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Échos: Loin siffle le vent de révolte
Échos: Loin siffle le vent de révolte
Échos: Loin siffle le vent de révolte
Livre électronique378 pages5 heures

Échos: Loin siffle le vent de révolte

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À propos de ce livre électronique

Monde oppressif, la Cité est une entité politique, sociale et dirigée par une intelligence artificielle qui suit une logique implacable. Ouvrier qualifié ou membre du puissant Conseil, chaque individu a une place prédéfinie dans cet ordre hiérarchique. Cependant, lorsque la population du District 0 commence à diminuer lentement, un sinistre plan de génocide se dévoile…


Échos - Loin siffle le vent de révolte vous invite dans un univers sombre, mêlant espionnage, complots et terrorisme. Jusqu’où seriez-vous prêt à aller pour découvrir la vérité ?


À PROPOS DE L'AUTEUR


Théo Andrey débute l’écriture de son premier ouvrage plusieurs années auparavant. Échos - Loin siffle le vent de révolte est une œuvre de science-fiction nourrie par ses études en sociologie politique et son expérience au Parlement européen pour aborder des problématiques sociales contemporaines. L’histoire et les personnages se dévoilent progressivement, gagnant en profondeur et en complexité pour refléter toute la richesse de la condition humaine.
LangueFrançais
Date de sortie31 juil. 2023
ISBN9791037798657
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    Aperçu du livre

    Échos - Théo Andrey

    Chapitre 1

    Sommeil

    Le vrombissement du train le portait presque au-delà de la vitre tremblante sur laquelle il était appuyé. Assis, il contemplait le défilé morne des longs bâtiments grisâtres du quartier, lesquels s’échappaient bien plus loin que là où sa fatigue lui permettait de lever les yeux. Peu de choses lui auraient donné une quelconque envie de relever la tête. Au fur et à mesure du trajet, cet incessant déroulé laissait son esprit vagabonder au rythme des à-coups du tram sur les rails usés. C’était bientôt la fin de sa journée et il avait été appelé pour gérer une ventilation défectueuse, au nord du district. Malgré l’épuisement, il avait accepté. Il faut dire qu’avec cette chaleur, ne pas avoir d’air frais pouvait s’avérer très vite insupportable.

    Descendu, il devait marcher quelques minutes pour rejoindre le lieu de son intervention. Les rues pavées étaient sales, de cette crasse qui était celle de l’usure, de l’incessante routine qui creusait la terre et dont l’affaissement toujours plus prononcé de la route en était un témoin frappant. Ce qui n’était pas pavé était ainsi bétonné ou goudronné, rien qui ne permettait donc de relever un tant soit peu le paysage. Il passa à côté d’un homme qui retint brièvement son attention ; il était posé, sur le sol, et paraissait fixer les allées et venues du tram avec une quiétude extraordinaire. Les vagabonds n’étaient pas rares, surtout depuis l’appauvrissement global qui avait frappé les habitants ces vingt dernières années, mais il était peu commun de voir quelqu’un ainsi paisible, assis, à attendre que le temps passe. S’il n’avait pas d’endroit où aller, il serait sans doute ramassé par la milice dans la soirée, mais cette éventualité ne semblait pas l’inquiéter, pas plus d’ailleurs que ne le perturbait le bruit sourd et régulier qui surgissait de la station ou les pas nombreux – mais lents – des passants qui le chevauchaient. Tout en continuant à le regarder, il ne dévia guère de son chemin qui le dirigeait vers une petite rue perpendiculaire dans laquelle il s’enfonçait progressivement en enjambant les quelques débris éparpillés ici et là. Aussitôt rentré dans cette allée étroite, une vague de chaleur le saisit à la gorge et lui coupa légèrement le souffle. Rien à quoi il n’était pas habitué : il s’assit sur le sol pour éviter la lourdeur brûlante qui s’élevait et profita de cet instant pour sortir son Opérateur d’Activité Professionnelle qui lui avait été remis après ses études, comme à tous les habitants du district.

    Bonjour, Lugh, quel plaisir de vous retrouver ! s’exclama la machine.

