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La croisade détournée: La quatrième croisade
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La croisade détournée: La quatrième croisade
Livre électronique618 pages5 heures

La croisade détournée: La quatrième croisade

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À propos de ce livre électronique

En novembre 1199, Thibaut, le comte de Champagne, organise un grand tournoi réunissant une partie de la noblesse française.

Il veut convaincre les barons de répondre à l’appel du pape pour libérer Jérusalem, et remédier ainsi au désintérêt des souverains occidentaux accaparés par d’autres ambitions. Sa sœur Marie, devenue comtesse de Flandre et de Hainaut, va s’inquiéter des véritables raisons qui poussent Thibaut à s’engager dans une telle aventure. Elle décide alors de prendre la croix. 


Pendant ce temps, à Saint-Jean‑d’Acre, Isabelle, la reine de Jérusalem, appréhende l’arrivée de cette nouvelle armée conquérante qui pourrait bien chercher à lui imposer une nouvelle alliance. 


Les circonstances, les ambitions des uns, l’opportunisme des autres vont engendrer alors l’invraisemblable chute de Constantinople, la plus grande ville chrétienne du monde, par ceux qui pourtant voulaient reprendre Jérusalem. 


À PROPOS DE L'AUTEUR

Dans "La Croisade détournée", Jean-Luc Marchand livre le récit de la quatrième croisade qui a débouché sur la fondation de l’Empire latin de Constantinople en 1204. Un roman captivant sur les enjeux et les intrigues qui ont déclenché un bouleversement majeur dans l’Europe médiévale.
LangueFrançais
ÉditeurLa Compagnie Littéraire
Date de sortie21 juin 2024
ISBN9782876838239
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    Aperçu du livre

    La croisade détournée - Jean-Luc Marchand

    Préface

    La prise de Constantinople par les croisés en 1204 a été un événement extraordinaire. Les historiens ont beaucoup débattu sur les raisons d’un tel égarement de cette armée qui devait libérer Jérusalem : succession d’accidents de parcours ou intentions conspirationnistes de certains protagonistes ? Il est certain que les ambitions des uns, l’opportunisme des autres, les circonstances elles-mêmes, ont engendré cet enchaînement inimaginable d’événements conduisant à la chute de la plus grande ville du monde chrétien, puis à la fondation de l’Empire latin d’Orient. Mais n’est-ce pas ainsi en fin de compte que l’Histoire est ciselée ?  Les intentions des uns, les actions ou les inactions des autres, de tous ceux dont on ignore le rôle, induisent les circonstances et in fine les événements. Si l’on retient les faits les plus marquants, on méconnaît le plus souvent toutes les relations de cause à effet qui se résument dans les livres d’Histoire à une date de bataille, au nom d’un roi ou d’un empereur, parfois à l’évocation des motifs des protagonistes. Les personnages secondaires et leur rôle sont bien souvent vite oubliés.

    Après leur lourde défaite face aux Arabes lors de la bataille de Hattin en 1187, les Francs ont perdu Jérusalem. Ils contrôlent toujours quelques fiefs, dont Saint-Jean-d’Acre où se sont réfugiés le roi et la reine de Jérusalem. Les souverains du monde se sont alors mobilisés pour tenter de récupérer la ville sainte, en organisant la troisième croisade (la numérotation des croisades est une invention tardive). Cette expédition a vu la mort prématurée de Frédéric Barberousse, le retour précipité de Philippe Auguste et une reconquête très partielle sous le commandement de Richard Cœur de Lion. Après ce semi-échec, les souverains occidentaux n’ont pas envie de repartir dans une telle aventure. Richard Cœur de Lion vient d’ailleurs de mourir et Philippe Auguste veut en profiter pour reprendre les fiefs anglais à son successeur, Jean sans Terre. Par ailleurs, après la mort de l’empereur du Saint-Empire romain germanique Henri VI, l’un des fils de Barberousse, son frère Philippe de Souabe assure la régence. Celui-ci entend bien défendre les intérêts de son neveu, le futur Frédéric II de Hohenstaufen. Une querelle envenime alors les relations entre le pape et Philippe de Souabe au sujet de la succession au titre d’empereur ainsi qu’à celui de roi de Sicile. Ce nouveau pape, Innocent III, cherche alors à asseoir son autorité de premier vicaire du Christ sur tous les souverains chrétiens. Ainsi, en 1198, il appelle à repartir en Palestine pour enfin reprendre Jérusalem. Il veut certainement rappeler ainsi aux rois qu’ils sont au service de Dieu et de son Église.

