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L'odeur des clémentines grillées
L'odeur des clémentines grillées
L'odeur des clémentines grillées
Livre électronique451 pages6 heures

L'odeur des clémentines grillées

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À propos de ce livre électronique

Haewon quitte son emploi de professeur de dessin à Séoul et retourne au village de Bookhyun où elle a vécu lorsqu’elle était adolescente. Elle retrouve son ancien camarade de classe, Eun-seop, qui gère la petite librairie Goodnight. Rapidement, elle fait la connaissance des membres hétéroclites qui composent le club de lecture. Au fil des livres qu’ils partagent et d’un journal pas si intime, le quotidien de la librairie va se confronter à des secrets ensevelis et des sentiments qui ne tardent pas à refaire surface.

"L’Odeur des clémentines grillées" est une histoire de pardon et de guérison, une ode à l’amitié, à la tendresse et aux livres qui nous rassemblent.

When the Weather is Fine, drama adapté du roman, avec les acteurs stars SEO Kang-joon et PARK Min-young, est disponible sur Apple TV et Viki.

À PROPOS DE L'AUTRICE

Après avoir obtenu son diplôme d’Écriture créative à l’Université Chung-Ang de Séoul, LEE Do-woo a commencé à écrire des romans tout en travaillant comme rédactrice pour la radio. Saluée par la critique en Corée, l’écriture de LEE Do-woo est reconnue pour sa simplicité et sa poésie, son style chaleureux et profond. "L’Odeur des clémentines grillées" est son premier roman traduit en français.




LangueFrançais
ÉditeurDecrescenzo
Date de sortie9 juil. 2024
ISBN9782367271255
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    Aperçu du livre

    L'odeur des clémentines grillées - Lee Do-woo

    La Maison de Noix

    Le bus traversait les champs couverts de givre de la commune de Hyecheon, un village entouré de montagnes. Le soleil brillait de ses faibles feux, et le paysage que l’on découvrait par la fenêtre du bus ressemblait à un cliché en noir et blanc délavé.

    La tête appuyée contre la vitre, Haewon regarda son téléphone portable, puis l’éteignit aussitôt. Une dépêche annonçait de la neige dans le Sahara. Sur la page du site d’informations, on voyait une dune blanche, ou plutôt une colline enneigée, ce qui lui parut curieux. Peut-être la vague de froid qui avait frappé cet hiver-là expliquait-elle qu’il ait neigé sur le désert et ne fallait-il pas s’en étonner.

    Laissant les rizières et les champs gelés derrière lui, le bus atteignit le village de Bookhyun, qui était familier à la passagère. Dans les prés gisait ce qui évoquait de grosses guimauves blanches, des tonneaux pour laisser fermenter la paille après la récolte. Mais comment est-ce que ça s’appelait déjà ? Il lui semblait avoir entendu leur nom un jour, mais il ne lui revint pas à l’esprit. Pendant un moment, elle essaya de s’en souvenir, puis tourna son regard vers la patinoire aménagée sur une rizière, qu’on apercevait au loin. Elle descendait à l’arrêt suivant.

    Quelques jours auparavant, alors qu’elle s’était réveillée à l’aube, Haewon avait failli éclater en sanglots. S’attrister pour un rien ou fondre en larmes n’était pas une bonne chose ; l’idée de s’émouvoir ainsi en pleine nuit lui paraissait une preuve de faiblesse, ce qui ne lui plaisait pas. À vrai dire, l’expression même « s’attrister pour un rien » était inexacte. En effet, si l’on sondait sincèrement son cœur et que l’on examinait les choses de près, on pouvait déceler la cause de cette tristesse. Mais on faisait semblant de l’ignorer, ne voulant pas la reconnaître et préférant s’en détourner.

    Après des études aux beaux-arts, Haewon avait enseigné dans un institut qui préparait au concours d’entrée à l’université. Quand elle peignait, aucune pensée futile ne la perturbait et elle se sentait tranquille. L’odeur de la peinture et le grain différent de chaque papier lui plaisaient également. Mais un fameux jour, elle s’était rendu compte qu’on pouvait très bien entrer en conflit avec quelqu’un pour une simple peinture.

