Dialogue entre les ombres: Roman fantastique
Par Eric de Vicnau
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À propos de ce livre électronique
Après avoir découvert un cadavre dans les locaux de la société pour laquelle il travaille, un jeune observateur de contenu (métier qui consiste à vérifier la conformité morale des œuvres littéraires) se retrouve plongé malgré lui dans un cauchemar éveillé qui l’amènera à visiter des lieux aussi étranges qu’effrayants, et à rencontrer des individus que seule la folie semble en mesure de matérialiser. Dans une immense ville intelligente peuplée de cyborgs et d’humains modifiés, Eowyse et Zane, deux citoyens continuellement reliés au réseau et dépourvus de bouche, font l’expérience d’états d’esprit particulièrement singuliers qui les font s’interroger sur leur histoire et sur les meilleurs moyens de vaincre Lûhn, une entité maléfique qui les maintient captifs. Réflexion sur la cancel culture, le transhumanisme, et sur la nécessité de défendre une liberté qui risque à tout moment de disparaitre, Dialogue entre les ombres dévoile le destin aussi singulier que vertigineux de trois individus séparés par le temps et l’espace, mais que des circonstances improbables finiront par réunir pour affronter un tyran que rien ne semble en mesure d’abattre.
Plongez-vous dans les aventures de nos trois héros qui feront tout pour renverser un tyran et retrouver leur liberté.
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Aperçu du livre
Dialogue entre les ombres - Eric de Vicnau
Première partie
Armand
I
L’organigramme d’une présentation PowerPoint restait figé sur la fenêtre centrale de la réunion Zoom. Cela faisait vingt bonnes minutes qu’une voix rendue nasillarde par la médiocre qualité des speakers tentait de donner vie à une longue série de rectangles reliés entre eux par de nombreuses flèches. Dans la tranche supérieure apparaissaient les noms de tous les managers principaux. En dessous, une suite de managers secondaires alignés en rangs serrés s’étirait horizontalement d’un bord à l’autre du document. En tant qu’observateur de contenu, j’allais devoir rendre compte à l’un des noms inscrits sur cette liste intermédiaire. Je n’écoutais que d’une oreille et ne regardais que d’un œil, le second restant fixé sur l’écran de mon laptop. Je réfléchissais à la meilleure réponse à apporter à ce que j’espérais être le dernier e-mail de la journée. Cette réunion ne servait à rien, mais il ne fallait pas sous-estimer son potentiel de nuisance. Je savais que certains membres de l’équipe surveillaient. Il y avait toujours deux ou trois individus qui, soucieux d’attirer l’attention sur eux, prendraient un plaisir sadique à poser des questions aussi soudaines que vicieuses à toute personne ouvertement peu vigilante. Cette obligation de rester concentré tout en faisant autre chose afin de minimiser la perte de temps rendait ce genre de rassemblement assez pénible. Lorsqu’il s’achèverait enfin, un bon tiers de mon énergie se serait volatilisée, et ma réserve était déjà très basse.
Une ombre passa sur la table de forme ovale, jaune et défraichie de la salle tandis que dehors s’installait le crépuscule. Dans quelques minutes, il ferait nuit et je devrais rentrer. L’e-mail pouvait bien attendre. Après tout, ce n’était pas celui d’un client, mais l’équipe de direction qui me demandait de répondre à un sondage interne afin de « partager mon expérience quotidienne, en donnant deux ou trois exemples qui permettaient d’illustrer ma contribution à l’amélioration de notre société, et ce dans le but d’inspirer tous les employés. »
Comme je passais le plus gros de mes journées à lire, cette expérience restait surtout très indirecte. Un observateur de contenu se borne à réviser des œuvres littéraires, présentes et surtout anciennes afin d’en apprécier la conformité morale. Un travail assez délicat heureusement secondé par un algorithme qui fait une pré-évaluation de chaque chapitre et met en évidence les mots polémiques ou les tournures de phrases les plus à même de susciter une vague de protestation en ligne, très dommageable pour les éditeurs.
Je n’aimais pas particulièrement mon boulot, mais il ne me déplaisait pas non plus. On se retrouve parfois quelque part sans trop savoir pourquoi. Et quand on évite de penser aux raisons qui nous y ont emmenés, on trouve rarement les clés pour en sortir.
