Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

La Demeure des Neiges
La Demeure des Neiges
La Demeure des Neiges
Livre électronique388 pages5 heures

La Demeure des Neiges

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

- Je m'appelle Azor et je suis d'Alexandrie, dis-je en lui tendant la main.

Il la serra un moment, en soutenant ce regard affable que j'avais trop peu croisé dans ce pays.

- Je m'appelle Jésus et je suis d'ici. Bienvenue Azor, ça doit être tout une expérience de te retrouver dans un pays si différent du tien ?

- En effet, j'en

LangueFrançais
Date de sortie1 janv. 2016
ISBN9789893357873
La Demeure des Neiges
Auteur

Sami Yvan Mourad

Sami Yvan Mourad a commencé sa carrière d'écrivain après sa retraite. Il aime partager des idées philosophiques à travers des histoires fictives. Il est connu pour ses divers travaux, notamment "À l'Ombre de Minuit", suivi de "Le Fruit", "La Demeure des Neiges", "Résidence la Prairie" et son dernier roman "Les Écumes du Temps" (tous bientôt disponibles en anglais). Sami est né en Égypte, et est de nationalité italienne.

Auteurs associés

Lié à La Demeure des Neiges

Livres électroniques liés

Fiction historique pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur La Demeure des Neiges

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    La Demeure des Neiges - Sami Yvan Mourad

    Azor d’Alexandrie

    ––––––––

    Tout ce que nous savions, ou du moins devions savoir, était que les Romains seraient ici pour longtemps. Nous vivions la saison d’Akhet, lorsque les eaux du Nil montent et couvrent les terres arides, séchées par le soleil de Chemou – le temps des chaleurs qui, cette année, semblait vouloir punir mon pays soit pour avoir cédé aux Romains, ou peut-être pour s’être fait oublier des dieux qui, selon la croyance populaire, avaient quitté les lieux pour d’autres mondes.

    L’étoile Sothis n’avait jamais autant brillé que cette fois-ci et cela voulait peut-être dire que nous pouvions aspirer à une année de bonnes semences et récoltes, après une crue qui constituait la raison d’être de mon Égypte. Bientôt les champs de maïs et de blé peindraient l’horizon de nouvelles couleurs et je verrais mon peuple célébrer une période de joie, quoique la présence des Romains s’intensifiât durant cette époque, pour s’assurer leur part sous forme de lourds impôts, ne laissant d’autre choix à ces gens qui refusaient d’affronter d’autres guerres. Il y avait trop longtemps que nous avions oublié le sens du mot « liberté », même si sous nos propres rois, nous savourions déjà peu cette sensation.

    La flotte romaine occupait tout le port d’Alexandrie, prête à embarquer la grande part de la prochaine moisson, en plus des autres richesses en or, argent et esclaves, produits de leurs incursions sur tout le territoire qu’ils proclamaient comme leur. Des hommes, des femmes et des enfants bruns et noirs, provenant du pays et des terres chaudes de la Haute-Égypte, enchaînés et en route pour périr dans quelque futur, sous les ordres de quelques dignitaires d’un monde qu’ils ne s’imaginaient pas. Je me demandais ce qu’ils pouvaient bien connaître de l’espoir.

    Des navires de tout ordre voilaient si bien l’horizon qu’on avait du mal à percevoir la mer. Une armée entière de soldats, de centurions et même les représentants de César, s’appropriaient tout. Les meilleures maisons étaient bâties pour eux. L’Égypte était depuis longtemps romaine et, sous les yeux morts des monuments inexpressifs dédiés aux pharaons, qui autrefois avaient gouverné pompeusement, le peuple consterné et soumis ne pouvait qu’obéir et prier l’éventuelle venue d’un nouveau sauveur qui lui rendrait sa gloire de jadis.