    « Qu’est-ce que tu fais ici ? J’étais en train de reprendre ton travail, moi ! »

    L’automne dernier, un garçon qui avait quitté l’atelier sous prétexte d’aller aux toilettes n’était jamais réapparu en cours. Elle était partie à sa recherche et l’avait surpris ricanant, en train de fumer avec d’autres élèves sur les toits. De mauvaise grâce, il lui avait lancé :

    « Vous êtes payée pour ça, non ? »

    À quoi bon peaufiner, à sa place, le travail d’un élève si peu appliqué ! Puis elle oublia l’incident. Mais peu de temps après, elle entendit par hasard le jeune homme se confier à ses camarades, après un concours où les élèves devaient produire une peinture d’après nature :

    « Ça m’énervait de ne pas y arriver. Alors j’ai étalé du pastel noir sur tout le verso de mon travail. Le gars qui était derrière moi avait vachement bien réussi. Quand j’ai remis mon épreuve juste après lui, j’ai posé le verso du papier sur le sien en le frottant, l’air de rien.

    — C’est pas vrai ! Alors, t’as dû mettre du noir partout dessus !

    — Tu parles ! »

    Haewon s’approcha du groupe d’élèves qui pouffaient de rire :

    « Qu’est-ce que tu viens de dire ? Qu’est-ce que t’as fait quand tu as remis ton travail ? »

    Il lui lança un regard moqueur et lui dit à nouveau, un sourire fier aux lèvres :

    « J’ai dit que j’avais étalé du pastel noir sur le verso de mon exercice et que je l’avais frotté sur le travail posé sous le mien. »

    Le bus déposa Haewon à l’arrêt du croisement des trois routes de Bookhyun et reprit sa course. Le vent glacial qui lui giflait les joues soufflait depuis les champs. Après avoir réajusté le col de son manteau et noué son foulard, elle se mit à marcher en tirant sa valise.

    Venant de la patinoire, un brouhaha brisait le silence hivernal. À cette période de l’année, l’eau avec laquelle on remplit les rizières après chaque moisson se met à geler. La patinoire servant d’aire de jeu aux enfants du village et les guimauves gisant dans les champs lui firent enfin réaliser qu’elle était de retour.

    Depuis le croisement des trois routes, elle atteignit le bas de la colline. Mais tout à coup, son élan fut brisé par une boutique qu’elle n’avait encore jamais vue.

    La librairie Goodnight

    Cette maison au toit de tuiles existait dans le village depuis longtemps, mais l’enseigne inconnue attira son regard. C’était une maison habitée par un vieux couple. Avait-elle changé de propriétaires entre-temps ? Une librairie dans un village si reculé… ?

    On avait fixé un cadenas sur la porte coulissante. À travers les fenêtres à croisillons de la librairie, Haewon regarda l’intérieur plongé dans l’obscurité. Éclairées par un faible rayon de soleil, on devinait les silhouettes des rayonnages et d’une longue table.  Je ne sais pas qui a eu cette idée, mais c’est une belle initiative, se dit-elle. Même à Séoul, des librairies de quartier avaient du mal à survivre ; quelquefois, de petites librairies indépendantes essayaient de trouver un marché de niche, mais ce n’était pas chose facile de gérer un petit commerce.

    Tout en pensant que la librairie ne tiendrait pas longtemps, l’idée d’anticiper sans raison un échec déplut à Haewon. Décoiffée par le vent, elle repoussa ses cheveux en arrière d’un geste machinal et gravit la colline.

    Tirant sa valise, un sac en coton recyclable à l’épaule, elle s’approchait.

    « Mok Haewon ? »

    Eun-seop perdit un instant l’équilibre. Chancelant, il avança vers le bord de la patinoire. Il plissa les yeux. C’était bien elle. Pourtant il s’était dit que cette année encore, elle ne viendrait pas.

    « Tu arrêtes de patiner ? »

    Seung-ho, qui le suivait en glissant sur la glace, s’arrêta près de lui.

    « Non, c’est qu’il m’a semblé reconnaître quelqu’un.

    — Qui ? »

    Eun-seop posa enfin son regard sur l’enfant. Il lui apprenait à patiner depuis quelques jours en le tenant par la main, et en dépit de ses réflexes plutôt lents, le petit parvenait désormais à progresser sur la glace plus ou moins bien.

    « Une ancienne… amie ?

    — Amie ?

