustis, capitale d’Urbio, la Résistance se poursuit autour de Rostam et d’Ahün contre l’organisation eugéniste et bientôt génocidaire de la société urbienne qui condamne les faillibles improductifs à la mort et s’apprête à déclarer l’espèce humaine « obsolète », au nom de la révolution mécatronique (transhumaniste) en cours, menée par la vieille Fräulein Kassner. D’autres protagonistes, tels que Clara, la femme du Gouverneur, qui s’oppose aux desseins de son mari, la petite Emna qui rêve d’épouser un robot ou Marius, jeune homme insouciant qui profite des rouages du système et savoure son ascension progressive dans l’échelle confédérale, auront des rôles clés à jouer dans la trame événementielle.
Les destins vont cheminer, se croiser, s’associer ou s’affronter dans un ballet haletant qui va décider du devenir de l’humanité et du sort de la planète tout entière. L’avenir sera-t-il encore humain ? Comment définir l’humanisme à l’heure des manipulations génétiques et des technologies d’amélioration de l’homme (Human enhancement technologies) ? Telles sont les questions centrales auxquelles ce livre d’anticipation tente de répondre et dont l’objet premier pourrait ainsi être résumé : éviter que « l’humanité » ne se perde en route...

Aussi captivant qu’alarmant, aussi effrayant que touchant, ce récit aux accents spiritualistes qui prend pour toile de fond des thèmes aussi importants que la crise écologique, les technologies reproductives, le terrorisme, le posthumanisme et la révolution transhumaniste, nous livre là une peinture prospective fascinante, doublée d’une réflexion critique profonde, des enjeux de notre temps. Véritable vade-mecum philosophique pour le présent et le futur, cette œuvre également poétique, décrit avec générosité les aspects émouvants et touchants de la nature humaine, soulignant sa fragilité constitutive comme son éternelle capacité d’adaptation et de transformation face aux épreuves qu’elle rencontre en chemin. Un récit qui ne laissera personne indifférent...

LangueFrançais
ÉditeurAnne Fremaux
Date de sortie7 août 2016
ISBN9781370313396
L’ère du Levant
Auteur

Anne Fremaux

Anne Fremaux est née en 1972, à Lille. Elle est agrégée de philosophie et doctorante à la Queen's University de Belfast (Royaume-Uni). Elle est l’auteur d’un essai d’écologie politique, "La nécessité d’une écologie radicale" (Sang de la terre, 2011). Après avoir enseigné la philosophie de nombreuses années dans l’académie de Grenoble, elle vit aujourd’hui en Allemagne. "Que se passerait-il, si...?" L'imagination et l'anticipation ouvrent la porte de notre inconscient collectif, de ce qui remue de façon inquiétante et cachée dans les entrailles de nos sociétés, bien trop occupées par leur propre accélération technologique et sociale pour s'adonner à l'observation d'elles-mêmes. Ce roman, que l'on pourrait qualifier de science-fiction "exigeante", a constitué pour moi l'occasion d'appréhender le monde qui vient et donc de réfléchir, à rebours, à notre propre temps présent. Comme le disait déjà Bradbury, je n'écris pas pour décrire le futur mais pour empêcher qu'il n'advienne ("I don't try to describe the future. I try to prevent it").. Il s'agit ici d'offrir un état des lieux romanesque et rationnel des tendances possibles dessinées par la courbure du présent ou, en d'autres termes, d'émettre des hypothèses, de faire des conjectures utopiques, dystopiques ou uchroniques (réécriture de l'histoire) que la forme académique, par définition, exclut. Sonnette d'alarme, cri de révolte silencieux ou manière d'habiter le monde, l'écriture défie le sentiment d'impuissance, tout en offrant la possibilité de rêver, de se poser la question du possible, d'explorer le monde de nos attentes ou de révéler des questions injustement négligées ou refoulées. Un "cri silencieux", disais-je...

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    Aperçu du livre

    L’ère du Levant - Anne Fremaux

    Préface

    « Nous autres civilisations, savions que nous étions mortelles… »

    Depuis la naissance de l’homme, des civilisations naissent, fleurissent et périssent. Il n’y a là rien que de très normal, du moins en apparence. Nous le savions depuis longtemps : une civilisation est aussi fragile qu’une vie. « Le travail des hommes est éphémère et s'évanouit comme l'écume des mers... ». La spécificité de la civilisation occidentale réside cependant dans le fait qu’elle ait sciemment organisé sa propre fin ou plutôt, qu’elle s’y soit précipitée elle-même sachant ce qui allait arriver, sans être pour autant capable de s’arrêter : la connaissance, impuissante, ne s’est pas traduite en actes ; les capacités d'imagination ont été sciemment limitées par les dépositaires du savoir ; les tentatives de sursaut ont été entravées par l’inertie profonde du système et par les forces régressives, trop nombreuses, qui étaient en marche. Depuis le lieu où je vous écris, le monde occidental a sombré et entraîné avec lui l’humanité tout entière ; il a réduit à néant des civilisations d’une richesse inouïe et conduit les capacités régénératrices de la nature à l’essoufflement. Les noms de nos belles villes modernes ont finalement rejoint ceux de Ninive ou de Babylone. L’abîme de l’Histoire est assez grand pour tout engloutir, n’est-ce pas…y compris l’empire du monde vivant et de sa diversité. Il fallut beaucoup de science, d’aveuglement consciencieux, de discours creux et ratiocinants, de persévérance dans l’erreur et d’application dans la sottise pour tuer tant d’hommes, pour consumer tant de biens, pour anéantir une vie qui coulait si fermement dans les veines de la terre. Le tout en si peu de temps… Le monde qui baptise du nom de « progrès » ses tendances macabres a fini par gagner la rive fantomatique à laquelle son instinct de mort le destinait.

