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Matières incandescentes: Problématiques matérialistes des Lumières françaises (1650-1780)
Matières incandescentes: Problématiques matérialistes des Lumières françaises (1650-1780)
Matières incandescentes: Problématiques matérialistes des Lumières françaises (1650-1780)
Livre électronique511 pages7 heures

Matières incandescentes: Problématiques matérialistes des Lumières françaises (1650-1780)

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Oser penser par soi-même. Voilà le mot d’ordre des écrivains matérialistes des Lumières qui n’ont pas hésité à récuser l’existence de Dieu, à mettre en jeu la réalité d’une « substance spirituelle » — oxymore absurde s’il en est — et à illustrer l’aliénation de ceux qui adhèrent à ce qui mène inévitablement au théofascisme.

Si Dieu est une chimère et les religions des « folies humaines », la matière, en revanche, existe par elle-même, travaillée par des forces qui rendent compte du monde tel qu’il existe. Du « frayage » des particules élémentaires au transformisme, en passant par la théorie des probabilités, les thèses matérialistes ont pu éclore parce que des « philosophes » ont abandonné le paradigme mécaniste au profit d’une conception complexe de l’organisme, fondée sur l’irritabilité et la sensibilité du tissu animal. L’auteur de Matières incandescentes analyse les conditions d’apparition et de développement des problématiques matérialistes des Lumières (1650-1780) dans une synthèse impeccable qui souligne les liens qui se sont tissés entre réflexion philosophique et avancées scientifiques.

Professeur émérite de l’Université d’Ottawa, Pierre Berthiaume est spécialiste de la littérature française du xviiie siècle et des relations de voyage en Amérique du Nord. Sa bibliographie comprend nombre d’ouvrages et d’articles qui couvrent les deux domaines de recherche.
LangueFrançais
Date de sortie8 déc. 2014
ISBN9782760634657
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    Aperçu du livre

    Matières incandescentes - Pierre Berthiaume

    Introduction

    Pour estre fidelle il faut croire aveuglement, mais pour estre Philosophe, il faut voir evidemment. La Raison Nous oblige d’ouvrir les Yeux, & la Foy Nous commande de les fermer¹.

    «Je vois un grand combat se préparer contre l’Eglise sous le nom de la philosophie cartésienne», écrit en 1687 Bossuet, qui craint que sous prétexte de n’admettre «que ce qu’on entend clairement», chacun, «sans songer qu’outre nos idées claires et distinctes, il y en a de confuses et de générales qui ne laissent pas d’enfermer des vérités si essentielles», se donne le droit de rejeter ce qu’il n’entend pas et que, «sans égard à la Tradition», chacun «avance témérairement tout ce qu’[il] pense²». Si réactionnaire que paraisse cette réflexion, elle a le mérite d’indiquer le lieu des affrontements à venir. En même temps qu’est mis en jeu le «monopole symbolique de la légitimation intellectuelle [de l’Église] et la conservation de son rôle de régulateur du débat d’idées³», une épistémè appelée à exclure la métaphysique du champ de la connaissance est mise en place sous l’égide de la raison.

    Descartes a fait de la raison l’instrument de la connaissance et des idées claires et distinctes les seules vérités recevables. Puisque «la puissance de bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison», est ce qui guide l’esprit dans sa recherche de la vérité⁴, il faut douter «des idées dans lesquelles nous pouvons discerner quelque chose de confus et d’obscur» et «ne prendre pour vraies que les idées qui «se présentent si clairement et si distinctement à [l’]esprit [qu’on ait] aucune occasion de les mettre en doute⁵». La thèse repose sur des assises métaphysiques: Dieu étant «la source de toute lumière», la faculté de connaître

    n’aperçoit jamais aucun objet qui ne soit vrai en ce qu’elle l’aperçoit, c’est-à-dire en ce qu’elle connaît clairement et distinctement, parce que nous aurions sujet de croire que Dieu serait trompeur, s’il nous l’avait donnée telle que nous prissions le faux pour le vrai lorsque nous en usons bien⁶.

    Ainsi, «toute conception claire et distincte est sans doute quelque chose de réel et de positif»; elle «ne peut tirer son origine du néant, mais doit nécessairement avoir Dieu pour son auteur», cet être «souverainement parfait [qui] ne peut être cause d’aucune erreur⁷». En même temps qu’est affirmée la «transparence d’une raison qui ne rend des comptes qu’à elle-même⁸», sont affirmées «la valeur, la puissance, l’autocratie absolue de la raison⁹». Si «l’hypothèse cartésienne» implique que «ce qu’on ne conçoit pas distinctement n’est pas¹⁰», elle implique aussi que ce que la raison conçoit distinctement est. C’est sur ce socle que s’est construit le matérialisme.

