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La pratique du chaos
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Livre électronique488 pages6 heures

La pratique du chaos

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À propos de ce livre électronique

Pour Jade, dans les années 90 à Saint-Nazaire, la vie ressemble à un cul-de-sac. Après s’être fait larguer, avoir perdu son boulot et ses amis, elle est revenue habiter chez maman. Elle n’a pas l’énergie de faire autre chose que flemmarder à la plage ou ailleurs, avec pour seuls compagnons ses cigarettes et ses livres. Car elle lit, beaucoup. La lecture est sa dernière véritable raison de survivre, avec la musique qu’elle écoute en même temps. Tout semble la destiner à une existence moribonde, jusqu’au jour où un imprévisible caprice du destin va dévier le cours des choses vers une voie totalement inattendue...
LangueFrançais
ÉditeurPublishroom
Date de sortie1 févr. 2025
ISBN9782386255892
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    Aperçu du livre

    La pratique du chaos - Hervé Richard

    CHAPITRE 1

    Pourquoi faut-il se lever de son lit ? Quel est donc l’intérêt de quitter ce sublime état de léthargie pour finir immuablement par y retourner la nuit venue, quoi que l’on fasse ? Pourquoi ne pourrions-nous pas, à l’instar des mollusques ou autres échinodermes, vivre nos vies couchés à attendre paisiblement que ça se passe, en filtrant les poussières de l’air pour nous nourrir ? Pourquoi ? Parce qu’il faut se bouger le cul, pardi ! Se secouer le popotin pour ramener de la fraîche, pour faire bouillir la marmite, pour donner du sens à sa putain de vie, pour apporter sa pierre à l’édifice, comme avait coutume d’énoncer virilement Michel.

    Michel, c’était le père de Jade. C’était, oui. Depuis qu’il est mort tragiquement il y a déjà treize ans de ça, victime d’un accident du travail aux circonstances peu claires. Il est parti traverser la brumaille matinale, sur les coups de sept heures, pour rejoindre les chantiers Alsthom Atlantique de Saint-Nazaire où l’attendait son travail de contremaître. C’était un mardi de printemps, comme aujourd’hui... et il n’est jamais revenu. Cependant, on jurerait encore entendre sa voix de baryton parfois fulminante, ses rires chauds et ses saillies de bon sens prolétarien résonner entre les murs de la demeure familiale. Et Jade, c’est celle qui est toujours étalée comme une loque au fond de son lit alors qu’il est déjà presque neuf heures et demie du matin. Cette rejetonne qui a décidément bien du mal à trouver un prétexte acceptable pour daigner glisser d’un état de larve couchée à une position de larve debout. Une fille qui aimerait bien revivre les embrassades impromptues que lui prodiguait énergiquement son père. Elle en aurait bien besoin.

    Deux pieds potelés aux ongles teints d’un antique vernis rougeâtre à moitié écaillé s’extirpent difficilement de la tiède caverne de coton où ils séjournaient depuis neuf heures. Ils se posent avec précaution sur le frais carrelage, cherchant à tâtons le tapis descente de lit en forme de demi-lune. Successivement, trois bâillements prononcés déforment laidement le visage de Jade. Elle extrait du bout des doigts les chassies sèches qui lui grattent les paupières, puis se lève comme un automate pour marcher vers la fenêtre de sa chambre. Elle ouvre cette dernière, avant d’écarter les volets, mécaniquement, dans un brouillard d’embryons de pensées. Le soleil l’agresse plaisamment, en même temps qu’une brise soutenue dissolvant la douceur ambiante. Une nouvelle journée s’entame dans ce fuseau horaire, et avec elle une nouvelle effervescence du genre humain. Pour Jade, c’est un nouveau flot d’inanité s’apprêtant à s’épancher dans la ravine de sa conscience. Une révélation s’impose à son esprit envasé : le seul véritable intérêt de l’existence, c’est de pouvoir se rendre compte qu’on a bien dormi.

    La date du jour s’affiche devant son regard absent lorsqu’elle effeuille son calendrier éphéméride. 31 mai 1994, Visitation. De toute façon, elle ne sait même pas ce que cela veut dire, et elle s’en fiche. Il lui semble que la Vierge Marie est dans le coup. Ça n’est pas un prénom, pour sûr. Encore que... En tout cas, ce n’est pas un prénom à donner. Il devrait faire beau, aujourd’hui... Une bonne façon de se motiver un minimum pour aller lanterner à la plage. Ce sera toujours mieux pour y lire un livre que de rester cloîtrée dans la casbah. Enfin, sauf s’il y a un peu trop de vent... Le vent, c’est casse-bonbons, ça projette du sable... mais bon. Elle a un alibi pour se bouger, pour délaisser les rêves nocturnes et se replonger dans des rêves en papier bouffant, sauter depuis les bras de Morphée jusque dans ceux des Jules Verne, Balzac, Flaubert, Hugo, Maupassant, Apollinaire, Colette, Camus, Le Clézio, Dickens, Steinbeck, Woolf, Stephen King, et dans ceux de tous les autres, ou dans ceux du premier venu, si le titre l’inspire. Tout est bon pour lui permettre de fuir, de se nourrir de vies, de fugues, de rebondissements, de frasques. S’égarer dans le dédale des phrases à la recherche de leurs sens.