    Un tout petit cinquième de la population terrestre, frappé d’une maladie incurable, qu’on appelait dans une lointaine antiquité, hubris, et que l’on punissait alors sévèrement a en effet relevé le défi de détruire en quelques siècles, l’acquis de centaines de milliers d’années. Cette portion congrue de l’humanité, portée par un élan mégalomaniaque sauvage et inédit, a emporté dans son sillage une planète tout entière, l’ironie du sort voulant que les premiers touchés aient été innocents et que les survivants se soient trouvés parmi les plus fautifs. Qu’y pouvons-nous ? Certains chercheront des raisons d’espérer « ailleurs », dans une providence ou un destin caché ; d’autres tenteront de distraire leur misère par des actes fous et désespérés. Comment survivre à l’amoralité de l’Histoire qui poursuit son cours sans que l’on sache vraiment où elle va, ni pourquoi… Une Histoire absurde, sourde au sens, mis à part peut-être celui que nous voudrons bien lui donner nous-mêmes, par nos efforts collectifs inlassablement répétés.

    À l'heure qu'il est, la terre a perdu le nord. La boussole est déréglée. Toutes les notions morales et les vertus sur lesquelles avait vécu la vieille humanité sont ébranlées, anéanties, vidées de leur chair. Parfois, heureusement, des tendances émergent, des voix courageuses s’élèvent, grâce à la sagesse populaire ou par le fait de singularités humaines exceptionnelles que nous vénérons alors à hauteur de leur rareté et de leur vertu paradigmatique. Alors la pensée vivante et incarnée l’emporte pour mener, un temps, la valse humaine et avec elle, celle de l’univers tout entier : amour, spiritualité, oubli de soi, compassion… Ces moments, rares mais exceptionnels, jalonnent aussi notre aventure pour lui donner un goût moins amer et éviter la faille sismique du désespoir.

    L’histoire que nous allons raconter se situe dans un avenir indéterminé, mais pas si éloigné ; elle se fonde sur des événements historiques dont nous ne connaissons pas le détail, ne les ayant pas personnellement vécus et l’effort d’occulter les raisons de la chute ayant fait le reste. Nous en possédons simplement la trame générale mais puisqu’ils sont le prolongement de votre propre existence et de votre propre histoire, peut-être vous sera-t-il aisé de les imaginer. Nous savons seulement qu’il n’y a pas eu d’apocalypse abrupte, d’effondrement soudain comme le prédisaient certaines prophéties millénaristes mais plutôt un changement progressif qui a mené les hommes, palier par palier, vers un ailleurs, vers une autre époque dont je vous laisse le soin de juger le degré d’évolution et de désirabilité : représente-t-elle un progrès ou une régression par rapport aux temps qui précèdent ? Je veux en tout cas rendre hommage, ici, à ces hommes et ces femmes de bonne volonté qui, tout au long de l’épopée humaine, ne se laissèrent jamais gagner par la vague qui les submergeait et refusèrent toujours de céder au manque d’idéal auquel confinait le conformisme et le cynisme de leur époque. Tentant inlassablement d’extraire l’humanité des abîmes dans lesquels elle plongeait, ils représentent, en tant que passeurs de sens, un véritable horizon d’espoir. Ce livre décrit quelques-unes de leurs tentatives. Nous leur souhaitons de tout cœur de réussir une fois de plus, afin que l’épopée humaine continue.

    L’âge aidant et l'énergie de la révolte s'amenuisant, il nous plaît à présent de considérer l’avenir dans ses formes sombres et lumineuses comme un sursis qui nous est accordé. Tentons même d’oublier, l’espace d’un instant, ces victimes vulnérables et innocentes injustement terrassées par le mouvement des événements. Comment autrement continuer à vivre ? La distance nous permettra, peut-être, de tolérer le pessimisme intimé par les faits. « Était-ce mieux avant » ou plutôt « avant aurait-il été mieux ? » À l’heure qu’il est, il est douloureux de se poser de telles questions car l’avant et même le présent se sont déjà effacés devant le resserrement du possible. À vous de voir si la sortie proposée vous convient. Il n’est plus temps de pleurer sur le passé mais il est encore temps de construire un avenir commun, en s’inspirant de cette parole étrange : « Il y aura peut-être encore des hommes après nous »…

    Prologue

    Extrait des « Mémoires de Gildamesh »

    « Le désert croît. Malheur à celui par qui le désert croît... Mais c’est en creusant au sein de son silence qu’advient la révélation. Le silence, la poussière, la dureté de ses pierres ne sont que de surface. Pour qui sait écouter, patiemment chercher et creuser, alors atteindre la strate d’où le flot jaillit n’est qu’un jeu d’enfant... Les hommes du désert sont des esprits libres, des êtres véridiques : au fond de leur âme solitaire s’accomplit la transformation qui les libère des fausses idoles... Non, décidément, le vrai surhomme n’est pas l’ennemi de la terre... » 11.01.88. Nouvelle ère confédérale.

    « ... Il faut retrouver la souplesse et la flexibilité d’esprit de l’enfant... Redevenir enfant. Se métamorphoser en enfant. C’est notre seul salut : bâtir un nouveau monde et de nouvelles valeurs. L’enfant en nous est notre seule promesse d’avenir... » 01.02.88. Nouvelle ère confédérale.

    « Je vous en conjure, mes frères : restez fidèles à la terre. Ne croyez pas ceux qui vous parlent d’espérances supraterrestres. Ce sont des contempteurs de la vie, des moribonds et des empoisonneurs... » 13.11.89. Nouvelle ère confédérale.

    « Le temps de la libération est arrivé. Avec les sages, nous l’avons vu dans la fumée de l’holéum. La prophétie du Levant va s’accomplir. Le grand homme devra s’élever plus haut que lui-même, plus loin, plus avant, au point de voir au-dessous de lui ses propres étoiles, au point de se dominer lui-même du regard et de comprendre que sa cime n’est qu’une corde tendue vers de vertigineuses hauteurs... » 05.03.90. Nouvelle ère confédérale.