    Un plaisir, bien sûr ! pensait-il.

    Cette phrase anodine avait été pour lui, lors de ses premiers jours, un repère, un moyen de se galvaniser, aussi futile soit-il. Aujourd’hui, ce n’était qu’une marque de plus de la répétition lancinante qu’était son quotidien.

    Vous vous trouvez sur les lieux de votre mission, la porte d’accès à la zone de travail est devant vous : porte grise à la poignée orange, proche d’un capteur de présence pour confirmer votre entrée dans la zone de travail. Attention !L’avertissement était accompagné d’un son discret. N’oubliez pas de vous munir de votre OAP en entrant et en partant, sans quoi nous ne pourrons comptabiliser vos efforts. Bon courage !

    La machine se tut.

    Il repéra facilement la porte qui menait aux couloirs de service ; en l’ouvrant, la borne à l’entrée s’illumina, laissant apparaître le message : « Bienvenue, Lugh Dogger ». Il entra.

    Aussitôt à l’intérieur, l’épaisse fumée à la teinte nacrée l’aveugla. Il évoluait doucement dans ce marasme opaque tâtonnant de sa main recouverte d’un gant épais les murs grisâtres et les divers tuyaux noirs. Alors qu’il avançait comme cela, clopin-clopant, il entendit au loin le sifflet caractéristique des ventilations construites juste après le Grand Exode ; ces vieux systèmes étaient vétustes et peu pratiques, mais trop indispensables pour être remplacés. Ils devaient être régulièrement entretenus, et avec quelques bons macatiers pour le faire, ils tenaient le coup. La chaleur était intense, le forçant à raccourcir sa respiration et plisser légèrement ses yeux derrière ses lunettes au-dessus desquelles il avait mis sa main dans l’espoir d’apercevoir distinctement la porte à la poignée jaunâtre indiquant la salle de maintenance derrière laquelle il pourrait trouver les pompes. Plus il avançait et plus la probabilité de se prendre un jet de vapeur augmentait, il restait donc sur ses gardes. L’air était étouffant, contraint de rester peu couvert, vêtu d’un vieux débardeur noir et d’un épais pantalon gris, il se savait en danger : un seul contact avec les jets ou le métal incandescent des tuyaux, et c’était la brûlure si ravageuse qu’elle en décrocherait la chair. Combien a-t-il vu de macatier souffrir de tels maux ? Il essayait de ne pas y penser. Arrivé dans la salle, il s’empressa de refermer la lourde porte derrière lui pour n’être accompagné que du minimum de brouillard. Avant d’aller rejoindre les écrans de contrôle, il prit un instant. Il était déjà épuisé. Il s’essuya le front d’un geste vif du revers de la main, ferma ses yeux et, immobile, se gonfla la poitrine d’une grande respiration, bombant son thorax au rythme de l’air moins néfaste qu’il aspirait alors à pleins poumons. Cette petite temporisation ne soulageait pas vraiment les effets de la brume épaisse qui s’était manifestement tracé un chemin jusque sa tête, faisant vaciller son discernement et trembler sa vision. Chaque jour un peu plus, les émanations diverses le frappaient davantage, cumulant migraines, troubles de la vision et fréquentes nausées. Mais cela pourrait être pire après tout, son métier lui donnait au moins cette sensation de liberté. Il la savait factice bien sûr, mais il s’en accommodait, car il savait à quel point elle était rare. Il avait du mal à trouver un sens à cette liberté lorsque la douleur s’éprenait de ses sens comme c’était le cas à ce moment. Mais il continuait à y penser, pour faire taire la douleur, pour se convaincre de continuer, pour parvenir à la fin de cette journée qui comme toutes les autres finissait par paraître interminable. Il savait que ce relativisme patenté n’était qu’une excuse, qu’un prétexte mental attrayant qu’il se répétait pour se rassurer. La seule certitude froide qui restait était bien plus simple : ce soir, il pourra manger. Car là était bien le plus important, il était payé. Trop peu pour sa tâche, mais suffisamment pour vivre. Comme à chaque fois, il accompagnait cette pensée d’un petit soupir nonchalant.

