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Les chants de Thanatos
Les chants de Thanatos
Les chants de Thanatos
Livre électronique892 pages11 heures

Les chants de Thanatos

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À propos de ce livre électronique

Dans son appartement accroché à la Butte Montmartre, Dolorès George, 24 ans, top-modèle de renommée mondiale, est en passe de sombrer dans une dépression suicidaire qui va faire basculer son fragile équilibre mental. Malgré l’amour de son amie Ruth, elle ne supportera pas ce cauchemar où une armée d’ombres terrifiantes vient lui arracher le bébé qu’elle porte. Elle se jettera dans le vide dans l’espoir de voler de ses propres ailes à la recherche de son enfant, et sera plongée dans des univers parallèles séparant le monde des vivants de celui des morts. Elle découvrira que l’enfer n’est pas ce que l’on croit. Un monde existe où nul ne peut aller sans y perdre la raison et sans espoir de retour. La porte sur ce monde ne s’ouvre que quelques heures chaque année. Dolorès, trouvera-t-elle cette porte ? Reviendra-t-elle de ce voyage initiatique hallucinant ?
LangueFrançais
ÉditeurLes Éditions du Net
Date de sortie21 déc. 2015
ISBN9782312024936
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    Aperçu du livre

    Les chants de Thanatos - Jacques Le Carpentier

    cover.jpg

    Les Chants de Thanatos

    Jacques Le Carpentier

    Les Chants de Thanatos

    LES ÉDITIONS DU NET

    22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes

    © Les Éditions du Net, 2015

    ISBN : 978-2-312-02493-6

    La Porte Ou « Vole de tes propres ailes »

    L’été venait de s’installer à Paris. La nuit déjà très avancée perdait de sa splendeur. L’éclairage de la terrasse tamisait l’immense salon en un clair-obscur, créant une atmosphère fantasmagorique et romanesque. Le silence était épais et désagréable, mélancolique et oppressant. Dans le lointain, les bruits feutrés de la capitale s’effilochaient dans la nuit. Ce calme morne m’inclinait à penser que l’éternité existait bien.

    Mon appartement était accroché sur les contreforts de la Butte Montmartre, à proximité de la place du Tertre et de ses petits bistrots. Il avait quatre chambres, desservies par un long couloir.

    Assise en tailleur au milieu du salon, verre et bouteille de whisky à mes côtés, mon image m’était renvoyée par une glace gigantesque. Ruth rêvassait dans le canapé et contemplait Paris endormi. Elle me tournait le dos. Sa nuisette transparente mettait en valeur l’étincelant velours de sa peau mate. Avec ses cheveux frisés, ambre et méchés de blond, avec ses vingt et un ans et son joli minois, elle me faisait penser à ces jolies poupées potelées que j’aimais tant regarder dans les vitrines de Barcelone quand j’étais petite. Plongée dans ses fantasmes, elle fixait la ville scintillante de ses milliers de petites lumières. Certaines se tenaient immobiles semblables à des lucioles. D’autres fuyaient dans la nuit, telles des étoiles filantes. Ruth s’amusait à dire que Paris, la nuit, lui faisait penser à un gros gâteau au chocolat noir décoré de mille bougies multicolores. Et ça la faisait rire.

    Ruth était un bonheur. Toujours gaie, pétillante, enjouée, elle était dotée d’une grande intelligence et d’une sensibilité touchant à l’extrême. Bref, je l’aimais.

    Je me versai un nouveau whisky que j’avalais d’une traite, puis j’essayai de me remettre debout. Tâche difficile. J’avais trop bu et trop tiré sur ma pipe à crack. J’étais épuisée, désenchantée et surtout désespérée. Seule, Ruth me retenait à la vie. Pour combien de temps ?

    Debout, j’enlevai ma robe. J’étais nue. Face à moi-même. C’était pitoyable. Je m’approchai du miroir, rongée par la fièvre et le manque de crack et me collai à ma propre image…Je voulais passer de l’autre côté du miroir ; je voulais dire à ces yeux noirs et farouches qui me regardaient, de ne pas me considérer avec tant de dégoût. Mais rien n’y faisait. Ils ricanaient. Ils semblaient me dire :

    « Regarde ce que tu es devenue. Tu n’es qu’une loque. Depuis un an, tu t’apitoies sur ta petite personne. Mais il y a pire sur cette terre ; tu es riche ! Tu veux que je te dise à quoi tu me fais penser : à un fantôme. T’es devenue un fantôme ; un fantôme burlesque ;  tu me fais pitié. Tu as vu tes seins ? Vas-y, touche-les !… Triste, hein ; ils sont vides et mous. Tous les mecs bavaient devant toi, en te regardant. Maintenant, tu leur files du fric, ils se barrent en courant. Tu n’es qu’une grande bringue maigre et flasque. Tu n’es plus rien… Et ta chatte ! A quoi elle te sert, tu peux me dire ?... Descends ta main. Descends ta main, je te dis ! Touche-la ! Tu as peur, hein ? Peur de ce que tu vas trouver ! Voilà, c’est ça. Touche-la bien ! HA ! HA ! Tu vois, je rigole. On dirait une vieille figue  desséchée. Et ça ne te sert plus qu’à faire pipi, c’est tout… Mais réveille-toi, bon dieu ! Sors de ton cauchemar ! Vis ! Vis de toutes tes forces. Vis pour tous ceux qui t’aiment »