    Thibaut III, le jeune comte de Champagne, appartient à une famille qui a une longue tradition de participation aux croisades. Son frère aîné Henri II de Champagne, mort accidentellement en chutant d’une fenêtre, a d’ailleurs été le roi de Jérusalem grâce à son mariage avec l’héritière du titre, Isabelle Ire de Jérusalem. Le jeune Thibaut veut alors pallier le renoncement des monarques européens et engager la noblesse dans une nouvelle expédition libératrice des Lieux saints. Marie, sa grande sœur et surtout son mari Baudouin, le comte de Flandre et de Hainaut, vont alors s’impliquer dans cette aventure, alors qu’en Orient la reine de Jérusalem Isabelle et son mari Aimery de Lusignan, réfugiés à Saint-Jean-d’Acre, attendent avec circonspection cette soldatesque promiscuité. Les croisés passeront par Venise, Jadres, Corfou avant d’arriver aux pieds des murailles de Constantinople. Paul Riant, historien du XIXe siècle a décortiqué les événements et les textes afférents. Même si certaines de ses hypothèses ont été remises en cause par d’autres, son livre à ce sujet (voir bibliographie) reste un ouvrage incontournable pour comprendre l’articulation des événements.

    Cette histoire est donc un récit de la quatrième croisade telle qu’elle a pu être vécue par quelques-uns des protagonistes. Parmi ceux-ci, Baudouin, le comte de Hainaut et de Flandre, le comte Louis de Blois, le marquis Boniface de Montferrat ou le doge de Venise Enrico Dandolo ont tenu des rôles prépondérants. Le regard ou le rôle de quelques femmes sont le plus souvent négligés dans la chronique des événements historiques. J’ai souhaité mettre en avant deux femmes au destin particulier : Marie, la femme de Baudouin de Flandre et sœur de Thibaut de Champagne et Isabelle, la reine de Jérusalem. Tous ces personnages ont-ils été seulement entraînés dans la tourmente ou ont-ils été aussi des acteurs déterminants dans l’enchaînement qui a abouti à cet étonnant résultat ?

    Les faire revivre permet de rappeler leur destin et d’évoquer cet incroyable détournement de la croisade partie pour libérer Jérusalem, mais qui finit par faire tomber Constantinople. 

    Quelques personnages importants de l’histoire

    Les souverains occidentaux

    Philippe Auguste : roi de France. Il cherche à récupérer ses fiefs après la mort de Richard Cœur de Lion (1199). Il est en conflit avec le successeur de Richard, Jean sans Terre. Trop accaparé par ses reconquêtes, il n’a pas envie de repartir en croisade.

    Philippe de Souabe : roi des Germains et des Romains. Le Saint-Empire romain germanique a perdu son empereur Henri VI (1197), et son frère, Philippe de Souabe, assure la régence au nom de son neveu. Philippe de Souabe s’est fait élire roi des Germains. Il est contesté par le pape Innocent III qui veut imposer son candidat à la tête du Saint-Empire. Par ailleurs, une querelle de succession sur la couronne de Sicile les oppose. Il est marié à Irène Ange, sœur d’Alexis IV et fille de l’empereur Isaac II Ange qui a été destitué.

    Les Champenois

    Thibaut de Champagne : comte de Champagne. Il a hérité du titre après son frère aîné Henri II de Champagne, qui est devenu roi de Jérusalem et qui est mort accidentellement en 1192. Il est l’un des petits-fils d’Aliénor d’Aquitaine et de Louis VII le Jeune (roi de France). Il est le neveu de Philippe Auguste.

    Marie de Champagne : (à ne pas confondre avec sa mère aussi connue sous le nom de Marie de France) : sœur de Thibaut, elle a épousé en 1186 Baudouin VI de Hainaut, comte de Flandre et de Hainaut. Elle est la nièce de Philippe Auguste.

    Henri II de Champagne : comte palatin de Champagne, frère de Marie et de Thibaut. Il était parti en 1190 à l’occasion de la IIIe croisade. Il est devenu roi de Jérusalem par son mariage avec Isabelle Ire de Jérusalem. Il est mort en chutant accidentellement d’une fenêtre en 1197.