    La lecture est pour elle un refuge où elle se construit, à l’abri des regards, des jugements et des influences. Un passe-temps absorbant lui évitant de sombrer dans la téléphagie. D’ailleurs, elle n’aime pas regarder la télévision, à part en compagnie de sa mère, et en particulier le soir. Ceci afin de ne pas la laisser seule, de lui faire plaisir... Jade a compris depuis longtemps le potentiel d’abêtissement que renferme la maudite boîte à images, à mensonges et à stupidités, et elle préfère éviter de se laisser conduire par ce berger cathodique.

    Quand les gens tentent de deviner l’âge de Jade, ils ont souvent tendance à lui donner trois ou quatre printemps de moins que ses vingt-six. Plantée devant le miroir de la salle de bains, elle regarde distraitement son faciès même pas fripé par la nuit. Ce beau minois bouffi de juvénilité, avec un petit nez en trompette, de fins sourcils légèrement obliques lui donnant des airs d’espiègle diablotin et cette mouche naturelle ornant sa bouche menue, juste au-dessus de sa lèvre, du côté droit. Elle agrippe sa longue tignasse châtain froissée, la ratissant de ses doigts fuselés, contemplant son corps gracile avec une paire d’yeux verts d’eau aussi gorgés de tristesse que de cette force torrentielle et captive ne demandant qu’à sourdre.

    D’habitude, elle aime à se faire une longue tresse, mais aujourd’hui, elle a la flemme. Pas de mise en beauté, pas d’efforts particuliers. Elle enlève son pyjama, se contente d’ablutions sommaires, un jet de parfum, on enfile jeans, T-shirt, chemise blanche ouverte, baskets... et roulez jeunesse. Mais d’abord et avant tout, petit déjeuner. C’est peut-être bien le moment le plus agréable de la journée... Surtout grâce aux croissants frais de la boulangerie Chassevent, à tout juste deux minutes de marche. Sans élément de comparaison, on peut facilement affirmer que ce sont les meilleurs au monde. Elle les déguste le plus fréquemment possible depuis presque toujours, et il n’y a pas de raison que ça change...

    Ensuite, Myrtille réclame sa part. C’est la chatte de Jade, celle qui l’accompagne fidèlement dans son chemin de croix spongieux de jeune désœuvrée. Heureusement qu’elle est là, elle aussi. Une loyale chatte de quatorze ans, au poil noir ponctué de son petit médaillon blanc, que lui avait offert son père pour son anniversaire. Son plus beau cadeau. Ce qui la rapproche de lui. La dernière chose vivante qui reste de leur relation. Jade lui sert une solide portion de ses croquettes favorites, l’animal cesse enfin de miauler et se jette dessus avec voracité. Comme tous les jours.

    Jade est au chômage depuis cinq mois. Victime de la crise économique, selon l’explication plausible avancée surtout pour se faire plaindre et se donner bonne conscience. Elle a perdu son boulot de serveuse dans un restaurant-hôtel de Saint-Nazaire, poste qu’elle occupait depuis l’été dernier. Ce fut un vrai coup dur pour elle, malgré les conflits récurrents avec son patron. Déjà qu’elle est revenue vivre avec sa mère après s’être fait plaquer abruptement deux ans plus tôt... Sans signes avant-coureurs, sans mobile apparent. Plaquée de façon civilisée, d’un ton poli et affecté, mais plaquée quand même. Abandonnée par celui qui aurait dû idéalement l’accompagner pour le meilleur et pour le pire, Laurent.

    Laurent. Lui. Le seul, l’unique. De dix mois son aîné, ils se lièrent au lycée, et il fut son premier et seul amour. Pour son malheur, elle n’a connu que lui, fondant tous ses espoirs et illusions sur ce piètre compagnon. Depuis, elle ne veut plus entendre parler d’hommes ni d’amour ni de sexe. C’est de la littérature, au mieux. Quoique pour le sexe, il pourrait y avoir débat... Pour couronner le tout, Isabelle, sa meilleure amie, est partie vivre à la Réunion en fin d’année dernière. Tous ses amis se sont casés, se sont cassés... ou se sont cachés. Bref, ils ont disparu de son paysage. Jade, elle, n’a pas trouvé de case. Excepté une case vide, celle du départ.