    Un klaxon hurla dans la nuit… Je me laissai glisser contre la glace. Ma peau, mouillée de sueur, y imprima comme une trainée de bave. J’étais devenue de la bave. Recroquevillée sur le sol, je n’entendais que mon souffle puant qui rebondissait comme un écho malsain. Alors, de toutes mes forces, je me fracassai la tête sur le miroir. Une fois, deux fois, trois fois. Encore et encore. Jusqu’à l’épuisement. J’étais comme une bête qu’il fallait abattre. Mon crâne me faisait mal.

    – Arrête Do ! Arrête, je t’en supplie ! Arrête ! hurla Ruth.

    Elle me saisit par les épaules, me colla contre elle mais je ne voulais rien entendre. Avec mes pieds, je tapai sur l’immondice renvoyé par le miroir. Et il y eut, dans ma tête, comme un grand trou noir enveloppé dans un silence assourdissant. Je regardai Ruth.

    Mes yeux se perdirent dans l’amour de son regard. Je me blottis contre sa nuisette et m’imprégnai de sa chaleur. Son corps sentait le jasmin. Je m’en imprégnai aussi.

    – Regarde, Ruth. Tu as vu ce que je suis devenue ?  Regarde dans quel état je suis. Je t’aime ; mon Dieu que je t’aime ! Mais Kurt me manque. J’étais sa princesse, sa reine et pourtant, nous nous sommes déchirés. J’ai voulu le tuer.

    Ruth savait ce que je cherchais dans ses yeux et que je n’osais pas formuler. L’image de mon enfant. Savoir ce qu’il était devenu. Il avait vécu dans mon ventre. Il s’était nourri de moi et tout avait été effacé en une nuit. Il avait disparu comme un rêve. Je ressentais encore la morsure de ses gencives sur la pointe de mes seins.

    Ruth me laissa pleurer. Parfois, elle recueillait une larme sur son index et la portait à ses lèvres.

    – Elle est salée, murmurait-t-elle. Comme la mer.

    Sa bouche se posa sur mes lèvres. Nos langues se caressèrent. Sa salive fondait dans ma bouche.

    Me prenant par la main, elle m’entraina sur le canapé. Je me lovai contre elle. Et nous restâmes ainsi à écouter le silence de la nuit.

    Ruth adorait la nuit. Moi, j’en avais toujours eu peur. Mes malheurs s’étaient toujours déroulés la nuit ou dans l’obscurité.

    Je posai mes mains sur mon ventre et fredonnai cet air que j’aimais depuis mon enfance. Il revenait chaque fois qu’une tempête saccageait tout dans ma tête. C’était la musique d’un film que j’avais vu à Barcelone avec mes parents. J’avais beaucoup pleuré. Ma mère me disait que j’étais trop sensible et trop romanesque.

    Mon père, au contraire, me comprenait. Il m’avait dit qu’Orphéo-Négro était une merveilleuse histoire d’amour mais que c’était du cinéma et qu’il ne fallait pas pleurer.

    – Oui mais, la musique, papa, comme elle est belle ! Belle et triste à la fois. Toute ma vie, je m’en souviendrai.

    Depuis, elle était restée gravée à jamais dans ma mémoire et elle ressurgissait chaque fois dans les moments difficiles.

    – Tu te souviens, Ruth ? Mon bébé adorait cette chanson quand il était dans mon ventre.

    – Oui. Quand tu la fredonnais, il te donnait plein de petits coups de pieds. Cela faisait des bosses partout.

    – Qu’est-ce que je pouvais me trouver moche. Mais Kurt et toi, vous me trouviez toujours aussi belle. Où il est mon bébé maintenant ? Je t’en supplie, dis le moi. Que s’est-il passé cette fameuse nuit ? Une partie de ma vie ne peut pas s’être envolée comme ça.

    Je savais qu’elle ne pouvait pas répondre à ma question mais il me fallait la poser. Inlassablement. Jusqu’à ce que je sache.

    Ses larmes redoublèrent. Les miennes étaient taries. Mon corps se desséchait. Je n’étais plus qu’un désert. La douleur, seule, demeurait. Pauvre Ruth. Le vent se levait et nous l’écoutions.

    – Pourquoi tu restes avec moi, Ruth ? Tu es si jeune. Il faut que tu vives, maintenant. Que tu vives une vie de jeune fille de ton âge.

    – Et c’est quoi, vivre une vie de jeune fille de mon âge ?

    – Je ne sais pas moi ? Sortir, danser, aller en boîte, aimer, être aimée, courir les garçons. Retourne à Fès pour gérer tes affaires. Ne laisse pas tout cet empire dans les mains d’un seul homme. C’est ton pays ; tu pourrais y trouver un beau jeune homme, te marier, avoir des enfants.