    Geoffroy de Villehardouin : maréchal de Champagne. Beaucoup de faits sont connus grâce au récit qu’il a fait de la croisade.

    Les autres Français (vassaux du roi de France)

    Baudouin VI de Flandre et IX de Hainaut : comte de Flandre et de Hainaut. Une querelle de territoire l’a opposé à Philippe Auguste. Il a épousé Marie, la sœur de Thibaut et d’Henri II de Champagne.

    Louis de Blois : comte de Blois, de Chartres, de Châteaudun et de Clermont. Cousin de Thibaut et de Marie de Champagne, il est aussi l’un des petits-fils d’Aliénor d’Aquitaine et de Louis VII le Jeune (roi de France).

    Hugues IV de Campdavaine, dit Hugues de Saint-Pol : comte de Saint-Pol. Il avait participé à la précédente croisade (IIIe croisade).

    Les Italiens

    Innocent III : il a été élu pape en 1198. Il prêche aussitôt la croisade. Il s’oppose à Philippe de Souabe pour le titre de roi des Romains (le roi des Romains est le titre du candidat élu pour devenir empereur du Saint-Empire romain).

    Enrico Dandolo : 41e doge (duc) de Venise. Il a été élu à l’âge de 85 ans en 1192. Il était devenu aveugle, à la suite d’un choc à la tête.

    Boniface de Montferrat : marquis de Montferrat. Il est cousin de Philippe de Souabe et de Philippe Auguste.

    Les Francs d’Orient

    Isabelle Ire de Jérusalem : reine de Jérusalem. Elle descendait directement du premier roi de Jérusalem, Baudouin Ier. Elle s’est mariée quatre fois. Trois de ces mariages ont conféré le titre de roi de Jérusalem à ses époux : Conrad de Montferrat, Henri II de Champagne, Aimery II de Lusignan. Elle a eu sept enfants. Au début de l’histoire, elle est mariée à Aimery de Lusignan (son 4e mari).

    Aimery II de Lusignan : il a été comte de Jaffa et d’Ascalon, roi de Chypre. Il est devenu roi de Jérusalem grâce à son mariage avec Isabelle de Jérusalem. Frère de Guy de Lusignan.

    Isabelle et Aimery résident à Saint-Jean-d’Acre puisque Jérusalem est sous le contrôle des Arabes.

    Guy de Lusignan : comte de Jaffa et d’Ascalon, roi de Jérusalem par son mariage avec Sybille de Jérusalem, seigneur de Chypre. Frère de Aimery de Lusignan. Après le désastre de la bataille de Hattin contre Saladin, il a perdu une grande partie du royaume et la vraie croix. Il est mort en 1194.

    Les Grecs

    Alexis III Ange : empereur byzantin au pouvoir. Il avait déposé son frère Isaac II Ange en 1195 avant de l’aveugler et de l’enfermer.

    Isaac II Ange : il a été empereur de Byzance de 1185 à 1195. Il s’était opposé au passage de Barberousse lors de la IIIe croisade. Il a été évincé par son frère Alexis III Ange en 1195 qui l’a aveuglé et emprisonné. 

    Alexis Ange : fils d’Isaac II et neveu d’Alexis III Ange. Il a été emprisonné à la suite de l’usurpation du pouvoir par son oncle. Il prétend récupérer le titre à son profit.

    Irène Ange : princesse byzantine, sœur d’Alexis Ange et fille d’Isaac II Ange. Elle était devenue reine de Germanie par son mariage avec Philippe de Souabe.

    « Au lieu de la conquête facile que, dans ces circonstances exceptionnelles, l’Égypte, redevenue plus tard assez forte pour faire échouer et la cinquième croisade, copie mal combinée de ce qu’eût pu être la quatrième, et l’entreprise de saint Louis, aurait offerte, appauvrie et ruinée, aux forces immenses dont disposaient, en 1202 des chefs tels que Baudouin de Flandre, Hugues de Saint-Paul, Boniface de Montferrat, Simon de Montfort, l’expédition, préparée à Venise, aboutit au pillage et à l’incendie de la seule ville qui eût conservé les traditions et les monuments de la civilisation antique, et au démembrement d’un grand Empire chrétien, sans pouvoir remplacer cet Empire par quelque chose de plus solide et de plus durable que des seigneuries éphémères, qui devaient être, pour les chrétiens de ces contrées, beaucoup moins un soutien qu’une cause nouvelle et irrémédiable de faiblesse. »

    Paul Riant (1836-1888).

