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Le quatrième livre
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Livre électronique281 pages3 heures

Le quatrième livre

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À propos de ce livre électronique

"Le quatrième livre" raconte l’histoire de Mehdi, un jeune campagnard au Maroc, chargé par trois sages d’une mission spéciale : nettoyer les trois livres sacrés de toute incitation à la violence et créer un nouveau texte. Pour réussir, il doit d’abord comprendre la vie et l’humanité. Son parcours est semé d’embûches, mais sa détermination reste inébranlable malgré ses péchés et ses erreurs passées. Parviendra-t-il à rédiger cet ouvrage révolutionnaire ? Et quel sera son message ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Connu pour ses écrits incisifs, sarcastiques et provocateurs, Mokhtar Chaoui a un style qui lui est propre, associant le réalisme au merveilleux, le sérieux à la dérision et la dévotion au blasphème. "Le quatrième livre" est son neuvième roman.
LangueFrançais
ÉditeurLe Lys Bleu Éditions
Date de sortie4 juin 2024
ISBN9791042229900
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    Aperçu du livre

    Le quatrième livre - Mokhtar Chaoui

    B comme « Blasphème »

    Chaque fois que des personnes sont interpelées par des idées qui les dépassent, elles les déclarent blasphématoires.

    Mehdi était un trublion. Sixième dans la lignée, il incarnait le chiffre maléfique que son père abhorrait. Ce dernier ne jurait que par le 7. 7, chiffre béni de toutes les religions et confréries. Haj Abdessalam, le morchid, guide spirituel de l’une des multiples zaouïas qui pullulent au Maroc, n’arrêtait jamais de glorifier ce chiffre devant toutes les assemblées. Il ressassait tellement le même laïus que Mehdi finit par l’apprendre par cœur. Pouvait-il en être autrement ? Le maître obligeait toujours son fils à s’asseoir à sa droite et à s’abreuver de son savoir. Le petit en avait bu jusqu’à la lie, jusqu’à l’écœurement.

    Aussi longtemps que Mehdi vivrait, il verrait son père assis en tailleur, entouré de tous ceux qui n’assistaient aux séminaires que pour quémander des bénédictions ou des faveurs. À chaque sermon, le morchid débutait par la même question :

    « Savez-vous pourquoi Allah a béni le chiffre 7 ?

    — Non, maître, répondait l’auditoire alors qu’il connaissait la réponse. »

    Le père n’en était pas dupe, mais en bon tartuffe qu’il était, il remâchait sa litanie en psalmodiant : Alors, rappelle, car le rappel est bénéfique pour les croyants. Et les voilà tous embarqués dans une énième volubilité sur le chiffre 7 :

    « Au nom d’Allah, le Très Clément, le Très Miséricordieux. Prières et paix soient sur son Prophète Mohamed, sa famille et ses compagnons.

    Chers frères en Allah ! Rien n’est gratuit dans le saint Coran. Tout y est messages tantôt patents, tantôt latents. Seuls les initiés arrivent à les décoder. Allah ne laisse rien au hasard. Tout est cohérent et harmonieux dans Son livre, même lorsqu’il s’agit des chiffres.

    Admirez avec moi les messages cachés derrière le chiffre 7 : Allah a créé 7 cieux. Lors du pèlerinage, nous effectuons 7 tours de la Kaaba, parcourons 7 fois le chemin entre Safa et Marwa et lançons les cailloux sur Satan 7 fois. Un bon musulman doit toujours se prémunir des 7 péchés majeurs. Les jours d’Allah sont au nombre de 7, ainsi que les couleurs. Le 7 est le deuxième chiffre le plus répété dans le Coran, après le 1 qui se réfère à l’unicité d’Allah. Al-Fatiha, la première sourate du Coran, est composée de 7 versets, et de 21 lettres, soit 7 × 3. Les lettres A, L et H dans cette sourate sont repris 49 fois, soit 7 × 7. Allah nous informe dans sourate Al-Hijr que les portes de Jahannam (l’Enfer) sont au nombre de 7. Ce terme même de Jahannam est répété 77 fois, soit 7 × 11. Nous remarquerons aussi que… »

    Haj Abdessalam continuait ses démonstrations pour parachever avec la même prière : « Bénis soient ceux qui auront sept enfants, et béni soit le septième ! »

    Mehdi, tête baissée, refaisait le compte avec ses doigts pour savoir où il en était. Il le savait bien sûr, mais il recalculait, par dépit, par amusement : « Voyons donc, se disait-il. Si je compte mes cinq sœurs, je suis le sixième. Avec mes deux frères décédés, je deviens le huitième. » Malgré toutes les pirouettes mathématiques, le chiffre béni se refusait à lui. Alors il terminait ses spéculations par la même exclamation : « Toz sur toi ô chiffre 7 ! »

    Être le sixième enfant était un blasphème. Mehdi était l’incarnation de la naissance blasphématoire. Son père n’arrêtait pas de le lui rappeler chaque fois que le petit le décevait, et il le décevait souvent : « Ce n’est pas Mehdi que je devais te prénommer, mais Ibliss. » Mehdi était Ibliss, le Lucifer de la famille.

