Ondes de choc: Histoire médiatique et politique de la radio conservatrice aux États-Unis
Par Sébastien Mort
()
À propos de ce livre électronique
Ce livre examine l’essor de la radio conservatrice, son rôle dans l’élaboration d’une rhétorique tapageuse et outrancière et ses relations avec le Parti républicain, pour lui rendre sa place dans l’histoire politique et médiatique des États-Unis du tournant du XXIe siècle. Il montre comment le changement de régime médiatique qui s’opère à la fin des années 1980 permet l’émergence d’un nouveau genre radiophonique partisan et la constitution d’une sphère publique « défensive », qui, ensemble, s’établissent comme groupe d’intérêt au sein de la coalition républicaine. Cet appariement se fait par le biais de relations fluctuantes nouées sur des bases idéologiques mais de façon pragmatique avec les élites du parti.
Puissant instrument de la contestation conservatrice et média de prédilection des Républicains au cours des années 1990, la radio conservatrice engage un bras de fer perpétuel avec les médias grand public – et souvent, avec l’establishment républicain lui-même – pour le contrôle de l’ordre du jour politique et médiatique et s’impose rapidement comme force politique de premier plan au point de contribuer à la reconquête du pouvoir législatif par les conservateurs en 1994 et 2010.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Maître de conférences en sociétés et cultures des États-Unis à l'Université de Lorraine (site de Metz) et membre du Centre de Recherche sur les Médiations (CREM), Sébastien Mort travaille sur les médias conservateurs et sur l’intersection entre politique, fabrique de l’information et journalisme aux États-Unis.
Lié à Ondes de choc
Livres électroniques liés
L'univers des marques politiques: Stratégies médiatiques et techniques de mobilisation Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationMédias et démocratie - 3e édition: Le grand malentendu Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationIdéologies et polarisation aux États-Unis Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa Presse Algérienne: Journal d'un défi Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLe système politique américain (5e édition) Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLe scandale du Watergate: L'affaire qui a fait tomber Nixon Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa Société de l'ubiquité : communication et diffusion de Jean Cazeneuve: Les Fiches de lecture d'Universalis Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationTartarie - Les Codes de Donald Trump Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa communication européenne, une scène de combats ?: Positionnements politiques et enjeux médiatiques Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationPetit manuel de postmodernisme illustré Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationEisenhower et l'État Providence: Un héros de guerre à la Maison-Blanche Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationMoving Beyond the Crisis : Reclaiming and Reaffirming our Common Administrative Space: Pour Dépasser la Crise : un Espace Administratif Commun Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa Terre est plate de Thomas L. Friedman (Book Review): La mondialisation et ses mécanismes Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationQuand on n'a que l'austérité: Abolition et permanence du politique dans les discours de crise en Italie et en Espagne (2010-1013) Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationDonald Trump: Populisme, désinformation et déclin démocratique : la face cachée de la présidence américaine contemporaine Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLe service public médiatique à l'ère numérique: Radio-Canada, BBC, France Télévisions: expériences croisées Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLe maître du chaos: Les caprices de Trump et la lutte de l'Amérique pour l'avenir: Essais, rapports et analyses Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLe temps des relations publiques Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationManifestation politique: Le pouvoir de la protestation dans les démocraties modernes Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationL'écologie et la narration du pire: Récits et avenirs en tension Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationCommunication politique: Naviguer dans l’ère de l’information Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationGuerre des lignes de faille: Guerre des lignes de faille – Stratégies des conflits modernes Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationSociodynamique de la culture d'Abraham Moles: Les Fiches de Lecture d'Universalis Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa France en perdition sous l'image subliminale du racisme Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLes souterrains de la démocratie: Soral, les complotistes et nous Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationDirigés par des Figurants Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationCorrespondant de guerre: Rapports de première ligne du champ de bataille Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa doctrine du chantage: Trump, Israël et la soumission des États arabes Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationL’Islamisme algérien: De la genèse au terrorisme Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLe must bilingue™ des élections Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluation
Idéologies politiques pour vous
Les Etats Africains Unis: L'Etat Fédéral Africain Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationMes idées politiques - Charles Maurras -1937 Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationTraité théologico-politique: Une exploration révolutionnaire de la liberté de penser, de la critique biblique et de la séparation Église-État Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLA GUERRE PAR D'AUTRES MOYENS: Rivalités économiques et négociations commerciales au XXIe siècle Évaluation : 5 sur 5 étoiles5/5L'idéologie allemande: une oeuvre posthume de Karl Marx et Friedrich Engels, sur les jeunes hégéliens et sur le matérialisme historique. Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationPrenez le pouvoir !: Message aux jeunes Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa Magna Carta, son importance pour le Canada: La démocratie, le droit et les droits de la personne Évaluation : 5 sur 5 étoiles5/5Anarchisme: Les Grands Articles d'Universalis Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationVladimir Poutine a raison : l’Occident ment ! Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa doctrine du fascisme: Manifeste politique Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationL’idéologie néolibérale : ses fondements, ses dégâts: Essai politique Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationNotre avenir en Danger ? Agenda 2030: La Vérité sur la Grande Réinitialisation, le WEF, l'OMS, Davos, Blackrock et l'Avenir du G20 Mondialiste Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationManifeste des écologistes atterrés: Pour une écologie autonome, loin du politique circus Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa Résistance. 1939-1945: Combattre pour sauvegarder la liberté Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationMein Kampf: Tome I Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLes souterrains de la démocratie: Soral, les complotistes et nous Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLes politiciens n'ont pas d'enfants Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationDéwox: Bon sens 1, wokisme 0 Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa peur, arme politique: Gouverner, c'est faire peur… et rassurer Évaluation : 3 sur 5 étoiles3/5La tentation de l'extrémisme: Djihadistes, suprématistes blancs et activistes de l'extrême gauche Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluation
Avis sur Ondes de choc
0 notation0 avis
Aperçu du livre
Ondes de choc - Sébastien Mort
Introduction
« Nous avons avec nous ce soir un homme exceptionnel, adoré par des millions d’Américains […]. Il est le plus grand battant, le plus grand gagneur que vous puissiez jamais rencontrer ». Celui dont le président Donald Trump fait l’éloge lors de son discours sur l’état de l’Union de janvier 2020 et qu’il remercie pour des « décennies de dévouement inlassable envers [le] pays » (Bella, 2020) n’est ni homme d’affaires de renom, ni stratège politique, ni non plus ténor du Parti républicain. Ou peut-être est-il tout cela à la fois. Celui à qui Trump s’apprête à décerner la médaille présidentielle de la Liberté (Presidential Medal of Freedom), plus haute distinction civile de la nation, c’est l’ultraconservateur Rush Limbaugh, animateur d’un talk-show radiophonique qui, depuis plus de trois décennies, règne en maître sur les ondes étatsuniennes. Figure médiatique controversée, honnie d’une partie des États-Unis, adulée par l’autre, Limbaugh reçoit les mêmes honneurs que ceux d’ordinaire réservés aux personnalités illustres de la vie politique, de la science, des arts ou encore du militantisme en faveur des droits civiques. En se voyant décerner une distinction qui d’ordinaire « récompense des alliés politiques ou salue celles et ceux ayant joué un rôle dans des réalisations politiques passées chères à la base du parti » (Kopko et al., 2015 : 177), celui qui se décrivait à ses débuts comme « simplement un type à la radio » (CBS News, 2020) est définitivement intronisé dans le cercle des personnalités républicaines de premier plan et reçoit la reconnaissance officielle des institutions. Alors qu’il était à ses débuts une figure médiatique étrangère à la sphère politique, à partir du milieu des années 1990 – et plus encore au moment de la présidence Trump – jusqu’à son décès en février 2021, Limbaugh évolue au cœur du pouvoir républicain. C’est ce parcours, emblématique de la conquête de l’écosystème médiatique par la parole conservatrice, de l’influence grandissante des médias conservateurs sur le Parti républicain et du rôle politique croissant joué par ces médias partisans, que ce livre retrace.
