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Les Manuscrits enluminés occidentaux
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Livre électronique592 pages2 heures

Les Manuscrits enluminés occidentaux

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À propos de ce livre électronique

Quiconque a eu la chance de tenir entre ses mains des livres manuscrits du Moyen Âge a certainement été ému de ce contact direct avec un passé retrouvé. Les oeuvres d’auteurs célèbres, ou parfois même à jamais anonymes, s’animent sous ses yeux : anciens traités de philosophie, de sciences naturelles et de théologie, romans de chevalerie et poèmes courtois, oeuvres d’humanistes et de savants théologiens traduisant et commentant les classiques antiques, de voyageurs décrivant leurs incroyables pérégrinations, de chroniqueurs héroïques sauvant pour la postérité des événements de l’histoire emportés par le temps.
LangueFrançais
Date de sortie9 déc. 2019
ISBN9781644617892
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    Aperçu du livre

    Les Manuscrits enluminés occidentaux - Andréï Sterligov

    enluminés

    Introduction

    Quiconque a eu la chance de tenir entre ses mains des livres manuscrits du Moyen Âge a certainement été ému de ce contact direct avec un passé retrouvé. Les œuvres d’auteurs célèbres, ou parfois même à jamais anonymes, s’animent sous ses yeux : anciens traités de philosophie, de sciences naturelles et de théologie, romans de chevalerie et poèmes courtois, œuvres d’humanistes et de savants théologiens traduisant et commentant les classiques antiques, de voyageurs décrivant leurs incroyables pérégrinations, de chroniqueurs héroïques sauvant pour la postérité des événements de l’histoire emportés par le temps. Nous imaginons l’artisan copiste peinant du soir au matin dans son atelier situé dans l’étroite ruelle d’une cité médiévale, ou encore le scribe méticuleux reproduisant encore et toujours les textes des Saintes Écritures dans le calme du scriptorium de son monastère.

    Le charme d’un livre manuscrit ancien est d’autant plus fort que son histoire est riche et enchevêtrée, que le nombre de ceux qui l’ont lu, possédé ou admiré à diverses époques est grand. Il n’est pas rare qu’à l’envoûtement dû au livre s’ajoute la joie d’une rencontre avec l’art : un art plastique d’une très haute maîtrise, riche et raffiné — celui de l’enluminure. L’alliance harmonieuse du récit, de la maîtrise d’exécution spécifique aux anciens codex et d’un art plastique raffiné, multiplie la force émotionnelle de chacune de ces composantes.

    Les immenses in-folio des chroniques et des bibles, les ouvrages des auteurs antiques et médiévaux, les élégants petits livres d’heures, ont été transformés par les maîtres miniaturistes en minuscules galeries de peinture dissimulées sous les plats des reliures. Par bonheur le temps nous a conservé des chefs-d’œuvre parmi les miniatures byzantines, slaves méridionales, celles de l’ancienne Russie, d’Arménie et de Géorgie, d’Iran et d’Inde, qui ont joué un rôle important dans l’histoire de l’art mondial. Toutefois, notre édition étant consacrée à l’enluminure des livres manuscrits d’Europe occidentale, c’est de ses caractéristiques et de son importance qu’il sera question maintenant.

    Les fresques médiévales, dans les rares cas où l’édifice qu’elles décoraient nous est parvenu sans d’importantes reconstructions ni de graves mutilations, et où elles n’ont pas été masquées aux époques suivantes par de nouvelles peintures correspondant au renouvellement des goûts, n’ont pu — même dans ces cas exceptionnels — conserver leur coloris d’origine du fait des variations de température et des effets atmosphériques. Le destin des tableaux de chevalet, dont les couleurs se modifiaient, se craquelaient, s’effritaient sous l’effet de la lumière et de l’air, et qui souvent, aussi, étaient repeints et « rafraîchis », ne fut pas beaucoup plus heureux. Les couleurs des somptueuses tapisseries ont passé, se sont ternies. Le verre fragile des vitraux n’a pas souvent survécu à la violence de l’Histoire. Seule la miniature, soigneusement préservée à l’intérieur du livre, parmi ses pages, de l’humidité, de l’air, de la lumière et de la poussière, a su faire parvenir jusqu’à nous le coloris de la peinture ancienne dans sa fraîcheur originelle.