Lorsque la réunion se termina, il était près de dix-huit heures trente. J’avais déjà raté mon bus, et le suivant n’arriverait que dans une dizaine de minutes. Je disposais donc d’un peu de temps pour faire un tour rapide aux toilettes. De puissants courants d’air, aussi glacés que l’espace ouvert dans lequel je passais l’essentiel de mes journées, balayaient le long corridor qui permettait d’y accéder. La climatisation intelligente s’était emparée de l’ensemble du bâtiment, et même si j’avais plusieurs fois demandé à ce que la température soit ajustée en fonction de mes besoins (d’autant plus que nous étions en hiver et que dehors il faisait cinq degrés au-dessous de zéro), le mécanisme était automatisé et personne n’y pouvait rien changer.
Dans les toilettes, les habituels néons s’étaient mués en veilleuses de nuit, et de minces rayons bleutés venaient faiblement caresser les formes arrondies d’une rangée de lavabos au teint livide. Un téléphone mobile oublié reposait verticalement contre un mur argenté à l’aspect granuleux. Au-dessus, un alignement de miroirs rectangulaires semblait m’observer. En inspectant ces derniers du regard, je remarquai non sans effroi qu’aucun visage ne se reflétait à travers. Ni aucun corps d’ailleurs. Et cette réalisation, immédiatement suivie d’un petit clic nerveux similaire à celui d’un loquet qui se ferme m’arracha un terrible frisson d’angoisse.
Après m’être précipité sur la porte de sortie, je ne fus qu’à moitié surpris de constater qu’elle refusait de s’ouvrir. Il n’y avait aucune raison rationnelle pour expliquer ce phénomène, mais après tout, ce n’était pas plus bizarre qu’un miroir qui ne reflète personne, ou en tout cas, qui ne me reflète pas à moi. Peinant à conserver mon calme, je me mis à fouiller nerveusement dans la poche de mon pantalon, à la recherche de ma boite de Xanax 50 mg. J’allais bien finir par sortir de là, mais en attendant, il fallait rester aussi serein que possible, car nous étions en fin de journée et j’avais laissé mon téléphone mobile sur mon bureau. « Le téléphone ! » me dis-je alors en pensant à l’appareil abandonné sous l’enfilade de miroirs.
Il s’agissait d’un modèle assez insolite. Une sorte de rectangle gris d’un poids légèrement plus important qu’un gros smartphone. Sa surface parfaitement lisse n’était pas sans rappeler celle d’un lingot de métal. Quant au design particulièrement dépouillé, il faisait passer n’importe quelle marchandise d’Apple pour une peinture baroque.
Tandis que je le secouai mollement, espérant sans trop d’espoir le réveiller et faire apparaitre un pavé numérique, quelque chose de singulier se produisit. Une puissante envie de vomir s’empara de moi et la salle se mit à tanguer, comme si deux parties de moi-même ne parvenaient pas à s’ajuster. De folles visions de plateformes chargées de livres et agencées entre elles comme un labyrinthe se succédèrent, entrecoupées d’images de course poursuite me mettant en scène avec une autre personne qui filait devant moi telle une ombre insaisissable. Un long moment de confusion s’ensuivit. Et lorsque l’expérience se termina, l’objet avait disparu de mes mains.
Avec la ferme intention de sortir de cette pièce frappée par le sceau du mal je me ruai sur la porte, bien décidé à l’enfoncer. Mais elle était désormais ouverte, ou plutôt entrebâillée par deux pieds chaussés de grosses bottes noires. Dans le prolongement des pieds se trouvaient deux jambes. En réalité, un corps reposait là, aux trois quarts introduit dans le corridor, allongé sur le ventre et plongé dans ce qui semblait être un sommeil profond. L’étrange objet métallique gisait sur le sol carrelé, à quelques centimètres à peine d’une main aux doigts particulièrement effilés et parfaitement immobiles. Ce couloir habituellement baigné d’une lumière des plus agressives s’assoupissait désormais dans une semi-obscurité typique des petites heures de la nuit.
