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Partis à la dérive
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Livre électronique178 pages2 heures

Partis à la dérive

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À propos de ce livre électronique

En ce début des années 70, fuyant son village de Charlevoix pour tenter sa chance dans une école de théâtre, Diane est propulsée dans une aventure communale dans la foulée de la révolution culturelle en marche. L’arrivée d’un personnage intrigant dont on suit les méandres viendra bouleverser l’aventure. L’auteur, ici maitre de jeu d’un univers qu’il maitrise dans ses
moindres détails, déballe peu à peu une intrigue bouillonnante et virevoltante, donnant vie aux élans de liberté, de créativité et de collectivité qui animent les protagonistes. Raymond Cloutier déploie dans ce roman la pleine mesure de son expérience de la contre-culture.
LangueFrançais
ÉditeurSeptembre éditeur
Date de sortie8 août 2024
ISBN9782894719534
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    Aperçu du livre

    Partis à la dérive - Raymond Cloutier

    1

    À l’extrémité est de la baie cerclée de grosses pierres pour prévenir l’érosion, sur sa grande serviette de plage posée dans le sable gris, Diane, étendue, les yeux mi-clos, le haut de son bikini détaché, attend, résignée, impassible, que Gilles tire sa culotte jusqu’à ses chevilles.

    Sur cette petite plage de Saint-Joseph-de-la-Rive, au dernier jour de ce mois d’août 1971, commence la Cérémonie des adieux. Une cérémonie froide, tristounette, sans une once d’émotion. C’est la fin. Demain midi, elle sautera dans l’autobus, direction Montréal.

    — C’est la dernière fois, Gilles!

    Le temps est à l’arrêt dans cette tombée d’un après-midi trop lent, presque immobile comme ce fleuve sans frémissement, si lisse qu’on pourrait imaginer qu’il n’y aura plus jamais de marée. Le soleil, paralysé sur la toile blanchâtre, semble figé dans l’attente d’un bouleversement ou plutôt de la fin, de l’aboutissement d’un monde. Posées en rang serré sur la gouttière du casse-croûte, les mouettes ne tournoient plus. On dirait des icônes empaillées, des gargouilles trônant sur cette inquiétante accalmie.

    Les automobilistes patientent sur la route qui mène au quai, en attente du traversier qui semble ancré au milieu de sa course vers l’île si proche. Les moteurs des voitures climatisées tournent au ralenti, ceux des autres, éteints, laissent leurs passagers en nage.

    À l’abri sous les pins touffus qui assurent une certaine intimité, Diane connaît la suite. Gilles Lanctôt descendra son maillot, la retournera sur le ventre et la pénétrera par derrière, comme à chaque fois. Il l’embrasse rarement, ne la caresse jamais, ne la prend jamais dans ses bras. Il crie, tremble, et dès qu’il a fini, il s’étend loin d’elle, puis, haletant, se relève, indifférent.

    Elle aurait pu refuser, lui dire de remonter dans son pick-up sale, mais elle est gentille, Diane, elle ne veut pas ajouter à son désarroi de bébé gâté qui vient croquer son dernier bonbon. Rien ne sert d’alimenter sa frustration et les ragots qui suivront. Elle n’endure plus Gilles. Mais au village, mieux vaut être en couple, même avec un malotru et même si le cœur n’y est pas. On ne casse pas avec Lanctôt sans conséquence. Au village des Éboulements, tout en haut, tout le monde connaît tout le monde et l’avenir est long longtemps. On craint les regards en oblique, les mises au ban, les fous rires sur le trottoir. Mieux vaut garder profil bas.

    Il est beau Gilles, et il le sait. Grand, svelte, les yeux perçants. Elle le connaît depuis toujours, mais avant qu’il ait seize ans, elle le trouvait trop jeune pour elle. L’an dernier, fin juin, lors d’un party chez son amie Nicole pour fêter la Saint-Jean – les parents étaient absents –, un joint circulait et Gilles, assis près d’elle sur le tapis, au lieu de le lui glisser entre les doigts, lui a soufflé une puff directement dans la bouche. Ils ont terminé la soirée affalés sur le divan. Diane n’était jamais allée jusqu’au bout avant cette nuit-là.