    Les écrans atteints, il constatait assez rapidement la provenance du problème ; l’une des pompes de la salle des travaux était sous-alimentée et fonctionnait en conséquence à peine à dix pour cent de ses capacités. Le système de ventilation dérivait donc la charge sur les autres pompes qui finissaient par surchauffer et brûler les gaines qui les contenaient, d’où cette fumée nacrée qui s’échappait un peu partout. Sautant d’un écran à l’autre, il trouva une carte détaillée du complexe, qui, bien que petit, regorgeait d’embranchements où il serait aisé de se perdre. La salle des travaux n’était pas loin et facile d’accès, malgré la toxicité de la fumée, tout cela s’annonçait simple. Il jeta un regard circulaire à la salle afin de partir en quête d’un quelconque objet qui pourrait lui être utile ; c’était une salle carrée dont les murs anthracite s’accordaient aux deux casiers éventrés disposés sur un côté. De l’autre, une petite table en métal tachée par ce qui pouvait être une boisson était si proche de la chute qu’un simple souffle aurait suffi à la faire s’effondrer. Elle était entourée par deux chaises qui n’étaient guère en meilleur état. Plus loin, les écrans aux bordures salies par le temps paraissaient être les seules choses à avoir été pensées pour durer, malgré leurs grésillements incessants et leurs sautillements d’images irréguliers faisant songer à une fin proche. Partout dans la pièce, d’innombrables conduits se regroupaient, s’entrecoupaient, et leurs courses hasardeuses formaient ensemble un ballet métallique dansant à la musique rythmée des coups de leurs entrailles, et fuyant vers le point sombre où tous se concentraient, avant de disparaître. En continuant son observation, il constata une caisse métallique qui attira son attention. À l’intérieur se trouvaient quelques babioles, un anneau provenant d’un trousseau de clés, des porte-cartes en plastique, un petit drap blanc déchiré et des feutres, rien de bien exceptionnel. Cependant, il saisit tout de même le bout de tissu et l’enroula maladroitement autour de sa bouche, puis sortit de la salle après avoir transféré la carte sur son opérateur.

    En s’engouffrant dans ce nouveau corridor, l’OAP se mit immédiatement à s’illuminer :

    Taux de toxicité très élevé, résistance estimée : quinze minutes.

    C’est faisable, pensa-t-il.

    Il continua d’avancer en se protégeant avec sa main, son masque de fortune toujours bien accroché, et jetant parfois quelques regards ci et là afin de trouver son chemin. En peu de temps, il parvint devant une énorme porte aux gonds encrassés, comme figés par les années. En passant sa main sur le panneau poussiéreux qui ressortait du lourd objet métallique, il finit par en distinguer l’inscription : « salle des travaux ». Aussitôt à demi ouverte, la porte poussa un hurlement crissant et s’immobilisa, peu importe le nombre de fois où Lugh s’abattait sur elle, épaule en avant. Après plusieurs assauts, il réussit à se faufiler par l’interstice et pénétra dans la salle embuée par les machines. La vapeur calcinante se faisait plus épaisse, la chaleur et l’humidité atteignaient leur paroxysme. Au même moment, son appareil intervint de nouveau.

    Taux de toxicité critique, résistance estimée : cinq minutes, recommandations ; faites demi-tour avec prudence.

    Si je fais demi-tour, personne ne reviendra et le quartier entier sera privé d’air sain. Riche idée ! Non, il faut que je termine. Et puis comme ça au moins, j’aurais mes crédits, si le Comité Central n’essaie pas de m’avoir cette fois.