    Maman est de sortie, ce matin. Un local quelconque à nettoyer sans doute... Nicole Bertho vient à peine d’avoir soixante-trois ans. Elle est propriétaire de leur logis, exerçant encore un labeur consistant à faire des ménages de temps en temps pour arrondir les malingres revenus constitués de sa retraite et de sa pension de réversion. Il faut bien ça pour alimenter deux bouches. Brave et résignée depuis son plus jeune âge, cette mère a abdiqué depuis le départ de Martial, le fils aîné, lequel a trouvé sa voie en tournant matelot de marine marchande, constamment en bourlingue sur toutes les mers du monde. Sans compter le sévère ébranlement engendré par le décès brutal de son mari Michel, en 1981. Michel Bertho, « Michtho » pour les intimes, ouvrier émérite exerçant ses compétences dans le poumon de la ville, à savoir les fameux chantiers navals qui lui ont pris la vie. Michel le jobard pour ses collègues... Rapport à son tempérament un peu facétieux et téméraire. Michel, cette figure tutélaire occupant de sa pesante absence la maisonnée depuis tout ce temps.

    Cela fait treize ans que Nicole subsiste, clopin-clopant, en dame malheureuse un peu rabougrie avant l’âge ayant renoncé à se battre avec la fille oisive, tabagique et à moitié dépressive qui squatte chez elle, préférant savourer égoïstement sa présence tout en pestant à l’envi contre son indolence. Car Jade a cessé depuis déjà plusieurs semaines d’envoyer des candidatures à des employeurs potentiels, bien qu’elle mente éhontément à sa mère en lui affirmant l’inverse. Ce n’est pas l’envie de travailler qui lui manque le plus, mais la recherche d’emploi représente une corvée qui l’exaspère... D’autant que Jade a un mal fou à choisir une voie spécifique à emprunter, cela constituant un sacré euphémisme.

    Elles habitent toutes deux allée des Primevères, dans une petite maison conventionnelle blanche achetée à crédit en 1971. Après des années vécues dans un taudis de Penhoët, à deux pas des chantiers, la famille avait voulu s’éloigner un peu des dits chantiers, s’élever socialement en acquérant un logis neuf et deux voitures. Une baraque sans cachet, franchement défraîchie, coincée entre deux maisons jumelles et mitoyennes, nichée dans un quartier tranquille de Saint-Nazaire, à six kilomètres de l’entrée des chantiers. À l’époque, maman avait sa Fiat 500, papa sa Simca 1100, et ce dernier rejoignait son lieu de travail en une dizaine de minutes, soit le même temps qu’il mettait auparavant pour s’y rendre à pied.

    Saint-Nazaire, cette cité si singulière où les cornes de brumes rythment davantage la vie des habitants que les cloches des églises. Saint-Nazaire, voisine de la grande métropole nantaise, ressemble plus à un port avec des habitations agglutinées tout autour qu’à autre chose, et paraît ne vivre que de l’océan, par l’océan et pour l’océan. Saint-Nazaire, ses grandes plages, ses pêcheries, ses marais et canaux... Une ville à l’identité forte bercée sans cesse par une envahissante histoire émaillée de rodomontades, célébrant aventures légendaires, drames maritimes, anéantissement et renaissance suite aux intenses bombardements alliés... Une histoire puant la marée, les embruns au gasoil, la fumée de soudage, l’hydromel frelaté et les bastons de pochards... Un patrimoine qui estampe sa marque saline sur chaque centimètre carré de cette contrée où tout le monde, à un moment de la journée, est forcé de se sentir un peu marin, même sans avoir jamais mis les pieds sur un entrepont ni savoir ce qu’est un franc-bord.

    Jade n’aime pas beaucoup cette ville, néanmoins elle s’en accommode. Elle y a toujours vécu, c’est donc tout naturel. Il peut même lui arriver d’apprécier l’instant quand elle arpente le front de mer et ses esplanades ou le quartier ancien de la Havane et ses maisons bourgeoises. Le plaisir est moindre dans les quartiers du centre avec leur béton armé omniprésent. Cinquante ans plus tôt, ces rues et ces pâtés n’étaient pas. Il n’y avait en lieu et place qu’un énorme tas de gravats fumants, de larmes enfouies et d’espoirs ensevelis. Une ville battue en brèche par les coups de gourdins aveugles de nuées d’hommes en trompe-l’œil, déversant sans réserve une colère mécanisée tout en brandissant des raisons et des étendards aussi absurdes qu’infâmes, à la mesure de leurs conséquences. Saint-Nazaire détient le titre peu enviable de dernière ville d’Europe à avoir été libérée en 1945, les troupes allemandes s’y étant repliées en force après la bataille de Normandie... Jade pense souvent à tout cela. Il lui est toujours difficile de le concevoir, particulièrement lorsqu’elle s’alanguit sous les explosions de quiétude soufflant le cœur du flâneur à chaque pas dans ces rues calmes, si calmes... Presque trop calmes.

