Explorez plus de 1,5 million de livres audio et livres électroniques gratuitement pendant  jours.

À partir de $11.99/mois après l'essai. Annulez à tout moment.

Les (In)fidèles: Dans la tourmente de la guerre d'Algérie
Les (In)fidèles: Dans la tourmente de la guerre d'Algérie
Les (In)fidèles: Dans la tourmente de la guerre d'Algérie
Livre électronique431 pages5 heures

Les (In)fidèles: Dans la tourmente de la guerre d'Algérie

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

« Ce sont d’abord des bruits - des murmures plutôt - qui lui parviennent dans le noir. Il entend, mais ne capte pas. Lentement, il tente d’ouvrir les yeux. Ses paupières se décollent, et le blanc succède à la nuit : un blanc d’aveugle, un flash intolérable. La lumière agresse ses pupilles et le force à regagner l’obscurité... Mais où est-il ? Que lui est-il arrivé ? Une forte odeur de pisse et d’éther mêlés blesse ses narines. L’homme est perdu, effrayé. Il veut bouger mais ses membres résistent, il veut crier mais ne trouve pas sa voix. L’angoisse s’empare de lui et lui laboure le crâne, suivie par un tremblement qu’il ne peut contrôler. C’est une bête traquée, qu’on a emprisonnée et qui panique ».

La vie de Simon bascule le 24 avril 1961. Il manque de mourir ce jour-là, abattu dans les rues d’Alger alors qu’il manifestait. Lorsque deux mois plus tard, le jeune avocat sort du coma, il a perdu la mémoire. Et la récupérer s’avère éprouvant. De mauvaises surprises l’attendent, dans une Algérie en proie à de violentes convulsions. Seul réconfort : la présence d’une inconnue dont l’image trotte dans sa tête, obsédante.

À PROPOS DE L'AUTEUR



Georges Mattout nait en Algérie au siècle dernier et la quitte encore enfant, rapatrié au moment où le pays gagne son indépendance. Il grandit à Paris, y fait des études de philosophie, matière qui devient une source précieuse dans l’exercice de son métier. Père et désormais grand-père, il ravive dans ce roman certains souvenirs d’enfant, enveloppés dans un récit poignant, sorti de son imagination. Il est l’auteur d’un précédent roman : "Les Virevoltants", édité en 2022.
LangueFrançais
ÉditeurPublishroom
Date de sortie21 mai 2025
ISBN9782386256660
Les (In)fidèles: Dans la tourmente de la guerre d'Algérie

Lié à Les (In)fidèles

Livres électroniques liés

Fiction littéraire pour vous

Voir plus

Catégories liées

Avis sur Les (In)fidèles

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Les (In)fidèles - Georges Mattout

    Image de couverture

    Publishroom Factory

    www.publishroom.com

    ISBN : 978-2-38625-666-0

    Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit, est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes des articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

    Georges MATTOUT

    Les (in)fidèles

    Dans la tourmente de la guerre d’Algérie

    Logo: Publishroom Factory.

    À ma famille

    Ne disputons à personne ses souffrances ; il en est des douleurs comme des patries, chacun a la sienne.

    François-René de Chateaubriand.

    Mémoires d’Outre-tombe.

    It is a great sin to swear unto a sin, but greater sin to keep a sinful oath (*).

    William Shakespeare.

    Henry VI. Part 2, acte V, scene 1.

    (*) Prêter serment au péché est un grand péché, mais respecter ce serment est un péché plus grand encore.

    SEPTEMBRE 1956 – AVRIL 1961

    Crépuscule

    1

    Alger, le 24 avril 1961

    Accroché à la rambarde du balcon, Simon s’emporte. De vives émotions le submergent et sa colère éclate. Il en est certain, le putsch va échouer. De Gaulle n’a pas cédé, la défaite est inévitable.

    Dépité, l’avocat plisse les yeux et embrasse l’horizon : la mer au loin, collée à un ciel immaculé et s’y noyant, les hauteurs de la ville posées en dentelles chaotiques, la ligne majestueuse du port enfin, à cette heure jaunie par le vent du désert. Tout en brume, le sel empoissonné de la Méditerranée sature l’air d’une odeur aigrelette. Flottant au-dessus des terrasses, à ce point écrasées de soleil qu’elles sont à peine visibles, du linge en drapeau compose un kaléidoscope de couleurs vibrantes qui saisissent l’œil de Simon à l’en hypnotiser, le maintenant un rien vaporeux et déjà nostalgique dans sa logorrhée patriotique. Lui revient en mémoire la cascade des malentendus qui ont jeté sa vie dans un tourbillon infernal.