L’histoire commence à l’été 1988 avec la distribution sous licence (syndication) du Rush Limbaugh Show sur 56 stations de radio des États-Unis. L’événement met sur orbite le talk-show conservateur, émission d’opinion-commentaire aux format conversationnel et genre radiophonique nouveau, dont l’essor au début des années 1990 est d’emblée fulgurant. Quatre ans après son lancement, l’émission est distribuée auprès de quelque 650 stations pour atteindre des taux d’audience frôlant les 20 millions d’auditeurs hebdomadaires (Sterling et Keith, 2004 : 866), ce qui propulse le format « opinion-commentaire politique » ou « discussion politique » (news/talk), que dominent les émissions conservatrices, au premier rang des formats radiophoniques non musicaux (Radio Dimensions, 2005 : 14). Comme le suggère la présence du nom de l’animateur ou de l’animatrice dans le titre des programmes, les talk-shows radiophoniques conservateurs sont des « émissions personnalisées » (Deleu, 2006 : 76) dont les trois heures d’antenne quotidiennes sont consacrées quasi exclusivement à leurs commentaires sur l’actualité politique et sociétale, qu’ils distillent sous la forme de longs monologues émaillés de diatribes au vitriol contre Démocrates, acteurs de la sphère progressiste, médias d’information et autres « ennemis » des États-Unis.
Loin de la sobriété des émissions politiques radiophoniques et télévisées – comme les talk-shows d’actualité politique du dimanche matin de CBS, ABC ou NBC par exemple –, Limbaugh apporte au genre de la radiodiffusion conservatrice une énergie et un style oratoire qui sont le fruit de longues années d’apprentissage sur des stations locales de Pennsylvanie et du Kansas, où il travaille comme disc-jockey, et qui ne sont pas sans rappeler les émissions de hit-parade. Le propos est fréquemment entrecoupé d’illustrations musicales tirées du répertoire du rock des années 1950 et 1960, du moins dans les deux premières décennies, et puise bien souvent dans le registre de l’humour, fût-il grinçant ou sarcastique. Par ailleurs, bien qu’il s’agisse d’émissions au format conversationnel, elles sont peu participatives, le temps réservé aux interventions des appelants étant traditionnellement réduit à la portion congrue (Mort, 2017a). Dans la lignée des « causeries au coin du feu » de Franklin D. Roosevelt, la majeure partie de l’échange entre l’animateur et le public se fait donc de façon virtuelle. Dans le cas du Rush Limbaugh Show, aucun intervenant autre que celles et ceux qui appellent pour s’exprimer à l’antenne n’est invité à prendre la parole, à l’exception de certaines personnalités politiques de haut rang (George H. W. Bush en 1992, Dick Cheney en 2006), mais ces occasions sont rares. À en croire Limbaugh, lui seul jouit de la liberté d’expression. « C’est [une] dictature bienveillante et c’est moi le dictateur, déclare-t-il. Il n’y a pas de Premier Amendement ici, sauf pour moi » (1994 : 00’00’09). Ce contrôle très serré du dispositif permet à l’animateur d’occuper une position dans laquelle il n’a jamais à répondre de ses propos, se trouve très rarement contredit et peut ainsi aisément se soustraire à la reddition de comptes, ce que la spécialiste de rhétorique Jennifer Mercieca (2019) appelle la weaponized communication, soit le détournement du processus communicationnel de sa finalité dialogique pour être utilisé comme arme dans le face-à-face avec l’adversaire.
Car l’émission de Limbaugh, comme toutes celles qui se sont construites sur son modèle, se singularise avant tout par le ton incendiaire des commentaires et le recours systématique des animateurs à l’hyperbole, l’exagération et l’attaque frontale. Elles appartiennent en cela au genre de ce que Jeffrey M. Berry et Sarah Sobieraj (2014) appellent outrage programming, c’est-à-dire des « programmes de tapage politique »¹. Bien qu’ils défendent un parti pris de droite radicale, les talk-shows radiophoniques conservateurs se définissent avant tout par une approche tapageuse et polémique de la politique et des sujets de société et sont « le plus facilement identifiables par [une] rhétorique […] dont la marque de fabrique est le fiel, la diffamation de l’adversaire et la réinterprétation hyperbolique des événements de l’actualité » (Berry et Sobieraj, 2014 : 5). Ainsi, à l’instar des autres acteurs de « l’industrie du tapage » (the outrage industry)², les animateurs de talk-shows radiophoniques se distinguent par un style particulièrement corrosif, où l’attaque ad hominem et la prise à partie le disputent à la vitupération et à l’invective. La finalité n’est donc pas tant d’édifier le public par une analyse dépassionnée des sujets d’actualité que de susciter l’indignation, créer le scandale et hystériser le débat par le recours au « mélodrame, à l’exagération déformante, à la raillerie et à des prédictions hyperboliques de catastrophes imminentes » (Berry et Sobieraj, 2014 : 7).