    Une raison importante de l’admirable intégrité des miniatures réside dans l’extraordinaire minutie, la conscience et le savoir-faire de ces artisans dans leur ouvrage. Les moines qui travaillaient dans les scriptoria étaient pénétrés d’un sentiment de piété qui ne laissait aucune place à la négligence. Les maîtres laïcs pensaient à « l’honneur de l’uniforme » de leur corps de métier, leur corporation, leur atelier ; les commandes dépendaient de la perfection technique apportée, et les commanditaires, en général, étaient tels que tout travail de mauvaise qualité était exclu. Les livres enluminé étaient exécutés pour l’aristocratie, le clergé, la bourgeoisie montante de la finance et du commerce, et devinrent de véritables objets de luxe rivalisant de virtuosité et de prix avec les ouvrages d’orfèvrerie les plus précieux.

    Si les manuscrits enluminés connurent un sort heureux, c’est aussi grâce au fait qu’ils furent toujours des objets de collection. En général, ils firent partie des bibliothèques avant d’entrer dans les musées. Cependant ce destin relativement heureux n’explique pas à lui seul l’importance de la peinture des manuscrits. Son étude, toujours plus élargie et approfondie ces dernières années, a révélé que dans le système des arts de son temps elle a occupé une place telle que si l’on ne tient pas compte de ses réalisations il est impossible, de nos jours, de comprendre la culture artistique du passé.

    La miniature était exécutée pour le lecteur du livre, aussi était-elle destinée à l’élite intellectuelle de la société. L’analphabétisme de la population et le coût de ces livres uniques restreignaient considérablement le cercle des gens auxquels s’adressait l’artiste. Cependant cet élitisme n’a pas conduit à une paralysie des procédés. Bien plus, à partir du XIIIe siècle, quand la production des livres passa massivement des monastères aux artisans des villes, on vit de plus en plus souvent apparaître dans la miniature des inventions picturales qui influencèrent l’ensemble des arts plastiques. Les chercheurs contemporains la qualifient fréquemment de « champ d’expérimentation de la peinture », de « laboratoire des nouveaux procédés ». L’élaboration d’un nouveau langage artistique — acquisition de l’espace, rendu des masses, du volume, du mouvement, etc. — s’effectua pour beaucoup dans les ateliers des enlumineurs. Les fonctions d’illustration poussèrent les auteurs de miniatures vers la narration, le récit, les détails du réel, vers une tentative de rendre en image non seulement l’espace, mais aussi la durée. « La peinture primitive française est plus audacieuse sur parchemin que sur panneaux »¸ écrit Grete Ring, éminente spécialiste de l’art français.

    Évangiles. Northumbrie (?). Fin du XIIIe siècle. Page d’initiales de l’Évangile selon Matthieu. (Liber generationis). F° 18.

    L’enluminure a joué dans la création de nouveaux genres picturaux, le paysage et le portrait surtout, un rôle très important et aisément compréhensible : la liberté dans le choix des sujets, la variété des thèmes sont incomparablement plus vastes dans la miniature que dans la peinture de chevalet. Il est impossible, aujourd’hui, de ne pas admirer l’audace, l’énergie créatrice, le génie inventif des maîtres enlumineurs qui firent progresser l’art en dépit des contraintes sévères imposées par les traditions et par les modèles. L’un après l’autre, ils introduisirent des nouveautés dans le dessin, le coloris, la composition, élargirent le répertoire des scènes, des sujets, des motifs décoratifs, utilisant toujours plus dans leur travail leur observation de la vie.

    L’importance de l’enluminure pour l’histoire de l’art ne peut s’apprécier si l’on ne tient pas compte d’un autre facteur. Tout comme les objets d’art, le livre illustré est la forme d’art la plus aisément transportable. Parmi les articles colportés par les marchands se trouvaient des manuscrits enluminés. En se mariant, les princesses emportaient avec elles les œuvres des meilleurs enlumineurs de leur pays ; les livres étaient transmis en héritage aux fils qui partaient pour de nouveaux domaines, échoyaient aux vainqueurs à titre de trophées. Les manuscrits enluminés voyageaient dans toute l’Europe, faisant connaître les goûts, les idées et les styles nouveaux. Nul doute que dans la seconde moitié du XIVe et au début du XVe siècle l’influence de l’art parisien sur de nombreux pays s’explique principalement par cette diffusion des livres enluminés.