    Elle ne déteste pas cette ville, elle supporte son charme iodé. Elle rêve fort de s’en éloigner, de voir enfin plus loin, mettre quelques coups de couteaux sur la toile pour donner du relief et ajouter de la couleur à une existence monochrome, attendant désespérément l’aléa qui la fera changer de vie, de ville, d’humeur, d’univers... Mais elle n’a pas l’audace de provoquer ce changement ni le talent de le désirer. Tout le contraire de son frère, Martial. Du haut de ses trente-deux ans, il toise la vie comme pas un dans les navires qui le font sillonner la planète, avec son corps athlétique et son faciès de boucanier ombrageux affublé d’une fine moustache... Et il se sent parait-il si bien dans cette vie-là qu’il ne repasse pas tellement souvent par l’allée des Primevères...

    Fâcheusement, Jade n’aime pas les bateaux, bien qu’elle aime l’océan. Le comble pour une âme de ville portuaire. L’océan, elle préfère l’admirer de loin. Pendant les jours heureux des prospères années soixante-dix, son père l’emmenait fréquemment sur le Fleur d’Eau, une petite coque de noix de pêche-promenade. Cependant, elle n’a jamais vraiment ressenti l’appel du large. Elle était heureuse de l’accompagner en mer seule ou avec les autres membres de la famille, mais les bateaux... elle s’en balançait, et ça n’a guère changé. Le Fleur d’Eau fut d’ailleurs vendu par sa mère il y a déjà longtemps... Elle préférait largement la pêche aux moules à Pornic ou à la Turballe, les balades à Saint-Gilles-Croix-de-Vie, dans les châteaux de la Loire, les vacances à l’Île d’Oléron ou à Arcachon. Son frère, a contrario, est depuis son adolescence un passionné de mécanique et de navigation, et il déteste lire. Autant dire qu’ils se sont rarement retrouvés sur un terrain commun au cours des quinze dernières années...

    Jade a fini la vaisselle du p’tit déj et a tout rangé scientifiquement. Elle se met à tourner un peu en rond dans la maison, les oreilles absorbées par le râle du vent qui se renforce au dehors. L’indécision l’étreint, alors que la journée est déjà bien avancée. Que faire ? Rester à la maison à glandouiller ? Aller faire un tour dans les librairies du centre, telles que l’Estacade ou Sous les pavés... les pages ? Dire bonjour à madame Hieronimus, la patronne de son échoppe favorite, l’Arbre aux Livres ? Partir à la plage pour profiter du beau temps ? Aller chercher du boulot ? Elle hésite, un peu trop longtemps, pour choisir au bout du compte l’option semblant à ses yeux la plus enthousiasmante... Et il ne s’agit pas de faire un tour à l’agence nationale pour l’emploi.

    CHAPITRE 2

    Je m’en souviens encore, limpidement. Comme si le temps s’était arrêté, là. J’ai treize ans, je marche sur le trottoir, comme tous les jours ou presque. Je rentre du collège à pied, mon lourd cartable en croûte de cuir pesant sur mon dos encore frêle. Ce matin-là, j’ai tenu à porter ma robe bleue toute neuve au lieu d’un pantalon. De fait, j’ai un peu froid aux jambes. Pourtant, maman me l’avait dit : en avril, ne te découvre pas d’un fil. J’avais haussé les épaules...

    Plus que cent mètres à faire. Je tourne le coin de l’allée des Violettes pour rejoindre ma rue, et j’aperçois déjà le toit de tuiles brunes de la maison, au loin. Une mobylette 103 passe à fond à côté de moi en me cassant les oreilles et en empestant mes narines de ses grasses nébulosités bleuâtres, comme chaque jour à la même heure. C’est le fils Chauvet qui rentre du lycée, il habite tout au bout de la rue, au 32. Je presse le pas, tout en me demandant si je vais grignoter des barquettes ou des beurrés nantais avant de faire mes devoirs. Va pour les deux... J’ai eu des notes plus que correctes, aujourd’hui. Cette journée s’est bien passée, et je me dis que mes parents seront aussi contents que moi. Par conséquent, j’ai l’esprit léger...