    Ruth bouillait intérieurement. Une moue boudeuse s’esquissa sur son joli minois. Elle allait exploser et c’était ce que je voulais ; l’entendre dire qu’elle ne pouvait pas vivre sans moi.

    – Arrête, Do ! Arrête ! Je vais te taper si tu continues. Je t’aime. Je veux rester avec toi. Aller partout où tu iras. Vivre ce que tu vis. Aimer ce que tu aimes. Rire de ton rire. Pleurer de tes larmes. C’est si difficile à comprendre ? Je t’ai aimée dès la première seconde où je t’ai vue.

    J’avais gagné. Je me laissai bercer par ses paroles. Elles n’étaient qu’un long fleuve d’amour. Ruth était le bonheur simple, tranquille, profond et passionné malgré les souffrances qu’elle avait endurées, elle aussi. Mais jamais elles ne l’avaient éloignée de moi.

    Le vent soufflait de plus en plus fort. En plein été, ce n’était pas normal ; il s’engouffrait partout. Je n’étais pas rassurée. Les arbres frissonnaient sur la terrasse.

    – Ferme la baie-vitrée ! Vite, Ruth !

    – Oui. J’y vais. Ne bouge pas. N’aie pas peur.

    Ruth, connaissant mes angoisses, se précipita.

    – Ça va comme ça ?

    – Chuuuttt ; écoute ; il ya quelqu’un sur la terrasse. J’ai vu une ombre. Tu ne la voies pas ? Elle est là-bas, cachée derrière l’arbre. Tu ne vois pas ses yeux jaunes ? Elle m’appelle ; c’est moi qu’elle veut ! Oh, Ruth, Ruth, ça recommence. Je ne veux pas. Je ne veux pas.

    Ruth ne savait plus quoi faire. Elle me serrait dans ses bras ; de toutes ses forces.

           – J’ai peur qu’« ils » reviennent me chercher. « Ils » sont malins, tu sais. « Ils » ont besoin de moi. Oh, Ruth, Ruth, je suis pleine de fantômes qui me hantent, qui me harcellent. Je sais qu’« ils » m’attendent. « Ils » guettent le moment où…

    Je n’avais pas terminé ma phrase que la baie-vitrée se mit à trembler et un éclair gigantesque illumina la terrasse.

    – « Ils » sont là ! « Ils » sont là Ruth ! Hurlai-je.

    – Mais non, Do, c’est l’orage.

    – Non, ce n’est pas l’orage !

    Comme une furie, je me levai et me précipitai sur la terrasse, entièrement nue. Les éclairs zébraient la nuit. Je levai les bras au ciel, les poings serrés, écartai les cuisses et hurlai : « Allez ! Venez ! Prenez-moi, bande de lâches ! Ce n’est pas encore le   moment, hein ? C’est ça que vous pensez ? Et bien, vous attendrez encore un peu. Vous attendrez ! »

    Quelque chose coula sur ma joue. La pluie. Je poussai un grand rire sauvage. La pluie allait me laver et me délivrer de toutes mes peurs. Mon corps n’était plus vide. Il se remplissait. Je n’étais plus desséchée.

    Je courus rejoindre Ruth. Je voulais l’embrasser, aller chercher sa langue mais ma bouche était encore désespérément sèche. Je n’avais plus de salive, et un baiser sans salive était un baiser de mort. Je ne pouvais pas lui offrir ça. Ruth se frotta contre moi. Elle avait envie de faire l’amour. Je mis ma cuisse  entre les siennes mais, imperceptiblement, comme si elle avait peur de se faire gronder, elle se dégagea avec lenteur.

    – L’amour est la paix de l’âme, finit-elle par dire.

    Puis, après un long, très long silence…

    – J’ai froid, Ruth.

    – Viens, allons nous coucher.

    Ruth m’aida à me redresser. Devant la porte de sa chambre, elle s’arrêta. Ses yeux  me suppliaient.

    – Ruth, je t’en prie, je ne peux pas faire l’amour en ce moment. Mon corps est mort. Et toi tu en meurs d’envie. Je ne veux pas que tu sois malheureuse.

    – Mais je ne te demande pas de faire l’amour ; je veux être à côté de toi et t’écouter dormir.

    – Alors, comme ça, tu me prends pour ton doudou.

    – Un petit peu.

    Tout en me prenant la main, doucement elle me fit entrer sans cesser de parler. Sa voix m’envoûtait et son regard plongeait dans le mien, m’hypnotisant comme un cobra. Ruth ouvrit le lit et superposa deux oreillers. Je m’allongeai. Elle resta quelques secondes à me contempler, nue, sur le drap blanc.

    – Que tu es belle !

     Elle me remonta la couette jusqu’au menton.

    Et, courant à la salle de bain :

    – Je vais faire une petite toilette, j’en ai pour cinq minutes.

