Lorient sur le fil: Course contre la montre
Par Simone Ansquer
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À propos de ce livre électronique
À PROPOS DE L'AUTEURE
Née à La Rochelle en 1960 où elle a grandi, Simone Ansquer vit aujourd’hui sur la presqu’île de Quiberon et y cultive ses passions pour les sports nautiques, l’histoire et la peinture. Avec ce treizième roman, l’auteure vous invite à méditer sur le crime parfait. Ne pouvoir établir aucun lien entre la victime et l’assassin, l’adage du tueur à gages.
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Aperçu du livre
Lorient sur le fil - Simone Ansquer
PROLOGUE
Deux hommes étaient attablés dans un restaurant de San José au Costa Rica.
— Tu connais l’histoire des cobras de Delhi ? demanda Zeller à Franck.
— Non.
— Eh bien, des mecs paient pour tuer les cobras en surnombre. Alors, des rusés élèvent des cobras pour avoir les primes, au final encore plus de reptiles à Delhi.
— Tu veux éradiquer les cobras ?
— Non, je veux me faire du fric. Faut savoir tirer sa révérence avant que les serpents venimeux n’envahissent la ville.
I
FRANCK
Dix ans plus tard, Baltimore
Dans l’étroite ruelle plongée dans une semi-obscurité, pas âme qui vive. D’âme, Franck n’en avait pas et le mort, si tant est que ce pourri de Sullivan n’en ait jamais eu une, n’en avait désormais plus. Bien que la porte en acier à l’arrière du restaurant soit fermée, des vapeurs de friture flottaient dans l’air et masquaient les odeurs environnantes. Exhalaison d’un corps encore chaud, imperceptible remugle d’un lieu quasi clos, légère émanation d’un tabac brun. Sens en éveil, Franck baissa les yeux puis écrasa du talon le mégot au bout incandescent tombé à terre. La dernière cigarette du condamné, celle de Sullivan.
Tirer une balle et après… Accomplir le rituel. Ramasser la douille puis, délicatement, effleurer l’acier. La précision du geste s’acquiert avec l’expérience, le savoir-faire se peaufine avec la pratique, mais seule la superstition rassure. Prendre le temps de caresser du bout de l’index le silencieux, calmement le retirer de son pistolet, soulever le pan de sa veste puis ranger l’arme dans son holster. Sous le bras droit, en dessous de l’aisselle, une discrétion parfaite. Franck est gaucher.
Indéniablement, ce n’était pas la première fois que Franck exécutait cet enchaînement de gestes et sans doute pas la dernière. À moins que la faucheuse ne le frappe avant, il agirait de la même façon pour son prochain contrat. Il jouirait avant et après, une montée d’adrénaline précédant et suivant le passage à l’acte. Pendant l’action, le temps suspendrait son vol.
Un calme absolu, une plongée en apnée dans le monde du silence. Son job requérait une excellente maîtrise de soi. Sang-froid du maître face au sang encore chaud de la victime. Laisser la mort s’introduire vite en déshumanisant la vie ôtée à l’autre. Agir proprement, en infligeant une mort rapide. L’agonie, quelle saleté ! Une erreur de jeunesse, sa première victime avait souffert. Écart de quelques millimètres. Pitoyable ! Depuis, Franck avait atteint le sommet de son art. Une unique balle et la précision d’un grand chirurgien. Là encore, il venait d’opérer sans scalpel, de tuer sans scrupule. Une opération à cœur fermé, une de plus. Une exécution tarifée, la vingtième. Un travail calibré au millimètre près, là aussi.
Douze heures plus tard, Franck déposait son passeport sur le comptoir d’embarquement d’une compagnie aérienne. Progresser dans la file. Rien à déclarer. Seule trace de son crime qu’il emportait avec lui, son holster vide dans un bagage qui rejoindrait bientôt la soute. Avoir un physique passe-partout, c’était là un atout non négligeable dans son job. Il franchissait toujours la douane sans encombre parce qu’il cultivait l’art du médian
. Taille et corpulence dans la moyenne. Rien de remarquable. Yeux noisette et cheveux châtains, teint très légèrement hâlé. Pour le douanier américain, il fleurait bon l’Européen type. Un Madrilène, un Viennois, un Parisien, un Milanais, bref un Européen quelconque qui bien évidemment parlait sa langue avec un accent british trop prononcé. Seule certitude pour ce douanier, ce voyageur n’était pas londonien. L’officier des douanes prêta peu de cas à cet homme quelconque à la démarche lente et à l’humilité agréable face à l’autorité conférée par l’uniforme. Un Français, un mangeur d’escargots ? Un ingénieur commercial selon le passeport que le passager tenait innocemment dans sa main droite. Apparences trompeuses.