    « Il faut avoir du chaos en soi pour enfanter des étoiles. Le chaos ouvre les grandes âmes au monde des esprits libres, mais ce n’est pas du premier coup d’aile que l’on prend son envol. Il te faudra de la patience et de la persévérance, mon fils. » 21.07.90. Nouvelle ère confédérale

    Première Partie

    Chapitre 1

    Jana

    Jana arriva à la Réserve du cap, dans le territoire du Levant, après six heures de voyage à bord du Magsus. Avec ses 3 170 km/h, le monorail à sustentation électromagnétique n’avait pas vraiment laissé le loisir à la jeune femme de s’habituer au changement de paysage. Née à Ustis, la capitale d’Urbio, elle n’avait presque jamais eu l’occasion de quitter la ville ni, à vrai dire, le périmètre d’évolution qui lui avait été assigné dès l’enfance et qui couvrait l’ensemble des déplacements qu’elle devait accomplir quotidiennement entre le dortoir, la cantine, l’établissement de formation agronome auquel elle avait été affectée, et la bibliothèque d’État. Intérieurement, elle souriait en repensant à la suite d’événements qui l’avait conduite à bord de ce train luxueux, silencieux, qui se mouvait dans l’espace à une vitesse vertigineuse sans provoquer le moindre remous. Elle, qui n’avait jamais été habituée au moindre privilège ni aux distinctions, fut laissée sans voix par le confort et le raffinement qu’elle découvrit au siège du gouvernement central où elle s’était rendue pour prendre connaissance de sa mission. Au point que le Gouverneur dut répéter deux fois son identifiant officiel avant qu’elle ne réponde :

    — AG 458-65, c’est bien vous ?

    À ce moment précis, Jana était particulièrement fascinée par l’appareil d’éclairage gigantesque au-dessus de sa tête, qui ressemblait à une couronne de verre suspendue à des branches dorées. Son regard s’attarda également sur les meubles admirablement ciselés dans un bois provenant d’une plante ligneuse qui avait probablement disparu depuis fort longtemps ; les tentures des murs aux éclats vifs et comme vivants étaient sans doute également faites d’anciennes fibres végétales qu’on n’utilisait plus aujourd’hui. Elle observa avec curiosité les cadres solides accrochés de part et d’autre des parois du bureau, qui contenaient des représentations de scènes de vie et de personnages n’évoquant rien pour elle, mais dont l’imperfection, les couleurs et l’épaisseur suscitèrent son émerveillement, car ils ne semblaient pas être le fruit d’un programme numérique. Se pût-il qu’ils aient été produits « à la main » ? L’idée l’effleura, mais elle n’eut pas le temps de l’approfondir, car le Gouverneur la sortit de sa rêverie :

    « AG 458-65, c’est bien vous ? répéta-t-il sans manifester d’impatience.

    Elle répondit mécaniquement à l’énonciation de son matricule :

    — C’est bien moi, Monsieur le Gouverneur. Département d’État Agronomis, individu biologiquement augmenté n° 458, période de naissance nouvelle ère 65.

    — Il va falloir vous habituer à des décors moins austères, chère Jana. Vous permettez que je vous appelle Jana, n’est-ce-pas ?

    Sans attendre la réponse, il poursuivit d’un ton empreint à la fois d’autorité et d’une forme de gentillesse que Jana interpréta comme la manifestation de cette sollicitude que les êtres supérieurs ont parfois vis-à-vis de leurs subalternes, afin de ne pas paraître hautains.

    « Vous êtes sortie en très bonne place de votre promotion, ce qui nous fait honneur, à la province d’Urbio et à moi-même, son représentant, qui nous sommes chargés de votre éducation depuis votre plus jeune âge. Car enfin, malgré votre mauvais départ, vous avez quand même pu être prise en charge par l’un de nos départements d’État. C’est une chance. Pour nous, comme pour vous.

    Il lui sourit d’un air satisfait, sourire auquel elle répliqua timidement.

    « Il faut dire, poursuivit-il, que si je m’en réfère à votre dossier, la cause de rupture du contrat post-ectogenèse qui n’a pas rendu votre adoption possible, n’est pas dirimante à nos yeux. Enfin sans vouloir faire de mauvais jeux de mots puisque...

    Et il se mit à lire le dossier :

    « L’enfant, après 10 mois de maturation, période légale à partir de laquelle la rupture de contrat peut devenir effective, présente toujours une prédominance de gènes EYCL3 contrairement aux termes du contrat qui prévoient la prévalence de gènes EYCL2...

    Toujours penché sur le dossier, il poursuivit, comme en lui-même, sans regarder Jana :

    « Bon, en gros, vous aviez les yeux bleus au lieu des yeux verts commandés par le client. Cet incident du processus d’augmentation biologique ne représente pas un franc handicap pour nous, même si les yeux bleus démontrent une réactivité moindre aux tests de rapidité et quelques défaillances sur les tests de précision. En revanche, pour les tests de contrôle et de résistance, ils sont souvent meilleurs.

    — Oui, c’est exact, Monsieur le Gouverneur, rétorqua-t-elle pour atténuer le silence auquel le monologue du Gouverneur l’avait jusqu’alors contrainte.

    La jeune femme, qui connaissait son histoire depuis longtemps, ne fut pas émue de l’entendre une nouvelle fois. Tous, au dortoir et à l’école gouvernementale, étaient dans le même cas. Les autres enfants « normaux », « aboutis », fruits d’un processus de maturation complet, les appelaient souvent avec mépris et moquerie les « ectorésidus », les « résidus ectogéniques ». Jana attendit donc la suite sans s’émouvoir.

