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La guerre au musée: Gdańsk et le combat pour l'histoire et l'avenir européen de la Pologne
La guerre au musée: Gdańsk et le combat pour l'histoire et l'avenir européen de la Pologne
La guerre au musée: Gdańsk et le combat pour l'histoire et l'avenir européen de la Pologne
Livre électronique424 pages5 heures

La guerre au musée: Gdańsk et le combat pour l'histoire et l'avenir européen de la Pologne

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À propos de ce livre électronique

Le Musée de la Seconde Guerre mondiale de Gdańsk incarne l’un des conflits les plus importants et dramatiques ayant ébranlé la culture européenne de la mémoire et de l’histoire publique au cours des dernières décennies. Le musée est devenu l’ennemi suprême de la droite nationaliste, accusé de « cosmopolitisme », de «pseudo-universalisme », de «pacifisme » et de « servir les intérêts étrangers ».

À PROPOS DE L'AUTEUR

Paweł Machcewicz est historien, fondateur et directeur du Musée de la Seconde Guerre mondiale de Gdańsk.

LangueFrançais
Date de sortie29 oct. 2021
ISBN9782800417738
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    Aperçu du livre

    La guerre au musée - Paweł Machcewicz

    Préface

    Contrairement aux opinions reçues qui le placent exclusivement du côté de la culture, tout musée est aussi, parfois même avant tout, une institution éminemment politique. À double titre : en tant que porteur de l’identité du groupe au sein duquel il a vu le jour, que ce soit une nation, une minorité, une collectivité territoriale, une confession ou une association ; en tant qu’instrument utilisé le plus souvent par le pouvoir pour imposer aux citoyens une vision du passé censée légitimer le projet d’avenir qu’il entend réaliser. C’est vrai non seulement des régimes totalitaires et autoritaires qui mettent les musées explicitement au service de leur propagande, c’est vrai aussi des démocraties qui instrumentalisent politiquement les musées d’une façon plus discrète – souvent si discrète qu’elle est difficile à percevoir. Et cela concerne tous les types de musées, même les musées d’art dont on sait qu’en furent expurgées, sous le Troisième Reich, les œuvres qui représentaient ce que les nazis qualifiaient d’« art dégénéré » et, en Union soviétique, celles que les bolcheviques tenaient pour les produits de la « décadence bourgeoise », pour ne montrer que l’art conforme aux valeurs du régime en place. Et qui, dans les démocraties, illustrent le pluralisme qui en est constitutif et l’inculquent à leurs visiteurs en montrant la diversité des courants artistiques.

    Mais cela concerne au premier chef les musées d’histoire, qu’il s’agisse des musées dynastiques ou militaires ou les musées des villes, des régions, des événements, des personnalités, des mouvements sociaux, des institutions. Plus que les autres, ils sont les produits d’une intention politique et vivent au rythme des péripéties de la vie politique dont parfois ils meurent. Qu’il suffise de rappeler la brève existence du Musée des souverains ouvert en 1853 au Louvre, musée bonapartiste démantelé immédiatement après l’effondrement du Second Empire, ou celle du Musée des Hohenzollern ouvert en 1877 et disparu après la Seconde Guerre mondiale. Les ont rejoints dans le néant les innombrables musées de la révolution d’Octobre, de Lénine, de Staline et d’autres héros bolcheviques dont presque aucun n’a survécu à la chute de l’URSS, cependant que changeaient les noms et les contenus de leurs répliques locales dans les pays soumis à sa domination.