    — Ben, vas-y alors ! »

    Il tapota légèrement le casque de l’enfant enfoncé au-dessus d’un bonnet en laine, puis poussa son petit corps vers la patinoire. De petit gabarit à neuf ans, Seung-ho ne s’entendait pas bien avec les autres gamins de son âge. Tout en faisant attention à ne pas heurter les gens qui faisaient des tours sur la glace, le petit garçon se laissa glisser doucement vers l’avant.

    « Amie. »

    Eun-seop disait ça comme ça, mais est-ce que Haewon en aurait fait autant ? Peut-être, si on qualifiait d’« amis », au sens large, les anciens camarades de collège et de lycée. À cet instant précis, Haewon s’était arrêtée devant la librairie et regardait à l’intérieur par l’une des fenêtres. Le corps légèrement penché en avant, sa position traduisait sa curiosité pour l’établissement qu’elle découvrait.

    Eun-seop poussa un soupir malgré lui. Pourquoi diable était-elle passée à une heure où la librairie était fermée ? Tout cela à cause de son oncle, qui, en hiver, remplissait d’eau les rizières pour les faire geler et qui n’arrêtait pas de lui demander des coups de main tout en vendant lui-même de la soupe de nouilles au poisson et des gâteaux de riz sautés à la sauce pimentée dans la serre. Un propriétaire de rizières véritablement soucieux de pratiquer la rotation des cultures !

    Si seulement on pouvait se déplacer dans l’espace ! Il aurait voulu pouvoir pousser la porte coulissante et lui dire sans plus tarder : « Entre ! Ça faisait longtemps ! » Mais ce n’était qu’un pur rêve, et déjà la silhouette de la jeune femme à la valise s’éloignait vers la colline.

    Sur les bords de la route qui menait au petit hôtel la Maison de Noix, la neige n’avait pas encore fondu. Le sentier du village, qui passait par là, conduisait à la montagne qu’on voyait derrière. L’auberge Bookhyun, auparavant gérée par la grand-mère maternelle de Haewon, était devenue un petit hôtel lorsque Tante Myeong-yeo avait pris la succession de l’établissement. C’est à l’âge de quinze ans que Haewon était venue s’installer dans ce village auprès d’elle.

    Espérant sans doute que sa nièce se plairait ainsi à la campagne, la tante avait pris avec elle Hodu, « Noix », un chien de couleur marron élevé par un voisin. Ce dernier s’en était occupé depuis qu’il était petit, aussi n’était-il plus tout jeune quand elles l’adoptèrent. L’animal avait résisté longtemps et il était mort quelques années auparavant. Hodu n’était plus là, mais le nom la Maison de Noix était resté.

    « Tata, je suis là. »

    Gémissant sous le poids de Haewon, le plancher gelé de la terrasse grinça. La porte en métal garnie d’un verre dépoli fit entendre le même bruit. Tout en portant sa valise, Haewon monta au premier étage, sans trouver sa tante.

    Son ancienne chambre n’avait pas changé du tout. Le lit, le bureau, la commode, l’armoire à deux étagères, le sofa rouge qu’on lui avait offert en cadeau pour son entrée au lycée, et les objets dont elle se servait étaient toujours là, intacts. Elle avait dit plusieurs fois à sa tante qu’elle les mettrait dans des cartons qu’elle porterait au débarras, mais cette dernière préférait laisser la chambre comme avant pour que sa nièce puisse la retrouver en l’état chaque fois qu’elle reviendrait.

    Elle ouvrit les rideaux et regarda par la fenêtre. L’annexe de plain-pied en brique pour les clients, le lierre rampant, sans plus de feuilles, et le sentier menant à la montagne derrière étaient toujours là. La maison mitoyenne, dont on aurait pu atteindre la cour d’un jet de pierre, n’avait pas bougé non plus. L’ensemble du paysage paraissait juste plus délavé que la dernière fois qu’elle était venue.

    Ce fut à ce moment-là qu’elle découvrit deux bâtiments assez élevés de l’autre côté de la colline. Difficile de croire que ces deux pavillons à étage somptueux, construits en vis-à-vis, étaient des maisons d’hôte. Elle laissa échapper un soupir.  Voilà pourquoi la Maison de Noix est déserte. Comme il n’y a pas de clients, Tata est sortie, pensa-t-elle.

    Elle trouva une bouilloire électrique et se prépara du café noir. Sur l’étagère au-dessus de l’évier, on voyait une photo d’elle avec Hodu dans les bras. Elle devait avoir dix-huit ans. Dans un angle de la photo, on apercevait le dos de sa grand-mère arrosant les fleurs dans la cour.