    On observe de profondes interactions entre la miniature et la peinture de chevalet, mais aussi la sculpture, car les ouvrages illustrés servaient, dans l’élaboration des scénarios sculpturaux des cathédrales romanes et gothiques, de source d’inspiration pour les thèmes, les images, l’iconographie au sens large et strict du terme. Les émailleurs, sculpteurs sur ivoire, tapissiers, maîtres verriers et même les architectes, utilisaient des images qu’ils tiraient des livres. Il existait bien entendu une influence inverse, parfois très forte, la miniature étant alors fécondée par les progrès d’autres arts plastiques ; cependant, même dans ce cas, son étude est d’un apport considérable pour la compréhension de la culture du passé. Jusqu’au milieu du XVe siècle, Jean Fouquet compris, les maîtres miniaturistes français s’inspirèrent de la remarquable sculpture gothique. Au XIIIe siècle, le vitrail exerça une grande influence sur l’enluminure ; au XIVe siècle, ce furent sans conteste les fresques italiennes ; au XVe siècle, la miniature ne laissa pas passer les découvertes fondamentales des maîtres de la peinture flamande, ni celles des architectes et sculpteurs italiens ou des peintres du Quattrocento. Toutefois il importe de souligner que dans toutes ces interactions complexes et fécondes d’écoles, de formes et de genres, l’enluminure a joué son propre rôle, en toute indépendance et dignité.

    Le rassemblement des miniatures, leur étude et leur publication se sont avérés d’une telle importance pour l’histoire de l’art qu’ils ont entraîné la révision de conceptions historico-artistiques entières. Ainsi, si on expliquait autrefois le goût de l’observation, l’attention portée au détail, l’intérêt pour le paysage, qui se sont manifestés au XVe siècle au nord des Alpes, par l’influence des grands maîtres flamands, on estime à présent que ces qualités sont en grande partie l’héritage de l’école parisienne d’enluminure de la fin du XIVe et du début du XVe siècle. Si les livres enluminés n’étaient pas parvenus jusqu’à nous, des siècles entiers de l’histoire d’un grand nombre de pays nous sembleraient privés de peinture, beaucoup d’artistes importants ne nous étant connus que par leurs travaux pour les manuscrits.

    Les historiens de l’art ne sont pas les seuls à se tourner vers l’enluminure avec espoir et avidité de savoir. Plus que toute autre œuvre plastique, elle nous permet de visualiser le passé. En tant qu’« art mineur », en tant qu’interprétation d’une œuvre littéraire, la miniature est un document inestimable sur la façon de percevoir la littérature, de l’interpréter, sur les images que les œuvres antiques évoquaient aux gens de l’époque, sur la manière dont elles étaient modernisées, sur leur rapport avec les conceptions de l’évolution de la culture sacrée.

    La miniature en dit long sur la vie quotidienne de son temps. Grâce aux ouvrages illustrés nous savons comment les gens s’habillaient, se paraient et décoraient leurs demeures, sur quels sièges et à quelles tables ils s’asseyaient, ce qu’ils mangeaient, comment ils combattaient. Elle permit même aux historiens de l’art de la guerre de reconstituer les tactiques utilisées au Moyen Âge dans les batailles. Dans presque tous les domaines de l’histoire de la culture profane on trouve des exemples de ce genre. Outre leur valeur esthétique propre, les célèbres châteaux des frères de Limbourg, ou les vues de Paris et de Tours dans les enluminures de Fouquet constituent grâce à leur fidélité, confirmée par les spécialistes, d’irremplaçables sources pour l’histoire de l’architecture, d’autant plus que de nombreux édifices reproduits par ces artistes ont disparu depuis longtemps. Toutefois la miniature mérite que l’on s’y intéresse avant tout pour elle-même en tant qu’œuvre d’art achevée, devant entrer comme composante majeure dans le bagage culturel de l’homme d’aujourd’hui. On la compare parfois à la musique de chambre, tandis que la musique symphonique le serait à la peinture de chevalet ou la peinture monumentale. Cette élégante comparaison n’est que partiellement juste. L’enluminure suppose bien entendu une relation intime avec son « spectateur », n’étant pas destinée à un large auditoire. Ici, la notion de monumentalité, d’échelle est autre (quoiqu’elle existe également). Cependant si l’on envisage la variété et l’éclat des moyens, les possibilités d’orchestration, la miniature n’est pas moins symphonique que sa contemporaine, la « grande peinture ».

