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El Chorro
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Livre électronique125 pages1 heure

El Chorro

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À propos de ce livre électronique

Alice leva les yeux et fixa Georges avec un sourire entendu :

   - "El Chorro" ?!!! Je connais un peu. C’est vraiment un sanctuaire pour les « rolling stones », les torturés fumeurs de « shit ». Faut pas y rester trop longtemps. Sinon, tu commences à avoir l’esprit embrumé. Mais c’est magnifique. Tu vas beaucoup aimer.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Laurent Guignard, lauréat de la Faculté de Droit de Montpellier, Maître de conférences à l'Université Clermont-Ferrand 1.
LangueFrançais
ÉditeurIsca
Date de sortie16 nov. 2023
ISBN9782889820092
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    Aperçu du livre

    El Chorro - Laurent Guignard

    1

    Les adieux

    Le toaster, dans une quinte de toux, recracha les deux tranches qui rebondirent, carbonisées, sur le granit noir du plan de travail. Georges Crausaz poussa un long soupir puis étala le beurre un peu mou sur son pain trop grillé.

    – Alors…, qu’est-ce que je pourrais bien leur raconter aux collègues ? Faire des adieux pathétiques avec la rétrospective de mes innombrables années de service ? Évoquer les camps « aventures et survie » où les élèves grillaient les marshmallows en nocturne au milieu des clairières du Jorat ? Je pourrais aussi évoquer mon premier jour de travail, un lundi matin glacial de janvier. L’Opel Kadett orange s’était embourbée sur la pelouse enneigée du collège. Ou alors, une émouvante séquence « nostalgie » sur le bon vieux temps des tables de multiplications ? Bof ! Mieux vaut ne pas faire trop long ! Ces conférences de fins d’année sont interminables. Ils auront déjà quelques heures de palabres coincées dans le siphon. Pour certains, ils risqueraient l’occlusion cérébrale. Une chose est certaine, ils n’attendront que la clôture de l’ordre du jour pour se ruer sur les petits fours de la collation.

    Les phares de la Peugeot étaient mal réglés et Georges pestait contre ces petits problèmes mécaniques qu’il avait coutume de laisser s’accumuler au fil des kilomètres, sans les résoudre. Ce début du mois de juillet était humide et glacial. Un début d’été pourri. À cette heure matinale, il devait coller son nez contre le pare-brise embué pour garder le cap et maintenir le véhicule sur la bande obscure du bitume. Au fil du temps, les convois agricoles, qui traversaient ces terres fertiles gagnées sur des anciens marais asséchés, détérioraient avec obstination la chaussée. Cette lugubre ligne droite était ballonnée comme une piste de motocross. Elle traversait la plaine de l’Orbe et avait la fâcheuse tendance à se couvrir d’épaisses nappes de brume matinales, assoupies aux creux des secteurs les plus défoncés de la route. En l’occurrence, le sinistre pont des cultures maraîchères. Un ouvrage vétuste, dont la commune propriétaire attendait patiemment qu’un automobiliste éméché pulvérise les barrières métalliques afin de les remplacer avec la bénédiction des subsides de l’État. Il faut encore ajouter le passage sous voies de la ligne ferroviaire Lausanne-Yverdon. C’est une chicane qui, mal négociée, vous envoie directement dans les buts du terrain de foot communal. À cette heure matinale, peu de risque de croiser le moindre véhicule dans ce petit tunnel sans visibilité. Mais au retour du travail, Georges avait constaté qu’une fois sur deux, en négociant cette redoutable courbe sous voies très étroite, il se retrouvait nez à nez avec un fourgon déboulant en sens inverse.

    Par la ventilation, Georges percevait l’odeur des oignons nouveaux déposés sur les champs, attendant d’être récoltés. Il lui arrivait parfois d’en ramasser une botte en douce au retour de l’école. Georges alluma la radio. Il le faisait toujours au même endroit. Depuis quarante ans, il se branchait sur les ondes de la radio nationale, juste avant de longer les falaises du Bas des Monts. Il écoutait les nouvelles du journal du matin. Dans son habitacle encore mal tempéré, il entrait dans une sorte de communion avec la journaliste. Comme si elle ne s’exprimait que pour lui. C’était un moment privilégié. Et ce jeudi matin, ce serait la dernière fois. Georges faisait ses adieux à l’enseignement.

    Il soupira un peu. C’était l’ultime trajet. Depuis la villa, il mit encore une fois vingt-deux minutes précises pour atteindre le carrefour central d’Eppalens. À sa droite, la boulangerie Perney. Ses délicieux sandwiches au thon et ses croissants fourrés au chocolat Ragusa. Plus loin, il négocia le giratoire de la station essence AGIP, franchit le passage à niveau du LOB, juste avant l’arrivée du train de 6 h 12. Il s’immobilisa enfin sur le parking du collège des 3 Chênes. Il constata avec fierté qu’il était, comme de coutume, arrivé le premier sur son lieu de travail. C’était sa manière à lui de s’approprier les lieux. Avant Monsieur le Directeur. Avant Albert Revey, le responsable de l’informatique. Et surtout avant Jérémie Perrochon ; un jeune doyen ultra-brillant, bras droit de la Direction et bien droit dans ses bottes de licencié en biologie. En général, Perrochon arrivait avec son puissant cabriolet italien quelques minutes après Georges. Crausaz avait toujours eu la désagréable sensation que Perrochon n’attendait que la première occasion pour lui piquer la « pôle position ». Georges parquait toujours en marche arrière. Afin que la calandre de la Peugeot soit prête au départ dans les secondes qui suivaient la sonnerie. Cela lui permettait, au cas où un véhicule l’empêchait de s’échapper, de klaxonner frénétiquement. Il cultivait un dédain absolu envers les parents qui venaient prendre livraison de leur progéniture à la fin des cours. Il n’hésitait pas, quand l’occasion se présentait, à faire un bras d’honneur à l’imprudent paternel. Surtout lorsqu’il s’agissait de gros 4x4 de marques allemandes. Celles qui en général embarquaient les potaches les plus brillants de l’établissement. Georges avait une profonde aversion pour les petits génies. Il avait galéré durant toute sa scolarité et n’avait dû l’obtention de son brevet d’enseignant que grâce à la persévérance de ses parents. Ceux-ci l’avaient porté à bout de bras tout au long de ses laborieuses études. Il avait atterri par défaut dans l’enseignement, comme on choisit un menu au Mc Do. Avec la résignation de celui qui sait qu’il n’y aura pas de surprise, mais que ça nourrira son homme.