    Jusqu’au décès de cette dernière, avec ses trois générations de femmes, la Maison de Noix évoquait une espèce de triangle. Paisible mais étroite, comme inclinée dans l’un de ses angles, stable en même temps. Elles prenaient soin les unes des autres : si l’une d’entre elles était sur les nerfs, les autres faisaient attention à ne pas l’irriter. Dans une maison aussi exiguë, chacune avait tenté de conserver un espace pour soi.

    La grand-mère, manquant de poigne du fait de son grand âge, s’était mise à utiliser des ciseaux pour divers usages : venir à bout d’un sac plastique solidement noué, défaire une cordelette maintenant une botte d’épinards… Tout se coupait avec des ciseaux. Elle prétendait tout le temps ne pas avoir de poigne, mais d’où lui était venue une telle force le jour où elle avait cassé les jarres ? Les vieux ciseaux en acier étaient toujours accrochés à l’étagère.

    Vers la fin de sa vie, la grand-mère se faisait du mauvais sang pour ses filles. Si elle s’efforçait de ne pas parler de son aînée, la mère de Haewon, elle laissait parfois paraître sa déception et ses regrets à l’égard de la cadette, Myeong-yeo. Sa colère virait à la tristesse. Cette brillante étudiante, après avoir fait le tour du monde dans sa jeunesse, avait commencé à écrire et avait publié un roman. Mais tout était parti en fumée lorsqu’elle avait déclaré qu’elle allait renoncer à la plume et revenir dans son village natal pour diriger l’auberge. Cette décision avait contrarié la grand-mère.

    Ouaf ! ouaf !

    La porte s’ouvrit sur des aboiements. Haewon en fut tout étonnée. Hodu ? Le chien marron qui arrivait en courant sur le plancher lui ressemblait à s’y méprendre, mais c’était impossible. Reniflant d’un air méfiant, il flaira l’étrangère.

    « C’est toi, Haewon ? »

    Myeong-yeo accrocha son bonnet en tricot au portemanteau, puis alla dans la cuisine. Tout en posant sur la table une casserole enveloppée dans un bojagi¹, elle lui fit un grand sourire.

    « Je suis arrivée il y a peu. C’est qui ?

    — Le fils de Hodu.

    — Hodu avait un petit ?

    — Il avait eu des chiots avant de venir chez nous. Son ancien maître est mort et j’ai rapporté un petit. »

    Le fils de Hodu ! Elle avait du mal à y croire. Après avoir fait connaissance avec l’inconnue, la pelote marron se dirigeait désormais vers la terrasse.

    « Comment s’appelle-t-il ?

    — Gunbam, marron grillé. »

    Haewon pouffa de rire.

    « C’est une famille de fruits secs, alors. »

    Le chien paraissait déjà âgé et boitait un peu, sans doute à cause d’une patte qui lui faisait mal.

    « Tu aurais pu rapporter un jeune chien, si tu te sentais seule.

    — Il m’a plu parce qu’il ressemblait à Hodu. »

    Myeong-yeo répondit sèchement, puis elle défit le bojagi qui enveloppait la casserole. Elle avait beaucoup souffert de la perte de Hodu, mais l’avait-elle déjà oublié ? se demanda intérieurement Haewon sans rien dire. Elle désigna la photo sur l’étagère.

    « Tu me vois à chaque fois que tu fais la vaisselle, Tata. Ça me touche.

    — Elle était là, cette photo ? J’savais même pas. Quand quelque chose est toujours à la même place, on finit par ne plus y faire attention. »

    Haewon fit clapper sa langue, mais elle savait que sa tante disait ça comme ça. Les cheveux plats et fanés bouclés avec des bigoudis, Myeong-yeo portait un pantalon ample ouaté et un gilet capitonné.

    « Pourquoi tu m’regardes comme ça ? J’ai l’air d’une vieille ?

    — Euh… Un peu.

    — Ça fait déjà deux ans qu’on s’est vues. C’est pareil pour toi : tu as trente ans, tu n’es plus la même.

    — Moi, je suis mature. »

    Myeong-yeo fit un sourire moqueur. Puis elle déplaça la marmite de bouillon vers la cuisinière à gaz et déballa la tarte couverte de papier aluminium, qu’elle posa sur l’assiette.