    L’Église elle-même semble abonder dans le même sens. Contre Tertullien et son «Credo quia absurdum¹¹», n’enseigne-t-elle pas que Dieu «étant pour ainsi dire la raison même par essence, le principe & la source de toute raison, […] il se contrarieroit lui-même» s’il agissait contre la raison¹²? Sans doute, mais à la condition de distinguer raison humaine et raison divine et de reconnaître que «notre esprit est borné», sinon même «très-borné», et que Dieu peut «faire & dire des choses qui soient au dessus de la portée de notre raison & de toute notre intelligence¹³». De là la nécessité de délimiter les champs du savoir et de baliser l’usage de la raison à l’intérieur de ceux-ci, voire d’interdire à celle-ci l’accès à certains d’entre eux. C’est ce que fait Jean-Nicolas-Hubert Hayer, qui distingue trois «systêmes sur l’usage de la Raison dans les matières de Théologie». Dans le premier, «les mystères sont conformes à la Raison, de sorte qu’ils sont à la portée de notre intelligence, dès que la Révélation les lui a suffisamment exposés»; dans le second, «les mystères sont des vérités totalement supérieures aux lumières de notre Raison, ensorte que la Raison ne voit entre eux & ses lumières ni conformité, ni opposition»; dans le troisième enfin, les mystères sont même «opposés à la Raison, comme l’Erreur est opposée à la Vérité¹⁴». Dans deux des «systèmes», la raison n’a pas voix au chapitre. Au mieux, elle ne peut que reconnaître ses limites, puis se taire. Même les vérités de la «Nature physique», c’est-à-dire celles qui sont «fondées sur le cours ordinaire de la Nature», peuvent échapper à la raison: «comme ce cours dépend du bon plaisir de Dieu qui l’a créé, il peut être interrompu; & c’est cette interruption qui fait le miracle». Au vrai, «l’ordre physique rentre lui-même à certains égards dans l’ordre métaphysique. C’est la Métaphysique qui lui fournit ses principes: c’est elle qui établit, entr’autres choses, que la Nature physique est dans la dépendance essentielle du Dieu qui l’a créée & qui la conserve¹⁵». À la fois enveloppée par la nature métaphysique issue de Dieu et dépendant de celle-ci, la nature physique ne peut aller contre la raison divine puisque c’est celle-ci qui l’ordonne et la gouverne. «Si donc», poursuit Jean-Nicolas-Hubert Hayer, «on vient nous dire que le mystère de la Transsubstantiation, par exemple, est opposé à la Nature & à la Raison, nous en conviendrons sans difficulté, pouvû que par le mot Nature on entende la Nature physique, & par le mot Raison, la Raison physique; car cela se réduit à dire que la Transsubstantiation est un miracle¹⁶». Les vérités métaphysiques et, à travers elles, les vérités physiques émargent de l’entendement divin; elles ne sauraient être contre la raison, du moins contre la raison divine. Aux yeux de l’Église, existe bel et bien un empyrée inaccessible à la raison humaine et celle-ci ne saurait arbitrer entre ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Dans ces conditions, avancer «que les mystères d’une Religion Divine [sont] opposés à une Raison saine, c’est […] une prétention si révoltante, si absurde, qu’elle ne peut se rencontrer que chez les Ennemis secrets ou déclarés de cette Religion¹⁷».

    Cette stratégie qui consiste à délimiter un champ épistémologique qui exclut la raison humaine, l’Église, pour faire bonne mesure, la leste d’un volet moral. Si certains s’escriment à récuser les mystères de l’Église, ce n’est pas qu’ils soient «révoltans» ou qu’ils y découvrent «des contradictions», mais pour une tout autre «cause étrangére au fond même des mystères¹⁸». Cette cause, c’est «l’orgueil de la Raison¹⁹» qui entend «sonder la Majesté» divine et qui en est alors «accablé²⁰». Incapable de comprendre les mystères divins, humilié par sa propre impuissance, l’esprit ne trouve rien de mieux à faire que de dénoncer ce qui le dépasse et de prétendre qu’il s’agit d’absurdités²¹. L’argument se double d’un second, prévisible: «n’est-ce pas les passions du cœur, encore plus que la Raison, que ces mystères révoltent», demande Jean-François de La Marche. Si «on ôte de l’Evangile le dogme de l’éternité des peines de l’Enfer pour ceux qui n’en suivront pas les austères pratiques & mourront dans l’impénitence, les autres mystères trouveront-ils dans les esprits une créance difficile, & s’avisera-t-on d’y chercher ou même d’y soupçonner des contradictions plus que dans les mystères de la nature?²²» Ce sont bien les passions humaines qui sont les véritables sources de l’athéisme. «L’orgueil de l’esprit & la dépravation du cœur sont les deux sources principales de l’incrédulité», affirme l’abbé Daniel Le Masson des Granges en 1759²³; «les passions, l’orgueil, l’amour de l’indépendance, ont toujours été & seront toujours les vraies causes de l’incrédulité», renchérit Nicolas-Sylvestre Bergier, huit ans plus tard²⁴; les «prétendus philosophes, s’ils sont de bonne foi, conviendront que le premier principe de l’incrédulité c’est l’attachement aux passions», soutient le rédacteur anonyme des Réflexions antiphilosophiques²⁵. La condamnation est sans appel, l’athéisme ne se décline que sous la forme d’une «disposition maligne & perverse de l’esprit», écrit Johann Franz Buddeus, un professeur de Théologie à Iéna²⁶.

    On pourrait être tenté d’accuser ces apologistes de chercher à vilipender leurs adversaires plutôt que d’essayer de les convaincre par une solide argumentation; ce serait oublier leurs convictions profondes. À leurs yeux, les prétentions des athées et des penseurs matérialistes reposent sur le péché à l’origine de la chute d’Adam et Ève. «Eve est le premier modele de la vaine & orgueilleuse philosophie», soutient le rédacteur anonyme des Réflexions antiphilosophiques²⁷. Dans son réquisitoire contre les auteurs des ouvrages condamnés par le Parlement en août 1770, l’avocat Richard de Bury n’aperçoit «que des hommes qui veulent s’élever au-dessus de la Divinité²⁸». Dans son principe même, «la Philosophie» est condamnable, car elle «est fondée sur la plus incurable de toutes les maladies de l’esprit humain, sur l’amour propre orgueilleux», tranche Simon-Nicolas-Henri Linguet, un avocat²⁹. L’homme doit se contenter de reconnaître un maître de science en son dieu; tenter de percer les mystères de la nature, c’est commettre à nouveau le péché d’orgueil, c’est rejouer le scénario qui a provoqué la chute de l’humanité³⁰. «La raison n’a été donnée à l’Homme que pour connoître Dieu. En faire tout autre usage, c’est en abuser», résume l’oratorien Joseph-Étienne Bertier³¹.

