Les Petits Mondes: Tome 2 : Case Créole
Par Hélène Pequignat
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Aperçu du livre
Les Petits Mondes - Hélène Pequignat
Les Petits Mondes
Hélène Péquignat
Les Petits Mondes
Tome 2 : Case Créole
LES ÉDITIONS DU NET
22 rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes
« Pour que les mots prennent racine, ils ont besoin de jardiniers consciencieux et inspirés. Merci à tous, conteurs anonymes ou reconnus, qui faites en sorte que les paroles aient une âme. »
Du même auteur :
Les Petits Mondes Tome 1 : Feuillet 28, LEN 2012.
© Les Éditions du Net, 2013
ISBN : 978-2-312-00940-7
Avant-Propos
Si d’aventure, le destin avait mis entre vos mains cet ouvrage avant que vous n’ayez eu la chance de vous promener dans le premier volume des Petits Mondes, soyez, cher lecteur, rassuré de ce pas : les deux ouvrages peuvent se lire presque indépendamment l’un de l’autre, quoique votre imaginaire y gagnât à parcourir ce curieux périple de façon chronologique. Vous y retrouverez ou découvrirez de drôles de personnages sympathiques et rafraîchissants, qui vous accompagneront dans une balade entre fantaisie et philosophie.
Ceci étant, et comme de bien entendu, j’ai moi-même en tant que lecteur une fâcheuse tendance à me dispenser de la lecture des avant-propos, je n’en dirai pas plus, et vous souhaite sans tarder une très agréable promenade.
PARTIE I
1.
Jason, agenouillé, finit d’attacher ensemble les derniers mots qu’il venait tout juste de pêcher dans le plus grand des chaudrons du géant ; d’un geste vif, il jeta son ballot sur l’épaule et se remit prestement debout. Il avait eu la main heureuse, vraiment. Les mots encore frétillants tintinnabulaient tout contre son omoplate, au bout de la grande perche où ils étaient fixés. Il avançait d’un bon pas dans la tiédeur du soir, éclairé encore par les rayons du soleil couchant. Tout contre lui trottait Gigue, son chien. Enfin, un chien, c’est beaucoup dire : une sorte de croisement surprenant entre la félinité du léopard et la gentillesse bourrue de l’épagneul. Il avait adopté Jason un soir, alors que celui-ci revenait quasiment bredouille d’une séance de pêche. Assis, l’air presque songeur à côté du chaudron alors que Jason rangeait son matériel, il s’était contenté d’attendre ; et puis, lorsque Jason s’était mis en route pour reprendre le chemin du village, il l’avait suivi, aussi naturellement que si le jeune homme l’avait élevé depuis son plus jeune âge. Jason aimait les animaux, certes ; il avait tout de suite apprécié cet animal quelque peu singulier, un peu dégingandé, qui avançait à ses côtés d’une allure souple et élastique ; tout comme lui. Et malgré ses bonnes résolutions, il n’avait pu s’empêcher de garder près de lui ce énième compagnon à quatre pattes. Ou sans doute était-ce Gigue qui avait décidé de s’installer chez lui, en compagnie de trois autres chiens bariolés, deux chats tigrés, un écureuil estropié, un raton laveur et une marmotte. Heureusement, ils n’étaient guère à l’étroit chez Jason, car celui-ci vivait en bordure de la forêt ; sa cabane rustique mais confortable ouvrait sur les verdures forestières à l’est et sur les vagues bleutées des champs d’orge et de bleuets à l’ouest. Les bruissements du vent animaient les feuilles des arbres, et faisaient aussi tinter les mots virevoltant au bout des branches de ses plantations préférées : c’était au nord qu’il avait semé ses mots, dans un carré de terre minutieusement préparé. Car c’est au nord qu’ils germaient, les mots ; Jason l’avait appris d’expérience, comme tous ceux qui avant lui avaient entrepris de les semer. Il pouvait être fier de son labeur et de sa persévérance : tous ses arbrisseaux, déjà grandis, étaient magnifiques, et resplendissaient de santé. Les tintements cristallins que les mots généraient en se balançant au bout de leurs branches témoignaient de leur vigueur. Chaque soir, Jason s’endormait en les écoutant longuement, impatient déjà des promesses qu’ils contenaient. Mais il fallait encore attendre que le pays prit le chemin de l’été.