À cette esthétique du tapage se conjugue ce que Michael J. Lee (2010) désigne par le « style gladiatorial » des animateurs, concept qu’il avance dans son analyse de la rhétorique de William F. Buckley, instigateur du renouveau conservateur des années 1950 et fondateur de la National Review. Pour l’auteur, « qu’il s’agisse de l’ornementation de la syntaxe, de la bizarrerie des structures de phrase, des hyperboles, de l’irrévérence flamboyante, de l’énergie du ton, de l’agressivité verbale, l’action dramatique est la marque de fabrique du style gladiatorial » (Lee, 2010 : 45). Là où l’esthétique de l’indignation tapageuse a pour fonction de susciter la colère des publics par rapport aux méfaits des progressistes, le style gladiatorial, « style de combat verbal revigorant » (Lee, 2010 : 46), est mobilisé dans l’attaque contre ces derniers. Les joutes discursives auxquelles s’adonnent les animateurs ont cela de commun avec les combats de gladiateurs qu’elles ont pour finalité l’élimination de l’adversaire, qu’elles sont très codifiées et qu’elles ont lieu devant un public qui tire une gratification du spectacle des affrontements verbaux.
Première incarnation des émissions de tapage, le talk-show conservateur est porté par la vague de déréglementation qui déferle sur le secteur des médias au cours des années 1980. Jusqu’en 1987, les discussions politiques sur les ondes sont en effet régies par la Fairness Doctrine, introduite en 1949, dispositif réglementaire visant à garantir le dynamisme et l’équité du débat public en contraignant les diffuseurs à proposer des programmes en lien avec les enjeux locaux et à favoriser le pluralisme des points de vue (Pickard, 2018). La doctrine, considérée comme l’immixtion indue de l’État fédéral dans les contenus éditoriaux, et donc comme une violation des principes de libre expression et de liberté de la presse, est abrogée en 1987. Dans un paysage radiophonique où la domination de la FM fait de la radio AM³ un « média résiduel » – peu coûteux, très flexible et peu soumis au contrôle social et institutionnel (Frau-Meigs, 2001 : 75) –, l’abrogation de la doctrine ouvre des espaces non restreints à l’expression de la parole partisane, dont s’empare la radio conservatrice à partir de 1988 pour prendre son essor au moment où Bill Clinton (président de 1993 à 2001) fait son entrée sur la scène politique nationale. Cible quotidienne de Limbaugh, la présidence Clinton constitue un véritable tremplin pour les talk-shows locaux et nationaux qui bourgeonnent au cours de la décennie et fournissent un exutoire au mécontentement des publics de ces émissions.
La place de Limbaugh dans le paysage médiatique doit beaucoup également à ce qu’en parallèle à son émission de radio il joue un one-man-show politique entre 1989 et 1991 dans le cadre d’une tournée intitulée The Rush to Excellence Tour et, entre 1992 et 1996, présente un talk-show télévisé distribué sous licence. Du reste, jusqu’aux années 2000, il n’est que très peu concurrencé : ses homologues exercent soit au niveau local (David Gold au Texas), soit au niveau national, mais sur un nombre de stations bien moins important (Jim Bohannon, Ken Hamblin, seul animateur africain-américain, G. Gordon Liddy ou encore Oliver North). À partir des années 2000, des figures telles que Sean Hannity, Mark Levin, Laura Ingraham, Michael Savage ou Glenn Beck viennent lui disputer le titre de maître du genre en se taillant des parts d’audience qui dépassent le million hebdomadaire pour certains ou avoisinent celles du Rush Limbaugh Show pour d’autres. Plus tard, ces figures sont rejointes et concurrencées par Alex Jones, puis, plus récemment, par Charlie Kirk, ou encore Ben Shapiro.
Si les talk-shows conservateurs voient leurs audiences baisser ou stagner sensiblement au milieu de la présidence de George W. Bush (2001-2009), ils connaissent un regain de dynamisme à partir de 2007 avec le retour au pouvoir des Démocrates (reconquête du Congrès aux élections de mi-mandat (midterms) de 2006 puis élection de Barack Obama en 2008), pour atteindre un point culminant au moment des élections de 2010 (figure 1). Par le caractère fortement contestataire de leur discours, les talk-shows conservateurs ont, de fait, tendance à connaître un succès plus important lorsque les Démocrates sont au pouvoir.
Dès leur lancement, ces émissions prennent activement part au débat national, au point de s’imposer comme des acteurs de premier plan au sein de la coalition républicaine et d’influer très sensiblement sur la vie politique nationale, particulièrement lors des midterms de 1994, qui permettent aux Républicains de reprendre la majorité à la Chambre après quarante années de domination démocrate, puis en 2010, année où les animateurs se rallient au mouvement du Tea Party pour mettre en échec les candidats modérés lors des primaires. La médaille présidentielle que reçoit Limbaugh vient donc couronner un parcours entamé trente-six années auparavant sur les ondes d’une station de Californie par une figure alors à la marge des jeux médiatique et politique et qui, en quelques années, parvient à établir le talk-show conservateur comme genre radiophonique majeur et force politique de premier plan, tout en redynamisant le secteur de la radio AM.
Les talk-shows conservateurs, à la croisée d’enjeux médiatiques, politiques et culturels
Depuis son émergence dans les sphères politique et médiatique au début des années 1990, la radio conservatrice a fait l’objet d’une somme importante de travaux scientifiques, produits essentiellement outre-Atlantique. Si Nicole Hemmer (2016) et Paul Matzko (2020) ont exploré le « premier âge » des émissions radiophoniques
Figure 1 : Audience des principaux talk-shows radiophoniques conservateurs (2000-2010)
pic1Source : Talkers Magazine (nos 118 à 213).
conservatrices et la constitution d’un écosystème médiatique conservateur autour de figures telles que Clarence Manion, Henry Regnery, Carl McIntire ou Billy James Hargies au cours des années 1950 et 1960, l’étude de référence sur la radio conservatrice à l’époque contemporaine – le « deuxième âge » – est Talk Radio’s America. How an Industry Took over a Political Party that Took over the United States (2019) de Brian Rosenwald. L’auteur y retrace l’histoire des relations entre les talk-shows radiophoniques conservateurs et le Grand Old Party (GOP), pour mettre en lumière les moments où ces émissions parviennent à infléchir l’action des élites républicaines. Il démontre comment la logique commerciale qui préside au fonctionnement des talkshows impose une concurrence accrue entre émissions – chacune d’elles cherchant à se différencier des autres – qui elle-même favorise la surenchère rhétorique. Au bout du compte, la radicalité des discours qui s’élaborent dans ces émissions pousse les élites républicaines vers un fondamentalisme idéologique qui les contraint à défendre des positions toujours plus extrêmes. Pour autant, la dimension proprement médiatique du phénomène (contextes et régimes médiatiques, spécificité des publics) et, par là même, tout l’apport des études conduites sur les talk-shows dans le champ de l’information-communication ne semblent pas retenir l’attention de l’auteur.