    Pour dire vrai, elle n’a jamais vraiment aimé être avec lui après ce premier soir. Bourru, imprévisible, il intimide tout le monde, mais Diane y trouvait un désennui et l’occasion de faire l’amour à volonté et en secret, ce qui n’est pas facile dans un village. Elle s’en est servi comme escorte et parfois comme bouclier. Non pas qu’il soit violent, physiquement du moins, mais il parle fort, il gueule sans arrêt à propos de tout et de rien, contre les riches de Cap-aux-Oies, les non-natifs et les commerçants, ou contre ses parents à elle. Lasse, elle le laisse faire pour ne rien envenimer. Quand c’est trop, elle s’éloigne, l’ignore pour quelques jours, le supplie de se calmer. Elle est convaincue que la colère de Gilles tire sa source du père, qui n’est pas vraiment un père. Fermier irascible, il a empoisonné le cœur de son fils pour longtemps. La mort de la mère lorsqu’il avait six ans – un infarctus, semble-t-il –, après des années d’ennui devant soit l’indifférence, soit la violence du bonhomme, a créé ce désir de vengeance perpétuel, une sorte de jalousie envers tous ceux qui déambulent dans la vie sans rancune, sans rancœur, ceux qui ont reçu l’affection, la sécurité.

    L’été précédent, alors qu’ils étaient tous les deux étendus dans le foin de l’ancienne grange de Lanctôt, il a éclaté en sanglots:

    — J’suis orphelin, ostie!

    — T’as ton père, non?

    — Même pas sûr que c’est lui. Ma mère a dû rencontrer quelqu’un. J’la comprends. Comment elle a fait pour passer vingt ans avec c’te vieux crisse-là? C’t’un mystère.

    Le bonhomme Lanctôt fait l’élevage de poussins. Il a abandonné sa ferme, son étable, ses bêtes et ses champs quand, après la mort de sa femme, Hydro-Québec a exproprié une partie de sa terre pour faire passer des lignes de sept cent cinquante mille volts. Avec l’argent, il a acheté deux grands couvoirs dans le 1er Rang et s’est lancé dans l’élevage de petits poulets pour les restaurants Saint-Hubert. C’est payant et pas mal moins fatigant. Gilles travaille à temps plein aux couvoirs depuis qu’il a abandonné l’école après avoir doublé son secondaire 4. Il avait à peine seize ans. Maintenant, il nettoie les déjections des milliers d’oisillons, épand le grain, toujours seul dans la fausse basse-cour avec, comme incessante musique, le bruit des immenses ventilateurs et les caquètements perpétuels.

    Il est certain d’hériter un jour de la «bizness» du paternel. Tous les soirs, Lanctôt cale ses bières, souvent avec Gilles, les deux épaves écrasées sur le divan devant la télé allumée du lever au coucher, toujours au même poste. Il se gèle la face tant qu’il peut: hasch, mescaline et son pot qu’il fait pousser derrière les couvoirs. C’est lui qui fournit les quelques hippies du village.

    Depuis le début de l’été, Diane sent qu’il s’immisce de plus en plus dans sa tête à elle. Il est devenu contrôlant: il veut qu’elle fasse couper ses longs cheveux qui lui descendent jusqu’aux fesses, qu’elle porte des shorts au lieu de cette jupe qui lui couvre les chevilles.

    — Pas très sexy, si tu veux mon avis, et tes lunettes, on dirait deux loupes…

    Puis, il fait la moue et s’enferme dans un silence inquiétant. Ensuite, il s’excuse, met ça sur le compte du découragement, de sa vie trop plate. Et il redevient celui qui l’a séduite, dont elle s’était entichée pour quelques jours l’été précédent. Sous sa carapace, elle a bien vu l’inquiet, le triste, presque un enfant perdu qui fait le fanfaron. Elle le sait déprimé, malheureux, abattu. On dirait qu’il renaît à chaque fois, comme si, au fond du baril, il redevenait lui-même.

    — J’ai peur de finir mes jours icitte, dans c’te maudit trou. J’me vante que j’vas être gras dur quand j’vas hériter des couvoirs, mais ça m’tente-tu, tu penses, de passer ma vie dans le 1er Rang avec deux mille poulets? J’suis tout croche, Diane, c’est comme s’il faisait noir tout l’temps, que j’m’en sortirai jamais… Depuis que je sais que tu t’en vas à Montréal pour de bon c’t’automne, c’est pire. J’le sais que j’suis pas fin avec toi. J’te mérite pas, tu fais ben de te pousser.