    Les deux premiers fils que Haj Abdessalam eut plus tôt, et qu’il prénomma Mohamed, moururent en bas âge. Pour conjurer le sort, et parce qu’il avait trop attendu le suivant, il le baptisa autrement. Non seulement Mehdi survécut à la fatalité, mais il fut toujours en très bonne santé. Il avait fallu que sa mère enrobât ses mamelons de piment pour qu’il cessât de s’en saisir et de les assécher. Il allait sur ses trois ans quand il fut, de force, sevré. C’était sûrement grâce au lait maternel que les maladies changeaient de trottoirs lorsqu’elles le croisaient. Tout le contraire de son frère Youness qui lui succéda et qui tombait souvent malade, bien qu’il soit né sous la sainte et bénie septième étoile.

    Quelques années plus tôt, le patriarche désespérait d’avoir un garçon. Il l’attendait comme l’on attendait le Messie. La mère de Mehdi, après la mort de ses deux premiers garçons, n’enfanta que des filles. Il aimait les filles, le père ; là n’était pas la question, mais il priait sans discontinuer pour qu’Allah le gratifiât d’un garçon, un seul. Il était impératif qu’il en eût un pour que sa confrérie perdurât. Comme il prenait de l’âge, et qu’un mâle ne pointait toujours pas son museau, on lui suggéra de convoler en secondes noces. Un disciple qui avait trois épouses, qui passait son temps à forniquer et à procréer, qui vivait de son champ de cannabis et qui lorgnait une honorabilité, lui offrit sa fille Fatima qui venait à peine de boucler ses quatorze ans. Haj Abdessalam ne se laissa pas prier. Rahma, sa première femme, avala son humiliation. Dans le silence de l’abaissement, elle ourdit sa vengeance. Y a-t-il plus terrible vengeance que celle d’une femme humiliée, qui plus est a déjà enfanté deux garçons, mais que le Bon Dieu a rappelés à lui ? Dans certaines contrées, enfanter des filles est pire que d’être stérile. Rahma ne l’entendait pas de cette oreille et décida de damer le pion à la nouvelle conjointe qui était plus jeune que la benjamine de ses cinq filles. Elle réactiva son arsenal de séduction, se rapprocha de son époux comme au temps des premières amours et ordonna à son corps de confectionner un garçon.

    Et le miracle fut.

    Mehdi fut conçu dans un ventre mortifié et vindicatif. Un an plus tard, pour raffermir sa victoire, Rahma donna naissance à un deuxième garçon : Youness, l’heureux septième que le père reçut comme le vrai élu d’Allah. La pauvre Fatima se retrouva, à seize ans, reléguée au rang d’épouse-servante qui s’occupait des enfants de la reine mère. Elle se résigna à vivre comme épouse reléguée, mais surtout comme domestique.

    Entre Youness et Mehdi, c’était le ciel et la terre. Le premier était l’écoute, la sérénité, le respect et la discipline ; le second l’irrévérence, l’opiniâtreté, l’indifférence et l’indiscipline. Le cadet, bien que de santé fragile, avait l’esprit alerte et assimilait avec une facilité déconcertante tout ce que le père lui inculquait. L’aîné se refusait à tout enseignement. La fierté que témoignait le père à Youness n’avait d’égale que la désolation que lui causait Mehdi. L’impertinence de celui-ci n’arrangeait jamais les choses. Il lui arrivait souvent de remettre publiquement en question les notions que sa raison réfutait. Gravissime erreur de la part d’un apprenti, un mourid de surcroît. Chez les soufis, on ne conteste jamais les paroles du morchid ; on les sirote à petites gorgées, on les laisse macérer dans le palais, on entrouvre les lèvres afin d’en aspirer la spiritualité, on les expire par les narines pour faire circuler les arômes de chaque mot entre la bouche et le nez, puis on les absorbe à petites doses pour qu’elles imbibent bien le gosier, les veines, tout le corps et surtout l’esprit. Ce n’est qu’ainsi et pas autrement qu’on s’en imprègne. Toute parole qui n’a pas traversé le corps n’atteindra jamais l’esprit, encore moins l’âme. Chez les soufis, le mourid ne conteste point ; il écoute religieusement, assimile autant que ses capacités intellectuelles le lui permettent et applique sans rechigner. Si les paroles du maître paraissent parfois illogiques, insensées, voire hérétiques, c’est que le mourid n’a pas encore atteint la maturité requise pour la compréhension des sens cachés.