    Si savant soit-il, le philosophe doit «se soumettre à la voix de son Dieu, si son Dieu daigne la lui faire entendre», soutient le rédacteur anonyme d’une Apologie des philosophes. Or, «cette voix», précisément, «a parlé. Elle a parlé à tout l’univers; & le Théologien est l’organe qui nous en transfert les oracles³²». Chacun doit se soumettre au magistère de ceux qui, «éclairés d’une lumiere supérieure à toutes» celles des autres hommes, philosophes inclus³³, transmettent et traduisent «la parole essentiellement infaillible de Dieu³⁴». C’est donc dans «l’école des Théologiens que le Philosophe exercera sa Raison […] puisque dans cette école il doit se convaincre par les plus sensibles raisonnemens, qu’à la voix des Théologiens, il est souverainement équitable de ne plus raisonner», écrit encore le rédacteur anonyme de l’Apologie des philosophes³⁵. La théologie constitue le fonds sur lequel se construit le recul de la raison: «cet Interprete ne pourra donc vous faire entendre que des vérités incontestables, puisqu’on ne conteste pas contre le témoignage de l’Infaillibilité par essence; & des vérités incompréhensibles, puisque leur incompréhensibilité leur est essentielle pour soumettre votre Raison³⁶». Non seulement les mystères de la foi échappent-ils à la raison, mais en plus, ils ont pour mission de soumettre la raison. Dans ces conditions, ce qui heurte de plein fouet la raison est non seulement possible, mais même nécessaire. «Une Religion surnaturelle exige des preuves, des moyens analogues, & par conséquent surnaturels» qui ne peuvent paraître aux yeux des philosophes que des fables «par-là même qu’ils sont surnaturels, c’est-à-dire, au dessus des lumiéres, de l’activité, de la sphère de notre raison», écrit Gabriel Gauchat, un docteur en théologie³⁷. La boucle est bouclée: la preuve que les dogmes et les mystères de l’Église sont vrais, c’est qu’ils échappent à la raison; la preuve que la raison doit abdiquer devant les dogmes et les mystères de l’Église, c’est qu’ils la dépassent.

    Mais, fait remarquer d’Holbach aux théologiens, «si, comme vous le prétendez ma raison vient de Dieu, je ne croirai jamais qu’un Dieu, que vous dites si bon, ne m’ait donné la raison, que pour me tendre un piege, afin de me conduire à la perdition³⁸». Non sans arrière-pensée, d’Holbach pose le problème de la validité et de la légitimité de la raison à l’intérieur de l’axiologie chrétienne en en attribuant la paternité à la divinité. Difficile dans ces conditions d’interdire le recours à la raison, sauf à mettre en jeu la divinité elle-même: «admettre quelque conformité entre la raison de l’homme et la raison éternelle qui est Dieu, et prétendre que Dieu exige le sacrifice de la raison humaine, c’est établir qu’il veut et ne veut pas tout à la fois», écrit Diderot³⁹. Ce que les deux philosophes entendent faire, et font, c’est rétablir la raison dans ses droits. Au contraire de ce qu’affirme l’Église, tous les champs du savoir peuvent être explorés et la raison est un guide sûr pour le faire. Il y a plus: «la philosophie recherche la maniere des choses, & la religion fait profession de l’ignorer», écrit le rédacteur des Réflexions antiphilosophiques⁴⁰. En même temps qu’elle s’affirme seul instrument de la connaissance, la raison fait du monde concret l’objet de la connaissance. Elle peut le déchiffrer parce qu’il est lui-même enveloppé par un Logos qui l’ordonne tout entier, de la plus infime de ses particules jusqu’aux assemblages cosmiques qui occupent les confins de l’univers. En opérant «la réduction du surnaturel au naturel et celle du spirituel au matériel⁴¹», elle transforme tout autant le sens du savoir que son objet.

    * * *

    On aimerait croire que la raison ait pu jouer ce rôle de fil directeur dans l’élaboration du matérialisme au XVIIIe siècle. La réalité est plus complexe. «C’est en attaquant par parties l’édifice des folies humaines que nous parviendrons à le faire disparaître et à nettoyer l’aire propre à recevoir l’édifice de la raison et de la vérité», lit-on dans l’Essai sur les préjugés⁴². L’élaboration du savoir matérialiste passe par la production d’un discours athée qui remet en cause les concepts sur lesquels repose le dualisme⁴³. À travers leur critique philosophique, la raison opère une mise à nu de l’idée d’Être suprême, de son support institutionnel et du concept de «substance immatérielle». Dans ce travail de déconstruction, elle joue pleinement son rôle et dégage un espace où peut se constituer un nouveau savoir. En même temps qu’elle récuse toute forme de dualisme, elle établit les fondements d’un savoir reposant sur une conception neuve de la matière et sur une définition organique des êtres animés fondées sur les avancées de la physique, de la physiologie et des sciences naturelles. Mais sur ces assises, elle bâtit des «systèmes» dans lesquels l’ombre portée de traditions hermétiques anciennes couvrent le fil qu’elle dévide. Ce sont ces deux axes qui ordonnent l’étude qui suit. Dans le premier chapitre est abordée la question de l’existence de Dieu, dans le second, celle de l’institution qui le promeut. Dans le troisième, est exposée l’élaboration d’une conception neuve de la matière, fondée sur le mouvement, qui donne lieu à des constructions empiriques de l’univers (chap. 4). La mécanique du corps (chap. 5) et la conception de l’âme (chap. 6) constituent des défis particuliers que les avancées scientifiques permettent de relever, encore qu’il faille attendre une conception de l’organisme pour pouvoir prétendre rendre compte du vivant (chap. 7). Dans cette dialectique entre déconstruction et construction, on reconnaîtra les principaux composants de la «vulgate du matérialisme des Lumières», exposée par Olivier Bloch⁴⁴. Si les deux discours constituent les assises du matérialisme des Lumières, ils n’ont pas la même efficacité épistémologique et ils ne se réalisent pas dans un discours unifié, mais dans des problématiques autonomes.