Ce 26 juin, il pleuvait sur le tarmac. Les pistes étaient détrempées. La présence de Franck Gaillard à l’aéroport international Thurgood Marshall de Baltimore-Washington signifiait la fin du voyage d’affaires de l’ingénieur. La commercialisation de composants électroniques, un métier qui le faisait voyager outre-Atlantique. Une excellente couverture qu’il avait considérée de nombreuses années être tel un plaid bien chaud couvrant tout son corps en hiver. Et il y a trois ans, un jour de mars, une satanée crise sanitaire mondiale avait failli mettre à bas son business, effilochant sa douce couverture. Ce jour-là n’avait rien d’exceptionnel, la planète ronronnait, tel un chat au repos. En bruit de fond, des rumeurs à Wuhan, des cris à peine audibles, des pleurs étouffés et des messages vindicatifs de politiciens prolifiques en tweets. Le locataire de la Maison-Blanche venait de poster son énième tweet de la journée. Le républicain Donald Trump s’en prenait une fois de plus à ses opposants. Franck s’apprêtait à quitter le sol américain et à laisser Baltimore, un bastion du Parti démocrate, pour s’envoler vers la France. Fin des repérages pour une opération prévue le mois suivant. Du bon boulot. Le soir même, Sullivan décidait de faire décoller son jet privé, direction Orlando. Un départ précipité vers la Floride, comme s’il pressentait ce qui allait se produire les jours suivants, que le gouverneur de Floride déciderait le confinement de l’État, que le Mexique et les États-Unis fermeraient leurs frontières. Sullivan avait vu juste, tout avait basculé en un claquement de doigts, une panique planétaire qui avait fait bouger les lignes économiques, politiques et sanitaires. Maudit coronavirus. Trois années perdues. Franck avait dû tout reprendre à zéro et enfin pu réenclencher son contrat, il y avait trois mois. Parce que Sullivan était revenu sur ses pas. Le Maryland lui manquait, tout comme son juteux business. De retour à Baltimore, il avait repris ses bonnes vieilles habitudes. Aller dîner au Blue Sky le dernier dimanche soir du mois avec sa conjointe, commander un excellent cru, se lever de table avant le dessert, indiquer d’un mouvement sec de la main à ses gardes du corps de ne pas bouger, s’éclipser discrètement aux toilettes pour au final se précipiter dans la ruelle à l’arrière du restaurant afin d’aller tirer nerveusement sur sa cigarette. Une fenêtre de tir de deux minutes. Son épouse ne supportait pas qu’il fume. Si Sullivan faisait marcher son petit monde, y compris celui de ses porte-flingues, son épouse, une main de fer dans un gant de velours, a priori le faisait marcher droit. Ce dont il ne se doutait pas, c’est que mentir à sa charmante femme provoquerait, un soir, sa mort.
Un contrat mené à son terme, celui de Sullivan, avec un retard de trois années. Bientôt, Franck pourrait souffler. Une escale à Atlanta et ensuite une dizaine d’heures de vol sur un long-courrier avec une arrivée prévue à Roissy-Charles-de-Gaulle le lendemain tôt dans la matinée. Paris puis un train pour Lorient. Un expresso serré à la terrasse d’un café français, sur le port de Lorient, l’attendait là-bas. Assis dans la salle d’embarquement, il consulta son agenda crypté. Il grimaça en voyant s’afficher « Enterrement ».
II
ELLE
Au-dessus de l’Atlantique
Rêver et oublier son rêve. Chercher dès le lever les reliefs d’un doux songe ou encore les débris du pire cauchemar. Plisser les paupières, presser ses neurones pour en extirper ne serait-ce qu’un infime souvenir, une misérable goutte sans saveur ou un délicieux nectar, Franck le faisait souvent. Vaines tentatives. Rien. Jamais il ne se souvenait de quoi que ce soit après une nuit de repos. Pourtant, il rêvait bien comme tout un chacun et cauchemardait probablement. Expiation inconsciente et oubli réel ? Songes peuplés de cadavres qui revenaient de parmi les morts et le hantaient dans son sommeil tout en restant profondément enfouis dans son subconscient ? Impossible à envisager. Un monstre dans tous ses états, éveillé tout autant qu’endormi, c’était ce qu’il était. Atteint d’une forme de conscience et d’inconscience. Après l’escale à Atlanta, Franck avait embarqué pour un vol transatlantique et s’était assoupi. Erreur. Son voisin, un passager nerveux, lui avait lancé au réveil :
— Vous avez dormi comme un bienheureux. Je vous envie, moi je n’ai pas pu fermer l’œil, les turbulences et la trouille. Horreur de prendre l’avion… Au fait, vous avez parlé d’elle en dormant.
