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Les TRAITS DIFFICILES
Les TRAITS DIFFICILES
Les TRAITS DIFFICILES
Livre électronique161 pages2 heures

Les TRAITS DIFFICILES

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À propos de ce livre électronique

À table, devant les invités, une enfant essaie de ne pas mordre son verre de cristal. Un homme rêve de prendre racine au milieu du trottoir. Pour se soustraire aux regards, une femme se terre dans des maisons inhabitées.

Les histoires se répondent, s’immiscent les unes dans les autres, elles se déploient en un souffle soutenu. Si les circonstances changent, le mouvement est le même, creusant notre quête d’existence, notre besoin d’amour et les discours intérieurs que nous échafaudons pour calmer notre conscience.

Ces fables amorales, peuplées de personnages à la fois déçus et désirants, lucides et aveuglés, nous tendent un miroir tranchant.
LangueFrançais
ÉditeurLes Herbes Rouges
Date de sortie29 oct. 2024
ISBN9782894198810
Les TRAITS DIFFICILES
Auteur

Evelyne de la Chenelière

Formée en littérature et en jeu, Evelyne de la Chenelière est écrivaine et comédienne. La finesse de son oeuvre prolifique fait d’elle l’une des figures les plus significatives de la dramaturgie québécoise.

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    Les TRAITS DIFFICILES - Evelyne de la Chenelière

    cover.jpg

    de la même autrice

    La vie utile précédé de Errance et tremblements, théâtre, collection «scène_s», 2019.

    À cause du soleil / Le traitement de la nuit. Deux pièces, théâtre, collection «scène_s», 2021.

    chez d’autres éditeurs

    Au bout du fil, théâtre, Éditions Élaeis, 1999.

    Théâtre (Des fraises en janvier / Au bout du fil / Henri & Margaux / Culpa), théâtre, Fides, 2003.

    Au bout du fil / Bashir Lazhar, théâtre, éditions Théâtrales, 2004.

    Désordre public / Aphrodite en 04 / Nicht retour, mademoiselle, théâtre, Fides, 2006.

    Éloges, essai, avec Ariane Émond et Martine Doucet, les éditions du passage, 2007.

    L’héritage de Darwin, théâtre, Lansman Éditeur, 2008.

    L’imposture, théâtre, Leméac, 2009.

    Les pieds des anges ou De l’inquiétude existentielle à travers la représentation des anges, et de l’apparition de leurs pieds dans l’art de la Renaissance, théâtre, Leméac, 2009.

    Le plan américain, théâtre, avec Daniel Brière, Leméac, 2010.

    Bashir Lazhar, théâtre, Leméac, 2011.

    La concordance des temps, roman, Leméac, 2011.

    La chair et autres fragments de l’amour, théâtre, Leméac, 2012.

    Lumières, lumières, lumières / Septembre, théâtre, éditions Théâtrales, 2015.

    EVELYNE DE LA CHENELIÈRE

    Les traits difficiles

    fictions

    LES HERBES ROUGES

    Les Herbes rouges remercient le Conseil des arts du Canada, le Fonds du livre du Canada ainsi que la Société de développement des entreprises culturelles du Québec pour leur soutien financier.

    Les Herbes rouges bénéficient également du Programme de crédit d’im­pôt pour l’édition de livres du gouvernement du Québec.

    Nous reconnaissons que nous sommes sur les territoires non cédés et traditionnellement partagés, entre autres, par les peuples Kanien’kehá:ka et Anishinaabeg, qui les nomment respectivement Tio’tia:ke et Mooniyaang.

    Nous saluons le peuple Kanien’kehá:ka, qui continue à prendre soin de ce territoire pour les générations à venir.

    © Éditions Les Herbes rouges 2024

    Dépôt légal : Bibliothèque et Archives nationales du Québec,

     Bibliothèque et Archives Canada, 2024

    ISBN : 978-2-89419-881-0

    LES TRAITS DIFFICILES

    LE VERRE

    L’enfant regarde le verre. Elle se concentre, prend une grande inspiration, puis expire le plus lentement possible, en comptant les secondes. Comme on le lui a appris. Chercher la détente est pour elle un exercice épuisant. Elle y met toute sa bonne volonté, doublée de discrétion pour ne pas attirer l’attention, ce qui lui cause des maux de tête. À la moindre distraction, sa mâchoire se crispe. C’est plus fort qu’elle. Il faudrait qu’elle ne pense qu’à ça, qu’à détendre ses muscles, mais toujours d’autres pensées s’insinuent, éparses, diffuses, obstinées dans leur indéfinition, une vraie boule de nerfs, c’est une vraie boule de nerfs, quelle boule de nerfs celle-là. À force d’entendre dire qu’elle est une boule de nerfs, elle imagine souvent le courant nerveux qui parcourt son corps en créant des nœuds indémêlables, des nids d’anguilles, des écheveaux de ronces. Elle a mal au ventre.