    La Seconde Guerre mondiale est entrée au musée dès avant la fin des hostilités, avec la transformation des camps de concentration en musées ou en mémoriaux, à l’initiative des anciens prisonniers ; cela a commencé en Pologne en 1944. Elle y est aussi entrée avec les Musées de la Résistance (ou de la Résistance et de la Déportation), nombreux en France et présents aussi en Italie. Et avec les Musées juifs dont certains sont focalisés sur l’extermination, tandis que d’autres lui affectent une large place. Mais les tentatives sont beaucoup plus rares et plus tardives de montrer au musée la Seconde Guerre mondiale dans l’intégralité de son déroulement temporel et la diversité de ses ramifications. Elle l’a été pour la première fois, à ce qu’il semble, dans la perspective soviétique, en 1974, au Musée de la Grande Guerre patriotique des années 1941-1945 ← 7 | 8 → de Kiev, devenu depuis Musée national d’histoire de l’Ukraine pendant la Seconde Guerre mondiale. Il a été suivi à vingt ans de distance par le Musée de la Grande Guerre patriotique 1941-1945 de Moscou. En Occident, le Mémorial de Caen inauguré en 1988 est l’un des musées, peu nombreux, semble-t-il, consacrés exclusivement à la Seconde Guerre mondiale, par ailleurs exposée largement au Deutsches Historisches Museum de Berlin, comme dans tous les grands musées militaires tels l’Imperial War Museum de Londres et le Musée de l’armée à Paris.

    D’une façon plus frappante peut-être que dans d’autres pays, la Pologne illustre la nature politique des musées en général et des musées d’histoire et tout spécialement des musées en rapport avec la Seconde Guerre mondiale en particulier. Cela résulte de son histoire au XXe siècle. D’abord prise en étau entre l’Allemagne et l’URSS, deux pays qui, après avoir refusé le Traité de Versailles et par conséquent l’indépendance de la Pologne et ses frontières, les ont reconnues sans conviction, en attendant le moment de pouvoir les remettre en question, elle s’est trouvée, à l’issue de la guerre, soumise à la domination soviétique qui a installé au pouvoir, à partir de 1944 et jusqu’à 1989, le Parti communiste sous le nom de Parti ouvrier polonais (à partir de 1948, Parti ouvrier unifié polonais ou POUP). Le POUP attachait aux musées en rapport avec la Seconde Guerre mondiale une importance dont atteste leur nombre relativement élevé. Au début des années 1980, il y en avait une bonne trentaine, camps de concentration et anciens locaux de la Gestapo transformés en mémoriaux, musées des partisans d’obédience communiste, des unités de l’armée polonaise formée en URSS par les communistes et des batailles qu’elle avait gagnées ; un seul commémorait une bataille de septembre 1939. Ils se caractérisaient, pour les uns, par une approche martyrologique que certains revendiquaient dans leurs appellations, ajoutant parfois au mot « martyrologie » le mot « lutte », pour les autres, par une insistance sur l’héroïsme. Dispersés sur le territoire, ces musées avaient une portée locale, à l’exception de certains camps de concentration muséifiés, avec Auschwitz en tête. Aucun n’avait essayé de montrer la Seconde Guerre mondiale comme une séquence de faits étalés sur six ans et sur la surface du globe, avec leurs antécédents et leurs conséquences après la fin des combats.