    « Bien, j’ai eu accès à votre dossier pour vérifier votre filiation génétique. Le moins que l’on puisse dire est que vous avez un bagage fort intéressant.

    Il s’arrêta, semblant faire un effort pour garder une pensée qui autrement lui eût échappé.

    « Si l’on vous hybridait... heu... Veuillez m’excuser pour ce jargon, si l’on vous augmentait technologiquement de façon sagace, ce qui entre nous n’est pas toujours le cas, vous pourriez rapidement monter en niveau de conscience et occuper des fonctions importantes dans l’un de nos départements d’État.

    Jana rougit.

    « Mais ne brûlons pas les étapes, poursuivit-il. Chaque chose en son temps. Quel âge pensez-vous que j’ai ? lui demanda-t-il sans transition dans un élan apparent d’égotisme qui surprit la jeune femme.

    Jana faisait face, en effet, pour la première fois de sa vie, à une conscience suprême et avait toujours pensé que celles-ci étaient exemptes des faiblesses humaines que l’on trouvait parmi les membres des couches inférieures.

    « J’aime bien poser cette question aux personnes que je rencontre pour la première fois, ajouta-t-il sans la regarder, faisant défiler sur son bureau incrusté d’écrans en graphène des informations en tous genres, consistant en cartes, graphiques et images.

    Jana pensa naturellement qu’il suivait ainsi l’information de la province minute par minute en même temps qu’il lui parlait, ce que l’importance de sa fonction requérait bien entendu. Par ailleurs, elle se doutait bien que cet homme à l’allure séduisante, au front largement découvert, au tour d’oreilles incrusté de pigments électroniques colorés, comme c’était la mode chez les aristocrates, et dont la bonne tenue musculaire était mise en relief par un costume à particules métalliques s’ajustant intelligemment à chacun des mouvements de son corps, était bien plus vieux qu’il ne paraissait. Ses cheveux noirs savamment disposés en une coupe graphique qui se dressait élégamment au-dessus de la tête, sa dentition parfaite, son visage presque lisse, dépigmenté, sans pores apparents, lui donnaient un air juvénile ou plutôt presque atemporel. C’était chose connue que les individus des classes supérieures avaient recours aux méthodes de rajeunissement les plus en vue : chirurgie bien entendu, bien que cela fût peu à peu tombé en désuétude au profit des transfusions sanguines riches en GDF11, une protéine abondamment présente dans le sang jeune qui permettait la réparation des tissus vieillissants. Le commerce de luxe du plasma synthétique avait, en raison de cela, explosé. Il y avait aussi, bien sûr, les modifications génétiques et les implants électromagnétiques qui remplaçaient ou guérissaient les organes malades et vieillissants. Se pliant au jeu sans tenter de satisfaire l’ego de son supérieur, elle répondit placidement :

    — Je dirais à première vue... trente-cinq ans, Monsieur le Gouverneur, bien que les légères rides que j’aperçois sur vos mains et votre cou témoignent d’un âge plus avancé. Bien entendu, j’ai aussi, à mon avantage, la connaissance de votre position qui nécessite sans aucun doute beaucoup de connaissances, d’expérience et de maturité. J’ai par ailleurs lu des livres datant de l’ère quarante sur le fonctionnement administratif de la province où votre nom figurait déjà au nombre des réformateurs importants. Vous étiez rapporteur de la commission sur les lois de codification de l’augmentation qui datent, si je me souviens bien, de l’ère 38. Compte tenu de ces éléments, je fixerais mon estimation à soixante-quinze ans, Monsieur le Gouverneur.

    — Bonne déduction Jana, bonne déduction. En effet, le problème des mains et des rides du cou reste à régler. J’en parlerai à mon hébéticien. En revanche, j’ai conservé volontairement quelques ridules sociales au niveau des tempes, du front et deux légers sillons nasogéniens pour me rendre, politiquement parlant, plus accessible. Vous comprenez, dans le cadre de mes fonctions, je n’ai pas affaire qu’aux élites. Les parlements du peuple des faillibles sont parfois difficiles à convaincre...

    — Oui, bien entendu, Monsieur le Gouverneur, acquiesça Jana, qui connaissait, comme tout le monde, l’éternel combat qui opposait les parlements populaires aux membres de l’exécutif concernant l’accès aux augmentations. Les premiers voulaient les rendre plus transparentes et somme toute fidèles à l’esprit démocratique qui avait inspiré la création de la Confédération, alors que l’élite considérait l’accès aux augmentations comme un privilège non susceptible de partage.

    — En attendant, je ne vais pas vous mentir. Il est vrai que la fonction que j’occupe nécessite de l’expérience et des années passées au service de l’État. J’ai vu périr la civilisation précédente et grandir notre société biotechnologique sur ses décombres. C’est moi-même qui ai eu le privilège de proposer le nom d’Urbio, « Urbis biotechnologique », à notre province. Je suis si l’on peut dire, mais je préfère que cette expression reste entre nous, « un vestige vivant du passé », dit-il dans un sourire qui découvrit des dents parfaitement blanches et admirablement disposées. J’ai cent sept ans et de nombreux arrière arrière petits-enfants, j’imagine, issus de ma banque génétique, qui doivent avoir votre âge.

    — C’est admirable, Monsieur le Gouverneur ! répliqua Jana dans un élan d’admiration qu’elle ne put réprimer, tant la réponse du Gouverneur avait considérablement dépassé la marge d’erreur qu’elle s’était octroyée. Cela démontrait, pensa-t-elle, tout en revenant à l’état d’impassibilité émotionnelle qui était la norme, que la communication officielle sur le sujet très sensible des technologies d’augmentation et de réparation, était largement parcellaire. Se pourrait-il que de nouvelles méthodes aient vu le jour sans que le public en eût été informé ? Mais une nouvelle fois, le Gouverneur l’extirpa de la pensée hétéronome qu’elle avait commencé à formuler.