    « Su-jeong voulait t’apporter du bouillon à la citrouille et une tarte qu’elle avait préparée pour toi, mais je suis allée les chercher, car comme tu le sais, elle est toujours très occupée. Mais elle m’a raccompagnée en voiture jusqu’à chez moi. Alors, ça a servi à quoi que je sois allée les récupérer ?

    — Y a qu’à la remercier. Elle n’a pas changé, elle est toujours pleine d’attentions pour les autres. »

    Après l’avoir portée à sa bouche, Haewon mordit dans la part de tarte garnie de morceaux de pommes. La saveur acidulée des fruits émanait du gâteau encore chaud.

    « Tu vas rester combien de temps cette fois-ci ? Cinq jours au moins ?

    — Je ne vais pas repartir.

    — Quoi ?

    — Je vais rester un bon moment. J’ai même démissionné. Toi, tu dois me nourrir. »

    Myeong-yeo, qui était en train de découper la tarte, suspendit son geste. Haewon lui fit un sourire, mais la tante se contenta de fixer sa nièce chérie.

    1. Pièce de tissu destinée à emballer divers objets.

    (Sauf indication contraire, toutes les notes sont des traductrices.)

    Le Vieux Robin de Portingale

    À la tombée de la nuit, la température baissa et le thermostat de la chaudière ne voulut pas remonter. Après avoir fait la vaisselle, Haewon se lança dans une réparation rudimentaire : elle fixa du ruban adhésif d’emballage tout autour du tuyau d’arrivée d’eau qui alimentait le robinet. Il était percé en son milieu, mais la tante ne devait pas le savoir.

    Myeong-yeo lisait avec des lunettes loupe dans un fauteuil, le chauffage électrique allumé et, à ses pieds, Gunbam, couché sur un coussin, se mit à somnoler. Sur le panneau en bois accroché au mur dans le maru², derrière cette lectrice qui dévorait les livres, était gravée une phrase que Haewon avait fini par retenir à force de passer devant lorsqu’elle habitait dans la Maison de Noix.

    Si au réveil du premier sommeil, tu te prépares un thé,

    Au réveil du sommeil suivant, adoulci sera ton chagrin.

    Il y eut une époque où Myeong-yeo évoquait souvent les souvenirs de son voyage en Écosse, un pays lointain où Haewon n’était jamais allée. Édimbourg, Glasgow, Aberdeen… Sa tante semblait ne pas réussir à oublier les paysages de ces villes dont Haewon avait entendu le nom sans pour autant pouvoir se les représenter. Au fond d’une venelle, dans une ancienne maison transformée en auberge, Myeong-yeo avait vu une nappe ouvragée sur laquelle des mots étaient brodés.

    Des termes désuets ornaient la nappe aux coins usés. Étudiante en littérature anglaise à l’époque, Myeong-yeo avait demandé à la patronne de l’auberge la signification de la phrase brodée et apprit qu’il s’agissait d’un passage d’une ballade écossaise intitulée  Le Vieux Robin de Portingale.

    « Adoulci sera, c’est ça qui m’a plu. Ça arrive de se sentir envahi de tristesse sans savoir pourquoi, quand on se réveille en pleine nuit, tu ne trouves pas ? Si on se prépare un thé chaud à ce moment-là, quand on se réveille à nouveau plus tard, on est moins triste. »

    Myeong-yeo avait retranscrit cette phrase traduite en coréen sur un petit papier qu’elle garderait longtemps dans un carnet, commenta-t-elle. Comme un mantra qui lui serait propre, cette phrase la consola pendant ses jours de solitude à l’étranger.

    Haewon aimait voir sa tante plonger dans une nostalgie douce en évoquant cet épisode. Adolescente, elle voulait aimer tout ce qu’aimait Myeong-yeo. Tout distinguait sa mère de sa tante, elles étaient comme l’est et l’ouest ; si la première était réaliste et sèche, la seconde, vagabonde et décontractée, était bohème. Mais lorsqu’elle rentra dans son village natal avec sa nièce, tout changea subitement.

    « Je me suis rendu compte que je n’avais pas autant de talent que je le pensais. Désormais, je m’occuperai de Haewon jusqu’à ce qu’elle soit grande. »

    Ce jour-là, la grand-mère avait cassé les jarres à coups de bâton. Myeong-yeo s’était contentée de contempler la scène, les bras croisés ; quant à Haewon, son cœur s’était emballé, battant à tout rompre. La petite fille en avait déduit qu’elle n’était pas la bienvenue, mais le lendemain, la grand-mère avait déblayé tous les débris de jarre, laissant les lieux impeccables, et n’avait eu aucun mot blessant pour la fillette.