Dans le sillage de Rosenwald, Ondes de choc s’attache à retracer les origines de la radio conservatrice du deuxième âge et l’histoire de ses interactions avec les élites du Parti républicain, en les replaçant toutefois dans le cycle des régimes médiatiques qui se succèdent entre les débuts du Rush Limbaugh Show en 1988 et la victoire spectaculaire des Républicains lors des midterms de 2010. Ce faisant, ce livre cherche à rendre aux talk-shows radiophoniques conservateurs leur place dans l’histoire non seulement politique, mais aussi médiatique et culturelle du tournant du XXIe siècle, en accordant une attention particulière aux publics de ces émissions et leur rapport au politique. Dans un souci de refléter la variété des voix conservatrices qui s’expriment sur les ondes, et bien qu’il lui fasse la part belle, il ne se limite pas à suivre le parcours de Limbaugh, mais s’intéresse aussi à la génération des figures qui émergent au début des années 2000. Ondes de choc accorde ainsi une attention toute particulière au Sean Hannity Show, dont l’animateur – qui présente également un talk-show très suivi sur Fox News – est une personnalité conservatrice de premier plan depuis plus de deux décennies ; au Laura Ingraham Show, qui offre un contrepoint à la truculence et à l’expression d’une forme de masculinité exacerbée propres au genre ; et à Savage Nation, dont la position marginale par rapport à l’establishment médiatique conservateur et au Parti républicain est significative de l’étendue de la sphère radiophonique conservatrice⁴.
Conservatisme fondamentaliste, « indignation tapageuse » et affectivité des publics
Comme le montre le National Annenberg Election Survey (NAES) de 2008, la radio conservatrice s’adresse à des publics qui se déclarent « très conservateurs » dans des proportions plus de trois fois et demie supérieures aux non-auditeurs, soit 43,5 % contre 12,1 %⁵ (figure 2). Le conservatisme dont les talk-shows radio-phoniques défendent les principes fondamentaux est celui qui émerge à partir des années 1950. Il s’articule autour de trois courants de pensée qui s’affirment dans l’immédiat après-guerre : on y trouve le « libertarianisme » ou « libéralisme classique », qui prône le retrait de l’État des affaires économiques par la réduction des prélèvements fiscaux et des programmes d’assistance ; le « traditionalisme », qui défend la primauté des valeurs morales et traditionnelles ; et l’« anticommunisme », qui milite en faveur de budgets pour la Défense élevés et sanctuarisés. À partir de 1955, année de la fondation de la revue conservatrice National Review par Buckley, ces trois tendances fusionnent pour former un « conservatisme nouveau ». C’est dans les pages de cette revue, entre autres, et sous la plume d’anticommunistes (Whittaker Chambers, James Burnham), de traditionalistes (Richard Weaver, Russell Kirk) et
Figure 2 : Affiliation politique des auditeurs et non-auditeurs en 2008
pic2Source : Annenberg Public Policy Center, 2008.
de libertariens comme Buckley lui-même, que s’opère le syncrétisme entre ces trois courants et qu’émerge la tradition « fusionniste » dont le conservatisme nouveau est le fruit (Nash, 2006 : 235-286).
Au-delà de l’idéologie elle-même, qui se résume à quelques principes hérités du fusionnisme, les talk-shows radiophoniques défendent un conservatisme émanant de ce que l’historien conservateur Sam Tanenhaus définit, dans The Death of Conservatism, comme le « conservatisme de mouvement » (movement conservatism) par opposition au « conservatisme burkien » (Burkean conservatism), deux sensibilités qui s’affirment au sein de la mouvance conservatrice à partir des années 1960. Au contraire du second – qui, dans la lignée des positions du philosophe et homme d’État irlandais Edmund Burke, fait valoir une conception de la politique définie par une certaine forme de réalisme politique, la nécessité du consensus et la foi en l’intervention raisonnée de l’État –, le premier vise à refondre entièrement la société par la mise en application stricte et rigoureuse de l’orthodoxie conservatrice (Tanenhaus, 2009 : 16-29). Hostiles à l’intervention de l’État fédéral, auquel ils ne reconnaissent aucune vertu, les tenants de ce conservatisme « fondamentaliste » rejettent l’héritage du New Deal et de la Grande Société (Great Society, programme politique mis en œuvre par Lyndon B. Johnson), et prônent le retour aux valeurs morales d’avant les années 1960. Parce qu’il est porteur d’une forme de réaction culturelle fondée sur « des principes universels abstraits » (Gottfried, 2007 : xii), le conservatisme fondamentaliste est donc par essence dogmatique et, paradoxalement, du moins en apparence, révolutionnaire. Ainsi, « avec le style gladiateur comme modèle rhétorique le plus évident, avance Mike Lee, les conservateurs étatsuniens contestent l’attachement du conservatisme classique à la stabilité et à la tradition, et deviennent provocateurs et anticonformistes » (2010 : 59).
Au sein de la coalition républicaine, cette conception est défendue par une génération d’élus qui apparaît au cours des années 1980, en marge de la « révolution reaganienne », sans pour autant la désavouer. Fondamentaliste sur le plan idéologique, révolutionnaire sur le plan politique et réactionnaire du point de vue culturel, cette nouvelle génération menée par Newt Gingrich, représentant de Géorgie depuis 1979 et futur président de la Chambre des représentants (speaker), ne se satisfait plus du statut minoritaire qui est celui du Parti républicain à la Chambre basse depuis 1955. Animée par un volontarisme implacable et acharné dans son projet de reconquête du pouvoir, elle conçoit le processus politique comme une confrontation perpétuelle d’antagonismes irréconciliables dont ne peut ressortir qu’un seul vainqueur. Dans cette conception, les Démocrates et tous les groupes qui y sont identifiés – progressistes, organisations militantes de gauche, industrie du divertissement, monde universitaire, médias d’information – sont vus non plus comme des acteurs politiques et culturels légitimes et des adversaires jouissant de l’égalité de statut, mais comme des ennemis à neutraliser. L’esthétique du tapage propre aux talk-shows radiophoniques et aux émissions d’analyse politique de Fox News et de ses concurrentes (Newsmax, One American News Network, Right Side Broadcasting Network) découle de cette conception fondamentaliste et dogmatique du conservatisme. C’est cette esthétique qui définit l’identité des programmes, suscite l’intérêt des publics et garantit leur succès commercial, davantage que l’idéologie qu’ils véhiculent, même si celle-ci a toute son importance.