    — J’me pousse pas Gilles. On s’aime pas, tu l’sais bien. OK, on a eu du fun, surtout l’an passé, mais c’était pas de l’amour, ça. On s’accommodait. Moi non plus j’veux pas croupir ici. Chacun fait sa vie. Pourquoi tu t’en vas pas travailler ailleurs, ou bien finir ton secondaire chez les adultes? Tourne pas en rond, tu perds ton temps.

    Gilles sait bien que son histoire avec Diane ne tient pas la route depuis le début, qu’elle n’est qu’un beau petit corps à posséder chaque fois qu’il en a envie, qu’elle ne reviendra pas sur sa décision malgré les menaces, les larmoiements et les belles promesses. Il ne ressent pas grand-chose envers elle ni envers personne d’autre, d’ailleurs. Il n’a jamais eu de sympathie ni de compassion pour quiconque. Au moins, il n’aura pas la honte d’avoir été largué, «dompé», comme on dit. Facile, il n’a qu’à dire: «Diane déménage à Montréal, j’voulais pas continuer!»

    Elle s’en va avec ses confidences, elle sait tout de lui. Il devra maintenant se trouver une autre fille avec qui s’envoyer en l’air quand ça lui chante. Mais plus question de tout raconter ce qui se passe dans sa tête. Il l’a fait avec Diane, une fois suffit dans la vie, pense-t-il.

    Il ne veut surtout pas rejoindre la gang de «losers», les gars «pas de blonde» qui traînent à la taverne de Baie-Saint-Paul. Avec Diane, c’était commode, il n’avait pas à chercher plus loin. Elle n’est pas prude, mais pas dévoyée non plus. Monsieur et madame Dorion se méfient de lui, mais ne s’interposent pas. Un coup de téléphone, une balade dans le pick-up, quelques puffs et hop, un saut dans le foin de la grange abandonnée. Après, vidé, un arrêt au stand à patates pour le trio hot-dog, frites, Cherry Coke. Diane redescend seule vers la petite maison jaune des parents Dorion tout près de la cantine. Gilles saute dans son pick-up et il retourne, repu, chez son père et ses couvoirs.

    Assis dans le sable gris au pied de la serviette de Diane, il fume son Export A, pensif, tandis que le traversier de L’Isle-aux-Coudres s’approche du quai. Gilles rumine, délire sur tout et sur rien, c’est comme ça du matin au soir.

    Quel imbécile voudrait faire ça toute sa vie: être capitaine d’un traversier qui fait de stupides allers-retours d’une demi-heure toute la crisse de journée! Que l’monde est cave! Comme ceux qui se traînent à l’usine pour faire la même maudite affaire, sur la même maudite machine, huit heures par jour, cinq jours par semaine, jusqu’à pu être capables. Pis après, y prennent leur retraite, pis s’ennuient à mourir, parce qu’y savent pu quoi faire de leur corps. En attendant, ça rentre à la maison retrouver une femme qui veulent pu voir, mais qui sont pas capables de lâcher parce qu’a s’occupe de toute. Elle aussi, a voudrait crisser son camp! Mais y’a des p’tits qui chialent, y’a pas de job, pis on est pas à Montréal icitte, ça se fait pas crisser son mari là, aux Éboulements… J’me ferai pas pogner là-dedans, c’est garanti.

    Allongée derrière lui, Diane fixe la nuque du désœuvré… En fait, elle le plaint. J’espère qu’il s’est retiré à temps…

    Gilles se lève, lance son mégot sur les galets, marche vers le quai, se retourne, fait un bref signe de la main à Diane et repart tête basse…

    Voilà, c’est fini, vraiment fini. Le tableau des deux dernières années est nettoyé, la page est blanche, la valise prête, c’est presque rose en avant. Elle a dix-huit ans et elle plonge dans sa vie d’adulte, celle qu’elle a choisie, désirée. Celle du courage devant l’inconnu, celle du combat, des ambitions, de la nécessaire solitude et des réussites méritées. Et, rêve-t-elle, de l’arrivée du véritable amour…

    Elle ne fuit pas, elle s’envole. En regardant Gilles s’éloigner, elle enfile son chandail tandis que le soleil se remet à tourner, que le fleuve danse à nouveau et que les mouettes gueulent en s’envolant toutes en même temps, au moment où le traversier frappe lourdement le quai.

    2

    Toute menue – certains la disent frêle –, elle a toujours affiché une

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