    Pourtant dès 58, son père l’avait prévenu, il avait anticipé la catastrophe : « Vous verrez, cet homme-là est un fumier, un opportuniste. De Gaulle a voulu prendre le pouvoir, c’est tout. Maintenant qu’il l’a en France, il va s’empresser de nous trahir, et lâchera l’Algérie » avait-il prophétisé. Pas convaincus par l’argument, les Européens¹ s’étaient précipités vers le Forum, tout heureux d’avoir trouvé en ce « grand homme » le sauveur qui, une fois de plus, gagnerait cette guerre et garderait l’Algérie française. Et voilà qu’à la surprise générale, « l’autre saucisse étoilée » se retournait contre son peuple… Quelle sinistre farce ! C’est sans espoir en vérité, mais les Français d’Algérie ne se laisseront pas faire. Ils se battront jusqu’au bout, en prenant les armes s’il le faut.

    L’époque est aux excès, à l’oubli de soi et aux absurdités. Simon n’y échappe pas. Il est seul désormais, seul face à un destin qu’il pressent noir et qu’il appréhende. Par réflexe, il porte la main à sa ceinture et le touche : son révolver est bien là, chargé et prêt à l’emploi. Après l’engueulade qu’il vient d’avoir avec Norah, son désespoir sert d’alibi à la fureur qui l’envahit. L’Algérie le renie et son amante l’a quitté, abandonnant son cœur aux cendres de l’Histoire.

    Simon reprend son souffle, attrape ses clefs et quitte l’appartement ; il a rendez-vous. Pressé, il dévale l’escalier, déboule dans la rue et en aspire les effluves surchauffés. Ça sent le soufre. Les Pieds-Noirs défilent, la révolte gronde. Des milliers de bouches scandent « Algérie française », et « de Gaulle, salaud ! les Pieds-Noirs auront ta peau ». Pistolet en poche, le jeune homme se mêle à la foule et se dirige vers la place du Gouvernement. Avec d’autres militants, il allumera les derniers feux d’une insurrection dont il pressent pourtant l’écrasement. Il a la hargne et veut en découdre. Epinglée à sa chemise, une broche en forme de tulipe. Un cadeau de Norah, souvenir des jours heureux. En la caressant, il se sent un peu Fanfan.²

    Son amour pour la jeune femme était bien improbable, déjà mis en péril avant même que se précipitent les Evènements³. Elle est musulmane, lui juif : deux faces difficilement conciliables d’une médaille que, depuis plus d’un siècle, d’autres tiennent dans leur main et lancent en l’air, donnant alternativement aux uns et aux autres l’avantage, jamais aux deux simultanément. De quoi les conduire à se haïr durablement. Mais contre vents et marées, secrètement, les deux jeunes gens se sont aimés. Ils ont pris tous les risques, échafaudé des plans, esquivé une avalanche de pièges. Et cela a marché, les autres n’ont rien su ; ils n’auraient pas compris.

    Norah et Simon se sont rencontrés aux Urgences de l’hôpital Maillot, un après-midi de septembre 1956. Avec quelques amis de son âge, le jeune homme avait ce jour-là passé la matinée à la plage. L’été se prolongeait dans la douceur de l’air ; la vie s’offrait à eux, légère et souriante. De retour dans le centre d’Alger, la petite bande s’était posée sur la terrasse du Milk Bar et, tout à sa joie, sirotait glaces et boissons fraîches. On s’asticotait un peu, les plaisanteries fusaient, on riait. Autour d’eux, des enfants se poursuivaient en criant, sous le regard amusé de leurs mères. Des amoureux se bécotaient, les hommes fumaient et parlaient fort, en faisant de grands gestes.

    La guerre se tenait à distance, on l’oubliait.

    – Je vous ai foutu une sacrée branlée, les mecs. Vous savez plus nager, ou quoi ?

    – Rh’las⁴ Lisette ! On t’a laissé de l’avance, c’est pour ça que t’as gagné. Sans ça, on t’aurait écrasée.