    Il progressait tant bien que mal. Malgré l’étouffante fumée, il parvint à distinguer la machine défectueuse ; cet amas de ferraille émettait un râle métallique insupportable accompagné de quelques coups forts et périodiques. Arrivé devant elle, il en fit rapidement le tour afin de comprendre d’où venait le problème. Bien qu’habitué à ce genre de situation, il ne devait pas faire de conclusions hâtives, un mauvais réglage dans la réparation de l’énorme machine, et c’était le système entier d’épuration d’air du quartier qui pouvait céder. Ses yeux fixés sur l’engin, il saisit sa clé afin d’atteindre un écrou sautillant, mal serré, au bord d’un tuyau imposant. À peine eut-il posé son outil dessus que l’écrou fut projeté en l’air, relâchant la pression du tuyau qui expectora alors encore plus de cette mofette suffocante. L’écrou brûlant vint s’abattre sur le bas de son visage. L’impact le fit reculer de plusieurs centimètres, mais le linge qu’il avait autour de la bouche l’avait protégé de la brûlure. La silhouette de l’écrou, marquée par l’huile noire au moment de l’impact, s’était imprimée sur le tissu juste en deçà des lèvres du macatier, donnant, avec ses lunettes, un aspect animatronique à son visage.

    Résistance estimée, quatre minutes, veuillez quitter le lieu d’intervention.

    Sans réfléchir, il saisit le tuyau à une main pour le stabiliser tandis que l’autre cherchait en tâtonnant l’écrou tombé par terre. Une fois attrapé, il le remit à sa place initiale alors que le métal encore chaud commençait à le brûler, même au travers de ses gants. En quelques tours de clé, le problème était réglé, mais il devait se presser.

    Vite, le terminal.

    Il le localisa en un regard, fonça sur lui et sélectionna sur l’écran :

    Dériver le courant sur les machines auxiliaires

    La vapeur semblait diminuée, mais il savait que cela ne lui laissait que quelques minutes de plus, le système, trop vieux, ne pourrait supporter une surcharge bien longtemps.

    Il rejoignit une nouvelle fois la machine, l’éventra et fit apparaître des circuits poussiéreux et vétustes, mais toujours fonctionnels. Il s’aperçut assez vite du problème : un des câbles permettant d’alimenter le filtre de la machine était rongé, la machine ne filtrait plus correctement, ce qui expliquait le gaz omniprésent. Si on ajoutait à cela la surchauffe des autres machines en raison de l’automatisation du système et de la mise en dérivation zélée, on comprenait aisément que l’air du quartier était si mauvais depuis peu. Par habitude, il emportait toujours avec lui quelques mètres de câbles pour parer à ces éventualités. En quelques minutes, la pompe était réparée et il retourna au terminal pour faire basculer le système sur un fonctionnement en totalité, en incorporant l’ancienne pompe défectueuse.

    Le changement fut immédiat ; la lumière auparavant rougeâtre se mut en une aura jaune qui envahit toute la pièce. Il comprenait que la lumière écarlate devait être celle d’une alarme que le temps avait rendue muette.

    Sûrement une défaillance des systèmes des haut-parleurs. Son visage se tendit et ses muscles se crispèrent. Pourquoi rien ne fonctionne dans ce foutu district ?

    Il avait du mal à se calmer, une vague d’aigreur venait emporter avec elle la retenue qu’il s’efforçait de garder. D’aigreur, il assena un coup violent dans le gros bloc de ferraille informe dans lequel est encastré le terminal. Il décida de vite ressortir, l’air frais commençait à manquer.

    En quelques pas aussi pénibles que ceux de l’exilé faisant pénitence, il était dehors.

    En refermant la lourde porte derrière lui, il poussa un long souffle de soulagement. L’air extérieur, bien que saturé, apparaissait comme une renaissance ; il sentait son corps se refroidir peu à peu. Dès qu’il se fut relevé, il constata que la borne indiquait un message : « Sortie de la zone de travail, merci de vos efforts, vos crédits ont bien été transférés. Bonne journée ! ».

    Il prit un instant pour se poser, adossé au mur, face à cette petite cour miteuse partiellement éclairée par les quelques voitures qui passaient dans la rue ; il était fatigué, bien plus que d’habitude, les problèmes d’aération se multipliaient dans le district et l’air devenait de plus en plus lourd, de plus en plus nocif. Face à lui, la petite aula blafarde commençait à faire peser une atmosphère accablante. De nombreux déchets jonchaient le sol, tous si anciens que Lugh en vint à se demander s’il n’était pas la première trace de passage depuis bien longtemps. Une table de jeu positionnée non loin de la porte et qui lui avait échappé à son arrivée semblait bien étayer cette hypothèse. Son agencement, caractéristique d’un plateau de 5 Districts, était reconnaissable à ses bandes blanches placées horizontalement sur la table. Celle-ci n’était plus utilisée depuis des mois, des années peut-être, malgré le fait que ce jeu était encore largement joué dans toute la Cité.

