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Eul'Blond
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Livre électronique283 pages3 heures

Eul'Blond

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À propos de ce livre électronique

Eul’blond est l’expression préférée du grand gnou pour nommer son fils, son gaou. Ce surnom étant un savant mélange d’avertissements et de recadrage, il est aussi le cri hiérarchique du géniteur envers sa progéniture. Et ce, même si son prolongement n’est pas blond, mais plutôt brun.

La grande migration des gnous de 1980 se prépare à Montréal. Eul’blond a douze ans et s’apprête, sans le savoir, à entrer dans le rituel de passage propre à sa race. Accompagné de son géniteur, son père et entraîneur, le veau subira une aventure en quarante-deux chapitres, en quarante-deux kilomètres. Il s’agit du parcours autobiographique, métaphorique aussi, dans une enfance atypique au sein d’un troupeau de gnous de Shawinigan.

La jeunesse invraisemblable de l’auteur Bryan Perro, tiraillée entre la nature fragile d’un enfant et les principes dogmatiques de son parent, est une grande réflexion sur l’innocence au coeur même d’un marathon, au centre d’un voyage initiatique aux multiples dangers.
LangueFrançais
ÉditeurÉditions AdA
Date de sortie23 oct. 2020
ISBN9782898087028
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    Aperçu du livre

    Eul'Blond - Bryan Perro

    KILOMÈTRE 1

    Suivre la ligne bleue, se concentrer sur la ligne bleue peinte sur l’asphalte. Il n’y a que cela à faire. Autrement, c’est la mort !

    Suivre la ligne, suivre le troupeau. Un pas en avant, sans regarder derrière, toujours la ligne, en groupe et respirer. Boire aussi ! Mais pas tout de suite, un poste d’hydratation viendra, une oasis tous les quelques kilomètres, je n’ai qu’à suivre le troupeau. Je jette un regard à droite, à gauche, je cherche mon géniteur. On me pousse, me dépasse à grande vitesse, mais je n’ai pas les jambes pour être à l’avant du troupeau. Même si mon corps commence à prendre le rythme et la mécanique de ma course, mon cœur palpite.

    La consigne était pourtant très claire : je devais le suivre pendant la course, ne jamais le perdre de vue. L’angoisse me noue l’estomac. Comment vais-je lui répéter que je l’ai perdu ? Comment lui dire que j’ai désobéi ? J’aurais beau lui expliquer qu’il est parti se soulager sur le parapet du pont, que j’étais immobile, ce sera toujours ma faute. Jamais la sienne. Mon géniteur sera vraiment en colère, car ses consignes doivent toujours être exécutées à la lettre. Le grand gnou ne supporte pas d’être contredit, parce qu’il sait ce qui est le mieux. Pour moi. Pour nous. Pour tous. Je vais me faire sermonner, encore. Il parlera, parlera, parlera, et je ferai comme d’habitude, j’écouterai. Je baisserai la tête et j’attendrai patiemment que tout se termine, alors il sera content. Il aura parlé, et j’aurai écouté.

    À l’exemple de la fois où il m’a convoqué dans la balançoire double de sa maison afin de me donner le choix. Le choix de la soumission ou de l’excommunication du clan. Depuis que mes parents étaient séparés et que le géniteur habitait avec sa nouvelle conquête, je détestais me rendre chez lui. À chaque visite, c’était une torture. Entre les entraînements, les devoirs de l’école et les corvées à faire en sa compagnie, je ne trouvais pas ma place. J’étais malheureux et je le laissais paraître. Je n’avais pas le cœur à l’entraînement, pas le cœur à l’aider à fendre du bois, pas le cœur à être gentil avec sa jeune maroufle d’une dizaine d’années sa cadette. Je n’aimais pas la chambre qu’il m’avait aménagée, je n’aimais pas sa cabane sur le bord de la rivière, un chalet appartenant à la maroufle, fait de rallonges raboutées et juxtaposées maladroitement sur une nouvelle fondation de ciment aussi solide que ses principes, indestructible, donc. Il avait tout laissé à ma gazelle, soit la maison et la piscine, afin que je ne sois pas déraciné. Pour éviter la pension alimentaire, je faisais deux jours chez l’un, deux jours chez l’autre pour une fin de semaine chez l’un et la suivante chez l’autre. Je vivais dans mes valises et j’en avais assez. Je ne voulais plus habiter chez lui et me promener comme un commis voyageur.