    Georges s’était donc présenté aux examens d’entrée de ce que l’on appelait alors, L’École normale d’Yverdon, l’ENY. Un établissement qui ratissait tous les recalés des études supérieures. Soit un panel d’élèves regroupant les fainéants qui n’avaient pas atteint les minimas requis pour accéder aux prestigieuses universités et que les métiers de la construction rebutaient. Ils formaient un ramassis d’étudiants que l’on peut qualifier « d’éléments dotés de compétences intellectuelles limitées et d’une motivation médiocre ». Ils avaient renoncé au latin et au grec ancien pour jeter leur dévolu sur cette formation qui permettait de préserver ses soirées pour diverses activités ludiques, plutôt qu’à l’étude des auteurs classiques, tels Montesquieu, Shakespeare ou Goethe.

    Un examen d’entrée sous forme de concours sélectionnait les futurs « normaliens et normaliennes ». Un défi que Georges envisageait avec beaucoup d’anxiété et un zeste de fatalisme. Parmi les branches scolaires, l’orthographe était chez Georges, ce que l’on peut qualifier de « tendon d’Achille ». Les accords du pluriel lui semblaient aussi complexes que le remplacement de la courroie de distribution d’un moteur diesel pour un lauréat du prix Nobel de littérature. Sa mère lui avait fait subir des cures de dictées d’entraînement. Avec une patience et une persévérance sans limites. En vain. La logique des accords et les terminaisons verbales étaient des récifs sur lesquels Georges s’échouait systématiquement, avec fracas. À l’image du parcours d’un concours hippique où le canasson s’encouble sur la totalité des barres. Il aborda donc l’épreuve de la dictée avec passablement d’appréhension.

    Arrivé dans la salle d’examen, il repéra, au milieu des jeunes gens boutonneux qui attendaient que le surveillant les place à une table, un candidat dont la calvitie naissante et quelques cheveux blancs indiquaient qu’il tentait une reconversion dans l’enseignement. Une aubaine pour Georges. Il devina, en cet homme providentiel, de bonnes aptitudes à dompter les difficultés orthographiques de la langue de Molière. Il s’assit donc à la gauche de ce présumé sauveur. Il lui proposa aussitôt un bonbon à la menthe. Pour faciliter les présentations. Mais aussi parce que l’haleine du candidat grisonnant trahissait une habitude à poêler ses tranches de pain à l’huile d’olive, avec une gousse d’ail écrasée. Georges éprouva envers cet inespéré binôme, une profonde reconnaissance.

    Jamais une dictée ne lui sembla aussi compliquée. Chaque phrase semblait renfermer d’innombrables difficultés. Des pièges sadiques dotés de pieux hérissés, sur lesquels Georges risquait inévitablement de s’empaler. Le sujet de chaque phrase était systématiquement placé après le verbe. Il était donc impératif d’aller rechercher l’intrus caché sournoisement en fin de liste. On était en droit de se demander si l’auteur du texte n’avait pas pondu ces lignes sous l’emprise d’un quelconque produit psychotrope. Ou alors était-il simplement vicieux ?

    Le récit relatait l’incendie d’une forêt tropicale. Avec tout ce que cela provoque comme fuites désordonnées d’animaux exotiques, terrifiés par les flammes. Un désastre autant orthographique qu’écologique. Georges constata avec effroi la richesse de la faune locale et maudit l’odieux pyromane qui avait bouté le feu à cette réserve de la biosphère. Soudain, le mot « perroquet » s’échappa de la bouche du « dictateur ». Un vieux professeur rigide comme un pied de chaise. Un ancien tortionnaire probablement sorti de sa retraite et engagé pour l’occasion. Il était aussi chaleureux qu’une borne hydrante un jour de canicule. Georges avala sa salive et maudit le bruyant volatile. Y avait-il un ou deux « r » à cet épouvantail à plumes ? Le mot « ara multicolore » n’aurait-il pas été plus adapté ? Un furtif pivotement de ses deux orbites sur la droite lui permit un rapide contrôle de la feuille de son voisin à l’haleine fétide. Petit délit qu’il ne regretta pas. Il inséra le deuxième « r » entre les deux voyelles et profita d’ajouter un « t » final, gros comme un perchoir à cacatoès. Miraculé de la fournaise, l’oiseau reconnaissant évita peut-être au candidat Georges Crausaz, un échec humiliant.

    Initialement éliminé de justesse de la sélection, il avait finalement été repêché à la dernière minute, grâce au

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