    – Certainement pas ! Vous êtes tous des brêles Gaby, surtout Simon.

    – Ouais ! ça c’est vrai. Avec tes mouvements de gonzesse t’avances pas, mon vieux. Tu sais pas nager le crawl à ton âge ? Purée ! faut que t’apprennes.

    – Fous-moi la paix Tonio, je fais ce que je veux, et la brasse me va très bien. Je fatigue moins, et je peux contempler l’horizon.

    – Bon ben ! t’as qu’à continuer comme ça, si ça t’gêne pas d’être toujours à la traine.

    – Je…

    Mais subitement, l’horreur s’était invitée, et le décor effondré. En explosant, une bombe l’avait déchiré, semant sur la terrasse une désolation qui mêla sang, fumée et hurlements. Des gens étaient morts, d’autres furent blessés : déchiquetés ou défigurés. Simon avait été salement touché à la jambe. En urgence, des ambulanciers l’avait conduit à l’hôpital le plus proche, dans Bab El Oued. On l’y avait recousu, puis confié à une soignante. Sur le badge de celle-ci, un prénom : Norah.

    C’est par l’humour, celui de son peuple fait d’esprit et d’autodérision, que Simon Lashkar avait conquis le cœur de la jeune Arabe. Habituée à résister aux assauts parfois lourds des médecins qui l’entouraient ou de certains patients, l’infirmière ne s’était pas méfiée de ce garçon plutôt quelconque. Il n’avait physiquement rien de remarquable, ne semblait pas particulièrement brillant, mais il avait su lui parler et la faisait rire. Le temps qu’il séjourna dans le service, l’infirmière l’avait laissé s’approcher, et prenait plaisir à le rejoindre pendant ses pauses. Elle s’était également ouverte à lui, lui avait confié ses petits bonheurs et les défis qu’elle relevait, son désir de justice aussi.

    Alors qu’un matin elle passait près de lui, Simon l’arrêta, l’œil malicieux :

    – Mademoiselle ! Mademoiselle !

    – Oui monsieur Lashkar ? Vous avez besoin de quelque chose ?

    – Non, non. J’aimerais vous poser une question.

    – Une question ? Oui, bien sûr.

    – Savez-vous quelle différence il y a entre une mère italienne et une mère juive ?

    – Pardon ? Euh… Non, je l’ignore.

    – C’est simple : lorsqu’à table il est rassasié et cesse de manger, la mère italienne dit à son fils : « mange ! ou je TE tue », alors que la mère juive menace : « mange ! ou je ME tue ».

    La blague éclaira le visage de Norah :

    – Ah Ah ! Ma mère n’est pourtant pas juive, monsieur Lashkar. Vous êtes un sacré plaisantin.

    Simon avait été séduit par la personnalité de Norah Saïdi. A l’attrait d’un physique ravissant s’était vite associée la découverte d’un caractère tout en retenue mais solide, que masquait un visage sévère, aux traits francs et harmonieux. Sous une apparence paisible coulait un torrent tumultueux que l’avocat avait su déceler. Seuls les yeux livraient les sentiments de la jeune femme : sa compassion ou son mécontentement, le plaisir aussi lorsqu’elle recevait les blagues de Simon. La bouche de l’infirmière souriait rarement mais son regard accusait réception. Le jeune homme savait alors qu’il avait fait mouche.

    Un autre jour, alors qu’elle soignait sa jambe en silence, le jeune homme remarqua l’air soucieux qu’elle affichait. Intrigué, il questionna :

    – Qu’y a-t-il mademoiselle Saïdi ? Vous semblez préoccupée.

    La jeune femme arrêta son geste. Elle ferma les yeux et, à voix basse, lui répondit :

    – Vous savez Simon, il se passe des choses terribles en ce moment à Alger. On emprisonne des innocents uniquement parce qu’ils sont arabes. Je ne me sens plus en sécurité, j’ai peur.

    Simon en fut désolé :

    – Je vous comprends. Cette répression aveugle est une aberration. A cause de quelques terroristes, on stigmatise toute une population. J’espère vraiment que cela ne durera pas. Mais soyez sans crainte, rien de cela ne vous concerne.

    – J’aimerais vous croire. Mais nous, les musulmans, n’avons jamais été bien traités par les Européens. Et là, c’est encore pire. Vous vous rendez compte de ce que nous subissons ?