    Tant que la Pologne était gouvernée par le POUP, cela n’était simplement pas possible car l’histoire de la Seconde Guerre mondiale avait, quoi qu’on fît, une signification anticommuniste et antisoviétique, comme d’ailleurs l’histoire entière de la Pologne après la reconquête de l’indépendance en 1918. On pouvait donc en choisir certains épisodes qui se prêtaient à être exploités par la propagande du régime, mais on ne pouvait pas la présenter d’un bout à l’autre sans être obligé de mentir soit par omission, soit en allant carrément à l’encontre de faits avérés et connus, pour certains d’une grande partie de la population. Sur la liste de ces faits interdits de mention par la censure figuraient la coopération militaire entre l’Allemagne de Weimar et l’URSS qui permit à celle-là d’entraîner la Wehrmacht sur le territoire de celle-ci ; le pacte Ribbentrop-Molotov (en fait : Hitler-Staline) avec ses clauses secrètes qui prévoyaient notamment le partage de la Pologne entre les deux pays signataires ; le massacre à Katyn et dans d’autres lieux de détention de plus de vingt mille officiers polonais, prisonniers de guerre, par la police politique soviétique, en 1940 ; la déportation en Sibérie et au Kazakhstan à partir du territoire polonais occupé par l’URSS de plus de ← 8 | 9 → trois cent mille civils au minimum, avec un taux de mortalité très élevé, en 1940-1941 ; l’activité multiforme de l’Armée de l’intérieur (Armia Krajowa), la résistance non communiste, en tant que bras armé de l’État clandestin polonais pendant l’occupation allemande ; le comportement de la population polonaise face à l’extermination des Juifs par les nazis ; la formation en URSS, en 1944, du Comité polonais de libération nationale, premier gouvernement communiste, dont le manifeste fut écrit à Moscou ; l’arrêt de l’offensive de l’Armée rouge sur la ligne de la Vistule à l’été 1944, ce qui permit aux Allemands d’écraser l’insurrection de Varsovie et de détruire la ville ; les exactions de l’Armée rouge pendant sa traversée du territoire polonais ; la lutte contre l’Armée de l’intérieur dont les membres furent nombreux à être emprisonnés et déportés dans les camps soviétiques ou à subir des répressions des services de sécurité polonais ; le démantèlement suivi de l’envoi en URSS de l’équipement industriel des territoires allemands attribués à la Pologne. Cette liste n’est pas exhaustive.

    Qu’ils aient été éliminés par la censure du discours public ne signifie nullement que ces faits ont été oubliés. Ils étaient présents dans la mémoire des gens actifs pendant la guerre et de leurs proches transmise à leurs descendants. En parlaient par ailleurs les travaux publiés dans l’émigration et introduits au pays légalement à l’usage des officiels et par contrebande, et de ce fait accessibles à un cercle non négligeable de lecteurs. À partir du milieu des années 1970, les publications hors censure produites clandestinement par la dissidence, devenue l’opposition démocratique à partir des années 1980, en parlaient également.

    Reste qu’un musée de la Seconde Guerre mondiale n’avait aucune chance d’être créé dans la République populaire de Pologne – depuis 1952, nom officiel du pays gouverné par le POUP. Et dans la République de Pologne d’après 1989, il a dû attendre longtemps pour d’autres raisons. Il a fallu au préalable ouvrir les archives, laisser accéder à l’existence publique les mémoires jusqu’alors gardées exclusivement par les intéressés et par leurs familles, lancer des recherches afin d’identifier les lacunes et les falsifications de l’histoire de la guerre et plus largement de la Pologne au XXe siècle, pour les combler ou les rectifier, selon les cas, publier des documents et des travaux relatifs à cette époque. Tout cela était inséparable des discussions savantes concernant l’établissement des faits et l’élimination concomitante des fictions qui se faisaient passer pour vraies mais ne survivaient pas à la critique, et concernant aussi la validité des jugements dont faisaient l’objet certains épisodes et certains personnages particulièrement controversés.

    Tout cela était inséparable en outre d’une guerre des mémoires commencée bien avant, quand les communistes victorieux s’efforcèrent d’imposer la leur à la nation tout entière au prix de distorsions et de falsifications. En fait, ils ne pouvaient même pas imposer leur mémoire car celle-ci était inacceptable pour leur surveillant soviétique ; elle comportait, en effet, le souvenir de la liquidation des cadres du Parti communiste polonais dans l’URSS des années 1930 et de plusieurs événements tout aussi inavouables évoqués plus haut. Ce que les communistes polonais une fois installés au pouvoir s’efforcèrent d’imposer aux Polonais, c’était donc leur mémoire revue, censurée et corrigée par les Soviétiques au point d’être difficile à accepter pour certains communistes polonais eux-mêmes. C’est cette mémoire tronquée et falsifiée qui, au temps de la République populaire de Pologne, refoula dans la sphère privée, ← 9 | 10 → voire dans la clandestinité, la mémoire des vaincus, de tous ceux qui n’appartenaient pas au camp des communistes et de leurs compagnons de route et qui étaient, inutile d’y insister, la grande majorité.

