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Les Fruits de la solitude: Quatre saisons à Port-Royal
Les Fruits de la solitude: Quatre saisons à Port-Royal
Les Fruits de la solitude: Quatre saisons à Port-Royal
Livre électronique233 pages3 heures

Les Fruits de la solitude: Quatre saisons à Port-Royal

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À propos de ce livre électronique

En cette année 1655, Robert Arnauld d’Andilly cultive des pêches pour la table royale et enseigne la poésie latine aux élèves des Petites Écoles, dont fait partie le poète Jean Racine. Sa fille Élisabeth, promise à la vie religieuse par les ultimes volontés de sa mère, lui donne du souci en refusant de suivre un destin tout tracé.
Patriarche de la famille Arnauld bien connue à l’époque, familier de princes, ancien courtisan ayant fréquenté les salons libertins, Robert Arnauld d’Andilly s’est retiré à Port-Royal parmi les « Solitaires » pour mieux mourir au monde. La grande abbaye cistercienne, sur laquelle plane l’ombre de saint Augustin et de Jansenius, sera pour lui le cadre d’une vie champêtre, où il pourra donner libre cours à sa passion des jardins tout en s’adonnant à l’écriture et à la méditation. Malheureusement, la haine des jésuites à l’encontre des jansénistes vient troubler la paix du lieu : son rayonnement intellectuel fait de l’ombre au Roi Soleil.
Malgré son vœu de solitude, Robert d’Andilly reçoit de nombreuses visites dans sa tour d’ivoire. On verra ainsi défiler une série de visiteurs : Blaise Pascal, familier et défenseur de Port-Royal ; la Grande Mademoiselle, cousine du roi Louis XIV ; Madame de Sablé et sa troublante amie la comtesse de Saint-Maur ; Monsieur de Sainte-Colombe ; Pierre Arnauld, disciple de Paracelse ; un gentilhomme hollandais nommé Spinoza, fabricant de lentilles à Amsterdam… Une galerie de personnages avec lesquels Robert Arnauld d’Andilly entretiendra des conversations, parfois secrètes, dont certaines iront jusqu’à le déstabiliser dans ses convictions religieuses et dans ses principes moraux.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Catherine d’Oultremont est née en Catalogne. Elle vit aujourd’hui en Belgique, où elle se consacre à l’écriture et à la peinture.
Les Fruits de la solitude est son troisième roman, après Le Prince de la Concorde (Le Cri, 2006) et Le Souffle des ancêtres (Le Cri, 2008).
LangueFrançais
ÉditeurLe Cri
Date de sortie12 août 2021
ISBN9782871066606
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    Aperçu du livre

    Les Fruits de la solitude - Catherine d'Oultremont

    Introduction

    Je me livre en aveugle au destin

     qui m’entraîne.

    Jean Racine

    En ce milieu du xviie siècle, Louis le quatorzième règne sur la France. Ce n’est que l’aube d’un règne qui va durer plus d’un demi-siècle. Descartes a inventé l’ego, mais le jeune souverain n’a pas besoin du philosophe pour gonfler le sien jusqu’à se prendre pour Phébus. Pascal conçoit l’ancêtre de la machine à calculer et de nos ordinateurs modernes, mais il n’a pas besoin de machine pour penser son siècle qui s’ouvre lentement à la modernité. La terre tourne maintenant autour du soleil et les navires font le tour de la terre. Le monde s’élargit chaque jour davantage, offrant à l’Europe de nouvelles saveurs. Le commerce des épices est florissant et les grandes puissances ne vont pas tarder à se disputer la domination des routes maritimes. L’Occident chrétien panse ses plaies et doit apprendre à vivre avec ses hérétiques.

    À la tête de l’État, un nouveau cardinal a succédé à l’ancien : d’une main de fer à l’autre, les nobles se révoltent contre l’absolutisme et s’allient aux bourgeois de Paris, écrasés de taxes. À la cour, on s’amuse : Molière commence à faire rire le roi et Lully à le faire danser. Mais le jeune Louis n’en oublie pas moins d’établir des bases solides à son pouvoir, gardant en mémoire ceux qui ont eu l’outrecuidance de faire vaciller son trône.