    Il n’était même plus permis d’accéder à la bibliothèque d’Alexandrie, sauf pour quelques lettrés et intermédiaires du pouvoir, qui parlaient un peu grec et latin pour mieux servir leurs nouveaux maîtres. Le peuple pouvait à peine admirer sa grandeur et la majesté de son architecture sans la légitime droit d’y chercher la connaissance. D’ailleurs, les Romains avaient doucement extrait les principales œuvres et des milliers de rouleaux de toutes origines sur la botanique, l’astrologie et la médecine, pour les ramener à Rome, nous dépouillant des connaissances que des savants avaient passé leur vie à rechercher, méditer et même rêver. Ainsi, je voyais mon pays victime de la spoliation de ses richesses et de sa dignité.

    Je m’appelle Azor et j’ai dix-huit ans. Face à la ruine de mon pays et le chagrin de mon père Narmer face à la décadence de notre royaume, je nourris peu de rêves. Heureusement, mon père, médecin et astrologue, est aussi un homme doué d’une sagesse qu’il a construite de la vieille sapience de nos ancêtres, de la richesse de sa lecture d’une infinité d’œuvres en tous genres, soigneusement choisies dans la bibliothèque, sans oublier les enseignements de ses maîtres de jeunesse et de Josué, son meilleur ami de toute la vie, qui confessait une religion monothéiste originaire de Judée. Il lui en avait parlé durant toutes ces années, parfois même dans une drôle de langue dans laquelle les dogmes de sa religion étaient écrits, sur des parchemins qu’il gardait en secret. Connue comme l’hébreu, mon père finit par l’apprendre et découvrir l’histoire de ce peuple guidé par un dieu unique qui le châtiait et l’aimait à la fois. Moi, je trouvais cela étrange, lorsque nous avions le choix parmi tant de dieux que nos ancêtres avaient établis et qui changeaient selon les dynasties, toujours avec quelques sacrifices qu’on disait tonifier les esprits des vivants pour les préparer pour l’autre vie. Sans oublier l’interminable liste de dieux grecs, romains et d’autres plus curieux encore qui venaient du cœur du sud de notre pays et de Nubie et à qui, d’une façon ou d’une autre, on attribuait le triste sort des mortels d’ici-bas.

    Malgré cette profusion de dieux pour tous les goûts, mon père s’attachait à sa croyance : qui que soit le Créateur, il pouvait le trouver dans toutes les choses qui constituaient l’univers, son chef-d’œuvre, et ici même, sur la terre. « Chaque chose que les yeux peuvent voir, disait-il, témoigne du génie de ce maître créateur infiniment libre et donne à chacune sa juste raison d’être. » C’était ce créateur que mon père admirait et chaque jour qui passait augmentait encore plus sa certitude de sa présence. Naturellement, c’était aussi toujours le thème des grandes discussions durant les rencontres avec ses amis et surtout Josué, qui faisait tout pour le persuader que son dieu était exactement celui qu’il cherchait, ce à quoi mon père répondait que s’il y avait un seul créateur de tout, sa plus grande vertu serait sans doute l’amour et, par conséquent, un qui punissait sa création ne pouvait point être parfait. Cela n’en finissait plus et surtout lorsque Gladius, le seul Romain envers qui nous nourrissions quelque affection, insistait sur le fait que les dieux de Rome étaient les plus puissants de tous. Il n’y avait qu’à se rendre compte du pouvoir de l’Empire !

    Discussions à part, on ne dissimulait pas notre inquiétude pour le quotidien et notre incertitude quant au futur. D’un côté, Josué répétait tout le temps que son peuple était persécuté, même après avoir fui l’Égypte pour la Terre promise, Gladius n’était pas tout à fait convaincu que son Empire faisait si bien les choses, exagérant trop souvent l’exercice du pouvoir et de la force, et mon père et ses compatriotes ravalaient leur révolte contre tous ceux qui avaient envahi leur pays, les Romains inclus, parce que les gouvernants précédents étaient plus occupés à s’enrichir que construire et préserver une nation.

    J’écoutais attentivement ces conversations prolongées qui vainquaient souvent la nuit jusqu’au petit matin pour n’aboutir nulle part, laissant des esprits fatigués et qui rentraient encore une fois chez eux sans avoir obtenu aucune réponse à leurs espoirs. La vie s’écoulait quand même, malgré la précarité de nos conditions que nous ne cachions pas mais que nous apprenions à endurer avec une hardiesse et une détermination qui ne nous abandonnaient guère.