    * * *

    Bien que les textes matérialistes les plus importants aient été rédigés ou publiés dans la seconde moitié du XVIIIe siècle⁴⁵, le matérialisme des Lumières déborde ce cadre chronologique. Compte tenu de l’importance du rôle de la raison et de l’influence de Descartes, on peut penser qu’il naît dès 1637, avec la parution du Discours de la méthode. C’est tout autant marqués par le rationalisme de Descartes que contre Descartes que les penseurs matérialistes français ont posé les jalons d’un savoir opposé à l’immatérialisme. En outre, les ouvrages de Thomas Hobbes et de Spinoza, qui ont influé sur leurs idées, paraissent dès les années 1650 et 1660. Enfin, les recherches des Francis Glisson, Niels Steensen, Thomas Willis, sans lesquelles le matérialisme moderne n’aurait pu voir le jour, donnent lieu à des publications dès le début de la seconde moitié du XVIIe siècle. À l’autre extrémité du spectre, les Éléments de physiologie, qui marquent l’ultime expression du matérialisme des Lumières sont de 1780. Même si l’essentiel de cette étude porte sur les textes des années 1750-1780, nous n’hésiterons pas à aborder des ouvrages parus avant cette période.

    1. Simon Foucher, Critique de la Recherche de la verité, p. 32-33.

    2. Bossuet, Lettre à un disciple de Malebranche, du 21 mai 1687, dans Correspondance de Bossuet, vol. III, p. 372-373.

    3. A. Sandrier, Le Style philosophique du baron d’Holbach, p. 226. Voir aussi p. 209-226.

    4. Descartes, Discours, dans O. et l., p. 126; A. T., VI, p. 2.

    5. A. Koyré, Entretiens sur Descartes, p. 63. La dernière phrase provient de Descartes: Discours, dans O. et l., p. 137; A. T., VI, p. 18.

    6. Descartes, Principes, 1re partie, § 30, dans O. et l., p. 584; A. T., IX, p. 38. Texte repris presque mot à mot par Boyer d’Argens: «il faut d’abord poser ce premier principe, que notre raison, qui est un présent que Dieu nous a fait pour nous conduire, ne sauroit nous tromper dans les choses qu’elle apperçoit; car si ce discernement & cette faculté de concevoir nous trompoit, Dieu seroit lui-même un trompeur, qui nous présenteroit le faux sous les apparences du vrai» (Philosophie, t. I, Réflexion I, § II, p. 46).

    7. Descartes, Méditations, dans O. et l., p. 309; A. T., IX, p. 49-50. Voir aussi Discours de la méthode (O. et l., p. 151-152; A. T., VI, p. 38).

    8. G. Gusdorf, Les Sciences humaines et la pensée occidentale, t. IV, p. 151.

    9. A. Koyré, Entretiens sur Descartes, p. 58.

    10. A. Monod, De Pascal à Chateaubriand, p. 186.

    11. Texte exact de Tertullien: «Et mortus est Dei filius; credibile est quia ineptum est. Et sepultus resurrexit; certum est quia impossibile» (La Chair du Christ, t. I, chap. V, no 4, p. 228). Traduction de Jean-Pierre Mahé: «Et le fils de Dieu est mort; on peut le croire parce que c’est absurde. Et il est ressuscité du tombeau; cela est certain car impossible». De là la formule attribuée à Tertullien: «credo quia absurdum».

    12. C. Buffier, Exposition, Première partie, chap. IV, p. 55.

    13. C. Buffier, Exposition, Première partie, chap. IV, p. 57.

    14. J.-N.-H. Hayer, La Religion vengée, t. II, Lettre III, p. 50. «Ensorte» écrit en un seul mot. Professeur de philosophie et de théologie chez les récollets, Jean-Nicolas-Hubert Hayer fit appel à des gens de lettres pour combattre l’incrédulité. Son principal collaborateur a été Jean Soret, un avocat. Publié entre 1757 et 1763, l’ouvrage, composé de lettres distinctes, comprend vingt et un volumes.

    15. J.-N.-H. Hayer, La Religion vengée, t. II, Lettre IV, p. 68.

    16. J.-N.-H. Hayer, La Religion vengée, t. II, Lettre IV, p. 69.

    17. J.-N.-H. Hayer, La Religion vengée, t. II, Lettre IX, p. 136.

    18. J.-F. de La Marche, La Foi justifiée, p. 25.

    19. J.-F. de La Marche, La Foi justifiée, p. 25.

    20. J.-F. de La Marche, La Foi justifiée, p. 26.

    21. «Dans les lumières philosophiques, qui éclaireraient le monde», observe Sylviane Albertan-Coppola, «les apologistes ne voient que des Lumières qui aveuglent, éblouissent l’homme et le font chuter dans les ténèbres» («L’apologétique catholique française à l’âge des Lumières», dans Revue de l’histoire des religions, 1988, vol. 205, no 2, p. 177).

    22. J.-F. de La Marche, La Foi justifiée, p. 26.

    23. D. Le Masson des Granges, Le Philosophe moderne, p. 2-3.

    24. N.-S. Bergier, Certitude des preuves, Première partie, p. 3. Sur Nicolas-Sylvestre Bergier, voir Sylviane Albertan-Coppola, L’Abbé Nicolas-Sylvestre Bergier (1718-1790). Des Monts-Jura à Versailles, le parcours d’un apologiste du XVIIIe siècle.

