Tous artistes!: Les pratiques (ré)créatives du Web
Par Sophie Limare, Annick Girard et Anaïs Guilet
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Aperçu du livre
Tous artistes! - Sophie Limare
Introduction
Depuis l’arrivée de nouveaux outils de communication dans les années 1990, nous vivons dans une société hypermoderne marquée par l’excès, la flexibilité et la porosité des frontières spatiotemporelles; une société où «l’accent est mis non pas sur la rupture avec les fondements de la Modernité, mais sur l’exacerbation, sur la radicalisation de la Modernité» (Aubert, 2010: 14-15). Ce n’est pas la société du choix et de la réflexivité de l’individu moderne, mais celle de l’hyper-choix et de l’hyper-réflexivité. L’émergence des technologies offre ainsi la possibilité de se (dé)connecter ou de partager des contenus plus ou moins affiliés au domaine artistique et la distinction entre les univers de l’artiste et de l’amateur se complexifie inévitablement. «On assiste, depuis plusieurs décennies, à une forte croissance des activités amateurs, et les activités des fans occupent une place cruciale dans les pratiques de réception-réinvention de la culture» (Flichy, 2010: 19).
L’amateur désigne à la fois l’individu passionné: «celui qui aime», en même temps que le non-expert, le non-professionnel, voire le dilettante. Le terme, croient Guillaud (2011) et Broudoux (2007), est chargé de connotations ambivalentes, lesquelles sont sans doute à l’origine de sa prise en considération tardive par les chercheurs, notamment Lévy (1994), Odin (1999) et Weissberg (2001a) en France. L’amateur se caractérise par l’activité qu’il déploie en réponse à l’objet de sa passion, activité qui est de l’ordre du loisir. Depuis sa création, le Web est en grande partie nourri de productions amateurs: du féru d’informatique travaillant dans son garage aux bidouilleurs et pirates (hackers), la cyberculture s’est construite grâce à des acteurs enthousiastes. Sur le Web, «l’internaute se définit forcément comme un amateur: un passionné et un praticien plus tout à fait profane» (Allard, 1999: 23-24), si bien que la distinction entre professionnel et amateur y devient le plus souvent inopérante. L’internaute est en effet au cœur d’une pratique réticulaire qui implique «l’échange, le partage, la coopération, la collaboration, la réappropriation autour de créations toujours plus indépendantes de leur support […]» (Dall’Armellina, 2012). Une nouvelle génération d’amateurs se rejoint dans l’idée du «bricolage» numérique, du fan art et du partage d’images, de sons et de textes, devançant par là même les institutions culturelles qui peinent à suivre le rythme de cette révolution artistique sans précédent. Entre faire soi-même et faire ensemble, l’amateur impose ainsi, de par ses pratiques hybrides, une nouvelle conception de la créativité médiatisée et conduit les entreprises comme les législateurs à s’adapter à ce nouvel ordre (œuvres en usage partagé, logiciels libres, etc.).
À ce jour, les ouvrages consacrés à ces pratiques artistiques amateurs sont, pour la plupart d’entre eux, centrés sur une approche sociologique au détriment d’une prise en compte des enjeux créatifs inhérents à celles-ci. Sans aborder le sujet de façon binaire en séparant les domaines de l’artiste et de l’amateur, cet essai sondera leurs modalités d’hybridations visuelles, sonores et textuelles dans les espaces numériques. En analysant le contenu et la forme des productions amateurs, il essaiera de comprendre les conditions d’émergence ou non d’esthétiques propres aux nouvelles pratiques artistiques issues du Web 2.0, lequel est caractérisé à partir de 2004 «par la simplification de la mise en ligne des contenus et la capacité d’interaction avec les usagers» (Gunthert, 2015: 81).
Contrairement aux productions écrites et sonores qui se découvrent de manière temporelle, l’image fixe se donne à voir de manière immédiate et globale. La photographie numérique devient dès lors un médium de choix pour les amateurs désireux de partager des contenus rapidement assimilables sur les réseaux sociaux. L’amateur contemporain se positionne en maître de la conception et de la diffusion de ses propres images, car il s’est émancipé du bon vouloir d’un professionnel de la photographie argentique qui considérait ses modèles comme les figurants passifs et dociles d’un rituel institué. Au fil des années, l’appareil photographique a transité des mains du professionnel à celles du chef de famille avant de tomber dans celles des adolescents qui, selon Lachance (2013), se sont approprié ce médium avec inventivité et qui constituent aujourd’hui une nouvelle génération d’amateurs. Ce bouleversement sans précédent pour les amateurs va de pair avec une crise pour les professionnels de l’image qui ont longtemps résisté, voire ignoré la révolution de l’image connectée. «La résistance des professionnels a un effet inattendu: elle déplace le bouillonnement de l’innovation du secteur photographique vers celui de la téléphonie mobile qui devient peu à peu pionnier des nouvelles pratiques visuelles» (Gunthert, 2015: 52). Les productions amateurs envisagées ici sont effectivement presque toutes réalisées à l’aide d’un téléphone intelligent. L’analyse des pratiques visuelles amateurs se focalisera sur les multiples facettes de l’hybridation, inhérentes à la constitution de l’image numérique, avant d’observer différentes modalités d’interactions proposées aux amateurs, notamment dans le domaine de l’art urbain. Les amateurs ayant aujourd’hui investi les lieux d’exposition avec leur téléphone intelligent, l’incidence de leurs interventions sur l’accès aux œuvres muséales sera examinée à travers le filtre de l’image partagée.