    Je vois alors ma mère, devant le portillon de chez nous. Ce n’est pas coutumier. Elle est en train de parler avec monsieur Fauchard, le voisin d’à côté qu’elle n’apprécie pas trop en temps normal. Elle a la main droite posée sur sa poitrine, sa tête se tourne légèrement et elle me voit. Son regard croise le mien. J’y perçois quelque chose de terrible, d’une horreur insondable, tout de suite.

    Jamais je n’oublierai ce jour, le 28 avril 1981. Jamais je n’oublierai ce moment, cette explosion au fond de moi, cette brûlure intérieure me donnant l’impression que je vais me consumer de tristesse. C’est mieux ainsi. Pourtant, je préférerais l’oublier, ce serait plus confortable. Je pourrais peut-être alors croire que ça n’est jamais arrivé. Je m’avance, sous le ciel moutonneux, le vent frais heurtant mon visage d’enfant. Ma mère est là, immobile. À mesure que je me rapproche d’elle, son faciès se crispe toujours davantage en ce qui me semble être un masque de souffrance et de désarroi. Mon cœur bat plus vite, je reste impassible mais je sens confusément que la vie va changer. Que rien ne sera plus jamais pareil. Je ne sais rien, mais je sais. Mon thorax écrase mes poumons, et je sens que je vais souffrir longtemps. Je n’ai pas envie de savoir, mais pourtant je veux savoir. Je n’ai pas envie de vivre les minutes qui vont suivre, mais aucun demi-tour n’est possible.

    « Ton père est mort, ma chérie... » Cette phrase inconcevable résonne, rebondit sans cesse dans ma tête telle une super-balle frappée par un chaton enragé. Ton père est mort dans un accident du travail, aux chantiers. On ne sait pas vraiment ce qui s’est passé. Il y a eu une déflagration, un incendie... Pourtant, il avait de l’expérience. Il avait déjà eu des pépins au cours de sa carrière. Coupures, brûlures, lombalgies, des doigts foulés, un pied cassé... Il s’en était toujours remis sans problème. Là, de toute évidence, ça a vraiment mal tourné. Je ne le verrai plus, ne l’entendrai plus, ne le toucherai plus, il ne me regardera plus amoureusement, ne me fera plus rire, ne m’engueulera plus. Comment cela se peut-il ? C’est insensé. Partis à jamais les rêves, mis en miettes les bonheurs préconçus, tout ce que l’on aurait dû vivre, les mots qu’on aurait dû se dire.

    Comment exprimer ce que j’éprouve ? Ces larmes qui jaillissent sans frein, ces milliers de petits dards qui me perforent de toutes parts au cours de minutes plus longues que des hivers. Mes yeux brûlent, je respire mal, mes jambes tremblent, le monde change de nature. Incrédulité, incompréhension, sidération, perdition. Un chagrin dense, visqueux, incommensurable, heureusement très vite apaisé grâce à l’aide de mes camarades, de mes professeurs, mais surtout grâce au réconfort apporté par ma mère et mon grand frère.

    L’enterrement trois jours plus tard, le train-train et les difficultés de la vie qui reprennent le dessus sur la peine. Plus le temps de pleurer, il faut avancer, coûte que coûte. Avec moins d’espoir, moins de vie, moins de jovialité, moins d’insouciance, moins d’amour, moins d’argent, moins de tout... sauf de douleur et de regrets. Une politique d’austérité se met naturellement en place sur notre vie, avec de sévères restrictions sur le bonheur. Un nouveau territoire, semblable à une banquise aux limites incertaines, s’ouvre devant moi.

    Mon père est mort. Michel ne nous emmènera plus en vacances dans la R16, ne pestera plus contre les politiques de tous bords à la télévision, ne dégustera plus sa bière rousse favorite devant l’Île Fantastique le dimanche, ne claquera plus vigoureusement le capuchon de son Zippo en allumant ses Bastos, ne nous racontera plus d’histoires drôlatiques, ne râlera plus comme lorsqu’il perdait aux parties de Monopoly ou de La Bonne Paye égayant les sinistres après-midi bruineux. Plus de pique-niques les week-ends d’été dans les clairières, plus de promenades à bicyclette, de jeux innocents ni de cadeaux les jours de fête. Plus de balades en mer ni au bord de la mer. Il ne me serrera plus contre lui, si fort que je pouvais sentir l’amour qu’il me transmettait comme s’il m’inoculait un sérum de joie faisant bouillonner les sangs.