    Écry

    Depuis quelques jours, l’affluence ne cessait de s’amplifier aux abords du village d’Écry¹. Venus à pied ou en charrette, transportant leurs matériels comme ils le pouvaient, les boulangers, les marchands de vins, les cuisiniers, les bouchers et leurs animaux, mais aussi les pelletiers, les forgerons et quelques autres convergeaient vers les terres du château. Toujours discrètes pour ne pas subir les diatribes des bigots, les prostituées étaient venues aussi profiter de ce rassemblement pour faire des affaires. Si des curieux avaient délaissé pour quelques jours leurs occupations quotidiennes pour venir observer cet événement assez rare, la plupart des vilains espéraient faire commerce de leur artisanat. Il leur faudrait trouver une solution pour s’assurer un hébergement. Certains pouvaient se permettre de payer quelques piécettes à des villageois pour qu’une place leur soit faite dans une grange ou dans une étable. Les moins riches dormiraient sous un abri de fortune malgré l’humidité et le froid en cette saison. Mais peu importait leur confort, car on annonçait la venue des plus grands seigneurs, accompagnés de leurs suites nombreuses. Les affaires allaient certainement être bonnes.

    À la tête d’un des plus puissants fiefs de France, le comte Thibaut de Champagne, troisième du nom, avait invité quelques-uns de ses pairs pour participer à un grand tournoi, comme il y en avait eu peu ces derniers temps dans la région. Thibaut, qui avait pris la succession de son aîné Henri, mort deux ans auparavant en Terre sainte, s’était déjà imposé comme un seigneur incontournable. Même s’il n’était âgé que de vingt ans, son prestigieux sang royal lui conférait l’autorité pour faire venir à lui l’élite de la noblesse française. Le tournoi allait offrir un spectacle grandiose. On allait se bousculer pour apercevoir ces barons de grande renommée. Certains seigneurs venaient d’au-delà de la Champagne, tels le comte Louis de Blois, un cousin de Thibaut, le seigneur français Simon de Montfort ou encore le comte de Saint-Pol. Ils avaient fait connaître leur réponse favorable à cette invitation. Avec une telle assemblée de fiers seigneurs, le spectacle des combats allait assurément divertir la foule.

    Le seigneur d’Écry² s’était senti très honoré que ses terres aient été choisies par son jeune suzerain pour accueillir une telle rencontre. Mais la confiance qui lui avait été ainsi témoignée avait de facto provoqué sa très vive préoccupation de parvenir à satisfaire tous les invités prestigieux : le comte de Champagne attendait que l’événement soit réussi. Grandpré avait donc pris grand soin de superviser les moindres détails. Il comptait séduire les participants par les arrangements qu’il avait décidés, par la qualité des festins qui s’annonçaient et par le confort qu’il pourrait offrir à ses hôtes. Certes, la noblesse de Champagne prendrait ses dispositions pour se loger. Chacun viendrait avec tout un matériel nécessaire à l’intendance de quelques jours. Il regrettait cependant de ne pouvoir offrir l’hospitalité à tous dans son trop modeste château d’Écry. Il avait quand même réservé les plus belles pièces de la demeure pour accueillir Thibaut et sa femme Blanche³, car il souhaitait avant tout plaire au jeune comte. Toute la maison Grandpré allait se mettre à son service. Le seigneur d’Écry avait veillé par ailleurs à pouvoir recevoir dignement une autre invitée de marque sous son toit, Marie⁴, la sœur de Thibaut. Marie ne vivait plus dans la région depuis son mariage avec Baudouin de Hainaut⁵. Elle avait fait savoir au comte de Grandpré qu’elle se réjouissait de revenir dans la Champagne de son enfance et surtout de revoir son frère. Son mari Baudouin étant retenu par quelques affaires compliquées dans ses terres de Flandre, il avait accepté qu’elle se rende seule au tournoi pour le représenter. Baudouin ne voulait surtout pas priver son épouse aimée du plaisir de revoir les siens. Il savait en effet combien Marie serait heureuse de retrouver son jeune frère. Et puis, le comte de Champagne avait assorti son invitation de la promesse d’une annonce qui, avait-il averti, pourrait bouleverser la vie de chacun. Intriguée comme tous par cette mystérieuse déclaration, Marie n’aurait pour rien au monde voulu manquer cet événement. Elle se doutait bien que la réunion de tous ces barons et autres éminents personnages allait favoriser la tenue de débats sur la politique, les alliances, les rivalités. On parlerait du roi de France⁶ ou du successeur de Richard d’Angleterre⁷. Avec une telle assemblée, des projets, des complots même, pourraient bien naître au fil des joutes. Marie se délectait d’avance des débats qui allaient jaillir autant qu’elle s’inquiétait des conséquences possiblement néfastes de ces bavardages.   