    – Oui bien sûr, et ça doit changer. Pour autant, je ne pense pas que poser des bombes soit un moyen efficace d’améliorer les choses. Cela ne peut qu’attiser la haine, et conduire à des représailles.

    Puis en souriant, l’avocat prit la main de l’infirmière :

    – Mais rassurez-vous Norah, je ne vous tiens pas pour responsable de ce qu’il m’est arrivé. C’est seulement mon cœur que vous avez touché. Et ma foi, c’est très agréable.

    Norah lui rendit son sourire. Elle ne retira pas sa main, mais serra brièvement celle de Simon avant de reprendre sa tâche et de murmurer :

    –Si vous le dites…

    Les jeunes gens se revirent très vite et se lièrent d’amitié. Ils la cultivèrent un temps, puis cédèrent au désir qui déjà les consumait. Un jour de mars 1957, après qu’ils eurent fait une promenade aux alentours de l’Amirauté en bavardant un peu de tout, et se tenant la main, Simon tenta sa chance :

    – Cela te dirait de venir chez moi ? J’ai quelques bricoles à grignoter et une bouteille de champagne au frais. Nous pourrions la partager.

    Norah prit le bras de son ami et, l’air un brin moqueur, répondit :

    – Eh bien ! Il t’en aura fallu du temps pour m’inviter, je désespérais. Voyons, voyons !… J’accepte avec plaisir, jeune homme.

    Le visage de Simon s’illumina.

    Sitôt dit, les promeneurs gagnèrent la rue Borély. Anticipant ce moment, l’avocat avait nettoyé son appartement et l’avait mis en ordre. Norah n’y jeta cependant qu’un regard distrait et ne fit aucun commentaire, elle attendait. Simon semblait hésiter. Les jeunes gens restèrent ainsi quelques minutes, plantés-là au beau milieu du salon, intimidés. Puis, au son d’une musique douce, ils consentirent à sacrifier au rituel de l’amour… Cette nuit-là, les amants dormirent à peine. Tout en chipotant olives, amandes et crevettes, ils se câlinèrent et parlèrent beaucoup. Epuisée, la musique avait depuis longtemps tiré sa révérence.

    A l’effervescence des corps s’était vite joint l’embrasement des cœurs. Les deux jeunes gens s’aimèrent sans retenue, mais ils le firent dans la clandestinité, ayant tous deux conscience qu’ils prenaient un risque. Blottis dans l’appartement de Simon, à la mer ou dans les rues d’Alger, ils connurent les émois d’une authentique passion, à la fois intense et douce. Chacun trouva en l’autre ce que par instinct son âme cherchait.

    Lorsqu’ils observaient Norah, les yeux clairs de Simon n’affichaient pas l’arrogance du prédateur, ni la suffisance du colon - pourtant courantes chez d’autres hommes - mais un profond respect et son brûlant désir, offert comme une prière. De ses mots coulait le miel, tout en lui était douceur ; de là venait sa séduction. Ses gestes chaviraient Norah lorsqu’avec virtuosité, il improvisait au lit de subtiles chorégraphies, délicates offrandes d’un dévot à l’être aimé. Dans les bras de Simon, la jeune femme se reposait autant qu’elle jouissait ; elle l’aima.

    Lumineuse au soleil, la peau brune de Norah portait en elle toute l’âme de l’Algérie, cette terre farouche qui remuait l’inconscient de Simon, là où plongeaient ses racines. La jeune Arabe rendait au Juif la part enfouie de son histoire, celle de générations d’hommes et de femmes qui, posant en habit austère sur des photos sépia, l’impressionnaient par la noblesse de leur port. A la fois rude et accueillante, âpre et florissante, soumise mais indocile, belle et fière surtout, se dégageait de Norah la force de celles qui souffrent mais jamais ne plient. Lorsqu’il l’enlaçait, Simon ressentait la détermination du peuple algérien. Les yeux sévères de son amante, ses cheveux qu’elle n’offrait qu’en boucles serrées, la vigueur de son corps signifiaient au jeune homme qu’il lui faudrait sans relâche l’apprivoiser, mais ne jamais tenter de la conquérir. Cette évidence lui parut étrange : excitante autant qu’inattendue, très éloignée de l’idée somme toute banale qu’il se faisait d’une relation amoureuse. Dérangeante, elle semblait puiser son intensité dans l’aimantation qu’exerçaient leurs deux pôles contraires. Aimer cette femme-là effrayait Simon, mais le comblait aussi : une première.