    — Je ne vous dis pas cela pour recevoir des compliments, Jana, ou par vanité, ajouta-t-il avec un sourire légèrement artificiel, sans doute le meilleur que l’élasticité artificielle de son visage lui autorisait.

    Elle plongea alors pour la première fois dans le regard du Gouverneur, qu’elle avait jusqu’à présent évité par respect hiérarchique, et remarqua le mouvement permanent de contraction et de dilatation des pupilles, manifestation typique, chez les individus dotés d’implants électroniques rétiniens, d’une interface neuronale directe permanente.

    « Je vous dis cela, car voyez-vous, la jeunesse, comme tant d’autres choses en ce monde, si ce n’est tout, presque tout, s’achète. Personnellement, j’aime bien mon corps biologique naturel, mais si un corps de silicone organique doté de sensations me permettait de vivre deux cents ans de plus, je ne dirais pas non. L’immortalité s’achètera un jour, chère Jana, vous verrez. J’espère de mon vivant d’ailleurs, pour pouvoir en profiter éternellement, acheva-t-il dans un éclat de rire forcé, apparemment fier de son bon mot.

    — Bien sûr, Monsieur le Gouverneur, répondit mécaniquement Jana qui ne comprenait toujours pas ce qui l’amenait ici, dans le bureau central de l’exécutif et la raison d’être de toutes ces confidences.

    Elle fut soudain gagnée par une sensation de malaise.

    — Comme vous le savez, il est déjà possible de repousser les limites fondamentales de nos capacités mentales et physiques, d’éliminer le vieillissement et même la mort psychologique, grâce aux avatars holographiques et aux réalités synthétiques qui viennent juste de sortir. Bientôt, nous irons encore plus loin...

    Il s’interrompit et la regarda d’un air méditatif avant de poursuivre :

    « Je ne devrais pas vous dire cela, commenta-t-il sur un ton choisi, car beaucoup de nos concitoyens considèrent l’immortalité de la conscience comme largement suffisante, et de toute façon comme bien supérieure à toute vie biologique. Mais le problème des sensations reste entier selon moi. Je ne me résigne pas encore à me débarrasser du plaisir de vivre, de respirer, d’éprouver des émotions. Sans doute suis-je un peu vieux jeu. J’aime encore mon destin terrien et ne me résous pas à quitter notre vieille planète. Mais comme vous devez le savoir, la voie du départ a été choisie pour les prochains budgets de recherche.

    — Oui, Monsieur le Gouverneur. J’ai entendu parler du vote du conseil en faveur du projet Andromède, au détriment de vos propres propositions.

    — Oui, malheureusement. On ne peut pas toujours gagner. « Ressentir, c’est aussi souffrir. L’avenir appartient aux machines spirituelles, à la mécatronique », comme le disait Fiodorov. Vivre ad vitam aeternam sur des supports en silicium qui permettront l’exploration de nouveaux mondes, l’installation dans des endroits impropres à la vie humaine, voici la demande commerciale actuelle à laquelle il nous faut répondre, n’est-ce pas, chère Jana ?

    — Je ne sais pas, Monsieur le Gouverneur. J’avoue ne pas pouvoir me prononcer sur cette question, répliqua la jeune femme qui craignait de commettre un impair.

    — Oui, oui, bien sûr, répondit-il comme pour lui-même, semblant ainsi prendre acte de l’impossibilité pour une conscience inférieure de comprendre ces enjeux... Bref, toutes ces idées ont le vent en poupe. En raison des dernières colonisations spatiales, bien sûr. Les gens ont envie d’aller voir eux-mêmes ce qui se passe sur ces territoires hostiles, surtout les jeunes qui sont toujours en mal d’aventures, vous le savez bien. Certains font même télécharger leur conscience avant leur mort naturelle sur des supports non biologiques, afin d’être les premiers à bénéficier du privilège de l’exploration. Vous connaissez comme moi le mépris pour le biologique de nos classes supérieures.

    Son activité pupillaire était intense. Probablement était-il en train de répondre à des messages, de lire des rapports ou même de dicter un discours à son hologramme pendant qu’il devisait ainsi avec elle. L’augmentation des facultés cognitives, grâce à la consommation d’holéum et aux implants cérébraux, qui plaçaient la conscience et l’ordinateur central en interface, permettait de telles prouesses. Elle craignit dès lors que son ton confidentiel et intime, ses déclarations apparemment hétérodoxes, et même son accès de suffisance n’aient eu pour seul objet que de le rendre plus proche de sa propre humanité biologique dégradée... de sa propre imperfection. Mais elle tenta immédiatement de reprendre le contrôle de sa conscience pour éviter encore une fois que les pensées hétéronomes ne reprennent le dessus dans son esprit, ce qui constituait – elle ne le savait que trop – sa principale faiblesse.

    « Bref, tout cela, je veux dire l’éternelle jeunesse, la vie dans les étoiles ou que sais-je encore, peut vous appartenir aussi et vous appartiendra sans doute, chère Jana. Vous ne voulez pas devenir vieille, n’est-ce pas, devenir malade ou même mourir lamentablement comme ces hommes et ces femmes des couches inférieures ?

    Son visage, alors qu’il parlait des faillibles, eut une légère déformation émotionnelle de dégoût qui n’échappa pas à Jana, bien qu’il se fût repris si vite qu’un cerveau moyen n’eût sans doute pas eu le temps de s’en apercevoir.

    « Les individus ectogéniques, poursuivit-il, qui n’ont pas pu être libérés sur le marché, n’ont pas tous votre chance, vous le savez bien. Certains finissent dans les bas quartiers à accomplir des tâches subalternes. Quel gâchis ! Mais nous voulons vous donner un nouveau coup de pouce car en dépit de votre... hum... mauvais départ, vous êtes un être tout à fait exceptionnel. Tous les tests de sortie d’école et ceux qui ont jalonné votre parcours éducatif ont donné des résultats excellents. Même les tests de réactivité et de précision que je mentionnais auparavant ont été admirablement positifs.