    *

    Thibaut et sa sœur tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Marie était très émue de retrouver enfin son petit frère. Certes, elle l’avait revu quelques mois auparavant à l’occasion de son mariage⁸ ; mais alors, bousculée par l’enchaînement des événements de la fête, entre les messes, les festins et l’afflux des importuns, elle n’avait pas pu profiter d’un moment d’intimité avec lui. Elle le considérait parfois encore comme cet enfant qu’elle avait laissé quand elle-même avait dû quitter la Champagne après son mariage. Ils éprouvaient toujours une mutuelle et profonde affection, ils avaient toujours été attentifs l’un à l’autre. Elle avait été là pour le consoler de ses petits chagrins d’enfant. Il lui avait toujours offert son affection qui l’avait souvent apaisée. Aujourd’hui, elle était une femme, une épouse estimée, aimée même par un mari attentionné, et la mère d’une fille⁹ laissée pour l’heure aux soins de sa nourrice. Très proche de son petit frère, elle espérait qu’il aurait un grand destin. Elle comptait bien qu’il devienne un comte de Champagne mémorable, un seigneur exemplaire, un chevalier digne des plus belles légendes, ces histoires qui les avaient tous deux tellement captivés quand ils étaient enfants. Marie ne doutait pas que son frère allait devenir exceptionnel.

    — Ton mari va nous manquer ! Il est dommage qu’il ne puisse pas participer à cette fête. Quant à toi, tu as très bien fait de venir si peu de temps après ton accouchement et malgré les contrariétés qui le retiennent en Flandre.

    — Ne t’en fais pas pour Baudouin. Ses soucis sont a priori en passe d’être réglés, mais sa présence sur place est indispensable pour l’instant. Il te fait savoir qu’il le déplore, car il se réjouissait de rencontrer cette noble assemblée que tu as réunie.

    — Il est dommage en effet que ses affaires l’empêchent de profiter de ses amis.

    — Il saura tout. Compte sur moi. Dès mon retour je lui ferai un récit fidèle. Il saura qui était présent, qui a fait ou a dit quoi, qui a gagné ou perdu ; il connaîtra chaque péripétie, il saura en détail ce que nous allons manger et boire… et cela le distraira de l’entendre. Crois-moi, après mon récit, il sera convaincu d’avoir participé en personne à ton tournoi. 

    — Ah, ah ! s’esclaffa Thibaut, je te reconnais bien là, Marie. Tu trouves toujours des moyens pour atténuer les contrariétés des uns ou des autres, comme le délicat moyen de les garder sous ton contrôle. Tu aimes toujours tout diriger selon ton opinion.

    — Mais non. Je veux seulement le bonheur de ceux que j’aime. À propos, dis-moi : comment va ta femme, Blanche ? Es-tu heureux avec elle ? Porte-t-elle déjà un enfant ? Je n’ai pas encore eu le temps d’aller la saluer. 

    — Oui ! Blanche est admirable. Elle fait beaucoup d’efforts pour s’adapter à notre Champagne, parfois un peu trop austère. Et puis elle a fait beaucoup de progrès dans notre langue. Les gens l’aiment bien et moi aussi. Et effectivement, elle est enceinte.

    — Ton futur héritier… ?

    — On verra¹⁰.

    — J’irai lui rendre visite tout à l’heure. Parle-moi plutôt des festivités que tu as organisées. Qui est là ? Et quelle est cette annonce que tu veux nous faire ? Dis-moi tout. Je veux savoir.

    — Tu devras patienter un peu. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une annonce. Quelqu’un va venir nous parler et je voudrais que tous l’écoutent. Nous en discuterons ensuite.