    Elle a honte, tout le temps, mais surtout à table, parce qu’alors elle ne peut plus cacher ses mains. La peau entourant les ongles est enflée et rouge. Elle se dit parfois que, quand elle aura enfin l’âge de fumer, elle arrêtera de ronger ses ongles jusqu’à la racine; elle fumera au lieu de se consumer elle-même; elle fera de longues volutes de fumée et elle aura alors de belles mains, comme celles de sa mère, avec ses longs doigts ornés de bagues dorées et d’ongles lisses et vernis. Ses yeux se posent alors sur la main de sa mère, prolongée par une cigarette. Le poignet, à la fois souple et nerveux, bouge de telle manière que la fumée s’élève en créant des vrilles gracieuses au-dessus de la table.

    Puis elle observe ses doigts à elle. Ils n’ont plus l’air de doigts, d’ailleurs ce ne sont pas des doigts, tes doigts, tu as vu on dirait des saucisses, lui avait un jour dit son cousin, et sa mère, pour la consoler, lui avait offert une paire de gants, des gants très fins, en dentelle, qui lui venaient d’une aïeule, mais bien vite, les gants, sans cesse mâchouillés, se sont troués. Elle a donc cessé de porter les gants et elle tente de cacher ses mains autant que possible. À table, c’est difficile; il faut bien manipuler la fourchette, le couteau et, surtout, le verre. Elle sent les regards fondre sur ses doigts rougis, aux ongles affreusement striés, parfois même percés et infectés à la lisière de la peau. Elle a douze ans et n’a habituellement pas droit aux verres en verre, et encore moins aux verres en cristal. Elle s’en est d’abord indignée, elle a protesté, mais elle a fini par s’habituer aux verres en plastique épais, incassables, et aujourd’hui elle redoute de toucher à cette délicate coupe en cristal ciselé qu’on a posée devant elle car c’est jour de fête, oui, oui, c’est la fête, c’est la fête, tu auras un vrai verre ma chérie.

    Elle regarde la coupe, et un goût de sang monte à sa bouche. Elle se souvient comment les verres se brisent dès qu’elle y boit, lui coupant les lèvres, les gencives, la langue. Elle ne sait faire autrement : il lui suffit de déposer le bord du verre sur sa lèvre inférieure pour que ses dents s’en emparent et serrent, serrent, jusqu’à ce que le verre éclate en morceaux, mais donnez-lui un os en cuir, s’était exclamée une tante, et c’est vrai, il lui faudrait peut-être un os à ronger, ses dents cherchent systématiquement quelque chose à gruger. L’enfant ne sait pas si elle mange les objets ou si ce sont les objets qui la mangent, c’est une dévoration réciproque entre elle et le monde, mais c’est parce que son âme est excessive, voilà, son âme est excessive, répète la mère pour expliquer les pleurs de sa fille, les verres brisés, les doigts boursouflés et les ongles difformes, la serviette de table systématiquement déchiquetée, cette manière de tout porter à sa bouche, comme si quelque chose en elle voulait absolument entamer ce qui l’entoure. Même la petite chaîne en or, qui lui venait de sa première communion, a cédé sous ses dents l’année dernière; elle n’a plus jamais porté de collier depuis.

    La mère prend un air contrit quand elle parle de l’âme excessive de sa fille, mais se désole-t-elle vraiment? On dirait plutôt qu’elle aime cette idée, car si l’excès est la cause des maux de la terre, c’est aussi la source de ses splendeurs, pense-t-elle peut-être, oui, quelque chose, dans le ton, laisse deviner malgré tout une sorte de fierté d’avoir mis au monde cette âme excessive et tourmentée, qui sent maintenant les regards peser sur elle, chacun est impatient de connaître le sort du verre, il n’y a que la mère dont les yeux cherchent à s’occuper ailleurs.