    Avec la transition démocratique qui envoya à leur tour les communistes dans le camp des vaincus, la guerre des mémoires poursuivie dans l’ombre depuis 1945 sortit en plein jour. Elle portait cette fois non seulement sur l’entre-deux-guerres et la Seconde Guerre mondiale, mais aussi sur les quarante-cinq ans de la « Pologne populaire » présents dans la mémoire de tous ceux qui les avaient vécus et dont un grand nombre restaient encore en activité. Cette dernière était extrêmement diversifiée et complexe. Diversifiée selon les périodes en lesquelles se divisent ces quatre décennies, et en outre selon les générations, les catégories sociales, les régions. Complexe car elle gardait les souvenirs des privations et des répressions mais aussi des promotions sociales et culturelles, de l’amélioration des conditions d’existence, de la vie quotidienne avec ses misères et ses joies.

    Fidèles à leur orientation générale, les libéraux portés au pouvoir en 1989 n’entendaient ni censurer cette mémoire ni l’encadrer ou la corriger ; ils laissaient aux historiens le soin de séparer les faits des fictions et d’élaborer une histoire de la Pologne après 1918 susceptible de pacifier autant que faire se peut la guerre des mémoires dont cette période faisait l’objet. L’option des nationalistes autoritaires (un pléonasme !) était strictement opposée. Ils voulaient intensifier cette guerre pour refouler et à terme éliminer non seulement la mémoire communiste, mais aussi celle de la « Pologne populaire » ; ne devaient en être sauvés que les souvenirs des forces anticommunistes, de leur combat contre le régime et des répressions dont elles furent les victimes. Dans le monde manichéen des nationalistes, il n’y avait aucune place pour les compromis. Ceux qui les avaient préconisés ou qui, pire, avaient négocié avec le pouvoir communiste étaient des traîtres qu’il fallait condamner encore plus résolument que les communistes eux-mêmes. C’est l’affrontement entre les nationalistes et les libéraux autour de la mémoire du XXe siècle polonais qui a déterminé le contexte des vicissitudes du Musée de la Seconde Guerre mondiale décrites en détail dans ce livre.

    Le résumer ici serait superflu, mais quelques remarques complémentaires peuvent être utiles. Rappelons, pour commencer, que le camp nationaliste dominé depuis 2001 par le parti Droit et Justice des jumeaux Lech et Jarosław Kaczyński ne manifestait pas le moindre intérêt pour un musée de la Seconde Guerre mondiale. Quand Lech Kaczyński fut élu maire de la capitale (2002), c’est le Musée de l’insurrection de Varsovie qui devint sa priorité. Réitérées depuis presque un demi-siècle après avoir été contrariées par le pouvoir du POUP, les tentatives de le créer étaient restées jusque-là sans effet. Lech Kaczyński, après son élection, prit l’engagement de le faire ouvrir pour le soixantième anniversaire de l’insurrection, et il tint parole. C’était un incontestable succès qui lui ouvrit le chemin de la présidence de la République à laquelle il fut élu en 2005. Dans la foulée, son parti arrivait au gouvernement et son frère, après quelques mois d’hésitation, devenait Premier ministre. Le musée présentait l’insurrection en utilisant les techniques et la scénographie de pointe de manière à les mettre au service d’une exaltation du sacrifice et de l’héroïsme et d’une occultation du coût humain et matériel de l’insurrection : 200 000 morts et la destruction à 80 % de Varsovie, de son tissu urbain et des trésors culturels qui s’y trouvaient à l’époque. Un événement ← 10 | 11 → qui divisait profondément l’opinion polonaise, en suscitant une controverse toujours vivace et loin de s’éteindre, fut ainsi glorifié sans réserve et érigé en acte fondateur de la lutte contre le communisme – bien que l’insurrection fût dirigée contre l’occupant allemand – dont Droit et Justice prétend être le seul héritier légitime.