    Les draps étaient imprégnés de son odeur. Senteur envoûtante qui m’avait toujours bouleversée. Je la regardai allumer la lumière. Elle chantonnait. De la pénombre de la chambre, je la vis ôter sa nuisette et se brosser les dents. Elle savait que je la regardais. Elle fredonna un air oriental et fit onduler ses petites fesses rondes. Combien de fois y avais-je glissé ma langue. Souvenir que je n’avais pas oublié mais qui n’éveillait plus rien en moi. J’étais devenue un glaçon. Et pourtant, mon Dieu, qu’elle était jolie. Je la vis se pencher en avant pour se rincer les dents, les cuisses légèrement écartées. Sa divine fente s’offrit à mes yeux et cela provoqua quand-même un petit quelque chose dans les profondeurs de mon ventre. Depuis combien de temps n’avais-je pas eu mes règles ?

    – Tu dors, ma chérie ?

    Je lui répondis que non, que je ne dormais pas.

    – Qu’est-ce que tu fais ?

    – Rien. Je te regarde et chaque fois, je me dis que tu es très belle.

    Ruth pouffa de son petit rire que j’aimais tant.

    – Oh non, pas autant que toi ! C’est toi qui es divinement belle. Moi, je me trouve trop petite. Attends, j’arrive. J’ai fini.

    Eteignant la lumière de la salle de bain, elle courut se glisser sous la couette et posa machinalement sa main sur mon sein.

    – On ne se quittera jamais, hein, Do ?

    Combien de fois m’avait-elle posée cette question  et combien de fois la lui avais-je posée ? Mon Dieu que nous sommes fragiles quand nous aimons. Pourquoi ces peurs et ces doutes qui nous envahissent ?

    – Oui. On ne se quittera jamais. Si Dieu le veut.

    – Mais Dieu le veut ! Je t’assure ! De toute façon, Dieu, c’est nous. C’est moi, c’est toi, c’est tout le monde. Alors, si nous le voulons toutes les deux, nous le pouvons. Avant tu disais toujours : vouloir c’est pouvoir.

    – Je sais. Mais moi, je ne crois plus en rien. Ni à Dieu, ni à mes rêves, ni à mes cauchemars. Ils sont devenus des fantômes, fossilisés au plus profond de moi.

    Mais l’enthousiasme de Ruth était inépuisable. Elle se lança dans un dithyrambe sur Dieu. Pauvre Ruth ; elle essayait de se sauver du naufrage vers lequel je l’entrainais. Mais je ne l’écoutais plus. J’étais dans les confins du vide mental où plus rien n’était réel. J’étais dans une zone interdite d’où l’on ne revenait jamais. Quelque chose avait déraillé quelque part. « Ils » étaient là. « Ils » avaient besoin de moi et moi j’avais besoin d’« Eux ». Je savais qu’« Ils » attendaient, tapis dans l’ombre. Et le combat allait se dérouler dans l’horreur fantasmagorique de la nuit des temps.

    Ruth jouait toujours avec la pointe de mon sein mais je sentis le sommeil la gagner lentement.

    – Bonne nuit, Do. Je suis fatiguée. Je vais me tourner et m’endormir en pensant à toi.

    Elle me déposa un baiser, s’allongea à plat ventre et, petit à petit, je sentis les vibrations, presque imperceptibles, de son coude. Je songeai au plaisir qu’elle allait se donner, mais hélas, même ce plaisir, mon sexe et ma tête le refusaient. Son souffle s’intensifia et se hacha d’infimes gémissements qu’elle essayait d’étouffer. Sa main dansa de plus en plus vite. Son corps s’agita, palpita, comme s’il était parcouru de longs frissons ; ses jambes tremblèrent et tout son corps se tendit, s’évanouissant dans une plainte légère. Quelques minutes plus tard sa respiration devint calme et régulière. A quoi pouvait rêver ce petit ange ?

    Je fermai les yeux, gagnée par la fatigue et je m’endormis à mon tour.

     J’aurais mieux fait de ne jamais sombrer dans le sommeil.

    Je n’avais pas encore connu la déchéance et la honte, le déshonneur et l’humiliation. Maintenant, j’allais connaître.

    Je dormais profondément. Enfin, je croyais. Mon sommeil tourmenté était parsemé d’embûches et de gouffres dans lesquels on essayait de m’attirer. Par intermittence, je ressentais, contre moi, la présence de Ruth et j’étais rassurée. Cela signifiait que j’étais bien dans un rêve et que je n’avais pas à avoir peur.

     Je fixais l’obscurité, derrière mes paupières closes, quand mon cœur se mit à battre à tout rompre. Des ombres s’agitaient dans la chambre. J’avais l’impression qu’elle devenait un sépulcre rempli d’ombres silencieuses qui me scrutaient tout en obéissant à une sorte de rituel.

     La panique m’envahit toute entière quand je réalisai que je ne dormais pas.

    Un orage montait dans le lointain. Il approchait, bizarrement vite. Les mains sous les draps, je me cramponnai à la couette et, la peur au ventre, j’entendis la foudre exploser sur la terrasse. La violence du choc ébranla tout l’appartement.

    « Si tu gardes les yeux fermés, tu ne risques rien, me répétai-je, tu es protégée, « Ils » ne pourront pas t’atteindre. Fais  leur croire que tu dors.