    Jana sourit en réponse aux compliments du Gouverneur tout en tentant de cacher, grâce aux techniques de maîtrise psychocorporelle qu’elle avait apprises lors des cours de néantissement émotionnel, la tension, le malaise qui l’avaient gagnée. Les réactions affectives bloquent le raisonnement logique des êtres non hybridés, récita-t-elle intérieurement pour mieux se contrôler. Et elle se souvint des leçons de son formateur en contrôle émotionnel : « L’émotion est une expression primaire de notre personnalité, qui nous rapproche de notre origine animale au lieu de nous en éloigner, leur avait-il dit en termes d’introduction. Supprimer l’émotion, c’est supprimer la colère, la peur, la tristesse, la déception et l’attachement dans sa forme irrationnelle, ce qui signifie supprimer les causes de conflit et d’incomplétude. N’oubliez pas le livre de la sagesse de Fiodorov : « nous n’avons été faits hommes que pour devenir dieux et nous ne pouvons devenir dieux qu’en devenant machines ». Avez-vous déjà vu des supports non biologiques avancés manifester ennui, désespoir, tristesse ou désarroi ? Avez-vous déjà vu des ordinateurs commettre des crimes passionnels ? Non, et c’est aussi pour cela qu’ils nous surpassent. Ils ne sont pas affligés par la perte d’un proche ; ils n’ont pas d’orgueil, ne s’émeuvent pas ou ne se lassent pas des tâches répétitives qu’ils doivent accomplir chaque jour. Peut-être aurez-vous la chance, un jour, d’être téléchargé sur un support artificiel. Qui sait ? Pensez- vous que cela signifierait la fin du bonheur ? Vous considérez-vous heureux ou chanceux d’être nés et de vivre dans ces sacs protéiques que sont vos corps biologiques, avec leurs douleurs, leurs incessants besoins et leur consubstantielle imperfection ? Non, bien au contraire, ce serait pour vous le début d’une vie sans souffrance, d’une conscience qui ne manquerait plus de rien, qui ne souffrirait plus, ni de l’absence ni de la présence et qui ne serait plus affligée par les événements externes. Le néantissement émotionnel que je vous enseigne ici n’est qu’un pas infime sur le chemin de la perfection et de la libération. Ce n’est qu’un début, malheureusement, une étape bien modeste sur la voie de l’ascension conscientielle. »

    Ce qui rendait le contrôle émotionnel particulièrement difficile était la diversité des centres moteurs impliqués, la variation des cartographies cérébrales individuelles et l’aspect finalement toujours mouvant, plastique et dynamique des émotions, qui impliquait la mise à jour fréquente et personnalisée d’instruments de mesure et de contrôle. Bien sûr, les usages d’inhibiteurs, obligatoires pour tous les individus non augmentés technologiquement relevant des départements d’État, palliaient dans une certaine mesure l’absence de contrôle artificiel. Mais Jana avait montré certaines faiblesses dans le contrôle de ses rétroactions posturales, ce qui avait toujours constitué, dans les exercices de groupe, un handicap important. Le Gouverneur ne pouvait ignorer cela. Tout comme il ne pouvait méconnaître le fait que Jana avait échoué aux tests de conditionnement et que certains de ses formateurs l’avaient jugée indocile et entêtée bien que s’accordant tous sur son dévouement total au bien-être de la Confédération :

    — « Trop d’esprit critique, trop de pensées hétéronomes, AG458. Vous n’avez pas besoin de tout savoir pour faire un bon agent public. On vous demande juste d’appliquer des méthodes. C’est clair ?! » lui avait lancé sa formatrice en biologie moléculaire alors que Jana l’interrogeait sur le lieu où se trouvait cette banque de semences millénaire où étaient stockés les profils génétiques d’espèces végétales disparues depuis longtemps et dont l’existence était mentionnée dans de vieux livres d’agronomie.

    — « Mais est-ce que cette banque existe encore ? » avait insisté la jeune femme.

    La foudroyant du regard, la formatrice lui avait alors froidement rétorqué :

    — « Tout ce que l’on vous demande, AG458, c’est d’optimiser la production des plantes de synthèse que nous avons sélectionnées. Ni plus ni moins. On ne vous demande pas de diriger la Confédération, ni de faire de la philosophie... Allez, restez à votre place et les embryons ectogéniques seront bien gardés ».

    Son bilan de sortie avait été entaché par quelques remarques décrivant sa curiosité et son esprit critique comme « étant susceptibles de devenir des obstacles à l’application des règlements et au suivi des procédures ». Elle s’attendait donc tout naturellement à devoir accepter un poste routinier de contrôleuse de production dans une quelconque industrie fabriquant des algues de synthèse à destination alimentaire. Alors que ces pensées se chevauchaient à une vitesse foudroyante dans son esprit, le Gouverneur la sortit à nouveau de ses rêveries :

    — Je vous propose donc, puisque vous venez juste de terminer votre formation et que vous devez être affectée prochainement à une tâche d’intérêt public, de rejoindre le siège du gouvernement central où nous avons une mission à vous confier qui vous permettra d’optimiser pleinement l’ensemble de vos compétences biologiques.

    Pendant le long moment qu’avait pris l’ensemble de la conversation, Jana avait eu le temps de se poser maintes questions : pourquoi le Gouverneur se montrait-il aussi affable pour lui offrir un poste que personne, et surtout pas elle, ne pouvait refuser ? Pourquoi feignait-il d’ignorer certains de ses échecs ? Pourquoi tenter de la convaincre ainsi, en personne, plutôt que de lui envoyer simplement un ordre de mission ? Malgré ses préventions et ses doutes, elle conserva un visage aussi impassible que possible, évitant les froncements de sourcils, les déformations de la bouche ou les mouvements des yeux qui auraient pu trahir inconsciemment ses « pensées tourbillonnantes », ainsi que les nommait son formateur en contrôle cognitif. Elle savait bien que son visage était analysé par l’ordinateur central pendant qu’elle communiquait avec le Gouverneur et qu’il lui livrait, en temps réel, les résultats de son étude psycho-morphologique.