    25. Anonyme, Réflexions antiphilosophiques, p. 33.

    26. J. F. Buddeus, Traité de l’athéisme et de la superstition, chap. II, § I, p. 98-99.

    27. Anonyme, Réflexions antiphilosophiques, p. 5. Voir Genèse 3,1-24.

    28. R. de Bury, Lettre sur les ouvrages philosophiques, Condamnés par Arrêt du Parlement du 18 août 1770, p. 14.

    29. S.-N. H. Linguet, Le Fanatisme des philosophes, p. 9. Le même lien entre le péché d’orgueil, attribué à Ève, et la «vaine & orgueilleuse philosophie» est établi par le rédacteur anonyme des Réflexions antiphilosophiques (p. 5).

    30. Sur le lien entre accusation d’immoralité et conception religieuse, voir A. C. Kors, Atheism in France, 1650-1729, vol. I: The Orthodox Sources of Disbelief, p. 18-43.

    31. J.-É. Bertier, Physique des corps animés; Par le P. B***, Préface, p. ix. Carlos Sommervogel attribue l’ouvrage à Laurent Béraud (Bibliothèque […], I, p. 1319).

    32. Anonyme, Apologie des philosophes, p. 52.

    33. Anonyme, Apologie des philosophes, p. 22.

    34. Anonyme, Apologie des philosophes, p. 57.

    35. Anonyme, Apologie des philosophes, p. 58.

    36. Anonyme, Apologie des philosophes, p. 59.

    37. G. Gauchat, Lettres critiques, vol. 2, t. VIII, Lettre LXXIX, p. 25.

    38. D’Holbach, Bon-Sens, «Apologue», no 135, p. 143.

    39. Diderot, Pensées philosophiques, dans Œuvres, t. I, «Addition», pensée 2, p. 41. Dans l’«Addition», Diderot reprend des pensées des Objections diverses contre les récits de différents théologiens, un manuscrit clandestin (Léningrad, Erm. fr. 3, signé J. L. P., 107) attribué à Louis-Jean Lévesque de Pouilly, par Franco Venturi (RHLF, 1938, p. 23-42 et 289-308), et à Saint-Hyacinthe, par Roland Mortier (RHLF, 1967, p. 609-612).

    40. Anonyme, Réflexions antiphilosophiques, p. 5.

    41. J. Ehrard, «Le triomphe de la matière», dans Béatrice Fink et Gerhardt Stenger (textes réunis et publiés par), Être matérialiste à l’âge des Lumières, p. 24.

    42. D’Holbach (attribué à), Essai sur les préjugés, p. 160, n. 8. «L’attribution traditionnelle à Dumarsais est fort discutable. Dans l’affirmative le rôle d’Holbach se limiterait à celui d’éditeur», écrit Jeroom Vercruysse (D’Holbach et ses amis, p. 14). Voir aussi du même auteur, Bibliographie descriptive des écrits du Baron d’Holbach, 1770, A 2.

    43. Sur l’apparition du terme «matérialiste», en 1666 ou 1668 en anglais et en 1702 en français, et sur les acceptions du terme et son usage polémique, voir Olivier Bloch, «Sur les premières apparitions du mot matérialiste», dans Raison présente, juillet-sept. 1978, no 47, p. 3-16; O. Bloch, Matière à histoires, p. 21-35; F. Salaün, L’Ordre des mœurs, p. 43-63.

    44. Voir O. Bloch, Matière à histoires, p. 276. L’article, tiré de la conférence inaugurale des Troisièmes Rencontres «De la Illustracion al Romanticismo», consacrées au thème «Ideas y Movimientos clandestinos» (Cadix, 23-25 avril 1987), a originellement été publié dans les Publications de l’Université de Cadix, 1988 (p. 3-26). Pour sa part, Yvon Belaval constate que le «refus de distinction des deux substances» définit en partie le matérialisme, tout comme le rejet du principe cartésien que l’âme est plus facile à connaître que le corps («Sur le matérialisme de Diderot», dans Hugo Friedrich et Fritz Schalk (sous la direction de), Europäische Aufklärung. Herbert Dieckmann zum 60. geburtstag, p. 10).

    45. Encore que L’Homme-machine de La Mettrie ait été publié en 1748.

    Chapitre 1

    Avoir raison de Dieu

    Pourquoi y a-t-il plutôt quelque chose que rien?¹

    Dieu constitue la «pierre de l’angle d’un vaste édifice qui s’écrouleroit si cette pierre pouvoit être arrachée²»; l’affirmation de l’éternité et de l’autonomie de la matière passe par la ruine du concept de Dieu; de là la nécessité pour les écrivains matérialistes de récuser la «Révélation» à travers laquelle la divinité se serait manifestée aux hommes, d’invalider les «preuves» de son existence et d’illustrer les incohérences de ses attributs.

    * * *

    Si les hommes sont obligés de croire une chose uniquement parce qu’elle a été révélée, il faut au moins qu’ils soient bien surs qu’elle ait été divinement révélée³.

    La «Révélation» est la communication que le dieu des religions monothéistes a faite de lui-même aux hommes. En même temps qu’elle émane de lui, elle le manifeste; elle constitue un message dans lequel le signifiant et le signifié se confondent. Comme le signifié est, par essence, un être infiniment parfait, le message doit porter les traces de cette perfection. «Par sa nécessité même», écrit François Xavier de Feller, «un Dieu sage & bon n’a pu refuser à son plus bel ouvrage», à l’être humain, «une lumiere nécessaire à sa félicité & à la connoissance des devoirs envers son Auteur⁴». Pour ce, la «Révélation» doit remplir trois conditions: être universelle, être claire et ne rien dire de contradictoire sur la divinité, en principe parfaite. Or, elle ne répond à aucune des conditions.