    Peu lui importait, il avançait, chevauchant certains déchets, en écartant d’autres par de petits coups de pied. Il rejoignit la rue puis le boulevard principal encore bondé. Bien que la circulation s’y faisait difficile, il commençait peu à peu à désemplir avec la même allure qu’une salle de spectacle après sa représentation quotidienne.

    Il regarda l’heure : 19 heures 56.

    Il fallait qu’il rentre, son esprit était fatigué et son corps épuisé par tous les changements d’air et de températures brutaux auxquels il s’était confronté, l’habitude n’y changeait rien. Pour rejoindre le trans-District, il devait se heurter à cette masse informe d’esprits hébétés, dont le regard vide lui rappelait l’âcre fumée qui s’échappait des turbines. Dans ces regards errants, il jurait reconnaître sa propre fatigue ; peut-être ressemblait-il bien plus à ces individus dont il peinait à distinguer l’humanité que ce qu’il avait pu penser plus tôt, lorsqu’il contemplait l’agitation grondante du boulevard par l’embrasure discrète qu’offrait la ruelle. Ces âmes désincarnées n’avaient pas que cela de commun avec les machines ; leurs mouvements synchrones et répétés donnaient l’illusion que la vague humaine qu’elles constituaient se mouvait selon le cliquetis régulier d’un métronome, les pas infernaux des passants agissant comme le doux tic-tac d’une horloge bien réglée. Le vieil homme qu’il avait vu plus tôt était parti ; Lugh passa les quelques mètres qui le séparaient de l’arrêt du tram à imaginer les raisons de son départ, il cherchait en réalité à ne pas voir les gouttes de sang qui marquaient le lieu où il était assis.

    Le train rubigineux était déjà devant lui. Par réflexe, il entra sans même prêter attention à la destination, de toute façon, tous les trams faisaient le tour du district, et ce soir, personne ne l’attendait chez lui. Il avait le temps, même si l’ennui et la fatigue le poussaient à rejoindre ses quartiers au plus vite.

    Tout au long du trajet, le vrombissement de l’arche métallique le berçait à nouveau, ses yeux se fermaient et s’ouvraient par intermittence, au gré des arrêts du train qui lui faisaient toujours préférer le cadre de sa somnolence aux images ternes que la ville lui imposait.

    Sabil Legt informa le train.

    Lugh descendit.

    Sur le chemin menant aux immeubles pinaculaires parmi lesquels il habitait, il salua plusieurs personnes tenant petites échoppes et magasins timides. Les boutiques débrayées semblaient rendre leurs entrailles sur la route, en un monceau s’aggloméraient malle, soda, magazine, carte, et autres produits divers. Ces babioles s’avéraient souvent bien pratiques : les habitations, dans un état de délabrement que l’indécence ne saurait convenablement décrire, nécessitaient souvent des rafistolages en tout genre. De même, quand le frigo venait à se vider, et que la faim se faisait entendre – ce qui arrivait peu, mais qui arrivait – à ce moment, les sodas étaient appréciés, car malgré leur propension à augmenter davantage la soif qu’à la combler, ils permettaient d’occuper l’estomac avec quelques acides et, ainsi, de diminuer la faim.

    Il continuait sa petite ronde de salutations tandis que les commerçants fermaient, ici une femme d’une soixantaine d’années l’interroge sur les nouvelles normes de qualité d’air, entrées en vigueur la veille, là, un garçon d’une dizaine d’années aidant maladroitement son ancêtre à fermer le rideau de fer qui le sépare de la rue apostrophe Lugh pour le saluer, ses cheveux sales remuant avec ses gesticulations. Quelques dizaines de mètres avant son immeuble, il s’arrêta vers une petite boutique discrète, dans un renfoncement.

    Salut, Salim, comment ça va ? Il souriait largement.