C’est pour cela que les émissions de tapage se caractérisent avant tout par la centralité de l’animateur, figure charismatique et truculente officiant seule et qui cherche avant tout à « provoquer les réactions émotionnelles dans le public (comme la colère, la peur, l’indignation morale) en recourant à la généralisation excessive, au sensationnalisme, à l’information trompeuse ou clairement inexacte, à l’attaque ad hominem et au dénigrement de l’adversaire » (Berry et Sobieraj, 2014 : 7). En créant un ennemi commun (organisations progressistes, Démocrates, médias d’information grand public) et en exagérant la menace que celui-ci fait peser sur les Étatsuniens ordinaires, mais aussi en déployant une rhétorique au vitriol qui fait prévaloir la posture sur les idées (Young, 2020 : 57), les émissions de tapage cherchent avant tout à exploiter et exacerber les antagonismes culturels et identitaires, notamment ceux qui ont à voir avec les questions de race et de genre, afin d’activer chez les publics « l’affectivité » inhérente à ces antagonismes. « Encourager la suprématie blanche et le racisme, avancent Megan Boler et Elizabeth Davis, est une entreprise qui relève fondamentalement de l’affectif. Les préjugés, les stéréotypes, les partis pris [sont des] croyances et des comportements qui s’appuient de façon prépondérante sur des jugements émotionnels » (2021 : 29). Ainsi, l’enrôlement affectif des publics par les acteurs des droites extrêmes dans la « guerre de l’information émotionnelle » (affective information warfare) qui fait rage sur les réseaux sociaux numériques et le Web plus généralement (Boler et Davis, 2021 : 4) est un mode opératoire inauguré par les talkshows radiophoniques conservateurs deux décennies auparavant.
La critique des médias grand public comme levier politique
Dans cette entreprise d’enrôlement affectif, l’opposition aux médias d’information dominants ou grand public (mainstream media) – presse métropolitaine de référence, journaux en ligne, grands réseaux hertziens, chaînes câblées –, identifiés aux élites et considérés comme étant à la solde des Démocrates et des forces du progressisme, joue le rôle de force motrice. Ces médias seraient par nature hostiles aux conservateurs, chercheraient activement à les exclure de la sphère publique pour les mettre hors jeu et œuvreraient au déclin des États-Unis. C’est au début des années 1950, au moment où s’installe le consensus libéral, que l’idée selon laquelle la grande presse métropolitaine est acquise à la cause progressiste s’implante fermement dans l’imaginaire de la droite : c’est le principe du « parti pris progressiste » (liberal bias), qui, à partir des années 1950, s’impose comme élément central du credo conservateur. Théorisé par les cercles intellectuels formés autour de la National Review, ce principe est relayé par les figures de proue du premier écosystème médiatique conservateur théorisé par Hemmer et Matzko, pour qui « le concept de parti pris progressiste
[est] une réalité vécue tout autant qu’un argument rhétorique » et qui « enseigne[nt] à toute une génération de conservateurs à repousser les médias non conservateurs et à ne rechercher que des sources d’information de droite » (Hemmer, 2016 : xii-xiii). L’idée que les médias grand public ont pris fait et cause pour les Démocrates constitue l’un des éléments centraux du discours relayé par la radio conservatrice, celle-ci ayant permis à ce principe de trouver une résonance plus large et de s’enraciner fermement dans l’orthodoxie conservatrice au fil des décennies.
Dans le sillage de cette tradition, les talk-shows radiophoniques posent donc l’opposition aux médias dominants comme l’un des termes selon lesquels se définit le conservatisme. Dans le cas de Limbaugh, cette accusation est portée par l’utilisation récurrente de l’expression « drive-by media » pour désigner les médias dominants. L’expression évoque immédiatement drive-by shooting, ou « fusillade au volant », c’està-dire l’agression à l’arme à feu perpétrée depuis une voiture arrêtée au feu rouge, qui permet à l’agresseur de fuir aisément. L’Urban Dictionary, dictionnaire en ligne de termes relatifs à la culture populaire, la définit comme suit :
Terme employé par Rush Limbaugh pour désigner le traitement médiatique sensationnaliste, utilitariste et orienté vers le scandale, typique du service de presse national aux États-Unis. Limbaugh établit une analogie entre les médias traitant d’un élément de l’actualité par un déluge de coups bas injustes avant de passer au prochain sujet en vogue, et les membres d’un gang de quartier sensible qui s’arrêtent au volant de leur voiture et canardent une cible à l’artillerie avant de passer à leur prochaine cible. (Moonbat_One, 2006)
L’expression, que nous proposons de traduire par « médias flingueurs », suggère que les médias grand public manquent à leur mission d’information, butinant d’un sujet à sensation à l’autre avec désinvolture et opportunisme, sans approfondir leur analyse. Le qualificatif les définit en creux comme forces destructrices à la solde du progressisme, attaquant les figures conservatrices les unes après les autres à la manière d’un gang. Les médias grand public sont donc des adversaires au même titre que les figures politiques, car tous sont identifiés à l’establishment progressiste. Retracer l’histoire de la radio conservatrice, c’est donc se faire le témoin de la façon dont les frontières de l’identité conservatrice se définissent (en partie) en opposition aux médias dominants, opposition qui non seulement donne lieu à la mise en place d’un ordre du jour informationnel « souterrain » (Williams et Delli Carpini, 2011 : 151), mais constitue in fine un marqueur culturel et identitaire de la sphère publique conservatrice.
Ainsi, qu’il thématise les médias grand public ou qu’il constitue simplement l’arrière-plan de la conversation, le « métacommentaire sur les médias » (media meta-commentary) (Jacob et Townsley, 2011) est une composante structurelle du discours des talk-shows radiophoniques conservateurs, qui, s’ils sont utilisés par les publics comme médias d’information, sont avant tout des médias sur l’information. Ainsi, les animateurs n’annoncent pas tant les nouvelles – ils n’en ont ni les moyens ni les ressources – qu’ils « réinterprètent, reformulent et examinent l’information relayée par les titres de la presse, les discours politiques ou les déclarations d’autres animateurs de tapage » (Berry et Sobieraj, 2014 : 8). En cela, cette logique est très similaire à celle qui s’impose plus généralement dans les médias d’information grand public au moment où se clôt « l’âge d’or de l’information hertzienne » (golden age of broadcast news) à la fin des années 1980 et qu’émerge une classe d’experts-commentateurs (punditry) qui tire sa légitimité non plus de la production d’informations, mais du commentaire de l’actualité et de la façon dont elle est couverte par des supports concurrents. Cette classe vient contester l’autorité des journalistes professionnels tout autant qu’elle influe sur leurs pratiques discursives. Constitutive de l’érosion du « haut modernisme du journalisme » – marchandisation et trivialisation de l’information, sensationnalisme, influence de la culture de la célébrité (Hallin, 1992 : 21-24) –, « l’info sur l’info » (news about the news) (Downie et Kaiser, 2002) consiste davantage à « parler » de l’information qu’à la produire, bien que, dans une certaine mesure, le commentaire sur l’actualité constitue également une forme de fabrique de l’information. Paradoxalement, cette tendance est vivement critiquée par les animateurs – qui voient dans la superficialité et le sensationnalisme avec lesquels est traitée l’actualité le signe clair du dévoiement du journalisme professionnel –, alors même que le commentaire de l’information et de son traitement par les médias dominants constitue précisément la raison d’être des talk-shows radiophoniques.