Après avoir prudemment enjambé le corps sans rien constater de suspect, ou en tout cas rien qui puisse suggérer autre chose qu’un malaise, je le retournai avec délicatesse afin de découvrir s’il s’agissait d’un employé du bureau. C’était un homme de corpulence longiligne. Son teint tuberculeux et ses joues profondément creusées laissaient penser qu’il avait dû sauter bon nombre de repas au cours des derniers mois. Curieusement, ce visage me rappelait vaguement quelqu’un, même si j’étais incapable de me souvenir si c’était une connaissance ou une personnalité publique dont le nom se dérobait à ma mémoire. Un trou obscur et assez proéminent béait au milieu de sa poitrine. Mais aucun sang ne s’en écoulait. L’irréalité de cette scène m’arracha un mouvement de recul et mes mains tâtèrent avec désespoir le mur parfaitement lisse du corridor à la recherche d’une prise.
Sur le sol, le petit boitier métallique s’éclaira puis se mit à sonner. Je m’en saisis aussitôt pour le placer contre mon oreille, en espérant que cela s’avère suffisant pour entrer en communication avec la personne qui se trouvait à l’autre bout du fil. Après quelques secondes de flottement, une voix de velours aussi hypnotique que le son de la pluie sur les feuilles d’automne, mais tranchante comme une lame de couteau fraichement aiguisée se manifesta. Elle semblait extrêmement proche, comme si elle ne provenait pas de l’objet que je pressais anxieusement contre ma joue, mais plutôt de l’intérieur de mon crâne. Elle était enveloppée d’une réverbération assez prononcée ; on aurait dit que mon interlocuteur s’adressait à moi depuis le chœur d’une cathédrale. Mon inconscient reconnaissait ce timbre, même si ma mémoire refusait d’y associer un visage.
« Bonjour Armand… Zane… Eowyse… Peu importe lequel d’entre vous en fin de compte. J’imagine que vous vous sentez un peu égaré, voire dépassé par la situation présente. Mais rassurez-vous ! Les choses ne tarderont pas à rentrer dans l’ordre, bien que je doute qu’un tel retour à la normale soit dans votre intérêt. Le basculement définitif dans la folie est sans doute plus enviable qu’une renaissance qui tourne mal. Mais quoi qu’il advienne, il fallait que je vous félicite pour le formidable travail que vous avez accompli. Triste humanité prisonnière de son orgueil. Faible humanité qui se croit libre de ses passions. »
Pendant de longues et éprouvantes minutes, la voix masculine continua de résonner en moi, faisant référence à des lieux et à des personnes que je ne connaissais pas. Puis elle se fit lointaine avant de disparaitre. De quel formidable travail parlait cet homme ? Pourquoi avait-il fait allusion à trois noms différents et précisé qu’il ne s’agissait que d’un détail ? Folles, mes pensées se succédaient dans un tourbillon incontrôlable, ranimant de manière fugitive des fragments de vieux souvenirs subtilement intriqués et des images oubliées depuis si longtemps, que leur irruption soudaine donnait l’impression que j’avais vécu des milliers de vies.
Sur le sol, le corps reposait toujours. Il n’avait pas bougé d’un pouce. Tandis que mon regard s’attardait à nouveau sur les traits anormalement impassibles de l’inconnu, ses paupières semblèrent parcourues de petits spasmes. Puis deux gros yeux bleus et glacials s’ouvrirent et me fixèrent. Quelques battements de cœur plus tard, le visage tout entier se mit à bouillonner avant de se plisser et de fondre comme un morceau de chocolat, révélant une peau à l’apparence métallique sillonnée de veinures étranges, semblables à des circuits électroniques. Alors un hurlement d’angoisse déchira le silence étouffant du couloir et l’ensemble du décor sombra.
De ce qui s’ensuivit, je ne devais conserver que quelques flashs visuels vertigineux ; l’horloge d’une pharmacie indiquant 1 h 29 du matin, la lueur pâle et maladive des lampadaires se mêlant à la clarté d’une lune sanguinaire, la haute clôture cinglant le jardin du Luxembourg que je pense avoir escaladée, vraisemblablement guidé par le besoin inconscient de voir un espace géométriquement bien organisé et de sentir tout autour de moi la présence rassurante d’arbres taillés au carré, symboles d’une rationalité française triomphante pouvant s’appliquer aux attributs les plus sauvages et mystérieux du réel. Combien de temps durèrent ces errances physiques et mentales, entrecoupées de hurlements, de sensations de serrement dans la poitrine, et de respirations frénétiques ? Je ne saurais le dire. Mais je me souviens avoir repris mes esprits lorsqu’une voiture de police me dépassa sans s’arrêter, quelque part aux alentours du périphérique.