    Gladius, avec sa panse gonflée par le vin qui avait bien remplacé le sang dans ses veines, avait pris pour femme une Égyptienne, Néfer, qu’il aimait plus que tout dans la vie et même plus que son César. Josué, qui avait quitté sa Terre promise sous prétexte que son dieu lui avait permis d’entreprendre un meilleur commerce sur les terres qui avaient esclavagé ses ancêtres, et mon père, n’ayant pas d’endroit où s’enfuir pour une meilleure vie, faisaient tous de leur mieux pour aider leur prochain, voyant aller et venir des hommes de toutes races à la poursuite de la bonne fortune puisque après tout, la terre a plusieurs horizons et le cours de l’histoire ne respecte pas nécessairement le destin souhaité par chaque homme.

    Une chose était certaine, je voyageais grâce à chaque débat : dans les pays que Gladius avait connus au combat et au service de Rome, parmi les peuples dont il parlait orgueilleusement parce que, à chaque départ, il apprenait à les admirer et petit à petit à admettre qu’il y avait d’autres cultures autant ou plus riches que la sienne, réduisant sa vanité au point de le rendre plus homme que soldat. Je rêvassais tandis que Josué racontait passionnément les passages des Écritures qui traînaient les hommes dans des aventures intrépides, défendant leurs valeurs et obéissant à leur dieu, dans des royaumes lointains connus durant ses voyages. Et bien sûr, les péripéties de nos ancêtres, les grands pharaons, qui avaient conquis et soumis d’autres royautés et domaines, que mon père racontait avec un certain orgueil, pour ne pas sous-estimer notre prestige ou nous voir humiliés face à de si grandes histoires.

    Ainsi se passaient plusieurs longues soirées de débat, tandis que Neith, ma mère, s’affairait pour nourrir les estomacs autant que les esprits du meilleur vin, de raisins secs et de dattes, et de son fromage de chèvre qu’elle vantait comme le plus exquis d’Alexandrie ! Les cruches allaient et venaient tout le temps et élevaient les esprits à des discussions sans conclusions certaines, mais qui leur permettaient des réflexions qu’ils trimballeraient sur le chemin du retour chez eux, sous le firmament taché d’étoiles, ivres mais peut-être un peu plus clairvoyants. Neith ne participait jamais à ces échanges, souvent plutôt des monologues, mais souriait tendrement en écoutant combien les hommes étaient ignorants quant au pourquoi des choses. Elle caressait mes cheveux de temps en temps, complice de mon amusement, mais qu’elle savait être à la fois une façon de m’enrichir pour la vie.

    D’ailleurs, je demandais souvent à mon père combien de savoir il fallait à un homme pour se considérer suffisamment riche. Sa réponse était toujours la même : « Plus tu obtiens le savoir, plus tu te rendras compte de ta pauvreté. »

    Je ne perdais pas l’espoir d’atteindre la plénitude de mes aspirations. Le temps serait mon juge...

    Chapitre 2.

    Le futur se dessine

    ––––––––

    Nous habitions une maison modeste, mais suffisamment vaste pour accueillir notre petite famille. Située à quelques pas de la mer, elle me permettait d’y fuir les jours d’été. Mon père y tenait son atelier de travail, où il se réfugiait des jours et des nuits durant, penché sur des cartes qu’il élaborait à partir de ses observations nocturnes lorsqu’il fouillait les cieux pour identifier des constellations et leurs mouvements que lui seul apercevait, en plus de centaines de rouleaux issus de ses recherches scientifiques sur l’anatomie de l’homme. Souvent, il rapportait de ses escapades à la bibliothèque quelques nouveaux manuscrits empruntés, emplis de dessins et caractères que je n’avais jamais connus. Il passait des nuits entières à les recopier, comme un étudiant avide de savoir et de découvrir ce que les hommes n’ont jamais cessé de rechercher, avant de les rendre et ainsi de suite. Le temps passait et je ne me souviens pas l’avoir vu abandonner ses prospections un seul jour, rien que pour quelques courtes heures de sommeil. À plusieurs reprises, il se réveillait au milieu de la nuit et s’enfermait dans la chambre secrète pour préparer des élixirs ou écrire des dissertations sur ses trouvailles, comme un sacerdoce.