    Michel n’était pas le meilleur père dont on puisse rêver. Ce n’était pas le père le plus présent, pas le plus intelligent, pas le plus cultivé, pas le plus drôle, pas le plus charismatique, pas le plus distingué... mais c’était le mien. Il était travailleur, ne comptant pas ses heures, rugueux mais attentionné. Tendre quand il fallait, rude mais sans excès. Il n’était pas riche, mais quand on n’a que l’amour à offrir en partage... Et de l’amour, il en avait à revendre. Je le savais, et c’est pour ça que je l’aimais, malgré tous ses défauts. Je n’ai jamais rien eu à lui reprocher, à part d’être lui-même. Il avait des valeurs, n’était ni injuste ni malveillant et encore moins violent. Il rêvait, il pleurait, il gueulait, il disait des conneries... mais il nous aimait. Il m’aimait moi, en particulier. Il m’adorait, même, serais-je tentée d’affirmer. Quand j’étais petite, il me racontait que pour être aussi jolie et gentille, je venais forcément d’un autre monde. Je devais être née au pays des citrouilles, là où les petites filles sont des princesses et où les carrosses ressemblent à des citrouilles avec des roues. Depuis, dès que je vois une citrouille, je pense à mon père...

    Je ne sais pas si ma mère et mon frère souffrent plus, moins ou autant que moi. Ni s’ils font semblant de souffrir ou s’ils prennent sur eux. Mais moi, je sais que je serais malheureuse pour un temps indéfini. Je sais que tout est brisé. En moi et autour de moi. Que le temps de récupérer les morceaux et de les raccommoder sera fort long. Pourquoi n’ai je pas pu lui dire au revoir ? Pourquoi la dernière image qu’il me restera de lui est celle d’un homme barbu en chemise à rayures ouverte sur son débardeur, assis sur le canapé en velours orange du salon, une cigarette au bec, s’apprêtant à regarder le film Le Casse avec Jean-Paul Belmondo diffusé sur la première chaîne ? Pourquoi ne nous sommes nous pas embrassés avant que j’aille au lit, ce soir-là ? Pourquoi n’est-il plus là, sans la moindre raison ? Pourquoi la vie est-elle injuste ? Pourquoi ne suis-je tout à coup plus une petite fille ? Pourquoi sais-je que mon avenir est devenu plus que nébuleux ? Pourquoi ai-je presque soudainement perdu l’envie de vivre ?

    À l’école, ça marchait plutôt bien. Même si je n’étais pas la plus sociable du lot, et que je ne levais jamais le doigt pour me présenter aux élections des délégués de classe. Après l’envol de mon père, je n’ai plus la foi, plus la force. Je fais tout comme un robot défectueux, je sais que mes devoirs ne seront jamais plus supervisés par Michel, lequel ne rechignait pas lorsqu’il s’agissait de m’aider à apprendre mes leçons, dès qu’il le pouvait. Je devrais poursuivre mes efforts, pour ma mère. Cependant, je ne fais que stagner, régresser, m’engluer dans le ventre mou des élèves sans intérêt. Ceux qui ne sont ni assez bons pour gagner les palmes ni suffisamment faibles pour obtenir du soutien. J’écris un journal intime, des poèmes, en guise de catharsis. Je commence à me plonger de plus en plus sérieusement dans les livres, quels qu’ils soient, ce qui me permet de conserver, de façon presque machinale, un bon niveau en français et en histoire-géographie, mais pas dans les autres matières. J’ai abandonné l’idée folle d’embrasser la carrière d’archéologue, de météorologue ou de toute autre profession se terminant par le suffixe -logue. Je n’envisage pas non plus de devenir musicienne, ce dont rêvait à petit bruit et sans illusions mon père. Je suis morne, accablée, lymphatique. Ma vie a pris un mauvais aiguillage, elle s’oriente vers une voie de garage.

    J’ai mon frère, pourtant. Mon frère adoré, vénéré. Nous étions si proches, nous devrions nous secourir l’un l’autre pour franchir ce cap. Mais lui, de son côté, se replie depuis déjà quelque temps sur lui-même et sur un monde hasardeux, pernicieux. Et cela s’aggrave brutalement après le drame. D’ado un peu tourmenté, il est passé à l’état d’adulte écorché vif, ses fréquentations deviennent de plus en plus douteuses. Il prend des risques, il s’écarte du chemin des écoliers, de moi. Nos interactions deviennent toujours plus limitées, nos centres d’intérêt toujours plus distants. J’ai peur pour lui. Il me fait peur.