Jason avançait, Gigue trottait ; de temps en temps, le chien tentait de saisir, en sautant, le bout de la perche où étaient suspendues les dernières prises de Jason. C’était un jeu qu’il affectionnait, et Jason s’y prêtait complaisamment, prenant soin toutefois de ne pas laisser les mots à portée des mâchoires de la bête. Il aurait été bien dommage en effet de gâcher une si belle pêche. Jason sifflotait, le vent léger ébouriffait ses cheveux déjà longs, amplifiait la musique des mots sur son épaule. Quel bonheur, ce monde ! Il ne l’avait jamais quitté, mais ne voyait aucune raison qui aurait pu l’inciter à partir à la recherche d’un ailleurs ; les marmites à mots du géant Logos lui convenaient parfaitement. Bien sûr qu’il avait entendu parler des autres, dame ! Il n’était pas benêt, tout de même ! On l’avait même convié à participer à d’autres pêches aux alentours : pêches à la matière dans les marmites à réel du géant Thorn, ou pêches au temps dans celles, plus restreintes, du géant Crocs-Nia. Il avait bien aimé, ça oui, c’était d’un drôle pour un néophyte comme lui ! Mais, définitivement, son univers, c’était celui des mots. Personne ne s’en offusquait, d’ailleurs ; on en tirait plutôt parti : car Jason avait appris, au fil des ans, à pêcher des termes incomparables. À tirer, même de la plus petite des cinq marmites du géant Logos, des trésors de pureté, de vrais bijoux. Il savait traquer longuement les mots rétifs, sans se lasser. Sa constance l’obligeait parfois à passer la journée dans un chaudron, aussi inconfortable que cela puisse être. Mais toujours il était récompensé par une trouvaille, un inédit, une nouveauté. Décidément, Jason avait du talent. Un talent qu’il avait choisi, également, d’investir dans la plantation des mots pêchés. Il y consacrait une partie non négligeable de ses journées, alternant les observations et les soins apportés à ses pousses jeunes ou moins jeunes. Il était difficile de planter trop de mots, ou trop différents, en même temps. Car chacun des plants requérait des attentions spécifiques, et Jason ne tenait guère à voir péricliter ses efforts : non seulement car cela avait exigé de lui des investissements importants, mais aussi parce qu’il était peiné lorsqu’un des mots plantés n’arrivait pas à donner naissance à un rejeton.
Chaque année, il choisissait donc méticuleusement ce qu’il souhaitait développer, et mettait les autres mots à sécher, comme l’avaient fait avant lui nombre de ses ancêtres : car les mots séchés se consommaient, et faisaient le bonheur de bien des habitants du village et des contrées alentours. Jason n’avait pas son pareil pour déterminer avec précision le moment juste, l’instant où le mot, lentement boucané, révèlerait à son consommateur les saveurs les plus subtiles. Il distribuait allègrement ses provisions, faisant goûter à chacun les senteurs les plus inédites, jouant des contrastes, alliant magie et ironie.
Il savait par ailleurs fixer les mots sur divers supports, le papier, la toile, les animaux ou les personnes même parfois. Il lui fallait ici encore faire preuve de dextérité, garder au mot quelque humidité qui lui laissât suffisamment d’élasticité pour trouver sa juste place sur le support proposé. Une de ses plus belles réussites était sans conteste l’un de ses chats tigrés, prénommé Marabelle : il avait réussi à fixer sur ses rayures des mots étonnants, fluctuants, rebondissants, qui suivaient avec grâce les mouvements de l’animal. Chaque fois que celui-ci daignait se laisser caresser, c’était une nouvelle histoire qui se dévoilait à celui qui promenait la main sur son pelage. Les enfants aimaient beaucoup rendre visite à Jason ; lorsqu’il avait le temps, celui-ci s’asseyait alors sur le banc de bois devant l’entrée de sa cabane. Il prenait Marabelle dans ses bras, celle-ci se mettait instantanément à ronronner, et déployait dans ses rayures tous les contes de l’univers. Jason racontait, les enfants écoutaient, le temps s’arrêtait sans même que Jason n’ait besoin de pêcher dans une marmite une seconde d’éternité.