Le talk-show radiophonique conservateur comme sphère publique « défensive »
L’exploitation de l’affectivité des publics par l’esthétique du tapage a pour effet de cultiver le sentiment d’appartenance des auditeurs à une même communauté qui considère qu’elle est indûment minorisée sur le plan politique, rendue invisible dans les médias grand public et qui, se sentant menacée par des forces subversives de toutes sortes, se constitue en ce qui s’apparente à une « contre-sphère publique » (counterpublic sphere). Pour la théoricienne critique et philosophe Nancy Fraser, « les contre-publics [contestent] le caractère d’exclusion du public bourgeois en élaborant des styles alternatifs de comportement politique et des normes alternatives de discours public » (Fraser, 1990 : 61). Ces contre-publics construisent « des arènes discursives parallèles où les membres de groupes sociaux subalternes inventent des contre-discours qu’ils font circuler, ce qui leur permet de formuler des interprétations oppositionnelles de leurs identités, de leurs intérêts et de leurs besoins » (Fraser, 1990 : 67). Cette dimension oppositionnelle – ce qui est counter – s’incarne dans les discours et récits collectifs qui émergent des interactions entre participants.
En réaction à leur exclusion de la sphère publique dominante, ces contre-publics définissent leurs propres modes de publicité par la création d’espaces où s’élabore un langage spécifique destiné à développer et à promouvoir un répertoire de contestations reflétant l’expérience vécue des individus. Ce faisant, ces derniers donnent de la visibilité à des questions jusque-là non débattues et parviennent parfois à les pousser au premier plan des débats publics qui animent la sphère publique dominante. Les contre-sphères publiques fonctionnent donc simultanément comme « des espaces de repli sur soi et de regroupement » et « des bases et des terrains d’essai pour des activités d’agitation à l’intention de publics plus larges » (Fraser, 1990 : 68). Symptôme de l’érosion de la confiance des conservateurs dans les institutions, la sphère publique qui se forme autour des talk-shows radiophoniques conservateurs est composée de celles et ceux qui se perçoivent comme étant exclus de la sphère publique dominante par les pratiques discursives, référents idéologiques et instances de médiation qui la définissent.
Pour autant, comme l’illustrent les publics de ces émissions, les contre-publics ne sont pas progressistes ou inclusifs par essence et peuvent être « explicitement anti-démocratiques et antiégalitaires » (Fraser, 1990 : 67). Chez Limbaugh, les sans-abri sont l’objet de moqueries et de railleries, les personnes atteintes du sida sont qualifiées de « dégueulasses », les homosexuels sont ouvertement moqués et tournés en dérision et le féminisme est considéré comme un moyen de « permettre aux femmes peu attirantes d’accéder plus facilement à la société dominante » (Limbaugh, 1994). Les publics de la radio conservatrice apparaissent donc comme parties prenantes de structures hégémoniques de pouvoir auxquelles, par définition, sont censés s’opposer les contre-publics, car elles marginalisent, voire invalident, les expériences vécues des groupes minoritaires. En ce sens, ces publics constituent en fait ce que Sarah J. Jackson et Daniel Kreiss (2023) appellent des « publics défensifs » qui, loin de contester les structures du pouvoir, œuvrent à leur renforcement, particulièrement par la résistance qu’ils opposent aux évolutions sociétales, ressenties comme une forme de dépossession lorsque celles-ci vont dans le sens de davantage d’égalité. Pour le dire avec les auteurs, « ce sont des publics qui s’alignent sur l’ordonnancement des systèmes d’inégalité davantage qu’ils ne s’y opposent, et qui cherchent à les préserver » (Jackson et Kreiss, 2023 : 2).
En examinant la formation de la sphère publique défensive qui se constitue autour de certaines émissions phares, Ondes de choc revient sur l’histoire du « deuxième âge » de la radiodiffusion conservatrice – première étape de la construction de l’écosystème médiatique conservateur contemporain et prologue à l’émergence du phénomène Trump –, pour montrer comment le changement de régime médiatique qui s’opère à la fin des années 1980 permet, à l’intersection des sphères médiatique et politique, l’apparition d’un format radiophonique partisan qui, en cultivant l’engagement politique de ses publics par le recours à l’indignation tapageuse et au style gladiatorial, parvient à s’établir comme groupe d’intérêt au sein de la sphère républicaine en seulement quelques années. Le livre retrace les moments forts de cette histoire, qui tantôt sont le fruit des cycles politiques et de l’actualité, tantôt résultent de la volonté des animateurs de créer la controverse. Il analyse comment, en parallèle à leur actualité commune avec les médias grand public, les talk-shows radiophoniques conservateurs portent à leur ordre du jour des sujets à forte teneur politique que les premiers ignorent, chaque émission les indexant de façon différente de manière à définir son identité propre.
Surtout, ce livre examine les choix de cadrage opérés par les animateurs pour traiter des questions au menu de leurs émissions afin d’en orienter la réception par les publics. Parce que ces choix activent la prédisposition de l’individu à recourir à des classifications de ses expériences de vie pour faire sens du monde social, au lieu d’analyser chaque nouvelle situation, le public mobilise ces cadres, qui fonctionnent comme autant de raccourcis cognitifs. Le cadrage permet donc d’organiser l’information et d’en faire sens par le recours à des schémas d’interprétation préexistants avec un investissement cognitif minimal. Dans le domaine de la politique, les choix de cadrage orientent l’interprétation de telle sorte qu’ils influent sur la façon dont l’individu attribue la responsabilité des événements (Iyengar, 1991). L’analyse de ces choix met en évidence la façon dont la radio conservatrice négocie son positionnement par rapport aux structures de pouvoir, à l’élite républicaine, à l’establishment progressiste et aux médias dominants. L’histoire que retrace Ondes de choc est donc ponctuée d’incursions constantes dans l’univers discursif des animateurs tel qu’il est documenté par des sources audio à la fois rares et pléthoriques en fonction des époques, et dont l’analyse met en lumière une rhétorique à la fois créative et très attendue, et un style aussi riche qu’il peut être répétitif.