Franck s’était senti obligé d’enfreindre la règle qu’il s’était fixée, celle du "no contact". Alors, il avait demandé à son voisin :
— Qui est « elle » ?
Son informateur haussa légèrement les épaules.
— Son prénom ? Vous parliez « d’elle » uniquement. J’ai une faim de loup, je compense mon manque de sommeil en me jetant sur la nourriture. L’hôtesse arrive avec les plateaux-repas. Moi, c’est Désiré, et vous ?
Mentir et s’en satisfaire.
— Moi aussi, je me prénomme Désiré, dit sèchement Franck en se levant de son siège, laissant la main tendue de son voisin en suspension dans l’air à près de quarante mille pieds au-dessus de la terre ferme.
Grotesque. Cinq secondes d’immobilité, une éternité et la main trouva curieusement le chemin de l’arrière du crâne, direction non préméditée, massage impromptu de la nuque pour ne pas perdre la face. Geste habilement improvisé, preuve néanmoins du désappointement du véritable Désiré. Mais il aurait été inconcevable pour Franck d’attraper cette poigne, de la serrer et ainsi d’accepter de se lier avec cet inconnu. D’ailleurs, cette rencontre fleurait le mauvais présage. Avait-il failli et réellement parlé dans son sommeil ?
Sa réflexion n’alla pas plus avant. Debout dans l’allée, il toisa le misérable resté assis. Embarrassé, son compagnon de voyage renifla, se contorsionna et sortit de sa poche un mouchoir rayé, bleu, blanc et rouge. Il se moucha bruyamment. Franck le dévisageait. Était-ce immoral de maculer de morve un carré de coton aux allures de drapeau français ? Franck jugea cette action irrévérencieuse et antipatriotique, alors qu’elle ne causait pourtant aucun tort à quiconque. Un non-sens puisque lui-même venait d’accomplir une faute lourdement immorale avec victime la soirée précédente. Si nul sentiment de culpabilité ne l’habitait, une fibre patriotique l’animait bel et bien. Dans le cercle excessivement fermé des tueurs à gages internationaux, on le surnommait le Marquis français
. Le passager qu’il toisait n’était qu’un gueux du petit peuple auquel la nationalité française aurait dû être retirée ou, mieux, auquel la vie aurait dû être ôtée sur le champ. Désiré Champion, tout penaud, fit une boule de son mouchoir tricolore, emprisonnant ainsi la morve en son sein puis la déposa sur la tablette qu’il venait de déplier. Franck eut un haut-le-cœur. Cet être insignifiant, dénué d’amour pour sa patrie et malpropre, espérait son plateau-repas, salivant déjà sur le poulet curry tout en malaxant le lobe de son oreille droite.
Non seulement le curry tachait, mais plus encore Franck en gardait un très mauvais souvenir. Dix-neuf ans déjà. La paume large comme un battoir s’était abattue sur sa nuque. Celle du Grand Paulo
. La respiration coupée, bouche ouverte, tête maintenue dans le plat de poulet au curry, Franck s’était vu mort. L’étreinte s’était relâchée avec la même fulgurance et la même brutalité que ne l’avait été l’attaque. Son visage bleui par l’asphyxie et maculé de sauce jaunâtre avait instantanément déclenché des rires gras, des cris gutturaux et des levers d’index. Tout le réfectoire de la prison de Ploemeur n’avait d’yeux que pour lui, le nouveau venu, le blanc-bec, le bizuth. Brusquement, Franck enfonça avec force son poing au creux de l’estomac du Grand Paulo, juste en dessous du sternum. Touchant le plexus solaire de son agresseur, un point vital, il lui bloqua instantanément la respiration. Pupilles dilatées, son regard les impressionna tous. Il semblait dénué d’émotions, restant parfaitement immobile alors que son offenseur suffoquait. En une fraction de seconde, la cible des quolibets montra son véritable visage, il était un caïd en puissance. Pour la première fois de sa vie, il s’était senti craint. Depuis, le curry déclenchait en lui une horreur viscérale, une colère rentrée et une curieuse sensation de toute-puissance.