    L’œuvre des enlumineurs de codex constitue une étape très importante dans l’histoire de l’art de décorer les livres. Le système d’ornementation des manuscrits, devenu graduellement plus complexe et plus riche, atteint son plein épanouissement vers le XIVe et le XVe siècle. L’artiste a à sa disposition les initiales de grandeur, de caractère et de contenu différents ; les rubriques du texte en couleurs ou dorées ; les décorations ornementales horizontales se logeant dans les limites des lignes du texte ; les bordures chargées de riches ornements végétaux, de créatures réelles ou fantastiques, de figures humaines et de monstres divers : les « filigranes », ornements débordant dans les marges ; les compositions développées dans la marge inférieure du feuillet, et enfin les miniatures illustrées indépendantes du texte. Lorsque le manuscrit devait être décoré de miniatures (« enluminé ») le copiste laissait la place pour les initiales, les figures, les médaillons, les illustrations à exécuter sur une partie de la page ou en pleine page. Parfois, auprès de ces espaces vides destinés aux illustrations à personnages (les « histoires », comme on les appelait alors), des notes portant sur ce qui devait être représenté, destinées aux peintres, étaient inscrites dans la marge.

    C’est alors que commençait le travail des peintres. À l’époque où le centre de gravité pour la fabrication des codex se déplaça des monastères aux ateliers laïcs des villes, la spécialisation s’affirma. Le maître d’atelier dirigeait l’ensemble du travail, réalisait les esquisses, exécutait entièrement les passages les plus délicats et, dans le cas d’une commande particulièrement importante, l’enluminure dans sa plus grande partie ou sa totalité. L’un des aides, se guidant sur les indications du maître et les modèles, rehaussait le dessin à la mine d’argent ou de plomb, ou encore à l’encre ; un autre dorait les endroits appropriés, un troisième appliquait les couleurs, et ainsi de suite. La spécialisation permettait d’assurer dans l’atelier un travail extrêmement efficace et d’une grande qualité, mais l’honneur d’inventer un nouveau procédé, de décider d’un nouveau sujet, de faire une découverte technique ou artistique revenait en général au maître d’atelier.

    Les maîtres enlumineurs utilisaient des matériaux somptueux et souvent très coûteux. La majeure partie des miniatures étaient réalisées sur parchemin, dont le coût accroissait la responsabilité du copiste et du peintre qui ne pouvaient se permettre la moindre négligence dans leur travail. Cherchant à réaliser des œuvres aussi durables et aussi belles que possible, les maîtres, tels de véritables alchimistes, « concoctaient » leurs mixtures de liants et préparaient leurs couleurs avec le plus grand soin. Les peintres fabriquaient souvent leurs couleurs eux-mêmes, ne confiant pas cette délicate tâche à leurs apprentis et faisant parfois en sorte que le secret de telle ou telle couleur ne franchisse pas le seuil de l’atelier.

    La base de la palette était souvent constituée des couleurs fondamentales rouge, bleu et or, classiques pour la miniature (surtout en France). Le rouge était obtenu à partir de couleurs végétales, mais on utilisait plus souvent le cinabre et le minium — nom latin qui donna naissance au mot miniature, l’artiste qui écrivait à l’encre rouge le commencement des chapitres du manuscrit étant appelé « miniator ». La couleur la plus précieuse était le lapis-lazuli, donnant ce bleu étonnamment beau et vibrant qui suscite notre admiration dans les chefs-d’œuvre des maîtres anciens. Toutefois, ce qui rapprochait le plus les enluminures de l’art des orfèvres, c’était l’ample utilisation de l’or, tant en feuilles qu’en poudre. Le fond était préparé de la manière la plus soigneuse avec de petites feuilles du précieux métal, extrêmement fines et spécialement martelées ; cela explique pourquoi, depuis de nombreux siècles, l’or reste solidement fixé aux feuillets de parchemin, les cas où il s’est détaché étant rares.

    La tâche du copiste et du miniaturiste était extrêmement pénible. Un moine de l’abbaye de Corbie nous a laissé ces mots : « Cher lecteur, lorsque tu tourneras ces pages de tes doigts, veille à ne pas en abîmer l’écriture. Personne mieux que le copiste n’a idée de ce que représente un travail difficile. Il est aussi doux au copiste de tracer la dernière ligne qu’au marin de rentrer à son port natal. Seuls trois doigts du maître ont tenu le calame, mais son être tout entier a souffert du travail ». Les anciens traités enseignaient que l’or devait être poli doucement pour commencer, puis plus vigoureusement, et enfin avec une énergie telle que la sueur en perle au front. La couleur était parfois appliquée en sept couches, et il fallait souvent attendre plusieurs jours avant que la dernière couche appliquée ne sèche. L’héroïsme des maîtres dans leur travail était récompensé de résultats admirables. Le plus grand spécialiste de l’art médiéval, E. Mâle, écrivait au sujet d’un manuscrit : « Le psautier de saint Louis ressemble à un joyau d’or et d’émail. On ne sait s’il est l’œuvre du peintre ou de l’orfèvre. Lorsqu’à la Sainte-Chapelle le roi ouvrait son bréviaire, les miniatures étaient en totale harmonie avec les voûtes azurées, les vitraux aux couleurs transparentes et les châsses précieuses. »