     C’était plus facile à dire qu’à faire car je me sentais cernée de toute part.

    « Tant pis, il faut que je regarde ! »

    « Non ! Insistait ma minuscule voix intérieure, non, surtout pas ! N’ouvre pas les yeux. »

    A cette sommation, je tirai sur la couette, la faisant passer au-dessus de ma tête et me pelotonnai dessous. Je voulus réveiller Ruth ; je tâtonnai le lit. Horreur ; il était vide. J’étais paralysée. Je voulus remonter la couette une nouvelle fois, pour m’enfouir encore plus profondément mais quelqu’un la retenait.

    – C’est toi Ruth ?

    Pas de réponse. Le silence.

    Tant pis. Je ne pouvais pas rester comme ça. Il me fallait prendre une décision. Je pris une longue inspiration, à la mesure de mon angoisse, et ouvris les yeux.

    Instantanément, je sus que j’avais fait le mauvais choix. Que je n’aurais jamais dû regarder. L’Enfer était là, face à moi.

    Un cri d’épouvante me déchira la poitrine. Ce que je voyais dépassait l’entendement et quiconque aurait sombré dans la folie.

    Les murs ondulaient comme un océan déchainé. Le plafond était un brasier ardent, crachant des flammes gigantesques dans lesquelles se mouvaient des êtres enturbannés. Mais le plus terrible était ce qui se trouvait devant moi, au pied du lit. Une armée grouillante d’ombres humaines, toutes immobiles. Des silhouettes confuses, affreusement auréolées par la lumière incandescente du plafond transformé en brasier, formaient un mur autour de mon lit. Et toutes étaient habillées comme des Touaregs. Leurs visages dissimulés étaient invisibles. « Ils » n’étaient que des yeux. D’immenses yeux jaunes. Et leurs corps flottaient à quelques centimètres du sol.

    « Mon Dieu ! Les hommes Bleus du désert, comme je les avais vu avec Kurt ! »

    Dans un fracas assourdissant, un éclair jaillit du plafond et s’abattit sur mon ventre. Je poussai un cri de terreur. Pour toute réponse, le plafond s’ouvrit. Les flammes incendiaires disparurent par cette plaie béante pour faire place à de gros nuages noirs, poussés par un vent, soufflant en bourrasque au travers des murs. Les éclairs me terrifiaient mais, curieusement, ils étaient indolores. Les uns après les autres, ils s’abattaient sur moi, ne désignant qu’un point : mon ventre. Ils y rebondissaient, se jetaient sur les murs et explosaient, éblouissant la chambre d’une lueur sinistre et psychédélique.

    Au pied du lit, le plus grand des Touaregs me faisait face, immobile, comme s’il réfléchissait. Après un long moment, il leva les bras comme pour invoquer des forces mystérieuses. Les éclairs disparurent, le vent cessa et les épais nuages noirs s’étirèrent, s’escamotant comme le flux et le reflux d’une vague.

     Le grand Touareg glissa sur le côté et, Ruth apparut. Elle était habillée comme eux mais, son visage était découvert et son regard glacial.

    – Ruth ? Murmurai-je.

    – Tais-toi, salope !

    Elle m’aurait enfoncé un poignard en plein cœur, que la douleur n’eût pas été plus forte. Elle m’avait appelée salope. Elle ! Ruth ! Les larmes  aux yeux, je sanglotai de douleur et de honte. Honte de moi. Honte de tout. Je n’étais plus rien. Le seul amour qui me restait m’était enlevé.

    Les yeux écarquillés, je la regardai.

    – Ruth, qu’est-ce qui t’arrive ? Pourquoi me parles-tu comme ça ? Mais dis-moi, je t’en supplie !

    – Tais-toi, je te dis. Ou je te tue tout de suite.

     J’avalai ma salive. J’avalai mes larmes. Il n’y avait plus rien à dire.

    « Le Maitre », se tourna vers elle, lui demanda de se calmer et sa voix grave articula des mots qu’il s’efforça de prononcer lentement.

    – N’avez-vous jamais remarqué, Dolorès, que tous les êtres humains, ayant bu passablement et passé une nuit blanche, puaient la décomposition.

    Dolorès ? J’avais bien entendu. Il m’avait appelée : Dolorès. Un seul homme m’avait toujours appelée ainsi et c’était mon père.

    Puis, sa voix caverneuse s’enfonça comme un pieu dans mon cerveau.

    – Quand l’être humain perd le contrôle de lui-même, et que tout en lui se relâche, à tel point que même ses sphincters s’avachissent, n’avez-vous pas remarqué que toute la pourriture dont cet être est rempli, s’évacue par tous les pores de sa peau ? Dans votre monde, l’être humain n’est que pourriture. Il est une erreur de la nature. Mais, grâce à Dieu, pas vous Dolorès. Non pas vous. Et, c’est l’une des raisons pour laquelle nous sommes ici. Attention, je dis bien l’une des raisons, Dolorès. Ne vous méprenez pas. Car nous sommes-là pour des choses beaucoup plus importantes et vous le savez  très bien, n’est-ce pas ?