    Oh Lugh ! lui répondit le vieil homme en lui rendant son sourire chaleureux. Comme d’habitude, ça va, ça va. Tu n’as pas croisé Malek ? Il était en intervention lui aussi.

    Non, on ne doit pas être dans la même zone, et puis tu sais, depuis la réforme de l’année dernière, les macatiers se croisent assez peu.

    Oui, je sais, il m’en a un peu parlé… dit le vieux commerçant, manifestement attristé. Enfin, il te fallait quelque chose ?

    Oui, je me demandais, il te reste du Kindberry par hasard ?

    Toujours accro à cette saleté à ce que je vois, hein.

    Ils rirent tous deux :

    — Oui, je t’en ai gardé une bouteille, tiens.

    Lugh saisit la grosse bouteille contenant un liquide violet étrange.

    Merci, combien je te dois ?

    Rien, prends, prends, je sais que c’est compliqué en ce moment pour vous, mon fils a vu sa paie diminuer… Moins d’argent pour financer les réparations qu’ils disent, et puis pour tout ce que tu fais pour le quartier je pense bien pouvoir faire ça pour toi, non ? Alors, considère que c’est un petit cadeau en retour.

    Merci beaucoup. Et… commença-t-il avec une voix qui était hésitante, tu aurais reçu mon colis ?

    Oui, répondit sèchement le vieil homme en accusant une mine déçue. Mais tu sais, Lugh, ce n’est pas bon pour toi, tu ne devrais pas…

    Salim s’il te plaît, l’interrompit immédiatement Lugh. C’est juste pour me détendre après le travail. Je peux arrêter dès que j’en ressens le besoin ou l’envie.

    Tes parents ne seraient pas contents de te savoir consommer ce genre de chose, petit.

    Eh bien, tu peux toujours essayer d’aller leur en parler, mais je doute que tu aies une réponse ! Mais si c’est le cas, tiens-moi au courant surtout !

    Après une petite pause, les deux se mirent à rire. Le macatier récupéra le petit paquet que lui tendait le vieil homme et ajouta :

    On se voit bientôt, et passe le bonjour à Malek !

    Compte sur moi ! lui répondit Salim.

    Les deux hommes se séparèrent, arborant tous deux un petit sourire. Ils disparurent aussitôt qu’ils eurent tourné leurs dos.

    Lugh remarquait souvent ces sourires de façade, autant de masques portés dans l’entente générale, car personne ne voulait, à vrai dire, admettre que les choses allaient mal, ou en tout cas, qu’elles n’allaient guère mieux. Ce n’était pas à lui de donner des leçons, d’ailleurs en éprouvait-il nullement la nécessité. Il s’agissait de simples constats, l’aidant comme ils le pouvaient à supporter l’aliénation qu’il sentait dévorer sa vie.

    Je fais ce qu’on me dit et je peux manger, pas de responsabilités, pas de galères… Je m’en sors plutôt bien, se disait-il souvent. Il savait que cela n’était pas plus vrai que le reste.

    Il regarda l’heure : 21 heures 30, il était enfin devant chez lui ; un énorme bâtiment de béton sombre qui s’étendait à perte de vue, tournant avec l’horizon lointain. La lourde porte de verre et d’acier franchie, direction l’ascenseur, vivant au vingt-troisième étage, il en dépendait complètement, comme tous ceux au-dessus ou en dessous de lui d’ailleurs. Heureusement, l’immeuble comptait tellement de familles que les ascenseurs nombreux compensaient la régularité irritante des pannes.

    Enfin chez lui.

    Les murmures d’abord assourdis du vaste écran qui trônait sur le mur face à la cuisine se transformèrent, sitôt eût-il ouvert la porte, en paroles intelligibles. Il vociférait sans interruption, tantôt pour une crème de peau miraculeuse, tantôt pour le nouveau modèle d’implant que tous les inférieurs s’arrachent. Il n’y prêtait plus attention.