Le contexte médiatique dans lequel la radio conservatrice émerge à la fin des années 1980 est examiné dans le chapitre 1, qui aborde les spécificités du système médiatique étatsunien et les régimes médiatiques successifs. Il se focalise en particulier sur l’émergence puis l’abrogation de la Fairness Doctrine. Toujours dans un souci de contextualisation, le chapitre 2 retrace la trajectoire du conservatisme étatsunien depuis les années 1960 et dresse un bilan de la présidence Reagan pour replacer la radio conservatrice dans la tradition communicationnelle des conservateurs. Sont ensuite abordées les phases de l’histoire du talk-show conservateur et de ses liens avec les élites républicaines. En prologue, le livre retrace les débuts de Limbaugh à Sacramento puis le passage de son émission à la distribution nationale (chapitre 3), avant d’examiner la phase de maturation de l’émission, son avènement et la formation de la sphère publique qui s’établit autour de celle-ci (chapitre 4), puis l’intronisation de Limbaugh au sein des élites conservatrices et républicaines au moment où le Rush Limbaugh Show connaît le succès commercial (chapitre 5). Cette première phase précède l’âge d’or des talk-shows radiophoniques (chapitres 6 et 7), au cours duquel les relations avec l’élite républicaine, nouées dès l’année 1990, se scellent plus fermement au cours de la campagne présidentielle de 1992 avant que Limbaugh n’assure la « première régence » du Parti républicain à la suite de la défaite de Bush père. Au cours des deux premières années de la présidence Clinton, ces liens se renforcent très nettement pour contribuer à la victoire des Républicains aux élections de 1994.
À cela succède, à partir de 1996, une phase de naturalisation du talk-show dans le paysage médiatique et politique, au cours de laquelle le genre se diversifie avec l’apparition de nouvelles voix qui remettent en cause le monopole de Limbaugh (chapitre 8). Au cours des six premières années de la présidence de Bush fils, la convergence du discours des animateurs avec celui des pouvoirs exécutif et législatif met en lumière les limites de la contestation portée par les talk-shows (chapitre 9). Face à une administration républicaine en crise de légitimité (enlisement dans la guerre en Irak, gestion désastreuse de la crise humanitaire causée par l’ouragan Katrina) (chapitre 10) puis au retour des Démocrates au pouvoir à partir des midterms de 2007, les talk-shows radiophoniques assurent une « seconde régence » (chapitre 11) avant de repartir à la conquête des institutions en tandem avec le mouvement du Tea Party en 2010 (chapitre 12). Afin d’objectiver le discours de chaque animateur, ce dernier chapitre propose une analyse de contenu qui met en évidence l’importance quantitative des différentes thématiques et des figures ciblées. À partir de cette analyse est élaborée une typologie des émissions qui rend compte du positionnement de chacun sur l’échiquier du conservatisme.
1Si le terme outrage est généralement traduit par « indignation » ou « scandale », dans le cas de la radio conservatrice, il ne s’agit pas de l’indignation au sens de révolte suscitée par tout ce qui peut provoquer la réprobation et porter atteinte à la dignité de l’homme, ni du scandale tel qu’on le retrouve dans la presse à sensation. Dans le contexte médiatique étatsunien, le terme outrage renvoie en réalité à une colère exprimée à grand renfort de tapage rhétorique et tournée vers un ennemi clairement identifié censé mettre en péril l’identité et les valeurs socles de la société et qu’il faut mettre à mal. Nous proposons donc de rendre outrage par « indignation tapageuse » et outrage programming par « programmes de tapage politique ».
2Émissions d’analyse de l’actualité (news analysis programs) diffusées en prime time sur Fox News (Hannity, Justice with Judge Janine. The Ingraham Angle ou, jusqu’à son interruption en avril 2023, Tucker Carlson Tonight) ou sites d’information conservateurs (Breitbart, Drudge Report ou The Daily Caller).
3Les stations qui émettent en FM (frequence modulation, soit « modulation de fréquence » ou « ondes courtes ») présentent une qualité de son bien supérieure à celles qui émettent en « grandes ondes » ou « modulation d’amplitude » (soit amplitude modulation ou AM), car elles ne sont pas sensibles aux conditions météorologiques ou climatiques, ce qui les rend particulièrement adaptées à la diffusion de programmes musicaux.
4Berry et Sobieraj analysent les émissions de Mike Gallagher, Hugh Hewitt, Laura Ingraham, Mark Levin, Rush Limbaugh et de Michael Savage. Ils montrent que Savage et Limbaugh figurent aux deuxième et troisième places du classement des trois talk-shows radiophoniques les plus tapageurs.
5La catégorie des « non-auditeurs » (non-listeners) – désignés aussi comme « non-publics » dans cet ouvrage – comprend les personnes qui écoutent des talk-shows radiophoniques autres que ceux de Limbaugh, Hannity, Ingraham et Savage, ainsi que ceux qui n’en écoutent aucun.
Chapitre 1
Régimes médiatiques en transition et élargissement du champ de la parole partisane
L’émergence fulgurante de la radio conservatrice et la rapidité avec laquelle elle s’impose comme force politique et médiatique au tournant des années 1990 sont proprement inédites dans l’histoire du second XXe siècle étatsunien. Le phénomène résulte à la fois des changements politiques et des mutations qui s’opèrent dans le secteur des télécommunications sur le plan technologique et réglementaire au cours des années 1980. Dans ce domaine, la décennie est celle de la transition d’un modèle mixte fondé sur l’intervention de l’État fédéral pour satisfaire à l’obligation de service au public vers un modèle déréglementé, affranchi de cette obligation. En corollaire, cette double mutation met en crise ce que Bruce Williams et Michael Delli Carpini désignent par « régime médiatique », qu’ils théorisent comme « l’ensemble relative ment stable et historiquement ancré des institutions, normes, processus et acteurs qui définissent les attentes et les pratiques des producteurs et consommateurs de médias » (2011 : 16). Au cours des années 1980, le régime médiatique opère une transition depuis « l’âge d’or de l’information hertzienne » (golden age of broadcast news) vers « le régime posthertzien » (post-broadcast regime). Ainsi, on passe d’un environnement médiatique relativement homogène, structuré autour des trois grands réseaux télévisés hertziens (ABC, CBS et NBC), à un paysage médiatique caractérisé par la segmentation de l’offre et la fragmentation des publics, conséquences de l’essor de la télévision câblée et satellite, puis du développement de l’Internet (Prior, 2007 : 9-10). Cette transition, qui se manifeste également par la crise des normes journalistiques et l’apparition dans les médias de discours plus nettement partisans, conditionne à la fois le positionnement des talkshows radiophoniques conservateurs dans l’environnement médiatique et leur rôle politique. En effet, ils émergent à la charnière de ces régimes, où l’objectivité journalistique est remise en cause et l’industrie des médias déréglementée avec, entre autres, la révocation de la Fairness Doctrine.