    Je l’admirais plus pour sa ténacité que pour ses découvertes, que je connus peu avant d’atteindre l’âge qui lui permit de m’enseigner des choses qu’aucun scribe n’aurait pu me transmettre. Chaque enseignement était suivi d’une explication, de sa valeur et de son effet dans la vie des hommes. Cela allait du foie qu’il avait disséqué pour en saisir la fonction dans le corps et comment celui-ci purifiait le sang, à cette constellation qui indiquait comment viendrait telle ou telle autre saison – selon ses études de ces cieux noirs et perlés qui semblaient plutôt vouloir cacher leurs secrets aux hommes –, jusqu’aux herbes que lui fournissait un paysan drôle mais qu’il estimait comme un ami et qu’il classifiait selon leur effet sur le bien-être du corps. Il disait d’ailleurs que le corps humain était sans doute le récipient qui contenait le secret de la vie et que, par conséquent, c’était notre devoir de le respecter et de le soigner pour le rendre un jour à qui nous l’avait prêté rien que pour ce voyage.

    Il appliquait une médecine moins conventionnelle, provenant de ses connaissances des anciens maîtres d’Égypte, et d’autres qu’il avait acquises grâce à son expérience personnelle, sans oublier la richesse de vieilles études qu’il retrouvait dans une infinité de manuscrits d’anciennes cultures que les Romains avaient eu raison de bien protéger. D’une certaine façon, il exerçait la médecine qui lui valait sa renommée de savant, ce qui ramenait à lui les plus pauvres autant que certains des plus hauts dignitaires locaux et étrangers. Ceci nous donnait de quoi vivre dans une certaine aisance, quoique la grande part de ses gains fût toujours dépensée pour son travail et pour ses recherches. Ma mère ne se plaignait point, elle comprenait que sans sa science, la nourriture pourrait venir à manquer à notre table, chose qui n’eut jamais lieu, surtout en ces temps où la pauvreté trouvait refuge sur le seuil de tant de familles partout dans mon pays, comme une fatalité.

    D’ailleurs, l’esprit charitable de Neith allait plus loin. Deux fois par semaine, elle ouvrait les portes de notre maison pour servir des repas aux malheureux qui connaissaient sa générosité. Et pour servir encore mieux, mon père accompagnait son geste d’amour par sa présence et de soins pour ceux qui en avaient le plus besoin.

    C’est ainsi que la vie s’écoulait sans qu’on s’en aperçût. Dans un pays soumis et décadent, nous puisions notre bonheur dans cette capacité à soutenir un équilibre attentif puisque, nous le savions, bien que le sort décide au final, on prend soin de ne pas l’invoquer ou de le surprendre par des mouvements ou des gestes qui pourraient le déranger. Mon père disait souvent :

    « On ne bouscule pas le destin de peur qu’il se trompe ou s’enrage. »

    Il y avait déjà longtemps que mon vrai et seul précepteur était mon père. Malgré mon jeune âge, il m’avait enseigné tant de choses sur la science et la vie que je me sentais plus confiant, me croyant prêt à prendre mon destin en main. En vérité, je ne savais rien de ce que me réservait le futur ; à peine absorbais-je tout ce que je pouvais recevoir de ce génie, que je priais les dieux de lui donner une longue vie. Ainsi, je travaillais à ses côtés, lisait tout ce que je pouvais lire. J’appris le grec et le latin, balbutiais quelque peu de cette étrange langue que parlait Josué. Je pus lire quelques manuscrits de ses Écritures et je trouvais son dieu bizarre et trop exigeant pour imposer des lois que mon millénaire pays avait également promulguées ou ajustées au long de l’histoire mais qui avaient succombé, comme d’habitude, à la volonté des plus forts : aux lois de Rome.