    Il déposa son opérateur sur le côté d’un meuble usé et se mit à farfouiller dans ses armoires, lesquelles étaient d’un assemblage de bois de mauvaise facture, recouvertes d’une teinte verdâtre laquée, surmontées d’une petite poignée en fer. Il finit par en sortir un verre vieilli par le calcaire, aux reflets violets incrustés à son corps. Il empoigna la bouteille et s’en versa un plein verre avant de le descendre quasiment d’une traite. Après avoir marqué un court temps d’arrêt, il prit une grande respiration et s’en resservit immédiatement un autre, qu’il ne but pas cette fois, mais l’emmena avec lui vers le gros fauteuil usé devant la télé. Il zappait de chaîne en chaîne, à la recherche de quelque chose qui saurait le distraire. Son regard trahissait de sa lassitude et de son ennui. Il n’avait que faire de ce qu’il voyait. Pendant quelques instants, il s’arrêta sur la dernière émission à la mode, où de jeunes individus étaient enfermés dans une luxueuse villa au plus bas niveau de la Cité, et devaient collecter le plus de votes lors de sessions populaires plébiscitées. Ceux qui échouaient étaient renvoyés dans les districts supérieurs. Cette roulette russe sociale ne l’amusait guère, mais il la regardait tout de même ; profitant de ce qu’elle lui permettait de suivre, profitant en somme de ce sentiment qu’il ne perdait pas encore complètement pied dans son quotidien. Il ne pouvait réellement expliquait ce sentiment de fascination qu’il ressentait, le faste des districts inférieurs était bien sûr attrayant, et il faisait rêver d’un ailleurs meilleur, mais il savait que ce n’était pas la raison qui le faisait revenir à cette émission. C’était une curiosité, sans doute malsaine, de voir à quel dévoiement pouvait se résoudre l’humain si le prix le valait. Sans doute était-ce surtout le format parfaitement calibré par une équipe savamment compétente pour fidéliser leur audience qui le poussait également.

    Il retourna dans sa cuisine et ouvrit un sachet de fruits avant de les faire frire et de les manger ; cela constituerait son repas du soir. Il ouvrit le paquet que lui avait remis Salim, faisant apparaître un petit comprimé blanc rosé, qu’il ingurgita immédiatement. Ses muscles se relâchèrent lentement. Son corps endolori retrouvait seconde après seconde sa mobilité. Il se sentait enfin prêt à se détendre. Cela tombait bien, il était épuisé. Sans prendre la peine d’ouvrir ses rideaux, il s’écroula sur son lit. Demain était son jour de repos, et c’est avec l’excitation semblable à celles des retrouvailles amoureuses que cette idée le berça lentement.

    Avait-il dormi ? L’énorme son de l’alarme ne lui laissait que peu de doute, ce son grave qui résonnait depuis le Comité Central, tous les jours au même moment. Il était l’heure. En fermant les yeux, il roula sur le côté tout en sachant très bien que rien ne pourrait faire taire le bruit tintamarresque.

    Il se sentait bien mieux que la veille, et ce, malgré sa nuit agitée. En se levant, il fut accueilli par le son de sa télévision, comme à l’usage. Il y jeta quelques disparates regards en buvant sa précieuse boisson à la teinte de violette. Son torse nu laissait apparaître, au détour du tracé de ses muscles, nombre de brûlures, certaines superficielles et d’autres plus profondes, recouvertes par une peau abîmée. Cette peau d’ouvrier était roussie par le labeur et ternie par les blessures, ombrée d’une sorte de voile ocre qu’on apercevait lorsque sa chair apparaissait directement touchée par la lumière. Quiconque l’aurait vu ainsi aurait tout de suite pu sentir la chaleur d’une flamme qui doucement vient déchirer la peau. Mais chez lui, l’habitude avait forgé un désintérêt pour son corps, tant celui-ci le faisait souffrir, jour après jour.

    Juste le temps de prendre une douche que son OAP se mit à sonner et à crier :

    Nouveau contrat en attente, macatier précédent non présenté au terme de la mission ; vous avez été sélectionné pour une vérification. Priez de se rendre au quartier Est, l’adresse vous sera transmise plus tard.

    Impossible, c’est mon jour de congé ! rétorqua-t-il, l’énervement dans la voix.