Il faisait si froid que je décidai de m’abriter des bourrasques chargées de neige en me postant sous le porche d’entrée d’un immeuble. Deux vieux réverbères projetaient leurs rayons défraichis contre les murs de pierre blanche, conférant aux ruelles pavées des relents d’autre monde, d’autre temps. Après avoir glissé une main fébrile dans la poche de mon manteau pour m’assurer que ma petite bombe lacrymogène s’y trouvait, je remarquai un autre objet, une sorte de boitier rectangulaire parfaitement lisse et aussi glacial au toucher que les lames polaires qui s’engouffrait dans la ruelle. L’envie de le jeter le plus loin possible me traversa l’esprit, mais la peur que quelqu’un ne le retrouve et que l’on remonte ensuite jusqu’à moi après avoir prélevé des empreintes ou des traces de mon ADN me le fit à nouveau ranger dans ma poche. D’étranges yeux bleus semblaient m’observer ; des créatures invisibles se terraient dans les replis secrets et obscurs de la nuit, dans les zones d’ombres qui s’étendaient sous les porches d’autres immeubles. Je craignais que des robots ne surgissent de ces zones d’ombres et ne me prennent en chasse. Mais quels robots ? Curieusement, un nom s’imposa à mon esprit, celui de Vernon Elder. Mais aucune de mes connaissances ne portait cet étrange nom qui sonnait par ailleurs très anglophone.
Alors une profonde lassitude m’envahit. Il fallait impérativement que je reprenne ma route sous peine de mourir de froid dans cette ruelle. Réunissant tout ce qu’il me restait de courage, je retournai donc sur le boulevard et hélai le premier taxi disponible. Une quinzaine de minutes plus tard, j’arrivai enfin chez moi. La vue de mes deux siamois m’arracha un soupir de soulagement. Je posai le petit boitier métallique sur une étagère de ma bibliothèque et m’écrasai sur mon lit sans même trouver l’énergie de me dévêtir. Je sombrai bien vite dans un sommeil profond et sans rêve, rassuré par le ronronnement satisfait des deux chats, et sans penser aux éventuelles conséquences de cette fugue nocturne.
II
La matinée était déjà bien avancée lorsque je me réveillai. Un pâle soleil hivernal venait caresser les tuiles rouges des maisons avoisinantes et inonder de lumière blanche ma bibliothèque. C’était sur l’une des étagères que j’avais déposé l’objet mystérieux, quelques heures auparavant. Selon toute évidence, il ne s’y trouvait plus, ce qui constituait une excellente nouvelle. Peut-être avais-je simplement rêvé ?
Moyennement convaincu je m’emparai de mon laptop pour écumer les principaux sites d’information et m’assurer qu’aucun article ne mentionnait un meurtre commis pendant la nuit dans un immeuble de bureau du centre-ville. J’effectuai également quelques recherches sur la personne de Vernon Elder, recherches qui à mon grand soulagement s’avérèrent infructueuses. Désormais totalement rassuré je passai le restant de ma première journée de vacances à relire un roman découvert en début de semaine au travail : Tropique du capricorne d’Henry Miller.
Les dix premières pages de ce livre incarnent l’authenticité d’un écrivain qui eut le courage de vivre sa vie pleinement, sans jamais faire de compromis. Ne cherchant pas plus à s’insérer dans la société qu’à devenir riche ou célèbre en exerçant son art, il s’est laissé investir par l’écriture. Il l’a laissée s’imposer à lui comme s’impose la faim ou la soif. Il n’a jamais exercé le métier d’écrivain. Il a vécu son art comme un impératif de survie psychologique, sans se soucier de la sensibilité de son temps. De tels artistes n’existent plus, ou alors ils restent la plupart du temps dans l’ombre. Notre époque n’aime pas les esprits frondeurs, déteste les esprits libres et exècre ceux qui sont capables de dire merde à tout et de continuer leur chemin sans se préoccuper de ce qu’en pensent les autres. De nos jours, un romancier doit faire attention à chaque phrase, à chaque mot qui, utilisé dans un contexte inadapté peut prêter à polémique et avoir des conséquences dévastatrices sur sa vie, non seulement professionnelle, mais également personnelle. C’est la raison pour laquelle plus personne n’ose écrire sans l’aide de son module WA.