    Mes larmes m’aveuglaient. Je lui jurai que je ne savais pas pourquoi ils étaient là et surtout, que je ne voulais pas qu’ils me fassent du mal…

    – Que l’on vous fasse du mal, Dolorès ? Mais comment pouvez-vous imaginer cela ? Une étoile nous a guidés jusqu’à vous. Ceci n’est pas nouveau, me direz-vous. Je le sais. Seulement, ce que vous ne savez pas, c’est que vous êtes la nouvelle Elue, Dolorès. Vous  allez  être  notre Reine et votre enfant sera notre Roi.  Ruth n’était avec vous que pour vous guider et vous protéger jusqu’à notre arrivée. Jusqu’à ce que ce soit l’heure, pour nous, de traverser l’Espace-Temps qui sépare notre monde du vôtre. LA PORTE EST OUVERTE, Dolorès. Nous n’avons pas beaucoup de temps ; il nous faut faire vite. Et il vous faudra, également, faire très vite pour nous rejoindre. Sinon vous perdrez tout. Et Malheur à vous pour l’éternité. 

    Ce bonhomme devait être complètement cinglé. Il délirait, certainement. Mais je pressentais que le pire était à venir et que quelque chose de terrible allait m’arriver.

    Les éléments se déchaînèrent à nouveau dans la chambre mais « L’Homme Bleu » n’eut pas besoin d’élever la voix. Les paroles qu’il prononça, tombèrent comme un couperet.

    – Ce bébé que vous portez depuis neuf mois, Dolorès, ce bébé est à nous. Il nous appartient. Et nous sommes venus pour l’emmener  dans notre monde afin d’en faire notre Roi.

    Mon cerveau (du moins ce qu’il en restait)  cherchait à comprendre. Je n’ai pas de bébé, leur criai-je. On me l’a volé.

    J’implorai Ruth mais, pour toute réponse, un éclair, mille fois plus fort, me frappa et me souleva littéralement du lit. J’abandonnai toute résistance. Je lâchai prise. Toutes les Ombres me fixaient. Le « Maitre » s’approcha,  se pencha sur le lit, attrapa la couette, la retira et la jeta au sol violemment. Je me retrouvai nue, face à ces « cafards ». Epouvantée, je serrai les cuisses de toutes mes forces. J’essayai de cacher mes seins et mon sexe avec mon bras et ma main. C’est alors que je vis mon ventre. Il était gros et rebondi.

    – Enlève tes mains sale pute, ragea Ruth.

    Je fis non de la tête, l’implorant à la compassion.

    – Enlève tes mains, je te dis. Sinon je t’égorge, tu m’entends ; on te coupe la tête tout de suite.

    Immédiatement, une « Ombre Bleue » sans visage, sortit un poignard et me l’appliqua sur la gorge. J’avais compris. Je retirai mes mains. Le regard de Ruth changea. Ses yeux n’étaient plus de glace mais semblaient me traverser sans me voir, lointains et indifférents.

    – Ouvrez les cuisses, Dolorès. Nous ne le répèterons plus.

    Je sentis la pression du poignard insister sur ma gorge et un liquide chaud couler le long de mon cou. J’écartai les cuisses. Je n’avais même plus honte. J’avais subi toute l’humiliation qu’un être humain pouvait supporter.

    Mais encore une fois, j’avais tort de penser cela.

    Tout se passa très vite. Ruth sortit une seringue d’une petite besace rouge avec un soleil imprimé dessus. Elle  vérifia le niveau, m’enfonça l’aiguille dans le ventre, pressa sur le poussoir et m’injecta tout le contenu.

    – Ruth ! Qu’est-ce que tu me fais, murmurai-je.

    Elle ne répondit pas. Elle s’enduisait la main droite d’un gel, pendant que tout mon corps devenait indolore. La chaleur était étouffante et pourtant je grelottais.

    – Vite, elle a froid.

    Deux ombres me saisirent les chevilles sans ménagement, me levèrent les jambes et me les replièrent, grandes ouvertes sur la poitrine. Chacun pouvait ainsi plonger dans mon intimité exposée dans la plus obscène des positions.

    Seul, le « maître » me regardait dans les yeux. Mais je sentais qu’il faisait un effort pour ne pas baisser son regard. Son visage était secoué de tremblements. Il transpirait à grosses gouttes sous son turban. N’y tenant plus, ses yeux me quittèrent pour aller plonger dans mon sexe qui s’offrait en spectacle pour la première fois de sa vie. Je n’avais plus aucune honte. Alors, l’esprit dévasté, je me mis à rire. Je hurlai de rire.

    – Arrêtez-la. Qu’elle cesse de rire.

    C’était Ruth qui venait de crier complètement désemparée.

    Elle prit une longue inspiration et, sans me quitter des yeux, elle plongea, deux, puis trois doigts dans mon vagin et d’une pression violente, enfonça sa main qui s’ouvrit profondément dans mon ventre, cherchant désespérément quelque chose. Je ne ressentis aucune douleur. Seulement un liquide tiède à l’intérieur de mes cuisses. Sa main s’enfonça toujours plus loin ; comme son regard dans mes yeux. Pauvre Ruth. La sueur ruisselait aussi sur son visage.