L’écoute et la compréhension d’objets sonores diffusés en ligne par des amateurs s’attarderont elles aussi sur le renouvellement de pratiques dont les savants mixages, montages, compositions ou interprétations étaient réservés jusqu’à récemment aux professionnels du son. Étant donné que les nouvelles technologies facilitent la manipulation du son comme jamais auparavant, les chercheurs sont aujourd’hui confrontés à un «trivial» auquel une trop grande «intellectualisation» ne saurait rendre justice, mais qui mérite certainement une théorisation adaptée aux productions des amateurs issues de la culture participative définie par Jenkins (2016). Par ailleurs, «il n’est pas aisé de tracer une ligne claire entre l’amateur et le professionnel», comme l’affirme Pierre François (2003) qui situe au xixe siècle le début de la distinction toujours grandissante, surtout depuis 1970, entre musiciens professionnel et amateur, titres qu’il oppose pour montrer combien les approches comparatives basées sur ces paramètres déclassent l’amateur sans tenir compte de son rôle singulier puisqu’il recadre la notion de performance. L’amateur et ses bricolages se retrouvent donc en vedette sur le Web, et l’originalité de plusieurs pratiques mérite une écoute attentive qui permettra d’en apprécier la créativité et aidera à comprendre l’influence des pratiques, entre autres, sur le travail des professionnels. Nous verrons notamment que le travestissement sonore dont témoignent maintenant les nouvelles formes de lip sync *1, imitation aussi ludique que kitsch, confirme que le savoir-faire musical traditionnel n’est plus requis pour interpréter une œuvre, ce qui n’évacue pas l’exigence d’un certain savoir-faire. Nous remarquerons par ailleurs que ces pratiques offrent des performances qui déguisent le sonore ou le visuel pour parodier la modernité selon une esthétique de l’imitation. Également, nous examinerons comment l’art de la mosaïque envahit les pratiques amateurs en ligne de manière à privilégier la valeur du lien. Ainsi, l’association persistante du sonore et du visuel, héritée notamment des industries du cinéma, de la télévision et du disque, entraîne la diffusion sur le Web d’illustrations de la musique inédites ou jadis inaccessibles puisqu’elles restaient dans un cercle de partage restreint. En effet, les amateurs s’approprient des images connues (toiles de maîtres, images de films, photos célèbres) pour illustrer leur musique ou celle de compositeurs qu’ils vénèrent, ce qui transforme ces œuvres au fil de juxtapositions inédites. Ce recyclage constant de composantes visuelles ou sonores d’œuvres célèbres, cette pratique du collage, de la recontextualisation, de la composition en mosaïque, du mashup* en constante évolution attirent finalement l’attention sur un cultisme producteur d’hommages créatifs loin d’être sclérosants. En somme, la diversité des genres populaires sonores sur le Web, développés pour une diffusion mondiale quand elle évacue la composante linguistique, montre l’importance des pratiques amateurs, souvent ludiques et parfois thérapeutiques, au point où elles redéfinissent les contours d’esthétiques déjà explorées par les professionnels.
Entre renouvellement de pratiques antérieures et remise en cause des hiérarchies culturelles, les écrits amateurs sur le Web entérinent bien des interrogations qui seront esquissées dans les analyses des autres pratiques artistiques amateurs.