    En tant que fils unique, c’était inévitable pour moi de croire que mon véritable destin était de suivre les pas de mon père. Il m’avait préparé de tout son amour et je m’acharnais de mon mieux à cueillir chaque idée, chaque expression, comme une éponge, à tel point que je ne me rendais pas compte de ma sottise. Savoir exige plus qu’apprendre ; ne pas réfléchir, c’est comme observer un arbre sans saisir la force qui le soutient, le maintient droit et grandiose, maître de son riche feuillage et qui en plus donne son fruit, cadeau de la terre qui le supporte aux hommes.

    C’est dans ce cadre confortable, tendre et rassurant d’un présent presque éternel que se dessinait le futur. Le mien.

    * * *

    J’avais pris congé de mon père après une autre nuit de travail. La journée de cet été splendide, sous ce soleil doux et doré, m’invita à rejoindre mes amis sur la plage d’eau tiède et si transparente qu’on pouvait voir les reflets de lumière danser sur le fond sableux. Nous nous amusions à poursuivre les poissons et cherchions des trésors soi-disant engloutis par les arènes maritimes et ramenés vers nos plages désertes. Des amis avaient parfois recueilli des monnaies de zinc qui avaient perdu les effigies des gouvernants, balayées par la mer et le temps. Ensuite, nous pêchions des soles, des thons blancs et des merlus que nous ramenions pour un dîner de gala. Ce soir, je rentrerais fier de ma pêche et certain que ma mère en ferait un grand repas sur les braises qui ravirait mon père et nos convives.

    Quand la journée touchait à sa fin, nous ne rations jamais le coucher du soleil qui plongerait bientôt à l’horizon, nous laissant tous, hébétés par la splendeur de son recueillement, avec la curiosité aiguë de savoir où il pouvait s’en aller. Mon père croyait en la théorie que la Terre devait être ronde, ou alors qu’elle tournait sur elle-même puisque les astres revenaient tous les soirs, suivant des voies différentes. Il gardait sa théorie rien que pour lui et par conséquent, il m’était interdit d’en parler avec mes copains, mais cela provoquait sûrement mon envie d’avoir la réponse à chaque coucher, ici, sur cette plage déserte et interminable, embellie de dattiers qui poussaient un peu partout et dont nous ramassions le fruit rouge comme le sang pour en jouir et adoucir nos palais du sel et apaiser notre soif.

    Neith savait tout à sa manière. Elle était certaine que nous aurions du poisson pour le dîner et que cela causerait le bonheur de mon père, qui aimait la mer mais n’y allait presque jamais. Il lui arrivait parfois de sortir à l’aube et de faire une longue promenade sur la plage, le regard perdu soit vers le ciel qui éteignait les dernières étoiles, soit vers les eaux qui s’agitaient pour la gloire d’un nouveau jour, soit simplement vers ses pieds, à la recherche de quelque réponse à l’énigme qui l’avait occupé toute une nuit.

    J’étais heureux et orgueilleux de ma pêche, capable de faire sourire ces deux créatures que j’avais eu le bonheur de recevoir comme parents. Je me préparais pour le dîner, sachant d’avance que Josué et sa femme Sarah seraient déjà là et que Gladius et sa Néfer nous rejoindraient bientôt. Naturellement, Josué apporterait des fruits de saison et Gladius du vin de Naples pour tous ! Évidemment, Neith ferait ses célèbres salades de laitue, raisins secs, dattes fraîches et autres ingrédients secrets, d’herbes qu’elle chipait souvent à mon père sans qu’il s’en rendît compte.

    J’étais particulièrement heureux de participer aux conversations de mon père et ses bons amis. Chaque fois, une avalanche de sujets s’enchaînait et on pouvait sentir les grandes et petites inquiétudes de la vie défiler sans limitations ou craintes. Ces hommes réunis étaient vraiment libres durant leur conciliabule, loin de ceux qui n’avaient pas la hauteur de comprendre la richesse de leurs idées et convictions, appréhensions et visions de leur monde.