    Haewon fit bouillir du thé dans une bouilloire. Elle en versa deux tasses et déclara :

    « J’ai vu qu’il y avait une nouvelle maison d’hôte. Enfin, deux plutôt.

    — Oui, répondit Myeong-yeo en tournant une page.

    — On va mettre des guirlandes lumineuses aux arbres, pour que ça brille ?

    — Ça sert à rien. C’est même pas bon pour les arbres.

    — Juste pour les fêtes. »

    Un ange passa. Comprenant que sa tante n’avait pas envie de parler de la gestion de l’hôtel, elle sirota son thé sans mot dire. Une date était entourée sur la page de décembre du calendrier, avec écrit juste à côté : Arrivée de Haewon. Cette dernière en ressentit un peu d’amertume. Pourquoi avoir débarqué comme cela, sans avoir un tant soit peu respecté les formes ? Mais que signifiait « respecter les formes » ? Sous la date, en petits caractères, on pouvait lire une commémoration.

    « … Tata, aujourd’hui, c’est le jour de la réconciliation en Afrique du Sud, tu le savais ?

    — J’sais pas. Ça existe ? »

    Haewon posa sa tasse et feuilleta le calendrier, examinant les pages antérieures à son arrivée. De nombreuses commémorations rythmaient chaque mois : le Jour international du café, la Journée mondiale du rire, la Journée mondiale de la télévision… Elle éclata de rire en découvrant la « Journée du lait » et la « Journée des gauchers ». Comment pouvait-on inventer et imprimer des célébrations aussi futiles ? C’était tantôt très sérieux, tantôt drôle, mais dans tous les cas, ça devait provenir de quelqu’un qui s’ennuyait ferme.

    « Qui t’a donné ce calendrier ? Ce sont des paysages de Bookhyun.

    — Mon voisin Eun-seop. Il est libraire. »

    Im Eun-seop ?

    Était-ce lui, le patron de la librairie qu’elle avait vue cet après-midi ? Elle tenta de se représenter son visage. C’était un camarade de classe qui était allé dans le même collège et le même lycée qu’elle, à Hyecheon ; il ne parlait pas beaucoup, elle se contentait de le saluer lorsqu’elle le croisait, quoiqu’il habite à côté. Peut-être même se pouvait-il qu’il ait interrompu ses études au lycée. Sa photo apparaissait-elle dans l’album des anciens élèves de son établissement ? Elle n’en avait aucun souvenir.

    « Je me demande si ça marche bien. Même à Séoul, les librairies de quartier disparaissent.

    — J’sais pas. Ça fait déjà un an qu’elle est là.

    — Ah oui. C’est quand même bien qu’il y ait une librairie dans le village. »

    Myeong-yeo enleva ses lunettes et referma son livre.

    « Ne t’occupe pas des affaires des autres, parle-moi plutôt de tes projets. Alors, tu vas vivre de quoi ?

    — Je vais bien vivre.

    — Comment ça, bien ?

    — Comme toi », dit Haewon en plaisantant.

    Myeong-yeo fronça un peu les sourcils.

    « Ça t’amuse de te moquer de moi ? Ça t’dirait pas d’enseigner le dessin ? On trouvera bien des femmes ou des enfants dans le coin qui voudront apprendre.

    — Euh… Est-ce qu’ils sont assez sages, les enfants ici ?

    — Il te faut des enfants sages, à toi ? »

    Haewon poussa un soupir et s’épancha :

    « Ce que j’ai compris, c’est que peindre ou écrire, ça ne s’enseigne pas. Quelqu’un qui a du talent n’a pas besoin d’apprendre. Et si ce n’est pas le cas, ça ne sert à rien. »

    Peut-être, malgré elle, avait-elle parlé d’un ton froid. Myeong-yeo jeta un regard plein de reproches à Haewon ; celle-ci haussa les épaules, un peu gênée.

    « Tu me trouves méchante ? Ne va pas pour autant me jeter ton thé brûlant à la figure !

    — Pour toi, c’est ça, être méchant ? », dit Myeong-yeo en ricanant.

    Son visage était déjà attendri.