Rien ne prédestinait Franck, diplômé d’une école d’architecture et fils de bonne famille, à devenir tueur à gages. Il avait suffi d’un déplorable accident et d’un passage par la case prison pour que son avenir bascule. Une année d’enfermement. Trois cent soixante-cinq jours pour en arriver à une assimilation parfaite des règles codifiées du milieu carcéral. Il en était ressorti libre avec le sentiment d’avoir été respecté par ses gardiens, accepté par les autres codétenus et même apprécié du Grand Paulo. En partageant sa cellule avec Paul Rollec, dit le Grand Paulo – un gaillard qui arborait de surprenants tatouages sur ses biceps et qui l’avait pris sous son aile –, il avait été repéré comme le gars ayant un fort potentiel pour intégrer le milieu du petit banditisme local dès sa liberté recouvrée. Une absence totale d’émotions. Une virginité peu commune de son casier judiciaire, du moins jusque-là. Blanche était la feuille sur laquelle son avenir professionnel s’apprêtait à s’écrire. La perspective d’une brillante carrière d’architecte s’était dissoute dans les limbes d’un pénitencier, les espoirs de son père s’étaient envolés. Son père n’avait été ni alcoolique ni violent. Sévère uniquement. Un excellent promoteur immobilier qui n’avait jamais ménagé sa peine. Il avait toujours couru sans jamais perdre de vue son objectif, le profit. Étudier simultanément la faisabilité de plusieurs projets, lever des fonds, raser, construire, répondre à la réglementation, suivre les chantiers et commercialiser en lots, il avait excellé en tout. Le décès de son épouse aurait pu perturber son plan de carrière, mais cela n’avait pas été le cas. Cet élégant veuf s’était raccroché à sa vie professionnelle avec la hargne du naufragé agrippé à une bouée. Son unique planche de salut pour ne pas sombrer, c’était « le développement de mon activité immobilière », disait-il. Pourtant, ce maudit veuvage l’avait contraint de prendre en main l’éducation de ses trois enfants. Il leur avait concédé ce qu’il avait pu, un peu de temps de-ci de-là, beaucoup d’argent par-ci par-là, et s’était vu bien mal récompensé. Au Monopoly de la vie, il était devenu un heureux propriétaire foncier alors que son fils avait pioché la carte fatidique « Allez à la case prison. » Aussi ce fut naturellement que ce passage en milieu carcéral avait marqué un point final aux relations père-fils. Aucun pardon, aucune explication. Tout juste une visite expéditive avant que son fils ne soit incarcéré. Pas d’échanges, uniquement une injonction : « Je te coupe les vivres, je ne veux plus jamais te revoir. »
Une légère turbulence et le verre de whisky posé sur la tablette de son voisin s’agita. Ce voyage était une plaie. Franck plissa les paupières, une réflexion ou, mieux, un diagnostic médical. Surpoids, mauvais cholestérol et cirrhose latente. Il estimait le contenu de l’estomac de Désiré, mélange de chair de poulet badigeonné au curry et baignant dans un alcool fort. Sur le bord du mouchoir des traces jaunes. Ce type avait dû gagner à la loterie, seule explication plausible pour attester un billet en classe affaires. De combien était la probabilité que ce type qui avait pris place dans le même avion que lui à Atlanta prenne place dans le même train que lui à destination de Lorient ? Chance quasi nulle ou malchance énorme. Et pourtant, il semblait que l’impossible allait se produire. À côté du verre de whisky, un feuillet arraché. Reste d’un calepin et liste manuscrite avec non seulement les horaires d’un vol Baltimore-Paris via Atlanta, mais encore ceux d’un TGV Roissy-Lorient. Ce franchouillard, ce rondouillard allait lui coller à la peau, tel un poisson-pilote.