    Les jeunes gens adoraient se promener en bordure de mer. Ils le faisaient lorsqu’à la nuit tombante, ils pouvaient se soustraire au regard des autres. Ce soir-là, ils avaient choisi la Pointe Pescade. Excentrées, ces collines sauvages perlées de villas sculptées dans la roche offraient de petites mais délicieuses langues de sable clair, ouvertes sur une eau peu profonde et limpide. Cachées au creux d’étroites criques, ces plages peu fréquentées plaisaient aux amoureux. Descendant les marches d’un escalier de pierre conduisant à l’une d’elles, Simon serra un peu plus fort la main de Norah, puis l’enlaça et la souleva, appuyant son dos contre un muret. La jeune femme sourit, et prit à son tour l’initiative. Elle pivota, agrippa son amant et l’enserra de ses bras. S’ensuivit un long baiser, qui laissa leurs corps couverts d’embruns et de frissons. Lorsqu’à demi-étouffés, ils se séparèrent, Simon caressa le visage de son aimée et, tout en l’étreignant, lui glissa à l’oreille « Tu es vraiment surprenante, Norah. J’aime ça ». Assourdis par le ressac, ces mots perdirent de leur exactitude, la jeune femme entendit mal. Ouvrant son cœur, elle répondit :

    – Moi aussi je t’aime.

    A l’aube de leur liaison, ils ne parlaient jamais des Evènements, obéissant ainsi à un accord tacite. Chacun savait qu’y faire allusion serait dangereux pour leur amour naissant. Alors ils évitèrent et choisirent le silence, mais un silence bourré d’implicite. Loin des autres et de leurs querelles, happés par la passion qu’ils vivaient, les deux amants savourèrent le fruit de leur clandestinité. Excités par la transgression qu’ils osaient, portés par un intense sentiment de liberté (celui que procure un voyage en terre exotique et peu sûre), ils baignèrent dans un bonheur quasi-parfait, celui éphémère de la découverte et de l’innocence malvoyante. Cela dura un temps, puis la situation évolua. Les horreurs de la guerre devinrent plus manifestes et la pression des entourages plus forte. L’époque n’autorisant plus le répit, l’évitement ne leur fut plus permis. C’est à l’occasion d’un drame, et pour se protéger, qu’ils prirent une décision, de l’explicite cette fois.

    Le 20 avril 1958, Norah s’apprêtait à rejoindre Simon dans un quartier qu’aucun d’eux ne fréquentait habituellement, sur les hauteurs de la Bouzareah. Ils avaient rendez-vous au Sporting, un bar depuis la terrasse duquel la baie d’Alger s’offre à l’émerveillement, lorsqu’au soir ses lumières habillent la mer. Dans le bus qui l’y conduisait, Arabes et Européens se mêlaient sans manière. Des femmes à chapeau côtoyaient des fatmas en haïk, un groupe d’enfants turbulait à la sortie de l’école, des hommes en costume conversaient avec d’autres portant saroual et chéchia :  Alger, dans sa diversité joyeuse et colorée. Gravissant une côte particulièrement raide, le bus ahanait, faisant un bruit sourd qui s’amplifiait sur les parois de l’étroite venelle. Son rugissement n’éclipsa cependant pas le fracas de la bombe qui explosa dans un café maure, cinquante mètres plus haut. De la fumée, du feu et des cris envahirent la rue. Une grappe de gens paniqués, certains en pleurs d’autres en sang, entourèrent le véhicule en titubant et se bousculant ; tous cherchaient à s’éloigner. D’autres restèrent au sol, atteints ou hébétés. A ce moment, le bus trépassa. Ses vitres éclatèrent et, dans un couinement affligé, son moteur expira. Pour ses occupants, ce fut le moment de fuir. Restée seule, Norah se précipita mais prit la direction du café d’où s’échappaient d’épaisses volutes de poussière et une fumée sombre. Retrouvant ses réflexes d’infirmière et foulard sur le nez, elle fonça vers le chaos, en utilisant ses bras afin d’y voir clair et de progresser. Mais lorsqu’après quelque hésitation, elle eut franchi la brèche laissée par la bombe, le spectacle qu’elle découvrit lui retourna les tripes, la laissant là paralysée et les bras ballants. La salle était totalement dévastée. Tables et chaises s’éparpillaient, la plupart en miettes ou déformées, certaines plaquées au mur ou traversant un comptoir couvert de gravas et de débris humains. Disséminés sur le sol, déchirés et saignants, des corps solitaires chorégraphiaient leur martyre. Certains se mêlaient, surpris dans des poses parfois obscènes. D’autres semblaient sectionnés, comme absorbés par le sol. La déflagration avait, sans discernement, haché le décor et les hommes. Brusquement prise de panique et tétanisée, Norah n’avança plus. Elle resta sur le bord, figée devant l’horreur et les membres crispés, jusqu’au moment où lui parvint le son strident mais encore lointain des premières sirènes et que, se rapprochant depuis la rue, des ordres se glapissent à répétition. Retrouvant en un clin d’œil ses esprits, la jeune femme préféra s’éclipser avant que l’armée, missionnée sur les lieux, n’investisse les décombres du café, armes à la main. S’étant éloignée du chaos en titubant, la jeune femme tomba à genoux et éclata en sanglots. Pliée au-dessus d’une rigole, Norah vomit.