    « Tu ne sais pas encore ce que c’est qu’une langue de vipère. Si tu veux le savoir, dis-moi. J’pourrai t’en raconter. »

    Langue de vipère… Elle savait trop bien ce que ça voulait dire sans même avoir à en entendre plus. Lorsque sa mère et sa tante vivaient proches l’une de l’autre, il lui arrivait quelquefois de les entendre se disputer. Elles en décousaient sans merci, c’était à la première qui prendrait le dessus sur l’autre : si la mère voulait piquer avec une aiguille, la tante se préparait à répondre à coups de grosses pierres. Après des joutes furieuses, les deux sœurs mangeaient ensemble en riant, échangeaient leurs vêtements et bavardaient, ce qui déconcertait la petite Haewon. Mais c’était du passé.

    « Et ta maman ? demanda la tante, comme si elle avait lu dans ses pensées.

    — Elle va bien, je crois, répondit-elle après un silence.

    — Vous ne vous voyez pas ?

    — On se voit une fois de temps en temps. On déjeune et on prend un café toutes les deux. »

    Mais la mère et la fille n’allaient pas dans les grands magasins ou au marché ensemble, pas plus qu’elles ne regardaient de films, assises l’une à côté de l’autre. Quand la saison changeait, la mère passait un coup de téléphone à sa fille, et elles mangeaient ensemble des naengmyeon, des nouilles froides, en été, ou un plat chaud en hiver, puis elles prenaient chacune des nouvelles l’une de l’autre durant près d’une heure dans un café. Ensuite, elles n’avaient plus rien à se dire.

    « … Tu sais quoi ? Je n’fais plus de portraits. Ça ne me plaît pas de peindre des humains. »

    S’appuyant contre le fauteuil, Myeong-yeo fixa sa nièce.

    « Je ne me sens aucune légitimité pour enseigner.

    — Oh, je ne savais pas que tu avais si peu d’estime de toi.

    — Non, ce n’est pas ça. Je ne pense pas qu’il me manque quelque chose ou que je ne sois pas compétente. C’est que tout simplement, il y a des gens doués pour l’enseignement. Mais ce n’est pas mon cas. C’est ce que j’ai fini par comprendre.

    — C’est peut-être que tu es trop sensible ? Ou bien que tu attends trop des autres ? »

    Peut-être. Elle réfléchit un peu. Non. Depuis l’âge de quinze ans, elle n’avait jamais rien attendu de personne. Mais ses propres capacités l’avaient rapidement déçue, et elle avait vite compris ses limites. Comme sa tante, qui avait arrêté d’écrire, elle aussi… Elle secoua la tête pour chasser ces pensées.

    Des aboiements retentirent quelque part dans le village. Gunbam leva la tête puis replongea dans son sommeil. Myeong-yeo dormait comme une bûche dans la chambre du bas.

    Haewon, qui n’arrivait pas à dormir, sortit sur la terrasse en bois baignée d’obscurité, un cardigan sur le dos. Le contact de ses pieds nus avec les pantoufles glacées lui donna un frisson, mais la quiétude du village dans la nuit noire lui plaisait. Sur la colline, les guirlandes lumineuses dans les arbres autour des maisons d’hôte scintillaient. On aurait dit qu’elles faisaient un signe de la main en guise d’invitation, suggérant dans un murmure que, contrairement à la vétuste Maison de Noix, elles offraient un havre de chaleur même la nuit.

    Haewon appuya à plusieurs reprises sur l’interrupteur du lourd poêle à pétrole de la terrasse. L’appareil se mit à frémir, comme réveillé d’un sommeil hivernal, et s’alluma enfin. Une faible odeur de pétrole s’en dégagea.

    « C’est comme ça que tu t’y prends pour peindre, toi ? Ça rime à quoi de faire son travail quand on se permet de saboter celui des autres ? »

    Avec le recul, elle ne comprenait plus ce qui lui avait pris ce jour-là. Elle avait dépassé les bornes ! Il lui était déjà arrivé des choses bien pires au travail. À l’institut, il y avait diverses sources de tensions : l’établissement se développait ou connaissait une période de déclin, des professeurs démissionnaient et des nouveaux arrivaient, il fallait se concentrer sur les résultats du concours d’entrée à l’université et sur le nombre d’élèves inscrits… Dans son premier emploi, son directeur lui avait même demandé de s’inscrire un mois en tant qu’élève dans un institut voisin, pour voir comment enseignaient leurs concurrents et quelle était l’ambiance. Cela lui déplaisait parce qu’elle avait l’impression de jouer les espionnes, mais pour le directeur, il s’agissait d’une simple enquête.