    Alors, face à face, il m’avait affronté. D’une harangue agressive et complaisante, il m’avait bien fait comprendre tout ce qu’il avait fait pour moi. Bien sûr, cette nouvelle vie n’était pas idéale, mais les choses s’amélioreraient. Jouant la victime, il se plaignait d’avoir perdu beaucoup du fruit de son travail en abandonnant tout ce qu’il avait gagné à ma gazelle, et c’était précisément pour moi qu’il avait fait ses choix, mais pas d’inquiétudes ; il aurait bientôt deux fois plus beau, deux fois plus gros. J’étais son gaou, son prolongement, je devais comprendre, car seuls les gens intelligents s’adaptent aux changements, les autres deviennent des victimes inintéressantes. Moi, j’étais de son sang, un gnou véritable et promis à un grand avenir ! Mais, à onze ans, j’avais le choix. Et ce choix serait respecté ! Avec l’élégance de la malhonnêteté, j’avais été roulé dans la farine de ses dogmes et cuis à même le fourneau de mes sentiments. J’étais prêt à être avalé tout rond. Baisser la tête, ne pas répondre et faire signe que l’on a compris est ma stratégie. Endurer patiemment, mon moyen de défense. Fermer ma gueule et exécuter, ma façon de vivre, de survivre. Il allait bien mourir un jour, et tout s’arrêterait là. J’étais prêt à attendre silencieusement ma libération.

    J’ai pleuré pendant tout son discours, puis je me suis excusé. Le grand gnou était content, il venait de récupérer son veau à peu de frais. À ce moment, j’ai été incapable de lui parler, de lui dire comment je me sentais. J’aurais dû partir, choisir la fuite. J’aurais dû faire le même choix que Rahan dans le Pif Gadget, le choix de l’aventure. Alors que je pleurnichais, il m’a fait répéter entre deux halètements : je m’excuse. Je l’ai chuchoté une seconde fois. Et il m’a pardonné ! En me soulignant de ne pas hésiter à lui parler lorsque j’en éprouvais le besoin, il m’a affectueusement caressé la tête comme un bon chien obéissant. Les mots, prisonniers entre mes émotions et mes poumons, réduits à un souffle de brebis agonisant, se sont éteints.

    À ce moment, j’ai compris que plus jamais je n’aurais le courage de lui parler, encore moins la force de l’affronter. Les gnous, entre eux, appliquent une hiérarchie stricte. Se basant sur la honte et l’humiliation, ils dressent les veaux en les assujettissant, psychologiquement d’abord. Ensuite, les grands gnous renforcent leur pouvoir par la peur et le contrôle qu’ils obtiennent dans un système complexe d’offrandes et de punitions, tout en les arrosant de mots, beaucoup de mots. Ainsi, les veaux sont hypnotisés, paralysés et n’osent même plus penser en dehors du troupeau. La volonté du géniteur acquiert force de loi.

    Moi, je voulais vivre dans la jungle, mais pas avec les gnous ! Je voulais être libre, comme Rahan, mon héros préféré. Je désirais être comme lui et je savais que c’était impossible. Les gnous ne se métamorphosent pas en gazelle agile et libre du jour au lendemain. Encore moins en guerrier de la préhistoire ! Cependant, l’option de la fuite par le rêve demeure encore possible. Heureusement, j’ai une voie d’échappement, je peux me libérer grâce au Pif Gadget !