    Elle arriva en retard au rendez-vous, mais Simon l’attendait ; le jeune homme était patient. Il acceptait que son métier ait prise sur l’emploi du temps de Norah. Mais lorsqu’elle apparut, il sut d’emblée qu’un drame s’était produit. Le front de l’infirmière était noirci, et ses vêtements salis. De ses yeux coulaient des larmes de cendre. Ses cheveux, ordinairement bien tenus, avaient ce soir-là désordonné leur masse, des mèches rebelles en pendaient. Il se précipita et, inquiet, l’enlaça tout en l’accablant de questions :

    – Que s’est-il passé, Norah ? Que t’est-il arrivé ?

    – Attends Simon, attends un instant je t’en prie, j’ai du mal à respirer… Je ne veux pas parler de ça maintenant.

    – Mais c’est quoi ça ? Dis-le-moi, c’est quoi ?

    – Je ne peux pas, pas tout de suite. Laisse-moi reprendre mes esprits, s’il te plait. Donne-moi un peu d’eau.

    – D’accord, d’accord Excuse-moi. Mais tu m’as fait peur, tu sais. J’ai craint qu’il te soit arrivé malheur.

    Simon gagna le comptoir du Sporting, demanda un verre d’eau et commanda deux anisettes « bien glacées, s’il te plait, Henri ». Dès qu’elles lui furent servies, il rallia la terrasse et rejoignit Norah en tenant, posés sur un plateau, un bol de kémia et des cacahuètes fraiches, encore tapies dans leurs gousses. En silence, ils vidèrent leurs verres. D’autres suivirent pendant qu’anxieux, Simon piochait dans le bol puis écossait les arachides qu’il avalait par poignées. Norah se rendit ensuite aux toilettes, s’aspergea d’eau et se nettoya le visage. Elle remit de l’ordre dans sa coiffure, frotta ses vêtements puis revint. La jeune femme se sentait maintenant prête à parler :

    – Il y a eu un attentat. Une bombe a soufflé un café, juste au moment où mon bus passait, un café maure. C’était la panique. Il y avait des morts et des blessés partout, jusque dans la rue, ça hurlait de tous les côtés. Je suis entrée dans le bar – je voulais aider, tu comprends – mais ce que j’ai vu m’a tétanisée. Il y avait du sang sur le sol et des cadavres éparpillés, la plupart en morceaux. J’ai vécu l’apocalypse Simon, le ciel s’est effondré sur ma tête. Je suis restée là, inerte et prise de tremblements. Je ne pouvais plus bouger, je ne maîtrisais plus mon corps. Tu ne peux pas savoir ce que ça fait, j’ai cru que j’allais mourir. C’est la voix des militaires et la sirène des ambulances qui m’ont secouée. Je me suis enfuie. Je ne voulais pas être attrapée par l’armée, j’ai pris peur…

    – Peur de quoi mon ange, peur de qui ? Tu n’avais rien à craindre, les soldats t’auraient aidée.