Le pelage de l’écureuil était lui aussi recouvert de mots, moins nombreux sans doute, mais tout aussi divertissants ; d’humeur facétieuse, ce petit gredin dénommé Martouk laissait Jason commencer à dérouler le fil d’une histoire ; puis il changeait brusquement de visée, et le conteur était obligé d’improviser, pour raccrocher les pans d’une histoire à ceux de la suivante. Les enfants s’en formalisaient à peine, avides qu’ils étaient d’accompagner Jason dans ses extravagances.
Mais les adultes n’étaient guère en reste ; et si les occupations du quotidien les tenaient à distance de la cabane du maître des mots, ils s’y rendaient volontiers dès que leurs obligations le leur permettaient. Ils admiraient tout particulièrement ses plantations, et conversaient longuement avec Jason quant à la façon de les acclimater. Car Jason ne gardait pour lui que quelques-unes de ses germinations. Les autres, il les distribuait au gré des demandes ou de ses envies.
Pour qui n’a jamais contemplé un arbre à mots, il est bien difficile de comprendre à quel point une pareille merveille peut présenter de perfection. Aussi divers soient-ils, tous les arbres à mots sont absolument exceptionnels : les mots dits, les mots tus, les mots tifs, les mots nolithes, les mots lassons, tous, lorsqu’ils sont correctement plantés et élevés avec grand soin, donnent naissance à de magnifiques feuillages, dont la couleur varie du jaune le plus vif au bleu le plus intense. Les troncs sont noueux ou lisses, argentés ou mats, trapus ou élancés. C’est pur bonheur de voir ainsi toutes ces couleurs se répondre, se soutenir, et porter avec noblesse les chants des mots accrochés à l’extrémité des branchages. Car ils chantent, les mots, c’est indéniable. Vous aussi vous devriez visiter les plantations de Jason.
2.
Jason avançait, et Gigue trottait ; l’air du soir les accompagnait, les senteurs forestières s’exhalaient, les fleurs offraient leurs aumônes odorantes aux promeneurs. Jason sifflotait, sa cabane se profilait au bout du chemin; il pouvait entendre les trois autres chiens aboyer. Content de rentrer, il se dépêcha de trier sa dernière pêche ; il suspendit à sécher la majeure partie de ses prises : la saison était trop avancée pour espérer planter encore de nombreux spécimens. Quelques enfants l’attendaient ; il se contenta de leur distribuer une poignée de friandises déjà séchées, puis les renvoya gentiment dans leurs pénates. La soirée était douce, décidément, Jason décida de se sustenter dehors, sur le petit banc de bois qu’il affectionnait tout particulièrement. Un ami cher le lui avait offert, tiré d’un des chaudrons à matière du géant Thorn. C’était il y a si longtemps, déjà. Mais Jason n’était guère d’humeur mélancolique. Même si, assis sur son petit banc tout usé, il ne pouvait contempler les derniers progrès de ses plantations, il entendait cependant les mots tinter doucement, dans un murmure incessant. Gigue s’était couché à ses pieds, comme bien souvent, et partageait la tiédeur du sol avec Marabelle, nullement impressionnée par la taille pourtant imposante de l’animal. Le second chat tigré était plus peureux, et gardait ses distances, sans toutefois quitter des yeux la gamelle de Jason. Les autres chiens batifolaient aux alentours, la marmotte et le raton laveur échangeaient des propos incompréhensibles à l’oreille humaine mais pour le moins vindicatifs. L’écureuil vérifiait l’état de son garde-manger. Jason contemplait d’un œil distrait sa drôle de couvée : difficile de tous les nourrir, ces derniers temps ; quelle idée, aussi, d’adopter toute cette colonie ! Enfin, cela s’était fait à son insu, petit à petit.