    Le camp libéral dominé depuis 2001 par le parti Plateforme civique avec en tête Donald Tusk n’était pas plus intéressé par un musée de la Seconde Guerre mondiale que ses adversaires nationalistes. L’initiative de le créer vint de l’extérieur du monde politique. L’idée fut lancée par l’auteur de ce livre, Paweł Machcewicz, historien, enseignant et chercheur, spécialiste de l’histoire du XXe siècle, surtout celle de la Pologne pendant et après la guerre. Mais si les libéraux n’avaient pas spontanément pensé à un tel musée, Donald Tusk, à l’époque Premier ministre, en comprit rapidement l’importance, aidé en cela par son conseiller, Wojciech Duda. Tous les deux sont historiens de formation et tous les deux, nés et formés à Gdansk, restent très attachés à leur ville à laquelle ils ont consacré précédemment une série d’albums photo devenue un événement éditorial. Gdansk, où furent tirées les premières salves de la Seconde Guerre mondiale, fournissait une localisation parfaite à un musée qui devait lui être consacré. Il est incontestable qu’à côté de cet argument pour l’y installer, c’est le patriotisme local de Tusk et la possibilité d’offrir à sa ville un musée de portée nationale, si ce n’est européenne, qui fit pencher la balance.

    Le Musée de la Seconde Guerre mondiale fut donc localisé à Gdansk et d’emblée, avant même d’être sorti de terre, il fut tenu par Jarosław Kaczyński pour un acte d’agression, pour une tentative d’éclipser le Musée de l’insurrection de Varsovie. Un musée des libéraux face à un musée des nationalistes qui refusent le patriotisme à quiconque n’est pas des leurs. Un musée de la guerre dans son intégralité face à un musée qui n’en montrait qu’un épisode, certes très important pour la mémoire nationale, mais limité à Varsovie. Un musée de cette capitale bis de la Pologne qu’est devenu Gdansk depuis la naissance de Solidarność face à un musée de la capitale. Un musée d’histoire fait par des historiens qui prétendaient respecter toutes les exigences de la discipline face à un musée de la mémoire, d’une certaine mémoire, programmé par les gens pour qui les critères à respecter étaient principalement politiques. Un musée qui visait à la réconciliation des ennemis d’hier, ce que traduisait la présence dans le Conseil de programmation d’un Allemand et d’un Russe – aux côtés d’un Israélien, d’un Anglais et d’un Français, plus tard aussi d’un Américain –, face à un musée où les ennemis d’hier représentaient les ennemis de toujours. En un mot : un corps étranger. La guerre des mémoires devint une guerre des musées.

    Plus exactement : une guerre de Droit et Justice et de son chef, Jarosław Kaczyński, contre le Musée de la Seconde Guerre mondiale et contre l’exposition conçue par l’excellente équipe d’historiens réunis par Paweł Machcewicz et mise en scénographie par la firme belge Tempora. Guerre qui est entrée dans sa phase ultime après la victoire électorale de ce parti en 2015. Elle est décrite en détail dans ce livre, qui est non seulement un témoignage de premier ordre sur la dénaturation de ce musée par le nouveau pouvoir, mais aussi une contribution pionnière à l’histoire des musées au XXIe siècle, à l’âge des nationalismes dans leur version populiste. Il n’est pas exclu que dans d’autres pays où les partis populistes sont déjà arrivés ou risquent d’arriver au ← 11 | 12 → pouvoir, les musées d’histoire consacrés au XXe siècle auront à vivre des mésaventures similaires. À ce titre, le livre de Paweł Machcewicz est aussi une leçon de résistance.

    Krzysztof Pomian

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    « Paweł est un homme mort »

    « Paweł est un homme mort. » Voilà le message que délivra à l’un de mes plus proches collaborateurs du Musée de la Seconde Guerre mondiale un ami commun, historien proche du parti au pouvoir, dix jours après l’entrée en fonction du gouvernement de Droit et Justice en novembre 2015. C’était probablement ce que lui avaient affirmé les poids lourds du parti avec lesquels il entretenait des contacts étroits. Il ajouta qu’il avait vu la liste des personnes qui devaient être licenciées du musée et que nous n’avions pas la moindre chance d’y échapper.