Dix-neuf années qu’il n’avait pas revu son père, près de trois semaines que sa sœur lui avait appris la mort de celui-ci, par un laconique SMS avec la photo d’un article de presse joint. Surréaliste fairepart de décès que cette une d’un quotidien breton. À l’affiche, l’assassinat du promoteur, Michel Gaillard. Franck s’était abstenu d’une réponse du genre : « J’irai cracher sur sa tombe. » Sa sœur n’avait aucun humour. Il s’était contenté de : « Je serai présent pour la mise en bière. »
Franck relut l’accroche de l’article : « Lorient sous le choc. À soixante-neuf ans, le promoteur lorientais Michel Gaillard s’apprêtait enfin à lâcher les rênes de sa florissante entreprise à sa fille. Homme intègre et respecté, jamais aucune vilaine affaire n’avait entaché son business. Alors pourquoi l’assassiner ? Un mode opératoire qui fait froid dans le dos et laisse perplexe la police. Fil d’une enquête passionnante et glaçante… à suivre. »
Il sourit. Le journaliste avait vu juste, en employant l’adverbe enfin
marquant ainsi la fin d’une longue attente. Enfin, sa sœur allait s’asseoir derrière le bureau tant convoité, celui de leur père.
III
LE LOUP SOLITAIRE
Le 27 juin au petit matin – Aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle
Face au tapis roulant encore à l’arrêt, Franck attendait son bagage. En habitué des longs-courriers, il savait que de la soute au tapis, le périple de sa valise pouvait s’avérer long. Arrivé le premier dans le hall, il appréciait le calme avant la tempête. Bientôt, le tapis s’ébranlerait dans un bruit de cliquetis et arriveraient en masse les autres voyageurs. Dans quelques minutes, ils seraient là avec leurs incivilités et leurs cris, de joie parfois, d’énervement souvent, voire de désespoir. Franck détestait ce qui allait immuablement suivre. Toutes ces gesticulations et bousculades pour attraper au vol les valises rebelles qui se jouaient de leurs propriétaires, s’éloignant crânement d’eux, emportées dans la ronde du carrousel.
Le tueur à gages était un loup solitaire qui exécrait les meutes. Contraint de patienter, il lui fallait se protéger des futures agressions en créant une bulle salvatrice. En une fraction de seconde, cette attente obligée prit la forme d’un examen de conscience. Yeux fixes, il ne regardait pas le tapis, mais à l’intérieur de lui-même. Plongé en pleine introspection, il sut qui il était à cet instant précis. Il était l’homme aux multiples visages qui incarnait le mal. Mais comment en était-il arrivé là ?
Aussi loin que remontaient ses souvenirs, Franck n’avait jamais été une énigme pour Franck. Puisque tout était écrit, voire inscrit dans ses gènes. Dès son plus jeune âge, il avait analysé puis assumé la singularité de son comportement. S’il personnifiait le mal aujourd’hui, c’est parce que faire le mal lui avait toujours procuré une formidable jouissance. Comment avouer un délice réprimé par toute société civilisée, du moins en temps de paix ? Son unique choix, la dissimulation de ses penchants pervers. Seule sa mère avait mis à jour la véritable personnalité de son fils et lui avait dit : « J’aurais souhaité que tu ne viennes jamais au monde. » Mais sept mois après ce terrible aveu, la mort avait fauché, trop jeune, cette mère éclairée. Ce décès avait provoqué en lui une douleur mesurée. Affliction modérée et soulagement considérable. Par la suite, plus rien ni personne ne lui avait fait obstacle.
Prendre plaisir en arrachant les ailes d’une mouche encore en vie est peu avouable. Enfant, Franck pratiquait de tels actes en secret. Conscient du côté répréhensible de ses agissements, il se considérait néanmoins en droit de les commettre, puisque se jugeant être un prédateur extrêmement bien positionné dans la chaîne alimentaire. Inavouable tout autant l’était de mâchouiller les dizaines d’ailes de mouches après avoir accompli un véritable massacre. Un jour, sa sœur l’avait surpris en pleine dégustation. Yeux ronds d’une fillette de cinq ans et salive gluante d’un garçonnet de sept. Une déplorable confrontation. Par la suite, il avait appris à bien mieux dissimuler sa passion dévorante pour les ailes de mouche. À tout juste douze ans et peu après le décès de sa mère, il s’était essayé à des jeux tout aussi pervers sur des animaux de compagnie. Puis il avait jeté son dévolu sur des enfants de son entourage. Sa sœur n’en avait jamais rien su ni n’en avait fait les frais. Le préado excellait dans la maltraitance animale et humaine. Toujours sur des mâles. Une forme de superstition, s’en prendre à des chiens et pas à des chiennes, harceler des gamins et pas des gamines. D’ailleurs, Franck, devenu adulte et tueur à gages, perpétuait ce principe. Son credo, accepter des contrats pour assassiner uniquement des hommes.
À vingt et un ans, après le passage par la case prison, Franck était passé à la vitesse supérieure. Il