    — Quelqu’un ? Tu es bien mystérieux. Mais de quoi s’agit-il ? J’espère que tu ne prépares pas une guerre ! Tu ne vas pas ajouter de nouveaux sujets de conflits avec l’un de nos oncles¹¹ Philippe ou Jean¹² ! Je ne voudrais pas que tu nous entraînes dans des complots inextricables et mortels. Les choses sont déjà assez compliquées comme cela entre les Français et les Anglais. Inutile d’en ajouter. Tu sais que j’ai eu pour ma part beaucoup de mal à réconcilier mon mari Baudouin et le roi Philippe¹³. D’ailleurs, ils discutent toujours et, même si cela est imminent, ils n’ont pas encore signé de traité. Voilà d’ailleurs l’objet de l’affaire qui le retient en Flandre. Ne va pas, quant à toi, nous entraîner dans une nouvelle querelle.

    — Il ne s’agit pas de cela. Ne t’inquiète pas. Je ne compte pas nous fâcher avec nos oncles. Mes relations avec le roi Philippe sont d’ailleurs très bonnes. 

    — Mais quoi alors ? Tu peux me le dire, je n’en parlerai pas !

    — Sois patiente, ma sœur.

    — Dis-moi dans quelle direction au moins je devrais porter mon regard. Car je ne voudrais pas te perdre de vue. 

    Thibaut hésita entre son désir de complaire à sa sœur et son idée de ne pas en parler prématurément. Il avait longuement réfléchi à la façon de présenter son projet auquel il voulait faire adhérer l’ensemble de la chevalerie française. Ce tournoi n’était qu’un prétexte pour faire venir à lui quelques-uns des hommes les plus valeureux qu’il connaissait. Mais il fallait les amener progressivement à rallier sa proposition. Chacun des barons pourrait avancer de bonnes ou de mauvaises raisons pour ne pas le suivre. Aussi fallait-il que l’évidence s’impose à eux. Il avait donc imaginé ce tournoi au cours duquel la valeur des participants, leur courage, leur force allaient être admirés par tous. Quand l’exaltation, la fierté, l’émulation seront à leur comble, il pourra alors proposer de mettre ces vertus au service d’un projet éminent.

    Après un moment d’hésitation, Thibaut regarda sa sœur dans les yeux pour tenter d’y lire une réaction :

    — Il s’agit de la Terre sainte.

    Regrettant aussitôt d’avoir parlé trop vite, il ajouta :

    — Assez ! Nous en reparlerons le moment venu.

    La tristesse vint subitement obscurcir la joie de Marie. À l’évocation de la Terre sainte, elle ne pouvait que songer à leur frère aîné, Henri¹⁴, mort deux ans auparavant dans cette lointaine Syrie. Ni Thibaut ni Marie ne l’avaient revu après son départ pour la croisade¹⁵. Les rares nouvelles qui leur étaient parvenues alors, les avaient tous deux fortement impressionnés. Les récits souvent imprécis des batailles dont certains échos atteignaient l’occident, la cruauté réputée excessive des Ayyoubides¹⁶ qu’on appelait les mahométans ou les Arabes, la sournoiserie féroce de leur chef Saladin¹⁷ les avaient profondément marqués. Pleins d’admiration et même de vénération pour cet aîné courageux à la foi inébranlable, ils s’étaient, chacun à leur façon, représenté un Orient empli des exploits des chevaliers français dont ils avaient eu vent. Marie ne vivait plus en Champagne alors, mais elle avait entretenu une correspondance nourrie avec son jeune frère. Tous les deux avaient loué, en l’enjolivant chaque fois un peu plus, le rôle prééminent qu’avait pu jouer leur aîné. Sa bravoure, la beauté de son âme, sa vaillance avaient même enflammé leur imagination. Ils avaient considéré Henri comme la parfaite incarnation de l’homme idéal qui sur terre devait se mettre au service de Dieu et de la foi. Il avait été un exemple pour sa famille, et, pensaient-ils, pour toute la noblesse chrétienne.