    Le xviie siècle est tissé de contrastes. Dans le domaine de l’art, la création artistique française oscille entre l’exubérance baroque et l’ordre classique. Dans le domaine de l’esprit, la peur de l’enfer fait trembler les mortels, alors que dans les salons des dames, le libertinage est à la mode : on ne pense qu’aux divertissements, à l’amour et aux traits d’esprits ; on aime philosopher tout en se moquant des philosophes. Tandis que les calvinistes culpabilisent, les jésuites temporisent en inventant la casuistique. Les philosophes tentent de raisonner et, à force de cogiter, ils vont finir par tuer Dieu à petit feu. Pendant que le Saint-Siège hésite entre la grâce divine et la volonté humaine comme moyen pour arriver jusqu’à Dieu, l’être humain se sent coincé entre sa prédestination et son libre arbitre. Déboussolé, il court chez son confesseur ou son directeur de conscience comme chez un psychologue des temps modernes. L’Inquisition brûle les sorcières et les mages, mais aussi les thaumaturges et les voyants. Les derniers alchimistes voyagent à travers l’Europe et font de l’or devant les grands de ce monde avides de phénomènes prodigieux. Bref, les aventuriers pullulent et les mousquetaires veillent. Et vers le Nouveau Monde, où tout est encore à faire, s’embarquent tous ceux qui veulent changer de vie et faire fortune.

    L’abbaye de Port-Royal, cadre de notre histoire, a fait parler d’elle durant ce siècle tourmenté et durant les suivants. Son aura planera longtemps sur la France. Encore aujourd’hui, elle reste un sujet de débats. Qu’y avait-il donc d’extraordinaire à Port-Royal ? Des femmes trempées dans de l’acier – des religieuses cisterciennes « pures comme des anges et orgueilleuses comme des démons » dira l’archevêque de Paris – et des hommes retranchés du monde, les « Solitaires », qui n’ont pas hésité à braver le pouvoir royal et les institutions universitaires pour la sauvegarde de leur foi. Sous le couvercle de la morale janséniste, Port-Royal bouillonne d’esprits féconds et de fins pédagogues à l’origine de nombreux écrits, tant littéraires que didactiques¹. Dans l’une de ses lettres, Madame de Sévigné écrit : Ce Port-Royal est une thébaïde ; c’est un paradis ; c’est un désert où toute la dévotion du christianisme est rangée.

    Le poète Racine, le plus illustre parmi les élèves des Petites Écoles de Port-Royal, nous a laissé quelques stances de jeunesse sur ses premières impressions en arrivant à l’abbaye :

    Delà, j’aperçois les prairies,

    Sur les plaines et les coteaux,

    Parmi les arbres et les eaux,

    Étaler leurs pompes fleuries ;

    Deçà je vois les pampres verts

    Enrichir cent tertres divers

    De leurs grappes fécondes,

    Et là les prodigues guérets

    De leurs javelles blondes

    Border les prés et les forêts…

    Arbre généalogique de la famille Arnauld 

    ²

    Antoine Arnauld l’Ancien, avocat, a 20 enfants de son mariage avec Catherine Marion, dont :

    — Catherine (ép. Isaac Le Maistre), mère d’Antoine Le Maistre et Isaac Le Maistre, surnommé le Maître de Sacy.

    — Robert Arnauld d’Andilly, qui a 10 enfants (4 garçons et 6 filles) de son mariage avec Catherine Lefèvre de la Boderie, dont :

    — Antoine, prêtre ;

    — Simon, marquis de Pomponne ;

    — Henri, (Monsieur de Luzancy), solitaire à Port-Royal,

    — Jules, (Monsieur de Villeneuve), soldat ;

    — Catherine de Sainte-Agnès, religieuse, morte à Port-Royal ;

    — Angélique de Saint-Jean, religieuse et future abbesse ;

    — (…)

    — Élisabeth ;

    — Jacqueline (Mère Angélique), abbesse à l’époque où se déroule notre histoire ;

    — Agnès, mère Agnès et future abbesse ;

    (…)

    — Antoine Arnauld, dit le Grand Arnauld.

    Famille Pascal

    Étienne Pascal a trois enfants de son mariage avec Antoinette Begon :

    — Gilberte (ép. Perrier), mère de Marguerite Perrier, l’enfant miraculée ;

    — Blaise ;

    — Jacqueline, devenue en religion sœur Sainte-Euphémie.

    ____________________________

    ¹ Notamment une traduction des Confessions d’Augustin réalisée par M. Arnauld d’Andilly, une traduction de la Bible par le M. Le Maistre de Sacy, des grammaires espagnole et italienne dues à M. Nicole et bien d’autres choses encore. Mais les œuvres plus connues resteront Les Provinciales, de Louis de Montalte, alias Blaise Pascal. Lettres écrites dans la clandestinité, elles furent le plus grand succès littéraire de l’époque.