    Mehdi se faisait rabrouer chaque fois qu’il émettait une objection déplacée. Tant qu’il l’osait dans l’intimité de la famille, son père se contentait de soupirer, de l’admonester et de s’en remettre à Allah. Un jour, le trublion commit l’impardonnable. Il avait dix-huit ans déjà. Alors que Haj Abdessalam, flanqué de ses deux fils, ressassait son inéluctable oraison sur la sacralité du chiffre 7, Mehdi l’interrompit avec une insolence qui laissa pantoise toute l’assistance. Il s’exclama, sans crier gare, sur un ton ironique et une moue sarcastique : « Mais tous les chiffres deviennent sacrés quand on décide de les sacraliser. »

    Interloqués, les mouridines baissèrent la tête. Youness ne sut où se mettre. Un silence mortuaire s’abattit dans la zaouïa. Le maître tança son fils d’un regard noir, fit semblant de n’avoir rien entendu et s’apprêta à continuer son discours lorsque Mehdi surenchérit, le défi dans les yeux, l’impertinence dans l’attitude et le sarcasme dans la voix :

    « Prenons un chiffre au hasard. Le 4 par exemple. L’entité divine, DIEU, est exprimée en 4 Lettres. Le prénom de son Prophète préféré, MO-HA-ME-D, est décliné en 4 syllabes. Il se déplaçait à cheval ou en chameau (des bêtes à 4 pattes). La Prière s’effectue en 4 positions : Debout – Incliné – Prosterné – Assis. La prière de l’absent, elle, se fait en 4 takbirs. La Kaaba a 4 façades. Il y a 4 saisons par an : Hiver – Printemps – Automne – Été. Nous vivons avec 4 éléments matériels : Terre – Eau – Vent – Feu. La nature est composée de 4 goûts : Sucré – Salé – Acide – Amer. Le corps humain est composé de 4 parties : Tête – Tronc – Ventre – Membres. Les mules les plus robustes s’appellent de nos jours les 4x4… etc. Vous voyez ! Sacraliser les chiffres est un jeu d’enfants… »

    Haj Abdessalam n’en revenait pas. Youness devint blême et le public fit exploser son indignation : « Comment oses-tu interrompre le maître, qui plus est ton propre père ? » s’écria le premier ; « Comment oses-tu mettre en doute le culte des chiffres sacrés ? » s’offusqua le deuxième ; « Comment te permets-tu une telle insolence ? » apostropha le troisième ; « Il doit sûrement porter en lui les germes de Satan », trancha le reste. Mehdi avait blasphémé. Il était le blasphème. Le verdict était tombé. Il fallait se prémunir, punir, purifier. Tout le monde exigea le plus exemplaire des châtiments.

    Immédiatement, Haj Abdessalam assigna son fils à résidence. Et quelle résidence ! L’étable de la ferme. Le maître avait insisté pour que la rééducation de l’hérétique se fasse en compagnie des bêtes, plus dociles que lui, disait-il. Mehdi avait droit à un seul repas par jour, si l’on considère qu’une bouteille d’eau et un morceau de pain sec constituent un repas. Sa mère n’avait pas le droit de le voir ni aucun autre membre de la famille d’ailleurs. L’ordre fut donné pour que l’insoumis restât reclus jusqu’à ce qu’il se repentît. Mehdi ne le fit guère, non pas par effronterie, mais parce que la compagnie des bêtes se révéla trente-six mille fois plus douce que celle des humains, dussent-ils être de la famille. Il était heureux de humer la bouse des vaches, le fumet du foin, la fragrance de la fange, les expirations des chèvres et les senteurs de sa solitude. Il se purifiait l’âme, mais pas dans le sens voulu par son père. Pendant ce temps, ce dernier plaça Youness à sa droite.