    Au bout d’une semaine, elle n’avait plus aucune envie d’aller dans l’autre institut. Quelques mois plus tard, alors qu’elle marchait dans la rue pour emmener ses élèves manger des gimbap, des rouleaux de riz aux algues, elle tomba sur la directrice dudit établissement. Cette dernière lui lança un regard méchant, qui lui parut accusateur ; elle garda longtemps à l’esprit l’expression de son visage.

    Parce qu’il fallait faire preuve de souplesse, elle en avait vu de toutes les couleurs. Mais ce jour-là, malgré elle, elle avait agrippé l’élève par l’épaule. Ce dernier, se dégageant de son emprise dans un mouvement brusque, avait déchiré son blouson, laissant un morceau de tissu fin dans la main de Haewon.

    Elle lui avait réglé le prix du vêtement abîmé. Le lendemain, la mère de l’élève avait débarqué à l’institut. Elle avait demandé à être remboursée des frais d’inscription au cours de dessin et avait exigé des excuses en faisant un scandale dans la salle des professeurs. Le directeur s’était excusé pour Haewon et avait restitué la somme demandée, mais la mère de l’élève s’était emparée d’un pot où trempaient des pinceaux et, arrogance extrême, avait lancé l’eau sale sur Haewon.

    Ce n’est rien, on ne peut pas s’attacher à ce genre de broutilles si l’on veut continuer à travailler, avaient-ils tous dit unanimement, mais rien n’était plus comme avant. Même si on lui avait conseillé de prendre les choses à la légère, ce qui était arrivé était arrivé. À bien y réfléchir, ce n’était pas nécessairement la faute de cet élève, d’ailleurs. Tout s’était accumulé petit à petit et avait fini par déborder. L’incident était tombé à point nommé.

    Vroom !!! Dans un bruit déchirant le silence profond de la nuit, quelqu’un montait le sentier en scooter. Sous le réverbère entre la Maison de Noix et la demeure voisine sans portail, séparées par quelques mètres à peine, la motocyclette s’arrêta. Tandis qu’elle arpentait de long en large, bras croisés, la terrasse en bois, Haewon reconnut Eun-seop. Ils échangèrent un regard alors qu’il descendait de son scooter.

    Vêtu d’une parka, Eun-seop enleva son casque et ses gants. Ses cheveux ébouriffés luisaient sous la lumière du réverbère. Un instant, tous deux hésitèrent à se saluer.

    Haewon fut la première à rompre le silence gênant de la nuit.

    « Salut ! Y avait longtemps !

    — Euh… salut. T’es arrivée aujourd’hui, non ?

    — Comment tu l’sais ?

    — Je t’ai vue. J’étais à la patinoire. »

    Dans l’air frais, on voyait le halo de leur haleine se dissiper. Eun-seop observait Haewon en pyjama rose, avec un pull-over et un cardigan, les cheveux plus longs que la dernière fois qu’il l’avait vue, deux ans auparavant. Ses pieds nus dans les pantoufles étaient pâles.

    « Pourquoi t’es là, dehors ? Il fait froid.

    — J’avais pas sommeil. Je voulais prendre l’air. J’vais pas rester longtemps. »

    Le poêle à pétrole sur la terrasse s’évertuait à dégager un peu de chaleur, mais c’était insuffisant. Les bras toujours croisés sur la poitrine, Haewon demanda :

    « J’ai entendu dire que tu tenais une librairie.

    — Oui. »

    Ils hésitèrent un instant. Eun-seop allait dire quelque chose, mais il y renonça et prit congé.

    « Bon ben… Bon séjour et bon retour. »

    Après avoir garé son scooter, il allait se diriger vers chez lui lorsque la voix de Haewon retentit :

    « Hé, j’ai une question. »

    Eun-seop s’arrêta.

    « Les guimauves, là, dans les champs, tu sais, ces tonneaux pour faire fermenter la paille. Tu sais comment ça s’appelle ? »

    À ce moment-là, une expression étrange se dessina sur son visage. Il la fixa, puis ouvra lentement la bouche :

    « Tu m’as posé exactement la même question, il y a trois ans. »

    Elle en

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