    ² N’apparaissent que les noms des personnages repris dans ce roman.

    I. Les Arnauld

    Tout l’éclat des grandeurs

    n’a point de lustre pour les gens

    qui sont dans les recherches de l’esprit.

    Pascal

    Les cloches sonnaient à toute volée dans l’air du petit matin. La journée du 15 août 1655 s’annonçait radieuse. Les oiseaux planaient dans le ciel au-dessus de la vallée du Rhodon qui abrite l’abbaye de Port-Royal. Fondée en 1204 par Mathilde de Garlande, l’abbaye fut érigée selon la tradition cistercienne dans une combe humide et boisée, propice à la vie intérieure. De loin, un merle myope crut voir une colonne de grosses fourmis. Il en fut tout heureux, car il aimait ça, les fourmis… Mais en s’approchant, il s’aperçut que c’étaient seulement des messieurs vêtus de noir qui descendaient sur l’étroit sentier taillé dans la colline. Marchant en file indienne, ils causaient, le verbe haut, afin de couvrir le son des cloches. Au bout de leurs bras en mouvement, des manchettes de dentelles s’ébrouaient joyeusement, leurs chevelures flottaient au vent, leurs fines moustaches remuaient comme des antennes sensorielles prêtes à capter le monde. Ces messieurs allaient entendre la grand-messe festive dans l’église de l’abbaye. Des musiciens étaient venus de Paris pour l’occasion.

    Dans l’église, les religieuses étaient déjà installées dans le chœur. Parfaitement immobiles. Les croix écarlates sur leurs scapulaires blancs vibraient d’un éclat sombre comme le sang du sacrifice. Une grille les séparait du reste de l’assistance. Les messieurs de Port-Royal prirent place sur les premières rangées de bancs. Ces places leur étaient réservées. Derrière eux, quelques adolescents orphelins dont ils avaient la charge. Plus loin s’assirent les visiteurs venus de Paris. Tout au fond de l’église, debout, se tenaient les paysans de la région. Et enfin, jouissant d’une vue d’ensemble sans être vues, les postulantes et les pensionnaires se regroupaient au jubé sous la tutelle de leur maîtresse.

    Plusieurs prêtres concélébraient cette messe solennelle. L’encens montait vers le ciel et les voix remplissaient la voûte de pierre. Chantés par la chorale du maître de chant Michel Lambert, des psaumes rappelaient aux fidèles leur condition de pécheurs : Cogitabo pro peccato meo… Les yeux rivés au sol, les pénitents murmuraient en se frappant la poitrine : Mea culpa, mea culpa.

    Robert Arnauld d’Andilly s’émut de tant de beauté véhiculée par des bouches humaines capables autant de blasphème que de duplicité. Il se souvint de mots d’Érasme qui affirmait que les gens affluaient dans les églises, comme au théâtre, pour l’amour sensuel de la musique qui charme l’ouïe. Ce plaisir de l’oreille, se demanda-t-il à la suite de saint Augustin, n’était-il pas tromperie affaiblissant la vigueur de l’esprit ? Mais peu à peu, sous les coups répétés de ses poings fermés scandant la musique comme un métronome, son âme s’envola bien loin de ses fautes, vers des terres inconnues, vers des sphères de lumière, vers une Jérusalem céleste.

    L’édifice musical reposait sur les voix de ténors, tenant la mélodie. Les basses bourdonnaient dans les tréfonds, tel un torrent roulant sous la terre. Les altos, stables, presque monocordes, assuraient la solidité des murs. Quant aux jeunes sopranistes, ils recouvraient l’édifice d’une splendide charpente, grâce aux trilles que leurs gorges encore tendres leur permettaient de moduler. Ces voix cristallines déroulaient leurs envolées jusqu’aux poutres faîtières, pour rejoindre – fragile ictus – un point suprême à la limite du silence… et enfin, dociles, obéissant à un ordre mystérieux, redescendre se poser auprès des autres voix pour porter ensemble, dans un accord parfait, un vibrant « Amen ».

    L’amen final ramena sur terre l’esprit de Monsieur d’Andilly. L’atterrissage fut brutal. Il frissonna. Heureusement, des cantiques à la Vierge vinrent apaiser l’angoisse de l’assemblée obsédée par le péché. Un Salve Regina invoquait la mère divine pour qu’elle intercède, là-haut, auprès de son divin Fils.