    Des jours s’écoulèrent sans que le blasphémateur manifestât la moindre repentance. Il passait son temps à méditer, allongé sur des bottes de foin ou prenant soin de ses animaux de compagnie. Il eut une telle sensation de calme et de sérénité qu’il oublia les mauvaises odeurs. D’ailleurs, y a-t-il plus mauvaise odeur que celle de l’humain ? Entouré de vaches, de chèvres et de poules, jamais le monde des hommes ne lui avait semblé si faux, si insignifiant, si lointain. Les jours paraissaient longs et lourds néanmoins.

    Malgré l’interdiction, la mère, les sœurs et Fatima se relayaient pour lui apporter de quoi se sustenter. Elles se contentaient de déposer le plat au pied de la porte. Un soir, Mehdi profita du passage de Fatima pour lui réclamer quelques livres qu’il cachait au fond de son armoire, ceux-là mêmes que le père qualifiait d’écrits de perdition. Avec la méditation et la lecture, il n’avait plus besoin de personne. Il avait une totale confiance en Fatima. Entre lui et elle, les rapports étaient spéciaux, ambigus. Des souvenirs d’elle en train de le bercer, de le changer, de le laver, de l’embrasser, de le caresser, de lui chanter des mélopées s’invitaient parfois à ses méditations et les embaumaient d’effluves exaltants. Fatima n’était pas pour lui une simple belle-mère, elle était l’incarnation de la femme douce et avenante. Il savait qu’elle projetait sur lui sa maternité inaccomplie, il savait qu’elle endurait les pires allégations pour sa prétendue stérilité, il savait aussi, pour l’avoir entendue, qu’elle pleurait, seule, la nuit, dans son lit froid. Il aurait aimé la consoler, la prendre dans ses bras, la soulager comme elle le faisait quand il était petit. Lui rendre un peu d’amour qu’elle lui avait donné lui semblait un devoir, une mission.

    Toutefois, fallait-il qu’il le lui rendît de cette façon ?

    F comme « Fatima »

    Était-ce une malédiction que les femmes de son village n’accouchent que de filles ? Personne n’y comprenait rien. D’aucuns prétendaient que le lieu était hanté par des farfadets féministes de la pire espèce, hostiles à toute masculinité ; d’autres que l’eau de la rivière, qui divise le bourg en deux, gâtait les chromosomes masculins ; les troisièmes avançaient que le vent de l’est qui se lève continuellement pénétrait les entrailles des femmes et rendait misandres leurs ovules ; les quatrièmes étaient sûrs que le pollen que dégageaient les champs de cannabis ramollissait le sperme des hommes ; les cinquièmes répétaient qu’avec cette kyrielle de filles, la bourgade est un futur bordel à ciel ouvert ; les plus pieux soutenaient que c’était là un signe de la fin des temps : « Le monde périra lorsque la terre n’abritera que des femelles », disaient-ils. Chacun y allait de ses suppositions, de ses spéculations, de ses stupidités. Chaque fois que le monde va mal, c’est la faute aux femmes. Une hérésie devenue vérité, même dans les sociétés dites civilisées. Que dire d’un douar perdu, allongé, tel un clochard éthéromane, sur le flanc oisif d’une montagne morphinomane, à mi-chemin entre Chaouen et Ouazzane, balayé par le vent de la paresse, oublié par l’histoire, snobé par le Makhzen, méprisé par les compatriotes et damné par les dieux.

    Les sages du village, c’est-à-dire les marabouts, n’avaient jamais compris cela. Ils ne cessaient de réclamer des offrandes, de plus en plus d’offrandes, de préférence en espèce sonnante et trébuchante, pour que le bon Dieu veuille bien, arguaient-ils, leur épargner cette calamité. Bien des poules, des moutons et des vaches furent sacrifiés sur les autels des multiples mausolées. Rien n’y faisait. Chaque fois, on se réveillait sur la naissance d’une myriade de filles pour une poignée de garçons. Pour conjurer le mauvais sort, la plupart des coqs blasés culbutaient dans leurs poulaillers, selon des poses bien définies, une deuxième, une troisième, voire une quatrième poularde. Tous copulaient autant qu’ils le pouvaient en espérant que leurs compagnes engendreraient des mâles. Si par chance un poussin aux allures viriles pointe le bout de son nez, c’est le coquet qui est immédiatement promu au grade de coq royal et gratifié de la particule Sidi. Les poulettes, elles, demeureront de simples ouvrières au service de la fécondité.