Depuis la Renaissance et l’émergence de sa figure classique, l’imaginaire collectif pare l’autorité littéraire d’une certaine noblesse, d’une grandeur tout hugolienne, que la légalisation de son statut puis sa professionnalisation au XIXe siècle n’auront que corroborées. Néanmoins, il faut rappeler que de l’Antiquité au Moyen-Âge, voire jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, «les auteurs n’ont ni statut ni fonction spécifique, rien en tout cas que leur confère leur qualité d’écrivains» (Diu et Parinet, 2013). Les auteurs sembleraient donc avoir longtemps été des amateurs avant d’être des professionnels, et force est de constater qu’aujourd’hui, face notamment à l’augmentation du nombre de publications, au fait que le nombre d’écrivains a triplé entre 1979 et 2013, une grande majorité des auteurs contemporains, même reconnus, ne vivent pas de leur plume. La question du statut amateur ou non de l’auteur littéraire se joue toute entière dans le miroir (aux alouettes?) de la reconnaissance, qui nous contraint à essayer de comprendre dans un mode tensionnel la popularité et l’institutionnalisation de leurs productions, sinon de leur être même. C’est que les formes d’écriture amateur contemporaines, en plus de multiplier les vues et les succès populaires sur le Web, sont de plus en plus fréquemment relayées par les institutions littéraires légitimantes hors du Net: qu’il s’agisse des éditeurs ou des prix littéraires, mais aussi – preuve en est – par les chercheurs en littérature. C’est d’ailleurs par leur reconnaissance académique, soit les fan studies * américaines, qu’ont d’abord été reconnues comme pratiques signifiantes les fan fictions *. Les pratiques de fan, qu’elles soient visuelles sonores ou textuelles, vont à l’encontre de la posture «passive» du lecteur. Elles permettent ainsi d’aborder la question de l’amateur à l’aune de sa dualité inhérente: entre production et réception, comme le pense Weissberg (2001a). Puis il s’agira de montrer comment les amateurs renouent grâce aux réseaux sociaux ou à des plateformes comme Wattpad avec la pratique du feuilleton, reprenant en même temps qu’ils déplacent les codes du genre. Chroniques sur Facebook ou roman sur Instagram, le Web favorise une publication fragmentée et de longue durée, qui témoigne de l’inventivité comme de la ténacité des écrivains amateurs. Si les publications à caractère littéraire, autobiographique ou fictionnel sont pléthore et semblent viser un lectorat restreint, voire de niche, il reste que beaucoup d’amateurs entretiennent le rêve d’accéder un jour à une certaine notoriété, et même à une reconnaissance littéraire. Mais ce rêve est également largement entretenu par les éditeurs Web ou papier, de même que par les nombreuses plateformes de publication de textes en ligne. Les retentissantes success stories littéraires comme Fifty Shades of Grey ne font alors qu’alimenter l’utopie, transformant le désir d’écriture, la créativité si caractéristiques des amateurs en mannes financières.
1. Les mots suivis d’un astérisque sont définis dans le glossaire à la fin du livre.
PREMIÈRE PARTIE
LES PRATIQUES
VISUELLES AMATEURS
Sophie Limare
En occultant toute velléité d’approche esthétique, Pierre Bourdieu a longtemps confiné les pratiques visuelles amateurs dans le seul registre des usages sociaux. La considération de ces médiums – la photographie en particulier – comme un art «moyen» permettant de conserver la trace de rituels tels que les mariages ou les fêtes familiales (1965) semble cependant révolue. Chacun peut maintenant créer et diffuser ses propres images, immédiatement et à tous, que celles-ci soient photographiques ou vidéographiques et la hiérarchie qui a longtemps régné entre images professionnelles et amateurs cède peu à peu la place à une hybridation créative. Tout en affirmant dans L’image partagée que «la culture du partage a développé sa propre esthétique» (2015: 105), André Gunthert observe que «les nouvelles pratiques visuelles ne peuvent être analysées seulement à travers la grille de l’esthétique» (2015: 149). Son essai traite des relations entre images numériques amateurs et professionnelles d’un point de vue sociologique, en privilégiant notamment l’observation de leurs modalités de diffusion. L’ouvrage codirigé en 2014 par Laurence Allard, Laurent Creton et Roger Odin et intitulé Téléphonie mobile et création traite de la même question. Quant à Jean-Paul Fourmentraux (2011), il a choisi d’aborder les œuvres hybrides de l’art numérique sous l’angle des relations entre art et science. Dans le domaine iconique, la recherche actuelle se focalise principalement sur la dimension interactionnelle et le partage de l’image associée à la technologie. Si l’interaction reste inhérente à ces images numériques, leur dimension esthétique et l’impact de ce nouveau contexte de production sur celle-ci sont également incontournables. D’un point de vue complémentaire à celui de ces chercheurs, cette approche des pratiques visuelles a pour ambition d’analyser un corpus de productions artistiques amateurs sur Internet afin de tenter de cerner, au regard de l’histoire de l’art, l’émergence d’une esthétique propre aux images partagées.
Est-il seulement possible d’aborder ces images amateurs au