    Les mois suivants devaient abonder en paroles et en actes tout aussi brutaux, formulés à mon encontre ou à celle du musée que je m’étais employé à créer. Ce n’était pas particulièrement surprenant, puisque les accusations de Droit et Justice et des milieux qui le soutenaient nous accompagnaient depuis nos débuts. Jarosław Kaczyński, le président du parti, nous reprochait l’absence de « point de vue polonais » et, dès 2008, affirmait même que le Musée de la Seconde Guerre mondiale était un instrument de « désintégration de la Nation polonaise ». D’autres écrivaient que nous exécutions les consignes de Bruxelles et de Berlin.

    Et pourtant, pas un instant je n’imaginais la gamme des moyens que le gouvernement de mon propre pays allait déployer contre le plus grand musée historique jamais créé en Pologne, affichant sa volonté d’empêcher son ouverture au public et de réviser son parcours d’exposition. Je m’attendais à être démis de mes fonctions, mais pas que pour ce faire, le ministère de la Culture imaginerait un musée fictif, n’existant que sur le papier, qu’il exploiterait comme l’instrument de l’anéantissement du Musée de la Seconde Guerre mondiale. Pour moi, ces histoires n’existent que dans l’univers des fables grotesques et des pièces de théâtre de Sławomir Mrożek¹. Je ne pouvais anticiper que le musée serait bientôt au centre de l’une des plus grandes affaires publiques de Pologne, deviendrait le symbole de la défense de l’autonomie de l’histoire et de la culture vis-à-vis du monde politique.

    Cette histoire, comme peu d’autres dans notre pays au cours des dernières années, ne s’est pas déroulée selon les vœux de Jarosław Kaczyński. Nous n’avons pas été balayés, comme cela aurait dû être le cas, par le rouleau compresseur du gouvernement et du parti. Nous sommes entrés en résistance, nous avons pris la défense de l’exposition et tâché de mener le musée à son ouverture au public. Pour recourir à des références martiales, ce fut un Stalingrad, et non la Blitzkrieg (« guerre éclair ») attendue par le gouvernement. Deux choses nous aidèrent dans cette affaire : la ← 13 | 14 → mobilisation de l’opinion publique et la suspension pour quelques mois de la liquidation formelle du musée par des cours de justice suite aux recours devant les tribunaux que le représentant des droits des citoyens, l’ombudsman, et moi-même avions déposés. Le ministre de la Culture fit appel, de sorte qu’une nouvelle décision pouvait tomber à tout moment et mettre fin à notre activité. Une course contre la montre s’engagea alors pour confronter le pouvoir à des faits accomplis. Il fallait achever le bâtiment, commencer le montage de l’exposition afin d’en compliquer toute modification ultérieure. Cet effort s’accomplissait sous une pression énorme, dans un climat de siège et de paralysie de notre travail dû à l’entreprise de sape du ministre de la Culture et de l’entièreté de son appareil administratif. J’étais devenu un ennemi public du pouvoir et les élus et propagandistes du parti aux commandes du pays commencèrent à s’offusquer de mon « absence de sensibilité nationale », de mon « cosmopolitisme », de ma conduite d’une « politique historique allemande ». En tant qu’historien, ces insinuations me rappelaient avec une acuité croissante l’époque de la Pologne communiste, et plus particulièrement celle de mars 1968 et de la campagne « antisioniste » menée par des personnes qui n’avaient à la bouche que le souci de la « bonne réputation » de la Pologne. Conformément à ces modèles autoritaires éprouvés, on essaya de faire de moi le responsable de prétendues « irrégularités » et autres abus lors de la construction du bâtiment du musée. L’administration du ministère de la Culture s’attela à rechercher des « dossiers compromettants » qui pouvaient être exploités pour nous nuire. Malgré les moyens mobilisés, rien n’y fit.