    Pour être universelle, la «Révélation» «devroit être écrite en un langage qui pût être entendu de tous les hommes⁵». La langue dans laquelle elle a été transmise est, au contraire, à peu près inintelligible à cause de ses caractéristiques linguistiques et du figurisme auquel étaient enclins les Hébreux. «Le langage de l’Ecriture n’est pas naturel»; il répond au «goût et au style Orientaux. L’Ecriture n’est donc pas pour nous, elle n’est que pour eux⁶». Le dieu des religions révélées est un «Dieu caché» qui «n’a jamais parlé que d’une façon énigmatique & mystérieuse», écrit d’Holbach⁷. Il n’a fait que «donner & retenir», autrement dit, «parler pour n’être point entendu». La langue et le caractère sibyllins de la «Révélation» impliquent qu’elle ne s’adresse qu’à une partie de l’humanité, ce qui met en jeu et le signifiant et le signifié⁸: une «révélation particulière annonce un dieu partial⁹», donc partiel, c’est-à-dire une créature qui ne possède pas les attributs d’un être parfait. Au moment même où la «Révélation» est censée faire connaître l’existence de l’Être suprême, elle la nie: puisque «la révélation d’un dieu bon aurait dû être universelle […] toute révélation exclusive anéantit évidemment la bonté et la justice du père commun des mortels¹⁰». Privé d’attributs sans lesquels il n’est pas parfait, le dieu judéo-chrétien ne peut être l’Être absolu.

    En outre, au lieu de faire connaître la divinité, la «Révélation» divulgue «des mystères, c’est-à-dire des choses inaccessibles à l’esprit humain». Dieu ne se manifeste «que pour n’être point compris». Sa conduite est «aussi ridicule qu’insensée». Dieu ne se serait «révélé que pour demeurer inconnu, pour nous cacher ses voies, pour dérouter notre esprit, pour augmenter notre ignorance et nos incertitudes¹¹». Le message voile ce qu’il est censé dévoiler: il se nie lui-même. Semblable à la théologie qui ne parvient pas à donner une idée cohérente de la divinité, la «Révélation» ne «peut être regardée que comme un projet d’anéantir l’existence de l’être suprême¹²». Parce qu’elle révèle des ténèbres, la «Révélation» met en scène un dieu que son propre verbe contredit; elle pousse les hommes à douter de l’existence de l’être qu’elle entend faire connaître.

    Elle implique enfin une contradiction fondamentale. Elle n’existe que parce que la divinité, en principe immuable, a été inconstante: «si Dieu s’est révélé dans le temps, il a cessé dès lors d’être immuable: il a voulu dans un temps ce qu’il n’a point voulu dans un autre¹³». En s’inscrivant dans l’histoire, la «Révélation» induit un dieu qui change d’avis en même temps qu’elle l’affirme immuable. Elle renferme une contradiction intrinsèque: son existence exclut celle de la divinité immuable qu’elle annonce, si bien qu’elle s’annule elle-même.

    * * *

    La lecture de la Bible est la plus propre de toutes [les lectures] à désabuser un chrétien de son respect pour la Bible¹⁴.

    Irrecevable à cause de ses contradictions, la «Révélation» l’est aussi par la façon dont elle a été transmise aux hommes. Biblos, en grec, signifie «livres saints», mais ceux-ci n’ont rien de saints, montrent les écrivains matérialistes à travers une «histoire» de ceux-ci, plus précisément à travers une enquête sur leur paternité, sur le prophétisme qui leur sert de fondement, sur leur véracité historique et sur l’herméneutique chrétienne. En mettant en lumière les conditions de production des textes saints et leur facture humaine, ils visent à annuler leur sanctitas, leur caractère sacré et divin.

    Dans la mythologie judéo-chrétienne, les prophètes sont les porte-parole de la divinité, inspirés qu’ils sont par elle. À titre de truchements de Dieu, ils garantissent l’authenticité de sa parole. Si ceux à qui on attribue les «livres saints» n’en sont pas les vrais scribes, la «Révélation» est une supercherie. Or, la paternité des textes sacrés a fait problème. Bien avant Richard Simon, Thomas Hobbes montre, en se fondant sur des anachronismes, que Moïse ne peut être l’auteur du Pentateuque, qui lui est pourtant attribué¹⁵. Le cas du Pentateuque n’est pas unique; d’autres livres de l’Ancien Testament n’ont pu avoir été écrits par ceux à qui on les attribue. «Que le livre de Josué fût, lui aussi, écrit longtemps après l’époque de Josué, c’est ce qui ressort de nombreux passages du livre lui-même», constate Hobbes. «Josué avait élevé douze pierres au milieu du Jourdain en souvenir de leur traversée», écrit le rédacteur du texte, qui ajoute qu’«elles y sont jusqu’à ce jour; jusqu’à ce jour est en effet une expression renvoyant à une époque révolue, située au-delà de la mémoire humaine», observe Hobbes¹⁶. On trouve la même expression ou des expressions semblables dans le livre des Juges, dans ceux de Ruth, de Samuel, d’Esdras-Néhémie et d’Esther, tout comme dans les livres des Rois et dans les Chroniques, ou Paralipomènes: tous ces livres ont manifestement été écrits après la disparition des rédacteurs à qui on les attribue¹⁷. Thomas Hobbes n’est pas seul à relever les incohérences des «livres saints». Spinoza, qui maîtrise la langue hébraïque, constate lui aussi que le Pentateuque n’a pu être écrit par Moïse¹⁸, que le livre de Josué n’a pas été rédigé par celui-ci, ni le livre des Juges par ces derniers¹⁹. Dans tous les cas, il s’agit de textes vraisemblablement réunis par Esdras au Ve siècle²⁰. Il n’y a «presque aucun [livre de l’Ancien Testament] qu’on puisse assurer être l’ouvrage de celui dont il porte le nom», écrit le rédacteur de La Religion chrétienne analysée²¹. La Bible, avance l’auteur anonyme de La Vie et l’esprit de Mr Benoit de Spinosa, «n’est composé que d’un tissu de Fragmens cousus ensemble en divers tems, & donnez au Public à la fantaisie des Rabbins, qui ne les ont produits, qu’après avoir approuvé les uns & rejetté les autres, suivant qu’ils les ont trouvé ou conformes, ou répugnans à la Loy de MOYSE²²». Ce n’est pas Dieu qui a donné forme et sens aux livres sacrés, mais des hommes qui ont amalgamé des «fragments» de textes anciens en fonction de leurs convictions et d’enjeux religieux. En même temps que la figure du messager divin se brouille, le message céleste perd ses assises. Si ceux qui se disent les apocrisiaires de Dieu sont suspects, leur discours perd toute valeur.