Avant d’aller rejoindre l’un de ses amis au village, Jason prit le temps d’aller faire un tour dans ses plantations : certains arbres seraient bientôt prêts à être transplantés, pour le bonheur de tous. Leurs mots ondulaient au bout des branches ; ceux qui couvraient le tronc étaient clairement lisibles maintenant, même s’ils se chevauchaient parfois. Ils vibraient dans la lumière du soir, reflétant à l’infini les teintes de leurs feuillages. Jason posa la main sur l’un des troncs, en bordure du champ ; il était encore un peu jeune, il fallait éviter de le perturber. Mais Jason savait s’y prendre, il se contenta de l’effleurer, sans chercher à repérer sur l’écorce les prémices d’une entrée possible. Quelques jours tout au plus, et il pourrait l’offrir à Timothée ; d’avance il s’en réjouissait.
Tapant joyeusement dans ses mains, il s’engagea dans le petit chemin de terre qui conduisait au village. Jason avançait, et Gigue, bien entendu, l’accompagnait. Marabelle leur tint quelque temps compagnie à distance, puis décida de retrouver le confort douillet de la cabane. La nuit était tombée, mais l’air restait tiède, et la lune dans toute sa rondeur laiteuse montrait à Jason la direction à suivre. Il avait rendez-vous ce soir avec Erwan, pour une pêche singulière dans une des marmites de Crocs-Nia ; Erwan voulait essayer d’attraper quelques minutes d’éternité. C’était difficile, certes, mais beaucoup de villageois les appréciaient, et Erwan avait une réputation à défendre. Vivre une minute d’éternité, c’est comme plonger brusquement dans le passé des âges et des moments ; c’est regarder les mondes avec les yeux de l’immensité ; c’est flotter dans le silence des espaces infinis. Une fois qu’on y a goûté, c’est sûr, on en redemande. Cela aussi, vous devriez essayer, je vous l’assure. Mais peut-être ne connaissez-vous pas Erwan ? À l’instar de Jason, il n’a pas son pareil pour pêcher les temps les plus inhabituels, les plus imprévisibles ; il sait dégoter au creux de n’importe quel chaudron l’instant le plus bouleversant, la seconde la plus drôle, l’année la plus féconde. Et tout comme son ami, il partage généreusement ses plus belles prises. Mais le temps est objet capricieux, et contrairement aux mots, il est impossible de le faire sécher, encore moins de le faire fructifier. Alors il faut pêcher, régulièrement ; c’est pourquoi, au village, il y a de nombreuses personnes qui vont tenter leur chance dans les marmites du géant Crocs-Nia, même si, sans aucun doute, Erwan compte parmi les meilleurs.
Jason ne connaît pas grand-chose à la pêche au temps, mais il sait observer, il est patient, et c’est un ami fidèle. C’est pourquoi Erwan fait souvent appel à lui.
Jason marche toujours dans la pénombre éclairée par la blancheur lunaire ; à présent, il arrive à proximité du village, qu’il devine déjà dans le creux plus sombre en contrebas du chemin. Son regard embrasse rapidement le paysage alentour : les plaines boisées et verdoyantes, entrecoupées par endroits de sources et de rivières. Au loin, il devine les frontières de son univers : à l’est et à l’ouest, au nord comme au sud, une ligne sombre barre l’horizon, entourant le village, les champs, les collines et les bois d’une ceinture protectrice. Qu’y a-t-il donc de l’autre côté ? Jason ne le sait pas, et ne tient pas à le savoir. Il vit ici, dans ce village, il y vit bien.
Pas loin du village, et malgré l’obscurité nocturne, on devine les marmites des géants : à l’ouest, celles de Thorn ; celles de Crocs-Nia sont presque au Sud ; enfin à l’est, son univers de prédilection, les marmites de Logos. La légende raconte qu’il y a bien longtemps, quand le temps