Un système médiatique (quasi) exclusivement commercial et peu régulé
Ces évolutions institutionnelles et législatives sont infléchies plus particulièrement par la spécificité du système médiatique des États-Unis et de sa relation au politique. Selon les critères définis par David C. Hallin et Paolo Mancini (2004), le cas étatsunien constitue l’archétype du modèle « Atlantique nord ou libéral »¹ : la presse commerciale connaît un développement précoce qui marginalise les rares supports affiliés aux formations politiques, aux syndicats et aux confessions religieuses, la diffusion commerciale domine, l’intervention de l’État est limitée et le journalisme jouit d’un très fort degré de professionnalisation (normes journalistiques spécifiques, neutralité politique) (Hallin et Mancini, 2004 : 198). À partir d’une lecture partiale du Premier Amendement, qui dispose que « le Congrès n’adoptera aucune loi […] pour limiter la liberté d’expression [et] de la presse […] » (Ashbee, 2004 : 302), s’impose progressivement une conception négative de la liberté (freedom from) par opposition à une conception positive (freedom to), qui envisagerait comme légitime l’intervention de l’État fédéral (Pickard, 2020 : 14). De cette interprétation émerge très tôt dans l’histoire des États-Unis un modèle médiatique (quasi) exclusivement commercial, qui se renforce tout au long du XIXe siècle pour s’installer plus fermement au début du XXe. À partir de la fin des années 1920 et du passage du Radio Act de 1927, alors que le secteur de la radio s’était développé jusque-là de façon anarchique, la radiodiffusion se structure en grands réseaux auxquels s’affilient une partie des stations. Mis en place au cours des années 1926 et 1927 par la National Broadcasting Company (NBC) et le Columbia Broadcasting Service (CBS) – à qui l’État fédéral accorde les meilleures fréquences –, ce modèle est définitivement entériné par le Federal Communications Act de 1934, et ce, malgré l’opposition d’un mouvement de réforme de la diffusion (broadcast reform movement) très actif, composé de syndicats, de groupes religieux, de fermiers et de défenseurs des libertés (McChesney, 2004 : 39). Ce mouvement dénonce la prise d’assaut du secteur par les intérêts commerciaux et le financement des stations par les revenus publicitaires, et milite pour que 25 % des canaux de diffusion soient réservés à des entités à but non lucratif, proposition formulée dans l’amendement Wagner-Hatfield. Celui-ci est rejeté au moment de l’adoption de la loi de 1934, qui attribue aux ondes le statut de propriété du public, mais limite les prérogatives de la Federal Communications Commission (FCC), entité de régulation nouvellement créée, à la réglementation de l’accès aux infrastructures (téléphone, industrie télégraphique), et non des contenus (McChesney, 1993 : 208).
Le rôle de l’État est donc restreint à la protection des intérêts commerciaux et de leur capacité à développer les ondes, si bien que la diffusion publique est réduite à la portion congrue. Plus tard, le Public Broadcasting Act de 1967 sanctuarise une partie des spectres radiophoniques et hertziens pour les réserver aux médias non commerciaux, mais il établit un service de l’audiovisuel public très décentralisé qui, au bout du compte, ne reçoit de l’État qu’un financement très marginal, distribué par la Corporation for Public Broadcasting (CPB). Par « diffusion publique », on entend donc une forme de diffusion à but non lucratif et à visée éducative par la production de contenus de qualité, mais fonctionnant grâce à des sources de revenus privés.
L’objectivité comme pratique discursive cardinale du journalisme étatsunien
Aux États-Unis, la presse connaît un processus de professionnalisation très précoce qui s’amorce dès les années 1830 – en lien avec l’affirmation du modèle commercial –, pour arriver à maturité au début du XXe siècle, à telle enseigne que le journalisme est souvent désigné comme « invention anglo-américaine » (Chalaby, 1996 : 311). C’est à la fin du XIXe siècle que les pratiques journalistiques sont revues de manière à coïncider avec la culture des élites, qui se désintéressent des querelles partisanes. « Dans les années 1890, explique l’historien du journalisme Michael Schudson, ce ne sont pas tant les changements dans les idéaux du journalisme qui se sont traduits par des changements dans les normes professionnelles que les idéaux journalistiques qui se sont adaptés à la culture des classes dominantes » (1978 : 5). Par opposition au modèle partisan des pays d’Europe méditerranéenne (Hallin et Mancini, 2004 : 67-68), le respect de « l’objectivité » s’impose comme la norme cardinale autour de laquelle le journalisme se constitue en tant que profession à partir des années 1920, décennie où la « norme d’objectivité » est adoptée à la fois comme principe méthodologique guidant les journalistes dans la production de l’information et norme professionnelle qui légitime le journalisme en le distinguant des autres métiers de la communication (Schudson, 2001 : 162). Elle prend corps, plus précisément, dans le Code of Ethics or Canons of Journalism adopté en 1923 lors de la convention de l’American Society of Newspapers Editors (ASNE) nouvellement créée. Outre l’article 4, intitulé « Sincérité, véracité, exactitude » (Sincerity, Truthfulness, Accuracy), le Code comprend l’article 5, « Impartialité », qui impose aux journalistes de s’abstenir de toute opinion ou de tout parti pris dans le traitement de l’information (Accountable Journalism, 1923). On doit la théorisation de ce modèle au journaliste et philosophe Walter Lippmann, corédacteur du Code, pour qui les professionnels du journalisme se doivent de s’appuyer sur les compétences des experts (Frau-Meigs, 2006 : 67).
Malgré l’adoption de ces critères, la « norme d’objectivité » demeure un concept plutôt vague, car le Code de 1923 ne propose pas de méthodologie en tant que telle. La littérature sur l’objectivité identifie toutefois cinq critères permettant aux journalistes d’y prétendre : le détachement (detachment), par l’emploi de tours linguistiques, l’absence de parti pris partisan (nonpartisanship), « la pyramide inversée » (inverted pyramid) – la structuration de l’information en une séquence où sont présentés en premier les éléments jugés importants –, l’empirisme naïf (naive empiricism) – étayage de l’information par des faits tangibles – et l’équilibre (balance), par la présentation de deux points de vue opposés sur une même question (Mindich, 1998 : 8). Ces critères ne sont toutefois pas prescriptifs et constituent avant tout des conventions implicites propres à la profession et aux contextes culturels dans lesquels opèrent les journalistes, si bien que, de façon assez paradoxale, l’objectivité constitue « le cadre invisible » du journalisme (Schiller, 1981 : 2). Point de cristallisation de