    Il en perd d’autant plus que le prophétisme, en plus d’être commun à «toutes les religions du monde²³», ne peut être garant de la vérité d’un discours, quel qu’il soit. «Chacun sait que chez les Hébreux il y avait de vrais et de faux prophètes», rappelle d’Holbach. Comment «les distinguer», puisque «les uns et les autres disaient que Dieu leur avait fait connaître sa volonté par des visions ou par des songe²⁴»? Impossible, en effet, «de discerner les pretendus veritables prophetes, d’avec les faux, vû que les apparences exterieures ne sont pas plus pour les uns que pour les autres», observe Jean Meslier²⁵. Tous, en effet, parlent «le même langage […] se disent également tous être envoïés et inspirés de Dieu²⁶» Le prophétisme repose sur un discours tautologique: la crédibilité du prophète est fondée sur ses propres affirmations. D’ailleurs, pourquoi un dieu passerait-il par leur intermédiaire pour «publier» ses lois? N’est-ce pas là «une marque bien certaine de [sa] foiblesse, et de [son] impuissance, [puisqu’il ne peut] se passer du secours des hommes, en ce qui [le] regarde de si près²⁷»?

    Les miracles pourraient peut-être servir de «Lettres de Creances» permettant de distinguer les vrais «Ministres» de Dieu des faux prophètes²⁸, mais rien ne permet de démêler les «vrais» miracles des «faux». Les chrétiens ont beau affirmer que leurs miracles et ceux des prophètes de l’Ancien Testament sont vrais et que ceux des païens sont faux, il n’y a «pas plus de raison de croire les uns que de croire les autres²⁹». On aurait même de bonnes raisons de prendre plus au sérieux ceux des païens, qui ont été rapportés par «plusieurs graves historiens», que ceux reconnus par les chrétiens, qui ne l’ont été «que par des ignorans, gens de bas alloy, et qui n’étoient point connus ni estimés dans leur tems, et dont on ne conoit encore maintenant que les noms, encore n’est il pas seur qu’ils portoient pour lors les noms qu’on leur donne³⁰», sans compter que nombre de «miracles» rapportés dans la Bible ressemblent étrangement à ceux des païens³¹. En obligeant ses membres à croire aux miracles de l’Ancien Testament et à ceux du Nouveau, l’Église se place dans une singulière position. Puisque seul un témoin oculaire peut connaître les circonstances dans lesquelles un fait s’est déroulé et s’assurer de sa réalité, tous ceux qui ne «verroient point faire» un miracle ne pourraient pas avoir «une pleine et entiere connoissance de toutes les circonstances qu’il faut necessairement connoitre pour en juger prudament³²». Il est donc impossible, aujourd’hui, de s’assurer de la réalité des miracles passés. Si l’Église affirme néanmoins qu’ils ont bel et bien eu lieu, les hommes «seroient donc obligés de croire tous ces conteurs de miracles? et tous ces conteurs de visions, et de revelations divines³³». En exigeant une foi absolue dans les miracles rapportés dans la Bible, l’Église se piège elle-même, sans compter que son exigence se fonde sur une incohérence: elle impose à ses membres de croire à un événement sur lequel elle fonde son autorité. D’ailleurs, elle ne devrait pas avoir recours aux «miracles» pour asseoir son autorité car ils demeurent toujours douteux. Faute de connaître «jusqu’où s’étend le pouvoir des causes naturelles elles-mêmes, et quels étranges effets elles peuvent produire», il est «très difficile à déterminer» quand un miracle a vraiment lieu³⁴. «Des faits surnaturels ne peuvent jamais avoir une parfaite certitude, même pour ceux qui en seraient les témoins, parce qu’il est plus aisé que tous leurs sens se trompent qu’il n’est aisé qu’un fait surnaturel se passe», note le Militaire philosophe³⁵. Les phénomènes extraordinaires «ne sont veritablement que des effets naturels produits par des causes purement naturelles et humaines», écrit Jean Meslier; s’ils paraissent «surnaturels et miraculeux», c’est soit «parce qu’ils ne se font que dans certaines rencontres extraordinaires de plusieurs causes, ou par quelques efforts extraordinaires de la nature», soit parce qu’ils sont produits «par l’industrie, par la subtilité, par l’adresse et par l’artifice» de personnes «qui ont quelque connoissance particulieres des secrettes vertus de la nature, qui sçavent adroitement profiter du tems et des occasions ou qui sçavent faire subtilement tout ce qu’ils entreprennent de faire³⁶». Si on joint à cela la propension naturelle des hommes à «aime[r] fort le merveilleux» et le «pouvoir» que possède tout ce qui a «l’air miraculeux […] sur l’esprit du peuple³⁷», on peut penser que «les prétendus miracles que le christianisme nous raconte n’ont, comme ceux de toutes les autres religions, que la crédulité des peuples, leur enthousiasme, leur ignorance, et l’adresse des imposteurs pour base³⁸». Les miracles n’existent pas: au mieux, ce sont des phénomènes naturels mal compris ou des hallucinations, au pire, des tours de passe-passe faits par des charlatans³⁹.