    – Oh non ! je ne crois pas. Ils n’auraient certainement pas aidé d’une Arabe. J’ai craint qu’ils m’interrogent, qu’ils me traitent comme une suspecte. J’étais la seule à être indemne, tu comprends. Va savoir ce qu’ils en auraient déduit.

    – Mais non ! Tu exagères là, t’es parano. Pourquoi t’auraient-ils suspectée ? Tu étais dans le bus et tu voulais porter assistance, c’est tout… Et puis, tu n’as pas le profil.

    – Ah, tu crois ! Tu sais, tout est bon pour accuser les Arabes. Nous sommes tous des terroristes, non ? Et c’est quoi, pour toi, le profil d’un poseur de bombe ? Il a une tête spéciale, des traits particuliers ?

    – Je disais ça comme ça. D’accord c’est idiot. Ce que je sais, c’est que tu ne ferais pas de mal à une mouche, ça se voit tout de suite.

    Norah n’en démordit pas :

    – Tu sais, quand on est arabe, il suffit de peu de chose pour qu’on se sente coupable. Si un Européen nous regarde de travers, on ne se dit pas « Qu’est-ce qui lui prend ?», on s’interroge plutôt : « Qu’est-ce que j’ai fait de mal ? ».

    – Arrête ! Tu dis n’importe quoi… Ils ont identifié les auteurs de l’attentat ?

    – Je ne plaisante pas, je t’assure. Evidemment, tu ne peux pas savoir toi, t’es un blanc. Mais c’est mon pain quotidien, Simon. Alors s’il te plait, ne prends pas ça à la légère. Et pour répondre à ta question, je ne pense pas qu’ils aient déjà trouvés les responsables. C’est probablement l’œuvre d’extrémistes, sans doute les fanatiques de l’Algérie française.

    L’accusation de Norah déplut à Simon :

    – Pourquoi dis-tu ça ? Ils ont laissé quelque chose sur place : des tracts, une revendication ?

    – Je ne crois pas, non.

    – Alors on n’en sait rien. Il y a une foule de possibilités. Ça pourrait venir des Pieds-Noirs, mais tout aussi bien être un règlement de compte entre FLN et MNA⁵. Et puis, n’oublie pas l’attentat du Milk Bar : les coupables étaient arabes.

    – Ça n’a rien à voir, Simon ! C’est un café maure cette fois. Mais bien sûr, tu préfères penser ça. Des Arabes qui s’entretuent, c’est tellement plus commode !… Bon, arrêtons de discuter s’il te plait. Ne parlons plus de politique, on risque de se fâcher. Ce serait dommage, tu ne crois pas ?… Tu veux bien, Simon ?

    – D’accord, d’accord. J’éviterai désormais.

    Un sourire vint éclairer le visage du jeune homme. Fixant Norah et soudain excité, il s’exclama :

    – Tu sais quoi ? Faisons un pacte, et qu’il soit solennel. Levons-nous, donnons-nous la main…

    Ce qu’ils firent :

    … Et jurons ensemble. Répète après moi : « Nous - Norah et Simon - prenons l’engagement de préserver notre amour de toute querelle, et de ne plus évoquer les Evènements ». Vas-y ! dis-le.

    En souriant à son tour quoiqu’à peine convaincue, Norah s’exécuta. Grâce à Simon, sa bonne humeur revenait à petit pas. L’humour, toujours l’humour, l’arme préférée de son amant. Lorsqu’elle eut juré, il enchaîna par un cri :

    – Aux chiottes la guerre ! Viens. Notre pacte est maintenant scellé, embrassons-nous.

    Norah lui sauta au cou. Collant ses lèvres à l’oreille de Simon, elle glissa :

    – Tu as raison, aimons-nous, aimons-nous par-dessus tout. Tu es à moi et je suis tienne, c’est la seule chose qui compte. Serre-moi fort, petit papillon.

    Avec ferveur, l’avocat s’exécuta. Prenant à témoin l’astre qui, depuis le ciel, couvrait la Méditerranée d’un fin voile d’argent, les deux amants s’oublièrent dans un émouvant baiser, qu’ils prolongèrent ailleurs la nuit durant.

    Mais ils ne surent jamais qui avait posé la bombe.


    ¹ On nomme ainsi les Français d’Algérie, quel que soit leur pays d’origine : France, Espagne, Italie, Allemagne, Malte, … ainsi que les Juifs autochtones, naturalisés en 1870. On les distingue des Arabes (les « Indigènes »), citoyens de seconde zone ne disposant ni des mêmes droits ni des mêmes avantages.