    Votre jour de congé est remplacé par un jour d’activité sociale, vous pourrez le récupérer en effectuant une requête auprès de notre service de gestion de l’agenda. Merci de votre coopération.

    Non, ça fait trop longtemps que j’attends ce jour, cherchez quelqu’un d’autre ! hurla-t-il à la machine en la saisissant dans ses mains encore mouillées.

    Nous constatons une augmentation de votre rythme cardiaque, nous vous recommandons de vous reposer avant votre mission, celle-ci doit être accomplie cette nuit au plus tard.

    Mais alors cela remplacera ma journée de demain également ?

    Affirmatif, répondit la machine.

    Et je serai payé les deux jours ?

    Affirmatif, répéta-t-elle.

    Après quelques instants de réflexion, où le plaisir d’une journée tranquille au confort paisible et à la réconfortante inaction se faisait supplanter par la volonté d’obtenir deux jours de travail payés en une nuit, il décida d’accepter.

    Très bien, j’accepte, mais alors uniquement si je peux mener la mission ce soir comme je l’entends

    Il préférait travailler la nuit, l’air était plus frais, et les gens, moins nombreux ; ce n’était pas moins leur présence qui le gênait, mais leurs habitudes vagues et leurs airs ahuris.

    Un instant, répondit la machine avant de se taire pendant quelques secondes. Demande acceptée, envoi des coordonnées en cours.

    Il détourna le regard de l’appareil. Le secteur Est, ce vieux quartier… Le premier des quatre à avoir été construits à vrai dire. Il le connaissait mal. Bien qu’il ne parvenait pas à mobiliser de souvenirs précis, il était quelques réminiscences ; il visualisait péniblement cette sortie scolaire obligatoire lorsqu’il était enfant, où il découvrit Le Monument des Architectes pour la première fois. C’était la seule chose marquante du secteur Est, ce monolithe métallique érigé pour les fondatrices et fondateurs avait été détruit peu après sa visite, jugée trop dangereux par les autorités de santé publique. Mis à part cela, tout était flou ; il en devinait tous les vendeurs, les rues négligées, les vieilles bâtisses aux allures grisâtres dont l’invraisemblable longévité faisait jalouser quiconque les voyait. Rien qui ne change beaucoup des autres secteurs en somme, si ce n’est l’odeur de soufre liée à la vieille usine qui se situait non loin. Celle-ci, aucun être ayant eu la mésaventure d’en faire l’expérience ne peut l’oublier. Elle aussi combattait les grains du temps avec vaillance.

    Le quartier Est était loin, très loin. La nuit qui le séparait du doux matin promis était encore longue, il préférait tenter de dormir encore quelques heures, les missions de « contrôles » étaient avant tout des missions de surveillance, les rendant particulièrement complexes. Il devait s’assurer que le capteur hors de la salle de maintenance n’était pas défectueux et s’il ne l’était pas, il devait tenter de comprendre dans la mesure du possible et de la loi ce qu’avait fait l’autre macatier. Il détestait ce genre de mission ; elles favorisaient la délation et la méfiance, et a fortiori, endommageaient les relations entre les ouvriers qui étaient pourtant déjà si fragiles. Mais il n’avait pas réellement le choix et il en était pleinement conscient. L’Alarme s’était tue depuis suffisamment longtemps, il partit se coucher.

    Chapitre 2

    Éveil

    À ce second réveil, le bruit de la rue semblait avoir diminué, le ronronnement de la télé était caractéristique des programmes du soir ; il se leva en sursaut, pensant avoir raté l’heure : 18 h 50, il devait se dépêcher. Il n’était pas encore en retard, mais cela ne saurait tarder.

    Il courut à la station de tram hors de chez lui, le prochain train direction le quartier Est était dans cinq minutes. C’était le dernier de la soirée. Pour une raison qu’il ignorait, le quartier était le moins bien desservi par le Trans-D, probablement à cause des mêmes coupes budgétaires qui touchaient toute la politique de transport. Les rails n’étaient pas entretenus, peu de choses l’étaient. Il ne savait pas réellement et n’avait pas le temps de s’y intéresser. Il aurait pu en discuter, mais

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