    Pendant que la messe suivait son cours, les mots d’Augustin, refirent surface dans la mémoire de Monsieur d’Andilly :

    « Je me souviens des larmes que les chants de votre Église me firent répandre au commencement de ma conversion… Ainsi je balance entre le péril qu’il y a de rechercher le plaisir, et l’expérience que j’ai faite de l’avantage que l’on reçoit de ces choses, et me sens plus porté, sans néanmoins prononcer sur cela un arrêt irrévocable, à approuver que la coutume de chanter se conserve dans l’Église, afin que par le plaisir qui touche l’oreille, l’esprit encore faible s’élève dans les sentiments de la piété. »

    Tout en mêlant sa voix aux autres fidèles, l’esprit curieux de Monsieur d’Andilly s’interrogeait sur la démarche spirituelle d’Augustin, auquel il aimait s’identifier. Leurs vies suivaient un cours semblable, car l’évêque d’Hippone, tout comme lui, avait renoncé au monde après une vie bien remplie et tournée vers les plaisirs. Pourquoi ces doutes à propos du rôle de la musique dans l’Église ? Depuis toujours, les hommes ont chanté et dansé pour les dieux, et pleuré aussi, quand la musique touchait leur cœur. Augustin aurait-il commencé à réfréner son émotion musicale après sa conversion au christianisme en posant un frein à ses larmes ? Aurait-il oublié, devenu chrétien, que la musique agit comme un baume bienfaisant sur les plaies des hommes ? Supplément d’âme, elle est comme un rayon de soleil traversant les fentes d’un volet pour fait fuir les bêtes tapies dans l’ombre d’une chambre close, elle donne envie d’ouvrir une fenêtre sur la mer. Étant un être émotif, Monsieur d’Andilly ne s’accordait pas complètement avec son maître à penser sur ce point. Il pensait qu’Augustin, élevé au rang de docteur de l’Église, avait peut-être trop intellectualisé sa foi afin de mieux légiférer sa religion.

    Quand l’officiant conclut enfin son office par l’Ite missa est et la bénédiction rituelle, l’assemblée se leva et regagna la sortie.

    Sur le parvis de l’église, une jeune fille s’échappa du rang des pensionnaires et vint se jeter dans les bras de M. d’Andilly.

    — Élisabeth, toujours aussi primesautière ! s’exclama-t-il.

    — La joie de vous voir, mon père, me donne des ailes, répondit-elle en s’accrochant à son cou.

    Il détacha les bras qui l’enserraient et dit d’un air faussement outré :

    — Un peu de tenue, ma fille…

    Elle salua tour à tour les membres mâles de la famille Arnauld qui accompagnaient son père : son frère Henri, de treize ans son aîné, ses cousins Antoine et Isaac Le Maistre, et enfin son jeune oncle, Antoine Arnauld. Ce dernier, surnommé le Grand Arnauld, était le benjamin d’une fratrie de vingt enfants, dont Robert, le père d’Élisabeth, était l’aîné. Vingt-deux ans séparaient les deux frères. Autant le cadet était sérieux et strict, autant l’aîné était jovial et bienveillant, et quoi qu’il fît, même au fond du désert où il s’était retiré, un petit parfum de cour flottait autour de cet ancien courtisan.

    La jeune fille se mit à rire en racontant une anecdote de sa vie pourtant bien linéaire. Elle savait, grâce à son imagination fertile, transformer une banale situation en histoire loufoque. Son rire sonna comme une cascatelle de grelots rebondissant sur le sol, mais sur ce parvis d’austérité janséniste, il fit le même effet qu’une porte qui grince pendant un concert. Des têtes se tournèrent pour connaître l’origine de ce bruit incongru. Des sourcils se froncèrent sous des cornettes désapprobatrices. Quelques moustaches se retroussèrent pour épouser une grimace de dégoût. La sœur Angélique de Saint-Jean, surveillante des jeunes filles, s’approcha d’elle pour la gourmander.

    — Cessez d’importuner ces messieurs, Élisabeth, et retournez auprès de vos consœurs. D’ailleurs, je vous ai déjà dit de ne pas rire ainsi. A-t-on déjà vu des anges rire aux éclats ?

    Élisabeth baissa les yeux, penaude, et s’éloigna.

    — Ne la réprimandez pas, ma sœur, dit Robert d’Andilly en prenant à part la religieuse qui n’était autre que sa fille aînée, cette enfant respire la fraîcheur d’un bouquet de violettes. Elle me fait du bien. Et puis rire n’a jamais fait de mal à personne, c’est le propre de l’homme !