    Les miracles posent en réalité un défi sur le plan théologique, puisqu’ils perturbent l’ordre établi par la divinité elle-même. «Les lois universelles de la nature» sont issues des «décrets divins» qui, eux-mêmes, découlent «de la nécessité et de la perfection de la nature de Dieu»; si un événement contredit les lois de la nature, il contredit alors les décrets divins et, par voie de conséquence, la nature de la divinité. Tout miracle, puisqu’il va à l’encontre des lois naturelles voulues et promulguées par Dieu, implique que celui-ci agisse contre sa propre volonté et contre sa propre nature, ce qui est absurde⁴⁰. En outre, tout miracle met en jeu l’immuabilité divine. Il «n’existe pas en Dieu, d’entendement en puissance, mais seulement un entendement en acte», explique Spinoza; c’est pourquoi tout changement dans la nature implique que Dieu «aurait eu nécessairement un entendement autre que n’est actuellement le sien et une volonté autre que n’est actuellement la sienne⁴¹». Si les miracles existent, Dieu n’est pas immuable⁴². Les miracles «anéantissent évidemment l’idée que l’on nous donne de Dieu, de son immutabilité, de ses attributs incommunicables, & même de toute sa toute-puissance⁴³». Là est le cœur du problème. Comme l’explique le Militaire philosophe,

    les preuves doivent être fortes à proportion de la difficulté de la chose à prouver, et évidentes à proportion de son importance.

    La question de la religion roule sur des choses impossibles, ou du moins surnaturelles, que l’on dit de la dernière importance.

    Donc il faut aux religions des preuves au-dessus des forces de la Nature, et qui soient de la dernière évidence⁴⁴.

    Seuls des miracles pourraient «prouver» la vérité d’une religion et l’existence du dieu qu’elle révère, mais les miracles «n’ont été inventés que pour prouver aux hommes des choses impossibles à croire […] ce sont des choses incroyables qui servent de preuves à d’autres choses incroyables⁴⁵». Des extravagances servent de preuves à des chimères. Pour reprendre la formulation de Thomas Woolston, un déiste, «le pouvoir de faire des Miracles n’est pas un sceau certain et raisonnable de la commission et de l’autorité d’un Legislateur⁴⁶», ni de celles de celui qui se proclame ministre d’un dieu. «Tout homme qui fait des miracles n’a point des vérités mais des mensonges à prouver. La vérité est simple et claire; le merveilleux annonce toujours la fausseté», conclut d’Holbach⁴⁷. Au lieu de témoigner de la vérité, les miracles, qui sont par essence faux, ne peuvent accréditer que des fourberies.

    Est-il d’ailleurs concevable qu’un dieu veuille «reveler en secret et en cachette ses plus saints misteres, à des fous! à des visionnaires, à des fanatiques! et qu’il ne voudroit pas les decouvrir manifestement à une infinité de personnes sages et éclairées qui desireroient d’en être seulement instruits?⁴⁸» Autre problème du prophétisme, ou plutôt sa vérité, il est le fait de déséquilibrés qui fondent leur autorité sur des songes et des visions, par définition invérifiables. Si Spinoza déconstruit la figure du prophète en montrant que les prophètes «n’ont perçu de révélation de Dieu qu’avec le secours de l’imagination, c’est-à-dire au moyen de paroles, d’images, tantôt réelles, tantôt imaginaires⁴⁹», si bien que les prophéties témoignent surtout de leur état mental⁵⁰, si d’autres voient dans les prophètes des imposteurs, le plus souvent soucieux «d’éterniser leur mémoire, en faisant croire au peuple qu’ils conf[è]r[e]nt avec Dieu⁵¹», ou d’asseoir leur autorité sur les hommes⁵², les penseurs matérialistes ont surtout insisté sur le désordre mental des prophètes. Pour Jean Meslier, toute personne qui affirme avoir des «visions, et revelations divines» et qui croit «pouvoir s’en prevaloir» doit être regardée «infailliblement comme un fou, comme un visionnaire ou comme un insensé fanatique⁵³». Les «révélations» de l’Ancien Testament sont si ridicules et si déraisonnables que si quelqu’un s’avisait, aujourd’hui, de rapporter de «telles sornettes» et qu’il croyait «veritablement avoir eu quelque vision, et quelque revelation divine de ce qu’il nous diroit, nous le regarderions certainement comme un fou, comme un visionnaire, ou «comme un simple d’esprit⁵⁴». Les prophètes n’étaient que «des visionnaires et des fanatiques, qui agissoient et parloient suivant les impulsions ou les transports de leurs fantaisies, ou de leurs passions dominantes, et qui s’imaginoient cepandant que c’étoit par l’esprit de Dieu qu’ils agissoient et qu’ils parloient⁵⁵». Leur conduite «étoit ordinairement en la maniere, avec les mêmes transports et les mêmes grimaces, et mouvemens que l’on a coutume de voir dans les fanatiques; les prêtres et les sibylles, aussi bien que tous les autres prophetes, ou prophetesses des païens⁵⁶». Les prophètes

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