    « Chère Jana, vous vous interrogez, bien entendu, sur la raison pour laquelle mon choix s’est porté sur vous et vos inquiétudes sont tout à fait légitimes, répondit le Gouverneur à ses questions intérieures comme s’il lisait dans ses pensées. Laissez-moi donc entrer dans le détail de ce qui vous amène ici... Vous n’êtes pas sans savoir que les plantations d’holéum sont d’une importance stratégique pour nous. Vous connaissez cette fameuse phrase extraite du livre de la sagesse : « nous avons bu l’holéum, nous sommes devenus immortels, et nous avons détrôné les dieux ». Et vous n’ignorez sans doute pas non plus que les centres de recherche d’Agronomis ne sont toujours pas parvenus à reproduire synthétiquement une espèce aussi pure et efficace que celle fournie par la Réserve du Cap dans le territoire du Levant. Ne me demandez pas pourquoi. Je ne comprends toujours pas comment une civilisation technologique aussi avancée que la nôtre peut encore être mise à l’épreuve par de vieux mécanismes naturels tout à fait grossiers. J’ai quelques idées à ce sujet, bien entendu, mais pas de certitudes. À première vue, c’est tout simplement absurde...

    Jana perçut une rétroaction faciale du Gouverneur à l’énonciation du mot « naturel », trahissant cette fois-ci une marque de mépris. « Les consciences suprêmes ne sont donc pas parfaites », se dit-elle, avant d’évacuer rapidement cette pensée négative de son esprit.

    « Quoi qu’il en soit, les produits de synthèse que nous avons obtenus jusqu’à présent sont tout juste bons à augmenter la mémoire des vieillards ou à activer quelques centres de plaisir pour distraire nos jeunes aristocrates. Nous pourrions tout aussi bien les distribuer aux masses gratuitement pour qu’elles s’en amusent sans prendre de grands risques... C’est pourquoi nous avons besoin d’agents publics compétents susceptibles de contrôler la production d’holéum dans ces territoires. Non seulement pour déchiffrer cette énigme mais également pour comprendre la raison pour laquelle la marchandise fournie lors des dernières livraisons a conduit à certaines anomalies lors des processus d’augmentation, et cela, bien que les concentrations en nootropine se soient révélées inchangées. Je ne sais pas ce que font ces peuplades du Cap, mais j’aimerais bien le découvrir.

    — Mais ne pouvons-nous pas nous passer de cette plante, Monsieur le Gouverneur ? C’est en effet étonnant de devoir encore dépendre de mécanismes naturels.

    — Certes, théoriquement nous le pourrions, mais le résultat des augmentations cérébrales est sans commune mesure lorsqu’il est associé à la prise d’holéum. Cette plante stimule de façon impressionnante la neuroplasticité et permet des augmentations spectaculaires. Et bien entendu, la situation actuelle, qui perturbe les processus en cours, inquiète nos investisseurs et irrite considérablement les élites urbiennes qui sont nos clients, comme vous le savez. Les listes d’attente s’allongent, car les gens préfèrent remettre à plus tard leurs projets. J’ai bien peur que si cette situation perdure, elle ne conduise à terme à la remise en question du monopole d’État. Il y a de nombreuses corporations privées qui verraient d’un bon œil la dérégulation du marché de l’augmentation et la fin des monopoles publics. Or, nous ne pouvons pas laisser faire une telle chose sans risquer le chaos politique. Vous connaissez notre histoire, chère Jana : nous n’avons pu sortir de l’effondrement qu’au prix d’une centralisation presque totale dont le siège est revenu à Ustis. Nous ne pouvions plus laisser aux compagnies privées le soin de réguler les échanges ou les domaines de production et nous pouvions encore moins les laisser définir, par leurs innovations irréfléchies, ce que serait l’avenir de notre civilisation. C’est à nous qu’il revient de planifier et de faire les choix stratégiques qui commandent à l’organisation de la Confédération. Et concernant ce point, le domaine de l’augmentation est particulièrement sensible puisqu’il y va de l’ordre hiérarchique de la société. Laisser le marché des agréments d’augmentation revenir aux mains du privé, ce serait tout simplement s’exposer à de nouveaux conflits et à un retour en arrière dramatique. Les élites nous laissent tranquilles tant que ça marche et les faillibles s’accommodent de leur sort dans la mesure où ils ne connaissent rien d’autre. Comme vous le voyez, les enjeux sont plutôt considérables et...

    — Mais Monsieur le Gouverneur, si je puis me permettre, l’interrompit Jana avec audace, je me demande et je ne suis pas la seule dans ce cas-là : pourquoi laisser la production de l’holéum aux mains des peuples de la Réserve ? Pourquoi Urbio n’a-t-elle jamais envisagé de reprendre la main sur ces territoires ? Les choses seraient alors plus simples : nous pourrions analyser en détail les éléments chimiques des sols et de l’air qui contribuent à optimiser la production et nos instruments de mesure sauraient sans aucun doute aisément donner des réponses à nos questions. Nous n’aurions alors plus besoin de dépendre du bon vouloir de ces peuples étrangers à notre civilisation.