La première fois que j’ai entendu parler du module WA, je me trouvais dans un cours d’écriture créative. J’aimais beaucoup écrire et je nourrissais l’ambition d’être un jour publié. Après la lecture d’un de mes textes, un membre du club me demanda si j’avais bien utilisé un module WA. Devant ma réponse négative, on m’en expliqua alors les bénéfices, et même la nécessité. Il s’agissait en réalité d’un assistant d’écriture qui informait en temps réel des risques d’une partie de texte et proposait de reformuler la section problématique pour vous. Devant mes doutes, on m’avertit qu’un ancien membre du club réticent à cette technologie avait été radié de la plateforme en ligne sur laquelle se trouvait son roman autopublié, après qu’une centaine de personnes aient menacé de la boycotter. Pas démonté, le jeune auteur avait alors décidé de mettre l’ouvrage à disposition de tous sur son propre blog. Quelques jours plus tard, des pirates s’en étaient pris à son site ; sur la page d’accueil apparaissaient désormais son véritable nom (il employait un pseudonyme), son numéro de téléphone ainsi que son adresse. Des appels au meurtre l’avaient forcé à des excuses et il s’était finalement engagé à utiliser un module WA dans le futur ou à cesser d’écrire. Une seule petite phrase dans un roman de cinq cents pages avait changé sa vie à tout jamais.
Je reposai Tropique du capricorne et restai quelques minutes silencieux et troublé. Qu’est ce qui avait bien pu pousser un amateur de belles lettres et aspirant écrivain tel que moi à devenir observateur de contenu ? Ma motivation n’avait jamais été de jouer à l’amnésique en pensant qu’effacer le passé accoucherait d’un avenir meilleur. Cette vision me semblait parfaitement idiote, la vue à court terme d’individus n’ayant pas vécu grand-chose et dont la principale angoisse quotidienne se résumait à sortir de chez eux avec un téléphone mobile déchargé. Ayant grandi dans une liberté quasi totale, beaucoup de nouvelles voix avaient gentiment appris à la détester, sans réaliser que c’est un luxe des gens libres que celui d’œuvrer à sa propre soumission.
La nécessité de payer mon loyer avait certainement orienté mon choix de carrière ; payer un loyer tout en passant mes journées à lire. Et vu sous cet angle, observateur de contenu était le seul métier correctement rémunéré qui permettait de faire les deux. Mais il y avait un autre aspect, un peu plus noble. En ayant accès aux versions originelles d’écrits qui, pour bon nombre d’entre eux avaient déjà subi d’innombrables modifications, je pouvais non seulement lire des sections de texte aujourd’hui introuvables, mais j’étais également en mesure de conserver ces anciennes versions sur mon ordinateur. Une voix me suppliait de les sauver du désastre ; elle me disait qu’un jour, dans un futur lointain, ces livres pourraient jouer un rôle. La récente disparition du livre papier et l’obligation de télécharger les ouvrages numériques rendaient mon initiative encore plus nécessaire. Au lieu d’être un pourfendeur de la mémoire collective, je devenais l’un de ses plus fidèles gardiens.
Tandis que je laissais s’exprimer mon monologue intérieur, mes yeux remarquèrent une masse rectangulaire qui gisait dans le petit espace habituellement vide entre le mur et la base de ma bibliothèque. Je me levai d’un seul geste pour m’approcher prudemment, comme si j’espérai que la lenteur affecte la réalité et fasse disparaitre cet objet que j’aurais souhaité ne jamais revoir.
Au moment où je me baissais, quelque chose vint se frotter contre ma jambe et me fit violemment sursauter. Puis je me mis à rire à la vue de l’élégante tête pourvue de deux magnifiques yeux bleu ciel. Nul doute que je tenais le coupable. C’était ce chat qui au cours d’un jeu nocturne avait fait chuter le boitier de l’étagère, avant de le déplacer avec sa patte jusqu’à l’endroit où il se trouvait désormais.
Ce dernier était bien