    – Le col n’est pas assez ouvert. Le bébé ne pourra jamais passer.

    Qu’est-ce qu’elle disait ? Elle voulait attraper mon bébé ?

    – Non, criai-je.

    Le Touareg s’énerva.

    – Ouvre le ventre, Ruth. Il faut improviser une césarienne.

    – Mais vous êtes fous ! Non ! Ne faites pas ça ! Vous allez tuer l’enfant ! Vous allez me tuer ! Ruth, je t’en supplie ! Ne fais pas ça !

    On me cramponna. Ruth s’agenouilla sur le lit, un couteau effilé dans la main. D’un geste désespéré, elle le piqua sur mon ventre qu’elle ouvrit de gauche à droite. Elle plongea ses mains dans la blessure. Quelque chose se déchira encore. Mélangée au sang, une sorte d’humeur visqueuse et transparente suinta de la plaie… Puis tout doucement, avec mille précautions, Ruth sortit, de la cicatrice béante, une toute petite chose qu’elle s’empressa de passer au « Maitre ». C’était mon bébé. Cette petite chose toute poisseuse, c’était mon bébé et il était dans les bras de ce fou furieux, alors qu’il aurait dû être dans les miens. Je ne pleurais plus, je ne criais plus, le monde s’évanouissait autour de moi, je me sentais vide, je voulais mourir.

    Ruth coupa le cordon et fit un nœud. Le « Maitre » éleva le bébé au-dessus de sa tête. Je tendis les bras vers lui. Je voulais qu’il me le donne. Juste une fois. Juste quelques secondes. Avant de mourir. Je le suppliai.

    Alors, les nuages, collés au plafond, devinrent incandescents et crachèrent une lave qui se répandit comme un baldaquin  au-dessus  du lit. Un hurlement dantesque, venu de nulle part, éclata dans la chambre.

    Et ce fut à ce moment-là que je « la » vis. Une tête d’araignée, gigantesque et monstrueuse, déformée par la fureur, était  suspendue au plafond, au milieu des nuages écarlates. Immonde et terrifiante, elle fixait le bébé. De sa gueule noire et grande ouverte, formant un rictus d’où sortaient des crocs démesurés, s’écoulaient des flots de bave fumante.

    Le « Maitre » éleva mon bébé et lui présenta l’offrande en criant : « Prince, voici notre ROI. Il est désormais à TOI pour l’éternité. »

    Brusquement, dégoulinante de sueur, je me redressai sur mon lit. Terrifiée, essoufflée, haletante, comme si je venais de courir un marathon, je regardai tout autour de moi. La chambre était calme et endormie. Tout y était paisible. Même la respiration régulière de Ruth. Je la touchai pour voir si je ne rêvais pas. Son corps était chaud et bien réel. Il avait ressenti ma caresse. Je posai mes mains sur mon ventre. Il était lisse et plat.

    Mes fantômes m’avaient hantée une nouvelle fois. Je me tournai vers Ruth et lui demandai pardon. Pardon d’avoir douté d’elle et de son amour. Mais pour moi c’était fini. Il n’y avait pas de retour possible. Il y avait eu ce cauchemar de trop et je ne voulais plus en vivre. Il était temps de voler de mes propres ailes. Le « Maitre » m’avait dit que je devais faire vite si je ne voulais pas tout perdre. Il avait parlé d’une porte. Oui, mais quelle porte ? La porte de quoi ? Comment avait-il dit, déjà ? Ah oui. L’espace-temps. C’était la porte de l’espace-temps. Mais qu’est-ce que ça voulait dire ? Et où était-elle cette porte ?

    Comme un ectoplasme, je me levai prenant bien soin de ne pas réveiller Ruth. J’avais l’impression d’être morte. Mon corps et mon esprit semblaient être en état d’apesanteur. Quant à mon âme, je n’en avais plus. Ce cauchemar l’avait emportée avec mon enfant une nouvelle fois. Il ne me restait plus qu’à mourir définitivement.

    Je fis quelques pas en direction du salon. Mes pieds heurtèrent un objet mou. C’était une petite besace rouge avec un soleil jaune et puis, un peu plus loin, je remarquai une seringue qui gisait sur le sol. Ça me rappelait quelque chose. Mais je ne savais plus quoi.

    Un liquide épais dégoulinait le long de mes cuisses. Je touchai, je regardai. Tiens ! Mes règles étaient revenues.

    J’enfilai mon long déshabillé blanc. Je le tachai. Ce n’était pas grave. Je pris le temps de griffonner quelques mots pour Ruth. Je me penchai à son oreille pour lui murmurer  je t’aime  et déposai la feuille sur sa table de nuit. Je passai une nouvelle fois à côté de la petite besace. Ruth avait dû l’égarer.

    L’air était frais sur la terrasse. C’était bon. 