    Investie de son rôle d’éducatrice de jeunes âmes, Angélique de Saint-Jean, du haut de ses vingt-quatre ans, prit un air sévère pour répondre à son père qu’elle jugeait trop faible avec sa petite sœur.

    — Je vous rappelle, père, que notre vie ici est réglée comme une horloge. Or, le rire qui éclate de manière impromptue est synonyme de désordre. Laissez-le donc aux dieux de l’Olympe que vous chérissez, et qui étaient tous des débauchés au rire inextinguible !

    « Comme elle est sérieuse, pensa son père, un vrai petit chef, ma fille ! Ce n’est pas pour rien qu’elle a choisi en religion le même nom que sa tante l’abbesse : elles sont de la même trempe. Alors qu’Élisabeth est pétrie d’une pâte plus douce, plus semblable à sa mère… »

    Il tenta d’attendrir l’aînée.

    — Elle est encore jeune, il faut bien qu’elle exprime sa gaieté…

    — Le sourire suffit à une femme vertueuse pour exprimer sa gaîté. Élisabeth manque de retenue pour une future religieuse.

    — Sachez développer sa personnalité, plutôt que de l’opprimer.

    — Voulez-vous, oui ou non, la voir prête un jour à prononcer ses premiers vœux, ou préférez-vous l’entretenir dans sa légèreté ?

    — Faites pour le mieux, ma fille, mais comprenez qu’elle ait parfois besoin de moi. La pauvre enfant n’a pas connu sa mère comme vous la connûtes.

    — Ce n’est pas une raison pour la gâter, mon frère, répondit-elle en insistant sur ce dernier mot pour bien faire sentir à son père qu’elle n’était plus sous sa tutelle, mais bien sous celle de Dieu. Tel n’était pas le vœu de notre mère.

    En s’éloignant pour rejoindre ses compagnons, Monsieur d’Andilly se fit la réflexion que sa fille aînée était une digne représentante de la famille Arnauld. Il fallait toujours qu’elle ait le dernier mot !

    Il faut savoir qu’au sein de cette nombreuse famille, où tous les membres échouaient à un moment ou un autre de leur vie à Port-Royal, les relations familiales étaient souvent faussées : une fille devenait la sœur de son père, une sœur la mère de son frère, une fille la mère de sa mère… Mais tous avaient un point commun : ils partageaient le même goût pour les lettres, les procédures et les Saintes Écritures.

    II. Le Solitaire

    Solitude, où je trouve une douceur secrète…

    Jean de La Fontaine

    La lumière de l’après-midi se déversait à foison par la fenêtre ouverte, se répandant comme une coulée de miel sur le bureau de Monsieur d’Andilly. D’une main rapide, il écrivait. Sa plume crissait sur la feuille. À grandes enjambées, son écriture noire restituait en français les mots écrits en latin quatorze siècles plus tôt par saint Augustin. L’évêque d’Hippone y révélait ses états d’âme.

    Qu’êtes-vous donc, ô mon Dieu, qu’êtes-vous sinon le Dieu et le maître de toutes les créatures ? Car y a-t-il un autre Dieu que le Seigneur ? Y a-t-il un autre Dieu que Celui que nous adorons ? C’est vous, Seigneur, dont la majesté suprême est accompagnée d’une suprême bonté ; et qui n’avez pas seulement une très grande puissance, mais une toute-puissance qui est infinie. C’est vous qui êtes également très miséricordieux et très juste : qui étant très présent partout, êtes néanmoins très invisible et très caché en tous lieux, et n’êtes pas moins aimable par votre parfaite et souveraine beauté, que redoutable par votre force invincible. C’est vous, ô mon Dieu qui, subsistant dans un être toujours immobile et toujours le même, êtes néanmoins toujours incompréhensible ; qui bien que vous soyez immuable causez tous les changements, et toutes les révolutions du monde ; et qui, n’étant ni nouveau ni ancien, ni jeune ni vieux, renouvelez toutes choses, et faites vieillir et sécher en même temps toute force et vigueur des superbes, sans qu’ils sentent votre main qui les fait tomber dans la défaillance. C’est vous, Seigneur, qui agissez sans cesse, et qui ne laissez pas de demeurer dans un repos.

    Les cloches de l’abbaye rythmant les heures canoniales firent entendre leur tintement joyeux. C’était l’heure de la prière de none que les religieuses accomplissaient à l’endroit même où elles se trouvaient : au jardin,

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