    — Bien sûr, bien sûr, Jana... lui répondit le Gouverneur, en marquant une courte pause qui fut accompagnée d’une activité pupillaire particulièrement intense. Vous comprenez, les conditions de vie dans la Réserve sont particulièrement difficiles : le climat, la sécheresse, mais surtout, c’est un fait sur lequel nous n’aimons guère communiquer pour éviter de donner du grain à moudre à nos ennemis... Vous savez sans doute que nous subissons déjà les attaques terroristes des peuples non assimilés dans les territoires miniers, précisa-t-il en aparté. Eh bien, nous ne voulons pas d’une nouvelle guerre inutile et surtout – mais cela doit rester entre nous, Jana – cet endroit est un vrai bourbier électromagnétique. Ce sont des terres volcaniques qui souffrent de désorganisations magnétiques constantes : il s’y produit des phénomènes d’inversions spontanées ou d’affaiblissements du bouclier magnétique terrestre qui fragilisent la magnétosphère et donnent la voie libre aux vents solaires. Rassurez-vous, le risque, pour l’espèce humaine, n’est pas vraiment biologique. Il est plutôt d’ordre technologique : tous nos outils de mesure et de communication déraillent dès que nous pénétrons dans ce territoire. Les mémoires de nos appareils sont brutalement supprimées ou irrémédiablement endommagées. Quand le soleil se « déchaîne », si je puis dire, cela peut déclencher des tempêtes géomagnétiques qui se glissent dans la cuirasse de nos instruments et détruisent tout sur leur passage. Les individus augmentés y subissent des dysfonctionnements considérables pour ne pas dire plus. Quant aux drones soldats, ce n’est même pas la peine d’y penser : ils sont désactivés dès qu’ils tentent de pénétrer la frontière de la Réserve. C’est d’ailleurs ce problème qui nous a conduits à abandonner cette colonie. Seuls quelques passéistes rétrogrades opposés au progrès ont décidé de s’y installer : nous ne forçons personne à vivre là-bas ; ils ont choisi délibérément de refuser la marche de la civilisation et de s’établir dans ces lieux désertiques, ce qui les regarde et nous arrange finalement à maints égards... pour la production d’holéum, bien sûr, mais aussi sur le plan symbolique : le territoire du Levant constitue une sorte d’idéal pour notre société. Vous ne pouvez pas vous imaginer, chère Jana, à quel point l’illusion de liberté compte souvent bien davantage que son exercice réel. En réalité, personne de véritablement sensé n’irait vivre là-bas en raison des risques sanitaires et des modes d’existence plutôt primitifs qui y règnent, mais la simple idée qu’il soit possible d’y aller, suffit à nous assurer une certaine paix sociale.

    Jana afficha alors une moue de surprise, n’ayant jamais imaginé les arrière-pensées politiques qui présidaient à la gouvernance d’Urbio. Elle se sentit gênée par le cynisme de ces déclarations. Le Gouverneur, habitué aux manœuvres politiques qu’il estimait nécessaires au maintien de la stabilité confédérale et décidé à brusquer l’innocence de la jeune femme, fit mine de se tromper sur les motifs de sa surprise. Prétendant la rassurer, il poursuivit :

    « Toutefois ne vous inquiétez pas : les conditions de vie n’y sont pas aussi terribles que ce que vous avez pu entendre dans nos bulletins d’information. Il faut bien forcer un peu le trait, n’est-ce pas ? Nous ne pouvons tout de même pas encourager notre population à émigrer dans ces terres rares qui sont pour nous d’une grande importance stratégique. De toute façon, en dernier recours, la traversée de la frontière magnétique, dans un sens comme dans l’autre, ne peut s’effectuer sans laissez-passer et sans interruption du vortex électromagnétique qui barre la route aux vents solaires. Concernant le peuple du Levant, le marché a toujours été clair : nous les laissons à la tranquillité de leur vie rudimentaire et leur fournissons quelques matériaux dont ils ont besoin pour satisfaire leur ingénierie grossière, en échange d’une livraison tricalendaire de cinq cents Teralans d’holéum. Jusqu’à présent, nous n’avions pas eu à nous plaindre de la situation.

    — Je comprends, Monsieur le Gouverneur.

    Celui-ci lui sourit aimablement.

    — Concernant la mauvaise qualité de l’holéum synthétique, poursuivit Jana, vous y avez sans doute déjà pensé, monsieur le Gouverneur, mais j’ai lu que ces plantes étaient extrêmement sensibles aux rayonnements et à toute forme de pollution en général. Sans doute la faible émission d’ondes électromagnétiques et l’arrosage de particules solaires ont-ils un effet positif sur leur développement.

    — Oui, tout à fait, ma chère Jana. Bien sûr, j’y ai déjà pensé : cela expliquerait l’avantage de l’holéum naturel sur l’holéum artificiel. Nous menons des recherches à ce sujet. Mais ce qu’il nous faut à présent impérativement élucider, c’est la cause de la dégradation qualitative à laquelle nous sommes en ce moment même exposés, dit-il en appuyant ses derniers mots.

    Après une courte pause pendant laquelle la vitesse de battement pupillaire du Gouverneur sembla s’emballer, celui-ci reprit :

    « Chère Jana, je suis certain que vous avez compris le sens de votre mission. Vous partirez demain. Votre feuille de route a été préparée par mon secrétaire holographique qui vous la donnera à la sortie. Elle contient des informations diverses, notamment sur les données qui doivent être impérativement recueillies. Il vous fournira également les logiciels d’apprentissage dont vous aurez besoin pour votre séjour. Il vous faudra assimiler quelques éléments de survie assez originaux, vous verrez. De quoi satisfaire votre curiosité... Ne soyez pas surprise : le style de vie de ces gens est... étrange... Leurs modes d’hébergement, de chauffage, de déplacement et de gestion communautaire sont rudimentaires, vous verrez... Cela vous fera goûter à l’exotisme de la rusticité. Considérez ce voyage comme un moment passé dans un incubateur de rêves qui vous emmènerait dans un passé lointain. Je n’y suis pas allé depuis fort longtemps, mais ça n’a guère dû changer

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