    Maman est abattue. Elle tente sans grand succès de faire front dans la tempête, mais je vois nettement qu’elle a froid dans son âme, qu’elle ne se sent pas de taille à aborder toutes les épreuves qui l’attendent avec bravoure, le menton relevé et l’œil tranchant. Elle n’est pas en ordre de bataille. De plus, ce n’est pas vraiment le genre de femme à surmonter une blessure de cet ordre en cherchant un nouveau partenaire, un « beau-père ». Elle a construit sa vie avec Michel, les ruines demeureront telles quelles. J’en suis sûre et certaine. Aucun élément extérieur ne peut pénétrer notre univers. Maman n’a jamais été une reine de beauté, bien qu’elle eût un certain charme dans son jeune temps, mais elle n’est pas dans la séduction ni la quête de relations érotiques. Sans doute autant par manque de confiance que par perte de goût. Elle n’est pas davantage dans le besoin de soutien moral ou psychologique à trouver auprès d’amis, de professionnels ou de groupes de parole. Elle encaisse, absorbe la souffrance en silence, affairée à son travail et ses tâches ménagères, tapie dans son foyer, blottie contre ses enfants, avec fatalisme.

    Je remonterai la pente. Je deviendrai une personne presque normale, banale même. Une adolescente un peu insoumise, un peu à part, un peu ténébreuse, le plus souvent perdue dans ses bouquins. Je vais me mettre tout doucement à fumer, pour faire comme les copines et les copains du lycée. Pour me donner une contenance, pour m’intégrer au groupe un minimum, parce que j’aime bien l’odeur... Pour combattre l’anxiété. Je m’éprendrai de celle qui héritera du rôle de meilleure amie, Isabelle Teyssedou. C’est avec elle que je commencerai à fumer, à sortir, à parler garçons, à parler d’amour, de mode, de maquillage, de sport, de géopolitique, de météo, de tout... À me prendre pour une femme. C’est la première personne ne faisant pas partie de ma sphère familiale qui me donnera l’impression d’être réellement à mon écoute, d’être une extension de moi-même. Elle investira mon espace, m’aidera à me développer, à me faire grandir. Belle, poupine, plantureuse, grande gueule, optimiste et volontaire, mon exact contraire, elle me portera sur notre radeau jusqu’à des rivages nouveaux et inattendus. Pendant trois ans, nous serons cul et chemise... Un peu moins après, car elle poursuivra des études, tandis que de mon côté je poserai sans entrain le pied dans ce que l’on nomme « vie active ». Et puis, un jour... je tomberai amoureuse. Quasiment de but en blanc. Ce ne sera pas un coup de foudre, mais davantage un booby trap, un délicieux traquenard dans lequel je chuterai sans m’en rendre compte. Je vais croire, espérer avoir réussi à me rattraper aux branches, avoir ouvert un chemin. Je vais échouer.

    J’ai vingt-quatre ans. Une seconde fois, mon monde s’écroule. L’humble esquif radoubé qu’était ma vie vient de se fracasser sur un brisant. Tout ce qui me maintenait à flot, me permettant de nager au-dessus de ma ligne de flottaison intime, coule à pic. Corps et biens. Un aride espace me noie de son étreinte transparente. Je me sens trahie, honteuse, désespérée, abandonnée. Plus rien autour de moi ne comporte la moindre aspérité, excepté la souffrance. Tout est lisse, pâle, sans intérêt. Tout n’est plus que vide, à commencer par moi-même. Je ne suis plus qu’un bloc d’antimatière, un trou sans volume d’où aucune lumière ne s’échappe.

    Et puis, un jour, je vais vouloir en finir. Et là aussi, je vais échouer.

    CHAPITRE 3

    Le moteur rincé d’une petite Polo rouge de douze ans d’âge se coupe sur un grand parking en terre battue, interrompant la diffusion du sempiternel panache bleuté qui s’échappe en volutes épaisses du pot brinquebalant. Une jeune femme en sort, agrippe ses affaires et part droit devant, prenant la direction de la plage de la Courance qui lui tend les bras. Jade a finalement choisi, sans surprise, d’aller s’y prélasser. Elle traversera probablement la lande buissonneuse qui la surplombe en passant par les chemins serpentant entre les blockhaus du mur de l’Atlantique, comme elle aime à le faire souvent, au retour. Peut-être dans l’espoir fou d’y croiser un faune espiègle tapi derrière les ajoncs d’or, et qui tenterait de la séduire...