    Nous avions dîné, nous étions régalés de ce banquet que Josué avait béni avant de le toucher tandis que Gladius l’observait, souhaitant peut-être avoir sa foi, et que mon père gardait le silence par respect, mais certainement, au fond de son cœur, remerciait en silence son créateur qu’il savait là pour tous.

    Nourris, les esprits sereins, par une soirée de rêve qu’une lune blanche promettait d’accompagner jusqu’au petit jour, nous étions bien installés dans la cour intérieure, loin des curieux qui circulaient tout le temps dans les alentours, ou même des pelotons romains qui parcouraient les parages à la recherche de brigands et d’autres causeurs d’ennuis. C’était soi-disant une protection, mais en réalité, c’était la façon que l’envahisseur employait pour terrifier le peuple et le soumettre. Nous avions Gladius mais aussi mon père, que les autorités connaissaient et respectaient tant il avait souvent pris soin des malades parmi les plus riches et hauts fonctionnaires de Rome. Il arrivait même que parfois, ils s’arrêtassent un moment pour le saluer et s’assurer que tout allait bien chez nous, bien sûr, sans refuser un verre de vin ou même un médicament pour quelque soldat qui traînait une fièvre.

    Ma mère savait aussi que, lorsque le débat entre hommes aurait lieu, le mieux à faire était d’inviter les autres femmes à la suivre pour des conversations plus énigmatiques autour de la vie et du quotidien. Les hommes parlaient des affaires du monde tandis qu’elles le cousaient magiquement avec les fils invisibles de leur perception et prévoyance. Elles voyaient les choses d’une autre profondeur, lointaine du pragmatisme aveugle des hommes. J’étais tout à fait d’accord avec mon père qui disait toujours que le Créateur avait fait les femmes pour être les gardiennes de l’esprit humain, grâce à leurs intuitions.

    Ce soir-là, je m’attendais encore à un de ces dialogues qui rapporterait les exploits de Gladius, des histoires de Josué qu’il avait héritées de ses ancêtres et des guerriers vaillants de son peuple qui ne cessaient de se battre au nom de ce dieu unique, de mon père sur ses dernières lectures, pour que le tout aboutisse, comme toujours, sur la triste situation de mon pays, les derniers crimes commis sans scrupule, les nouvelles mesures imposées par l’Empire sur tout son territoire. Il y aurait peut-être une discussion autour des idées de ces philosophes et poètes grecs que les Romains admiraient tant et qui souvent semblaient plus dieux qu’hommes. Des noms comme Socrate, Platon, Aristote, Héraclite, Parménide revenaient certains soirs en maîtres de sciences de la vie, de la liberté et donnaient au débat des couleurs dont peu d’hommes de notre temps connaissaient les tonalités, sauf mon père qui les étudiait avec un acharnement inhabituel.

    L’inspiration jaillissait des gobelets de vin qui se vidaient dans les esprits plutôt que dans les ventres. La passion s’accroissait et les histoires se racontaient avec des gestes magistraux et des détails souvent inventés, rien que pour augmenter la force des impressions et susciter ainsi l’admiration des interlocuteurs.

    On racontait des histoires de la mythologie grecque dans lesquelles on retrouvait des parallèles avec l’héroïsme des pharaons, autant que l’intrépidité des Hébreux alliés à leur dieu. D’Ulysse et d’un certain Moïse, naturellement sans oublier Tibère, que Gladius qualifiait comme le plus glorieux de tous les empereurs de Rome, sans omettre Virgile, dont il savait peu mais qu’on lui avait toujours assuré être le grand poète de l’Empire. Ainsi, chacun apportait quelque chose dont se vanter et à partager.

    Souvent, mon père écoutait attentivement ces narrations et j’avais la sensation qu’il aurait voulu lui-même les avoir vécues. Lui qui n’avait jamais quitté Alexandrie contenait sa frustration mais trouvait sa consolation dans la richesse de ses voyages littéraires et le résultat de ses recherches scientifiques. Cependant, ce soir-là, il avait l’air plus songeur que d’habitude, parlant moins, écoutant plus et m’observant différemment des autres jours. Tandis qu’il prêtait l’ouïe au bavardage de ses amis qui racontaient toutes ces histoires de héros, de guerres, de conquêtes, de dieux qui se cachaient dans des desseins obscurs, il souriait et grattait sa barbe blanche, ce qui m’indiqua clairement qu’il avait quelque idée en tête qu’il ne tarderait pas à lâcher.