    Fatima naquit dans cette contrée qui vivait depuis des siècles sous le joug des privations, de l’ignorance et de la superstition ; une contrée où la valeur d’un garçon équivalait à un trône et celle d’une fille à une crotte. Elle n’eut pas le temps de vivre. Offerte à l’âge de quatorze ans à Haj Abdessalam, elle passa de l’insouciance d’une enfant à la responsabilité d’une épouse. Elle entendit un jour son père dire à sa mère que la femme du morchid n’enfantait que des filles, que les garçons sortis de son ventre périssaient en bas âge, et que c’était là une aubaine qu’il fallait saisir, une bénédiction d’Allah que de se lier par alliance à la famille du Haj : « Écoute, femme ! insistait le patriarche, Fatima épousera Haj Abdessalam, un point c’est tout. Je deviendrai alors le grand-père du futur morchid de la zaouïa. Tu comprends ça ? Tout le village sera contraint de me respecter. Il m’honorera bezzez. » La mère ne répondait pas. Le pouvait-elle ? Elle fut sommée de préparer sa fille à devenir femme. « Obéissance, obéissance, obéissance au mari, hors cela point de salut. Une femme bénie est celle qui obéit à son mari. Une femme respectable est celle qui se soumet à son mari. Une femme sainte et celle qui satisfait son mari ». Tel était le leitmotiv qui ne quittait jamais la bouche de la mère. Fatima n’avait pas droit à une parole interrogatrice, à une objection libératrice ou même à une pensée désapprobatrice. Lever les yeux équivalait déjà à une rébellion, un sacrilège. Une femme baisse toujours ses yeux devant ses parents et surtout son époux. Ce sont les effrontées, les mal éduquées, les pas éduquées du tout qui osent soutenir le regard des hommes. À quatorze ans, les parents posèrent les œillères à Fatima et lui intimèrent l’ordre de ne pas voir au-delà de son nez.

    Le jour venu, le père la prit par la main et la déposa, tel un présent, entre les jambes de Haj Abdessalam. Pour l’enfant, Moulay Abdessalam était un jeddou, un grand-père ; le voici qui se métamorphosa en mari. Elle n’était pas là pour être sa femme, mais la génitrice du futur prince héritier. Le morchid apprécia l’offrande. Il ne fut jamais brutal ni injuste. Il lui arrivait même de se sentir honteux d’avoir pris une petite fille pour épouse ; toutefois ses scrupules se diluaient rapidement au contact du corps fluet, cependant chaud, duquel il soutirait le remède contre ses rhumatismes. Fatima prit son mal en patience et finit par se résigner. Elle ne détestait pas son mari, elle lui était même reconnaissante de l’avoir initiée à la lecture. Haj Abdessalam répétait toujours que la mère du futur guide devait être, elle aussi, une savante. Fatima connaissait déjà quelques notions d’écriture et de lecture apprises à l’école primaire. Elle était très fière d’atteindre le collège, chose rarissime pour les filles du douar où les parents pensent les marier au lendemain de leurs premières menstrues. La déception de Fatima fut incommensurable quand son père décida de la sortir du collège pour la marier. Être la femme d’un morchid est le plus noble des apprentissages, lui asséna-t-il lorsqu’il la surprit pleurant de ne plus pouvoir poursuivre ses études. Haj Abdessalam fut un bon maître. Il permit à sa deuxième épouse d’accéder à sa bibliothèque qui ne contenait que les livres sur l’islam et le soufisme. Fatima s’en accommoda. C’était mieux que de rester des journées entières à se tourner les pouces, surtout les premiers mois durant lesquels elle fut traitée comme une princesse. Elle lisait tout ce que ses petites mains attrapaient. La bibliothèque croulait sous les livres soufis. Cela allait de Jalal-Eddine Rûmi, jusqu’à Hamza Qâdiri Boutchichi, en passant par Al-Hakim Tirmidhi, Abou Hamid al Ghazali, Abdelkader Jilani, Abdessalam ben M’chich, Ahmed Benajiba, Abou Abbas Ahmed Tijani, Mohamed al-Arabi Darqawi, et bien d’autres. Il y avait aussi ceux de Rabiâ al Âdawiyya et d’Ibn Al Arabi, notamment Le livre des chatons des sagesses, Les Illuminations de La Mecque, L’interprète des désirs ardents et Le livre des contemplations divines ; mais, pour une raison que Fatima ignorait, ils étaient placés en arrière-fond du plus haut des étagères, comme si l’on voulait les soustraire aux regards et donc à la lecture. Fatima se souvint de la première fois où, non sans trembler de tout son corps, elle usa d’une échelle et se saisit de L’interprète des désirs ardents. Alors, dans le recueillement du silence, de la curiosité, de la convoitise, elle lut quelques passages à haute voix. Sa

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