    La mère ferme brièvement les yeux; à peine plus longtemps qu’un battement de cils. Le regard d’une mère peut tout détruire, tout faire exploser, et la mère le sait; elle sait le pouvoir infini de son regard de mère, elle aimerait qu’il en soit autrement mais c’est ainsi : un seul coup d’œil peut faire éclater le cristal d’un verre, mettre le feu à la nappe, à la maison, réduire sa fille à néant, en faire une bouillie, une poussière. Elle rêve parfois de fermer les yeux pour toujours; pour moins de ravage, moins de dégâts, tu n’as qu’à regarder ailleurs, allez, regarde ailleurs, se dit-elle, il y a bien quelque chose à replacer sur la table, rapprocher la salière, faire pivoter légèrement le pichet d’eau sur lui-même, il y a forcément quelque chose à faire pour faciliter la vie à quelqu’un, et c’est vrai, elle pourrait bien se lever, aller à la cuisine, et être alors certaine de ne regarder ni sa fille ni le verre en cristal; elle pourrait prétexter n’importe quoi pour s’absenter, après tout, une hôtesse disparaît régulièrement afin d’assurer la bonne marche d’une réception, mais son absence, comme son regard, pourrait faire tout échouer, pourrait tout fracasser, et elle le sait aussi. Elle jette un coup d’œil à son mari avant d’allumer une autre cigarette.

    Le père entrouvre les lèvres, lève à peine le menton, par réflexe, comme pour guider la bouche de sa fille, comme s’il pouvait, de loin, contrôler les muscles tendus de cette bouche prête à mordre le cristal. Tout investi dans cette esquisse de geste, il rejoint intérieurement sa fille pour l’aider à se saisir du verre avec douceur et à boire, lentement, lentement. Dès qu’il s’en aperçoit, il se sent ridicule et espère que personne ne l’a vu faire. Sa femme, bien sûr. Elle détourne le regard, mais trop tard, il y a eu ce contact furtif et gênant. Elle tire sur sa cigarette. Lui ne fume pas, il n’a jamais fumé, il s’inquiète pour la santé de sa femme qui fume, mais il comprend. Si elle ne fumait pas, sa femme oublierait sans doute de respirer. Il observe un instant la bouche de sa femme qui dessine un petit sourire. Fumer à l’intérieur est une provocation, fumer à table est un scandale, et il admire précisément, chez elle, cette indépendance d’esprit, cette indifférence à l’égard des bonnes manières. Et si la cigarette, chez la majorité des fumeurs, donne l’air malade ou vulgaire, il est obligé d’admettre que sa femme fumant est une image qui procure un sentiment de paix et d’élévation immédiat. Entre les doigts de sa femme, la cigarette devient un bijou, un ornement, une parure de lumière. C’est injuste, mais c’est comme ça. C’est peut-être une question de plaisir. Le plaisir de sa femme qui fume est si plein, si manifeste et pourtant si intérieur, on ne peut s’empêcher d’y voir la beauté d’un ordre parfait, d’un vibrant équilibre : tout semble à sa juste place, oui, quand ma femme fume, c’est le monde entier qui respire, pense-t-il.

    La mère regarde le père. C’est un père généreux, présent. Il aurait aimé avoir une famille nombreuse. Elle regrette de ne pas avoir pu lui offrir ce cadeau. Peut-être que si leur fille unique n’avait pas demandé tant de soins, c’est vrai que c’est une enfant difficile, mais non, ce n’est pas ça, mon chéri, je t’assure, c’est autre chose. Ce qui l’a affolée chez leur fille, dans sa toute petite enfance déjà, c’est son absence d’insouciance. Devenir mère, c’est d’abord chercher, dans les yeux de son enfant, ce qu’on a soi-même perdu pour toujours. Seulement, voilà : les enfants d’aujourd’hui ne sont plus jeunes. On en parle partout, de cette anxiété chez les enfants, leur manière de trop savoir la mort, de trop savoir que la bataille est déjà livrée, que le combat est déjà perdu. Les enfants le savent avant même de parler. Ils sont d’abord simplement étonnés qu’on les mette au monde. Après l’étonnement viennent l’incompréhension, la colère, et enfin la terreur. Quand son mari lui a demandé aimerais-tu avoir des enfants, elle a pensé qu’il lui demandait peut-être autre chose, m’aimes-tu, ou encore, aimes-tu assez les gens pour en ajouter au nombre, elle a répondu oui, et c’est vrai qu’elle aime les gens. Plus il y a de gens, mieux elle se sent. À défaut d’une famille nombreuse, il y a souvent des invités, des amis, des cousins pour peupler la table.

    L’enfant se saisit du verre. Le verre approche. Il vient à la rencontre des lèvres, et réciproquement, si bien qu’on ne sait plus qui, du verre ou de la bouche, va vers l’autre en tremblant. Elle sent maintenant le cristal sur ses lèvres sèches. Elle ferme les yeux et se concentre pour faire glisser le liquide lentement, lentement, ne rien tendre, ne rien contracter, lentement, pourquoi tant de hâte, pourquoi

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