    Pour de nombreuses personnes, notre lutte en faveur du musée était source d’espoir, l’espoir de voir des valeurs défendues efficacement et que la force n’est pas toujours gagnante. Au cours de ces quelques mois d’activité dans un état de tension extrême, je ne croyais pas en la victoire, c’est-à-dire en l’ouverture du musée au public. Mais j’estimais que je ne pouvais pas me résigner et qu’il était de mon devoir d’aller jusqu’au bout. Je n’imaginais pourtant pas que je verrais le jour, en mars 2017, où le musée, achevé, serait ouvert au public ni que je guiderais à travers l’exposition notre première visiteuse, Joanna Muszkowska-Penson, 96 ans, agente de liaison de l’Union de la lutte armée, emprisonnée à Pawiak et à Ravensbrück, activiste, dans les années 1980, du syndicat clandestin Solidarność. Elle était pour moi un symbole, un élément majeur de l’histoire polonaise. Contrairement à ce que tous les mensonges qui ont été colportés publiquement au sujet du musée ont tenté de faire croire, c’est précisément l’histoire de ces personnes qu’il raconte.

    Ce bref instant de triomphe fut suivi d’un revirement complet de situation, qui ne resterait pas le seul au cours de cette année particulièrement chargée en rebondissements et éprouvante sur le plan émotionnel. Deux semaines après son ouverture, en avril 2017, le Musée de la Seconde Guerre mondiale fut définitivement intégré au Musée Westerplatte. La Cour administrative suprême avait refusé de prendre position en arguant que cela ne relevait pas de la compétence de son tribunal, ce qui permit au ministre de la Culture de parvenir à ses fins. C’est ainsi que l’opération de « fusion des musées », lancée un vendredi soir un an plus tôt, s’acheva. Notre musée était formellement liquidé, rayé des registres. Personne ne devait même se donner la peine de me licencier puisque l’institution dont j’avais été le directeur avait tout simplement cessé d’exister. Le ministre de la Culture avait conçu un nouveau musée à sa place, ← 14 | 15 → du même nom, au sein duquel devaient travailler ses équipes avec pour première tâche de modifier l’exposition que nous avions montée. On ne pouvait pourtant rayer d’un trait de plume ce que nous avions accompli. L’exposition avait déjà été vue par plusieurs centaines de milliers de personnes en quelques mois, le musée ne pouvait être fermé. Désormais, toutes les modifications exigées du gouvernement devaient y être introduites « à rideaux ouverts », sous les yeux du public.

    Cette histoire mérite d’être racontée depuis le début. Nous devons montrer comment nous avons créé le Musée de la Seconde Guerre mondiale, comment nous avons conçu son exposition, comment nous sommes parvenus à porter ce projet jusqu’à son ouverture malgré nos dirigeants. Il est possible que le musée ne retrouvera jamais sa forme originale ; ce livre sera alors l’un des témoignages sur ce qu’il fut et aurait dû rester. ← 15 | 16 →


    1Sławomir Mrożek (1930-2013), dessinateur satirique, écrivain et dramaturge (note de l’éditeur).

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    Partie I

    Les débuts

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    Au commencement était un article…