    Les deux enfants avaient été émerveillés le jour où ils avaient appris que ce grand frère avait ajouté à ses titres celui prestigieux de roi de Jérusalem¹⁸. Cette extraordinaire consécration les avait emplis de joie, bien qu’ils aient considéré, après réflexion, qu’un tel honneur était mérité pour ce frère aussi remarquable. L’annonce de sa mort¹⁹ les avait accablés. Leur héros s’était consacré à une cause supérieure, aussi sa mort accidentelle leur sembla-t-elle inconcevable. Pourtant, ils durent accepter cette cruelle évidence que leur aîné n’était plus. Leur admiration ne s’était pas atténuée depuis cette tragique disparition. La douleur de sa perte était restée vive et sa mémoire était toujours chérie. Marie et Thibaut comprenaient aussi que le souvenir de ce frère exemplaire avait affermi un peu plus le lien qui les unissait. Elle ne pouvait pas non plus ne pas penser à son père²⁰ qui avait été un pèlerin²¹ zélé. Sa famille était de celles qui avaient sacrifié leurs vies pour préserver les lieux saints. La Champagne était une terre de foi. Nombreux étaient ceux qui avaient pris la croix et qui n’étaient jamais revenus. Marie le savait, et l’allusion de son frère à la Terre sainte l’avait submergée d’émotion à la pensée de ce dévouement, de ce sacrifice, de ce courage dont avaient toujours fait preuve les siens. 

    En prononçant les mots de « Terre sainte », le jeune homme eut lui aussi une pensée émue pour son père et pour son défunt frère aîné. Il admirait toujours autant ce qu’ils avaient accompli ; ils avaient été des exemples. Mais aujourd’hui, c’était lui le comte de Champagne et il voulait se montrer digne de l’honneur que son frère lui avait octroyé en le désignant comme son successeur avant son départ pour l’Orient. Se rendant compte du trouble de sa sœur, il regretta d’avoir brisé aussi vite la joie de leurs retrouvailles avec le rappel de ce douloureux souvenir. Il voulut aussitôt la distraire de sa tristesse :

    — Oublie cela pour le moment ! Viens avec moi ! Nous allons rendre visite à tous ceux qui sont arrivés. Tu vas voir, il y en a plusieurs que tu connais bien et qui te salueront avec grand plaisir. Fais-leur bonne figure.

    Plongée dans sa mélancolie, Marie suivit son frère sans rien dire.

    *

    Marie et Thibaut enfourchèrent chacun un palefroi pour faire la tournée des campements qui s’étaient installés sur les vastes prairies autour du château. Accompagnés du maréchal de Champagne²², Geoffroy de Villehardouin²³, ils circulèrent entre les tentes, parmi les palefreniers et autres écuyers qui s’occupaient des chevaux, préparaient les équipements pour les combats du lendemain, ou s’affairaient à embellir le campement de leur maître. La bouillonnante animation qui agitait la foule, le bourdonnement des conversations qui emplissaient la plaine, les vives couleurs des pavillons ou des étendards qui flottaient partout où elle portait les yeux, eurent le mérite de distraire Marie de l’émotion qu’elle venait d’éprouver au sujet de son frère Henri et de la Terre sainte. Ils allèrent d’abord saluer Renaud de Montmirail, puis Robert et Geoffroy de Joinville. Ce fut ensuite au tour de Clarembaud de Chappe et son oncle Guy, puis bien d’autres qu’il serait fastidieux d’énumérer. Tous étaient heureux de voir Thibaut. Le jeune homme avait une aura qui attirait la sympathie de chacun. Il était aimable avec tous, plaisantant avec les uns, prodiguant des conseils toujours bien accueillis aux autres. Sa prestance, sa verve et son dynamisme avaient depuis longtemps conquis ses vassaux ou ses pairs.

    Ils s’éloignèrent alors un peu du centre du campement pour rejoindre une demeure qui avait été mise à la disposition d’un grand seigneur, Louis de Blois. Comte de Blois, de Chartres, de Châteaudun et de Clermont, Louis était aussi cousin²⁴ de Marie et de Thibaut. Il était l’un des plus puissants vassaux de Philippe Auguste, son oncle. Louis salua avec beaucoup de plaisir ses cousins. Il complimenta Thibaut d’avoir pris cette initiative d’organiser ce grand tournoi. Il comptait sur l’enthousiasme des barons et de la chevalerie rassemblée pour cet événement. Puis après s’être enquis des ennuis de l’époux de Marie, un absent de marque en ce jour, il louangea sincèrement la beauté de sa cousine. Celle-ci, pourtant flattée du compliment, chercha à détourner la conversation pour ménager sa pudeur. Elle voulut porter le sujet sur les affaires du royaume de France. Louis de Blois poursuivit toutefois ses compliments en vantant cette fois l’intelligence avec laquelle sa cousine était intervenue dans

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