    La virtuosité des anciens maîtres suscite l’admiration. Nous savourons la calligraphie du dessin et l’accord parfait entre l’éclat de l’or et la luminosité des couleurs. Cependant pour que le lecteur contemporain puisse apprécier totalement les qualités artistiques des enluminures, il ne lui suffit pas d’en connaître les techniques d’exécution, ni d’en ressentir la beauté abstraite, ni même d’être au fait de leur valeur au sens strict, matériel. Il nous faut nous efforcer, gens de la fin du XXe siècle, de « lire » ces tableaux de manière aussi complète que possible. Les miniatures n’illustraient pas seulement des sujets, elles ne se contentaient pas de transmettre telle ou telle idée : elles engendraient des états d’âme précis, provoquant des sensations de joie ou de tristesse, de beauté ou de laideur, de crainte ou d’amour. La langue des symboles religieux et des allégories poétiques était comprise des gens de ce temps ; tous les realia leur étaient proches et reconnaissables : les relations entre l’homme et le livre — et ses miniatures — s’établissaient d’une manière grave et posée.

    Le caractère spécifique, intime de l’art de l’enluminure, indissolublement lié au livre manuscrit, rend plus complexe l’approche du lecteur. Il est impossible dans une exposition de présenter des codex de manière à ce que les visiteurs puissent en regarder toutes les miniatures. Aussi le contact direct avec les ouvrages enluminés n’est-il accessible qu’au cercle restreint des spécialistes, les amateurs d’art étant aidés par les reproductions des livres et des albums. La miniature est particulièrement adaptée à ce genre de publications. Contrairement à la peinture monumentale ou aux tableaux de chevalet, les dimensions de l’œuvre permettent souvent de la reproduire en grandeur nature. De plus, on approche au plus près des conditions de perception de la miniature existant dans le passé : dans l’isolement et le silence d’une pièce, près de la fenêtre ou à la lueur d’une lampe on peut feuilleter un album comme un livre ancien, sans se hâter, en prenant le temps de regarder attentivement chaque illustration. Patience et attention sont largement récompensées, alors, par le monde que l’on découvre.

    L’extrême richesse de la collection des manuscrits occidentaux conservés à la Bibliothèque de Saint-Pétersbourg permet de proposer au lecteur un album sur l’enluminure organisé selon un principe historique. Bien entendu, les écoles nationales et les périodes ne sont pas toutes représentées de manière équivalente dans notre collection : c’est pourquoi nous ne traiterons pas ici de l’enluminure ottonienne, et ne présenterons l’époque romane qu’à travers des manuscrits anglais et allemands. Il a été possible, malgré tout, de refléter bon nombre d’étapes importantes du développement de l’art d’enluminer les manuscrits, millénaire, depuis les premiers succès remportés sur les îles Britanniques jusqu’aux derniers exemples de cet art raffiné, datant du XVIe siècle. La miniature gothique est particulièrement bien représentée dans notre collection, période durant laquelle la France occupe incontestablement la première place en Europe. L’essai qui suit s’organise également en fonction des particularités historiques dans la constitution et la composition de la collection de Saint-Pétersbourg : plus qu’un résumé de l’histoire de l’enluminure, il est une sorte de guide de l’album qui, nous l’espérons, permettra de mieux apprécier chacun des manuscrits, chaque miniature dans son contexte historico-artistique.

    Si Byzance avait depuis toujours conservé une tradition de décoration artistique des livres héritée de l’Antiquité, l’enluminure des codex en Europe occidentale n’apparaît véritablement qu’au VIe siècle. Les premiers manuscrits dont le texte est accompagné d’un décor apparaissent en Italie et sur le territoire de la France contemporaine, où se développa de la fin du Ve au milieu du VIIIe siècle une culture artistique appelée mérovingienne (d’après la dynastie régnante). Les rares codex du milieu du VIIe à la seconde moitié du VIIIe siècle qui nous sont parvenus montrent que dans l’enluminure mérovingienne dominait un style au graphisme linéaire reflétant l’influence de l’art de l’Antiquité tardive, de la Lombardie et de l’Italie

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