    Tout a commencé avec un article publié dans la Gazeta Wyborcza¹ en novembre 2007². J’y évoquais la façon dont les controverses historiques germano-polonaises avaient regagné en intensité au cours des dernières années. Celles-ci gravitaient autour de l’évaluation qu’il convenait de faire des expulsions des Allemands dans l’immédiat après-guerre. En Pologne, l’activité d’Erika Steinbach et de la Fédération des expulsés faisait l’objet de vives critiques, de même qu’un phénomène plus vaste, perçu du point de vue polonais comme la fixation d’une part croissante de l’opinion publique allemande sur les souffrances des Allemands pendant et juste après la guerre : les fuites devant l’Armée rouge (avec, entre autres histoires, celle du navire Wilhelm Gustloff³, ne serait-ce que parce qu’elle est rappelée dans le roman En crabe de Günter Grass ou dans le téléfilm retentissant de la ZDF), les bombardements alliés ou les « expulsions » d’après-guerre. Il existait une vraie crainte que cela mène à une révision de l’image de la Seconde Guerre mondiale qui consisterait à exposer les souffrances des Allemands sans en mentionner les torts. Les « expulsions » d’après-guerre, auxquelles serait consacrée une nouvelle institution muséale à Berlin, promue par la Fédération des expulsés, soulevaient la plus grande indignation. Il régnait à ce sujet en Pologne un consensus très large, englobant tous les partis et tous les milieux, chose exceptionnelle dans un pays de plus en plus polarisé aussi bien politiquement qu’idéologiquement. J’écrivais ainsi dans cet article :

    La majorité des voix du côté polonais questionnaient depuis des années la légitimité de l’isolation des déportations forcées comme l’un des problèmes les plus importants de l’histoire du XXesiècle européen. À procéder ainsi, les déportations se trouveraient détachées du contexte de la Seconde Guerre mondiale, de l’agression et des crimes allemands sans lesquels ces déportations n’auraient jamais eu lieu. Car il est bon de se souvenir qu’aux yeux de nombreux historiens et médias allemands, même très distants de Steinbach, les expulsions des Allemands s’inscrivent dans une série de purges ethniques et d’expulsions forcées qui commencèrent en Europe après les guerres balkaniques des années 1912-1913, et dont la forme contemporaine fut les viols et les expulsions auxquels on a assisté lors de l’éclatement de la Yougoslavie. Dans cette perspective, le ← 19 | 20 → mal principal est l’État national qui procède à l’élimination des minorités et le dénominateur commun du jugement et de la condamnation de ces actes – les droits de l’homme dans leur acception contemporaine. Selon cette logique, les Polonais, en expulsant les Allemands, poursuivaient leurs aspirations de création d’un État national homogène, pareillement aux Serbes commettant des crimes contre les Bosniaques ou les Albanais. […] Cette perspective déforme l’image réelle de l’histoire, mais pas seulement. Elle relativise – pas directement, mais au travers de l’optique adoptée pour envisager le XXe siècle – la singularité de l’expérience de la Seconde Guerre mondiale comme des totalitarismes, de leur extrême nocivité comme des crimes commis par eux, ne se laissant intégrer logiquement à aucune autre chaîne d’événements dont pourraient faire partie les guerres balkaniques, l’éclatement de la Yougoslavie ou l’État-nation et son oppression des minorités, interprétée dans son sens critique le plus large.

    Dans cet article, je proposais que la Pologne ne s’arrête pas à quelques protestations creuses qui, de toute façon, n’empêcheraient pas la création prévue à Berlin du centre muséo-éducatif consacré aux « expulsions ». Je faisais valoir que la meilleure solution serait de présenter notre propre narration se concentrant sur la Seconde Guerre mondiale et ses conséquences. Les controverses internationales qui avaient regagné en intensité au cours des dernières années (entre la Pologne et l’Allemagne, la Pologne et la Russie) quant à l’interprétation des événements de 1939-1945 et de leurs conséquences avaient montré avec force que c’était la Seconde Guerre mondiale qui demeurait l’expérience centrale pour les nations européennes, celle sans laquelle il était impossible de comprendre les décennies suivantes et probablement aussi notre présent. La meilleure solution serait – comme je m’efforçais de le démontrer dans ce texte – de créer en Pologne un Musée de la Seconde Guerre mondiale qui donnerait à voir à l’Europe et au monde l’entièreté de l’expérience de la Seconde Guerre mondiale, avec une attention particulière pour le sort de la Pologne et des autres pays d’Europe centre-orientale, de façon générale assez mal connu dans la partie occidentale du continent comme aux États-Unis. Cela aurait naturellement une incidence bien plus large que celle d’une simple intervention dans

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