    Le Pif est ma seule joie hebdomadaire. Tous les jeudis, ma grande gazelle maternelle rapporte le Pif Gadget à la maison. J’attends le jeudi tel un prisonnier attend sa remise de peine. L’emballage plastique, l’odeur de la revue, mais surtout l’étonnant gadget qu’elle contient constitue mes plus beaux moments de détente dans ma jeune vie remplie d’entraînements sportifs. Je lis tout, complètement tout. Des publicités d’œufs Kinder, alors introuvables à Shawinigan, jusqu’à la liste des membres de l’équipe de rédaction. Je m’imagine être le seul enfant du Québec à recevoir, des mains magiques de la grande gazelle, cette revue de bandes dessinées française. C’est l’exotisme, l’ailleurs qui vient à ma rencontre. Rahan est mon personnage préféré. À chaque début d’aventure, mon héros pose son poignard en ivoire sur une pierre et le fait tourner. Une fois le mouvement circulaire de son arme terminé, Rahan suit la direction indiquée par son fidèle compagnon. Il est libre, libre de tous liens, libre de choisir son destin. Rahan est tout le contraire de moi. Il n’a pas à se lever le matin, ni à se rendre à l’école à pied, ni à revenir à la maison le midi, ni à courir sur cinq kilomètres, ni à prendre une douche, ni à manger en vitesse, ni à retourner à l’école, ni à s’entraîner avec l’équipe de basket-ball, ni à revenir à la maison, ni à reprendre une douche, ni à faire ses devoirs, ni encore à manger en vitesse, ni à prendre sa leçon de piano et ni à se mettre au lit pour tout recommencer le lendemain. Rahan a de la chance, son géniteur à lui, Craô, est mort. Il a vécu toute son enfance dans la plus totale liberté. Personne pour le surveiller, pour vérifier ses résultats athlétiques et scolaires, pour le pousser au dépassement, pour lui répéter sans cesse l’importance d’une bonne condition physique. Malgré cela, Rahan est devenu un athlète accompli dont la force principale provient non pas de ses biceps, mais bien de son sens logique. Il est beau, musclé et intelligent. J’aurais vendu au diable tous mes jouets, y compris mes soldats de plastique bleu de l’armée japonaise, pour vivre une seule journée dans la peau de Rahan.

    Mais aujourd’hui, courant seul ce premier kilomètre, je suis peut-être un peu comme lui. Pour la première fois de ma jeune existence, au milieu des gnous, au milieu d’une rivière de bêtes concentrées et rapides, libéré de l’obsédante présence du grand gnou, j’ai, au plus profond de moi, la certitude de vivre une aventure digne de celles qu’affronte Rahan. Pendant une seconde, me rappelant mon personnage préféré, je me sens libre, vraiment libre. À douze ans, avec et contre le monde ! Grandiose parmi les champions, une foulée à la fois. Alerte, détendue et souveraine, voilà l’attitude à adopter. Pendant une seconde, j’ai failli pousser un retentissant cri de guerre afin d’informer la jungle entière de ma présence. La marche du veau est commencée, et personne ne l’arrêtera !

    Puis, la seconde suivante, l’angoisse est revenue me tordre les entrailles. J’oscille, d’une seconde à une autre, entre la joie et la peur d’être libre, entre le soleil et la nuit, entre la vie et la mort, jusqu’à ce que la panique s’empare totalement de moi. Les ténèbres ont gagné. Je suis seul, vraiment seul. On ne brise pas ses chaînes comme on casse une ficelle. Le conditionnement à une vie de routine m’a forgé dans la tête des maillons de métal de la taille du pouce. Je suis incapable de vivre le moment présent en me moquant des conséquences à venir. Le grand gnou me reprochera bientôt de ne pas l’avoir écouté, de ne pas avoir fait d’efforts pour le rejoindre. Il me dira que la faute est mienne, et pendant des jours j’entendrai ses réprimandes, ses commentaires, ses invectives et ses sermons à n’en plus finir. J’aurais dû le suivre jusqu’à la rambarde du pont, me diriger vers lui pour le regarder uriner de plus près, essayer de le rejoindre sans me préoccuper des palabres de la grande panthère, ne pas le perdre de vue. J’ai, sans le vouloir, commis le péché de liberté et je vais m’en repentir, je vais payer le prix de ma désobéissance. Combien de fois m’a-t-il dit de le suivre pas à pas ? De ne pas le perdre de

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