    ² En référence au film de Christian-Jaque, Fanfan la Tulipe, 1952.

    ³ Pendant longtemps, le gouvernement français se refuse à considérer le conflit algérien comme une guerre. Pour lui, l’affaire relève d’un simple maintien de l’ordre interne à la République, d’où le vocable Evènements.

    D’accord, ou ça suffit.

    Deux mouvements indépendantistes algériens qui s’affrontent. Le FLN anéantira le MNA.

    2

    Comme beaucoup d’Européens de leur génération, Simon et ses amis avaient longtemps baigné dans l’existence facile qu’offrait Alger, ville-fruit gorgée de soleil, de douceur maritime et de légèreté, par ailleurs bercée par les séduisantes vagues de la modernité. Alger, capitale du plaisir immédiat (Carpe diem aurait pu figurer sur le blason de la cité). Ici, seul le présent comptait. Il se devait d’être à la fois simple et intense, tout entier tourné vers la jouissance. Chacun pouvait l’épuiser sans relâche, il se régénérait. Convoquer le passé eut été douloureux, et on n’évoquait l’avenir que pour repousser l’échéance d’avoir à y songer. Dans ce joyeux paradis méridional étaient avant tout redoutées les complications, notamment celles qu’une réflexion trop poussée ou spirituelle (donc forcément « tordue ») aurait pu produire. « L’intelligence n’a ici pas de place » ⁶ avait écrit Camus.

    – Quoiqu’il évoluât au sein de cette jeunesse populaire « indifférente à l’esprit », qui pratique « le culte et l’admiration du corps et des plaisirs sensibles » dont « elle tire sa force et son cynisme naïf », Simon s’en distingue en partie. Peu sportif et plus emprunté que la plupart de ses amis, le jeune Algérois se réfugie souvent dans les livres. Il affectionne les récits d’aventure et les poèmes, lit Pearl Buck, Jack London ou Hemingway, Alexandre Dumas et Hugo, Baudelaire et Rimbaud. Fleur bleue à ses heures, il rêve parfois face à la mer, et s’envole avec les mouettes vers des cieux inconnus, faisant maladroitement valser les strophes de naïfs sonnets qu’il compose puis réduit en confettis, avant de les offrir aux poissons, ce que même son copain Tonio ignore.

    Tonio (Antonio Cabréra) est le plus vieil ami de Simon. Il a la gouaille facile et se moque souvent des manières un peu trop policées de son camarade, dont il raille l’accent pointu : « Purée Simon, parle en pataouète, merde ! On est pas à Paris, fais pas ton Frangaoui ». L’animal n’a pas beaucoup étudié, et fait aujourd’hui les marchés où il vend sa tchatche mieux encore que ses fruits. Tonio a grandi à Bab El Oued, dans l’immeuble où a poussé Simon. Ensemble, les deux bambins ont traîné leurs guêtres sur les parquets de l’école communale, Place Lelièvre,et joué en compagnie d’autres marmots sur la Placette qui la jouxte, ou plus haut à la Bassetta, pendant qu’assises en rangée sur un banc leurs mères tricotaient en devisant, sans jamais les perdre de vue. Quoiqu’ayant eu des parcours scolaires différents, les deux jeunes gens sont restés proches. Ils ont grandi comme des frères et, devenus adultes, ont gardé l’habitude de faire ensemble les quatre-cents coups.

    Tonio avait à peine neuf ans lorsqu’avec ses parents, il s’est enfui d’Espagne, ce pays vaincu par Franco. Son père s’était battu sans succès à Teruel, puis sur l’Ebre avant d’abandonner, la mort dans l’âme, la terre de ses ancêtres pour se réfugier en France. Internée un temps dans le camp d’Argelès-sur-Mer, la famille y connut misère et mépris, puis avait autoritairement été « évacuée »versl’Algérie ; c’est là qu’avait grandi le jeune homme. Entre mer et orangers, il s’était épanoui. Cette contrée chatoyante devenant sa patrie, il s’était vite senti chez lui, et y avait planté ses racines.

    D’un naturel expansif et batailleur, l’espagnol avait trouvé en Simon son exact complément : un enfant appliqué, cultivé mais peu sûr de lui. Leurs

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1