    Jade met un temps exagérément long à choisir l’endroit qui lui siéra le mieux au beau milieu de cette grande étendue de poussière de roche beige pourtant quasi-déserte. Finalement, elle stoppe pour étaler non sans mal sa serviette secouée par le vent à une vingtaine de mètres du bord. Elle ôte ses baskets, les secoue vigoureusement pour vider le sable qui s’y est insinué, tout en s’installant à proximité de cette langue rocheuse supportant le fort de l’Ève. Au large s’étendent les côtes du pays de Retz, la pointe Saint-Gildas, et plus loin on distingue l’île de Noirmoutier. Elle est pile en face de la côte de Jade, bande de terre qui inspira – entre autres sources – Michel pour le choix du prénom de sa fille. Il tenait mordicus à lui attribuer un prénom original. Celui-ci devait être plus que rare, presque unique, aussi sobre qu’évocateur. Ce qui ne convenait pas tellement à Nicole, laquelle était davantage partisane d’un certain classicisme. Nathalie, Catherine, Florence... Il chercha des mois durant, passionnément, dans les prénoms anciens, qu’ils soient français ou étrangers... Il se racla la soupière sans relâche, jusqu’à ce qu’il s’enthousiasme finalement pour Jade, avant de devoir convaincre sa femme de nommer ainsi cette belle enfant maussade aux cheveux chaotiques grignant face aux bourrasques.

    Elle est là, pile en face d’elle-même, de l’autre côté d’un bras de mer qui la sépare de ce qu’elle aurait pu être, de ce qu’elle pourrait devenir, de ce sombre rivage onduleux, indistinct, barrant l’horizon cérulé. Si près, si loin. Plutôt que de s’ouvrir, s’entrebâiller, permettre à la vie de l’emporter et lui faire rouler sa bosse, elle préfère venir ruminer tout son spleen sous la velouteuse abrasion des vents océaniques, se laissant glisser dans les vertigineux méandres des romans qu’elle engloutit, brûlant les minutes au fil des pages et des bouffées de tabac blond.

    Jade ressent sa vie comme une longue errance où l’ennui rivalise en permanence avec la vacuité. Elle se résout donc à faire ce qu’elle sait faire de mieux : lire. Lire et fumer des clopes. Fumer est son seul vice, lire est sa seule vertu, et elle aime à marier les deux tout en écoutant de la musique... Elle calfate de suie ses poumons depuis maintenant dix ans, avec des cigarettes de toutes marques, se fixant sur l’une ou l’autre durant quelques semaines, au gré de ses penchants. Là, elle est sur les Benson & Hedges. Elles ont un petit truc en plus qui lui plaît bien...

    La musique, elle a mis du temps à y venir. Mais vers seize ans et demi, soit après le phénomène d’aimantation provoqué par sa rencontre avec Laurent, le quatrième art a pris une plus large place dans sa vie. Pendant ces dernières semaines, elle est restée longtemps sur Tostaky, de Noir Désir. Juste avant, c’était Us de Peter Gabriel. La boucle tournant actuellement dans les écouteurs de son baladeur Sony concerne pour la énième fois le tout dernier album de Pink Floyd, sorti dans les bacs il y a quelques mois, The Division Bell. Impossible d’oublier ce concert mémorable du groupe anglais auquel elle eut eu le privilège d’assister à Nantes six ans plus tôt, presque jour pour jour, en compagnie de Laurent. C’était l’une des six dates prévues en France cette année-là dans le cadre de la tournée A Momentary Lapse of Reason. Au temps de ses vingt ans, à l’heure de la douce insouciance mortifère vous étourdissant de sa béatitude, tout en aiguisant les dures lames scélérates de la réalité qui vous traque dans l’ombre, et finit par vous rattraper inexorablement.

    Elle cherche la meilleure position sur sa serviette, tout en s’apprêtant à poursuivre la lecture de La Petite Roque, une nouvelle de Maupassant. Elle l’a prélevée dans la pile vacillante d’une douzaine d’ouvrages qui se dresse sur le sol de sa chambre. Pile constituée de tout ce qu’elle a glané plus ou moins récemment dans les foires, chez les bouquinistes... Avec ce dont elle dispose en réserve, elle a de quoi voir venir. De toute manière, Jade n’a pour l’heure plus les moyens de s’offrir un quelconque cadeau, littéraire ou non. Son compte en banque est à découvert depuis cinq jours, et il lui reste juste assez pour tenir jusqu’au versement de la prochaine allocation. Cela ne valait pas la peine d’aller chiner dans les librairies. Et pas question de demander un coup de pouce à maman ! Si c’est pour s’acheter des paquets de cigarettes...

    Au détour d’un regard, presque sans le vouloir, Jade s’attarde sur ses pieds nus un peu enfantins saupoudrés de grains de sable, les examinant, détaillant leur structure, mesurant courbure, position et proportions de chaque orteil par rapport au métatarse, analysant la proéminence de chaque veine ou tendon, le dessin de chaque ongle, l’harmonie géométrique de

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