    Le parfum du jasmin emplissait la nuit et se confondait avec l’arôme du vin qui n’avait pas cessé d’arroser ces voyageurs du cœur et leurs épopées.

    Presque assoupi, par terre, appuyé sur son flanc pour soi-disant maintenir l’équilibre et montrer qu’il dominait encore sa sobriété, Gladius parlait de son dernier voyage en Sardaigne, une autre terre de l’Empire où il avait connu la grâce du pays et de ses gens, mais surtout de tous ces voyageurs qui venaient d’un peu de partout, pour le commerce où pour se rendre à Rome :

    -  Chacun de ces personnages que j’ai connus me racontait son histoire et celle de son pays. Ils étaient tant que j’ai eu du mal à retenir tant de souvenirs. Je peux dire que je me rendis compte que le monde était sûrement plus vaste que l’Empire ! Il ricanait, tandis qu’il recherchait son gobelet de vin échoué quelque part. Il poursuivait quand même : Imaginez-vous, j’ai même connu un drôle de type aux yeux tirés, qui parlait quelques mots de grec puisque sa langue m’était inconnue et son pays de même... (Nous l’écoutions, attentifs et rêveurs, s’imaginant quelle drôle de tête aurait un tel individu.) Il était habillé d’une robe de soie luisante de fils dorés de toutes les couleurs, la tête coiffée d’une calotte noire et traînant une longue natte ! Je n’avais jamais vu chose pareille ; il ne cessait de sourire, même lorsqu’il parlait de choses sérieuses.

    -  D’où venait-il ? l’interrompit mon père.

    -  Apparemment, d’un pays si éloigné de l’Empire qu’il lui avait fallu un an de voyage pour nous atteindre : du royaume de Han, disait-il. Et nous sommes restés là, sans trop comprendre où diable cela pouvait être, ou alors si ce gars souffrait de quelque démence !

    -  J’ai entendu dire, enchaîna mon père, qu’il existe d’autres royaumes hors de l’Empire, mais lesquels, nous savons trop peu.

    -  C’est vrai, s’anima Josué, qui ne voulait point s’exclure de la conversation. Selon les Écritures, Dieu a créé plusieurs peuples, d’ailleurs nous avons combattu d’autres règnes. Il suffit de s’aventurer hors de Judée pour en trouver un tas. Moi-même, j’en ai connu des hommes qui venaient de loin, avec chacun son langage et ses coutumes.

    -  Si ce n’était pas les distances et les dangers qui s’imposent, je me serais animé de les découvrir... sans parler de l’âge, qui ne me le permet plus, se lamenta Gladius. D’ailleurs, cet homme-là racontait son voyage et qu’il avait traversé une grande muraille, des forêts, des montagnes et des déserts, recueillant quelques enseignements un peu partout...

    -  C’est possible, intervint Narmer, pour connaître les hommes, il faut bien aller vers eux, les rejoindre où ils vivent, apprendre de leur savoir. Tous les écrits que j’obtiens de la bibliothèque et qui me révèlent les trésors des connaissances discernées par des savants me démontrent qu’il faut aller à la rencontre du savoir.

    Gladius ronflait presque, mais de temps en temps, un souffle de conscience lui revenait à la suite d’un hoquet et il s’engageait dans la conversation :

    -  En effet, balbutia-t-il, j’en suis la preuve, regardez-moi ; j’ai traversé des mers et connu des pays qui m’ont appris tout ce que je sais. J’ai même abouti ici, dans ce pays qui a conquis mon cœur, sans parler de Néfer, qui m’a enseigné une dimension d’amour que je ne connaissais pas.

    -  Moi aussi, s’anima Josué, des terres de Canaan, d’Athènes et de Rome, j’ai reçu l’apprentissage de la vie et de mon

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1