    Je montai sur le parapet et marchai dessus, essayant de garder l’équilibre. Au-dessous, un grand trou noir parsemé de petites lumières, tout au fond. C’était beau. Je levai les bras comme quand j’étais petite à la piscine de Barcelone. Derrière moi une jeune fille me criait de lui donner la main et de ne pas regarder en bas. Qu’elle allait me prendre dans ses bras et me parler de Kurt et de mon bébé. C’était stupide, puisque tous deux étaient morts.

    – Non Do ! Non DO !

    Trop tard. J’avais plongé.

    Dans mon vol, les branches, accrochées à la colline, me déchirèrent les chairs. Mon corps heurta violement de grosses roches, acérées et tranchantes. Puis, soudain, un bruit mat, une douleur fulgurante. C’était mon crâne qui se fracassait sur les pavés. Et tout mon corps explosait en mille morceaux.

    Moi, Do, je n’existais plus.

    Un flot de lumière m’entoura alors de ses propres ailes et m’emporta.

    Et si l’enfer n’était pas forcément la terre !

    Le taxi filait. L’autoroute et la campagne environnante  baignaient dans le soleil. Quelques mèches de nuages flottaient paresseusement. La circulation était dense. Conséquence des premiers départs en vacances. Je rêvassais à l’arrière de la Mercédès. Nous roulions en silence. Dans quelques minutes, nos destins se sépareront peut-être à tout jamais. Pauvre Bachir, je voyais la tristesse ombrer son visage. Bachir était devenu mon chauffeur par hasard, à mes débuts. Nous avions sympathisé tout de suite et, peu après, il était devenu mon chauffeur personnel. Il m’accompagnait partout. Je voulais qu’il soit avec moi sur tous les plateaux ; de jour comme de nuit. Il savait se faire discret mais, lorsque j’étais en proie au doute ou que je n’étais pas sûre de moi, je l’interrogeais souvent du regard. Parce que je craignais celui d’Antoine. Les nuits où les prises de vues se terminaient très tard, il m’emmenait dîner dans des endroits sympas dont il avait le   secret. Et là, il effaçait toutes mes craintes. Parfois, il me prenait la main. Et quand ça n’allait vraiment pas, il m’entrainait dans une   boite africaine. Nous dansions jusqu’à nous étourdir. Je crois que nous avons flirté aussi, mais, cela n’était jamais allé plus loin. Pourquoi ? Je ne sais pas. Peut-être, parce qu’il savait que j’étais amoureuse d’Antoine.

    Terminal 2B. Nous étions arrivés à Roissy. Bachir ne bougea pas. Tapi derrière son volant, il regardait droit devant lui. Je lui demandai de venir à côté de moi à l’arrière de la voiture. Je craignais cet instant. Je savais que cela allait être difficile. Je posai ma tête sur son épaule, il me prit la main et s’amusa nerveusement avec mes doigts. Je voulais que ce soit lui qui parle en premier. Moi, j’avais tout mon temps. J’étais très en avance et j’étais bien. Mais Bachir se fermait. Alors posant ma main sur sa cuisse, je lui demandai de me regarder. Son regard était triste et froid. « Oh… Bachir, lui murmurai-je, ne fais pas cette tête. Souris-moi ! » Il essaya, pour me faire plaisir mais le cœur n’y était pas. « Embrasse-moi » je lui demandai. Et comme il ne se décidait pas, je passai ma main derrière sa nuque et posai mes lèvres sur les siennes. Combien de temps avait duré ce baiser, je ne pourrais le dire, mais il restera sans doute l’un des moments les plus tendres de ma vie.

    Soudain, il y eut comme une vive lueur, puis deux, puis trois. Je me penchai pour regarder par la vitre. Plusieurs photographes s’agitaient autour de la voiture. Service de presse, je lisais sur leur badge. Une vingtaine de badauds s’agglutinaient déjà.

    – Do, on est venu pour vous ! Pour votre départ ! Me cria l’un des photographes.

    Je clignai des yeux. Celui-là, je le connaissais. Un pote. Sympa comme tout. Je descendis, tout sourire et embrassai mon copain. Serrant la main des autres, je les suppliai de faire vite, de prendre toutes les photos qu’ils désiraient et de nous laisser tranquille ensuite.

    Je fis signe à Bachir de venir à côté de moi. Je lui demandai de me prendre par la main, puis par la taille. Je m’enroulai dans ses bras, lui caressai la joue et l’entrainai devant la foule pour l’embrasser. Puis nous restâmes debout, mon visage collé sur sa poitrine. Mes copains en avaient pour leur argent. Ils étaient ravis.

    – Merci Do, ça va aller. On a le scoop de la semaine. On va pouvoir se faire un peu de blé.

    Et oui… Le métier de journaliste était difficile.

    Quelques curieux me demandèrent des autographes. Une petite fille me tendit une revue dont je faisais la couverture. Je la lui dédicaçai. Puis je pris l’enfant dans mes bras et déposai une bise sur son front. Photos.

    – C’est ton fiancé ? Me demanda-t-elle. Il en a de la chance.

    – Oui, c’est mon amoureux.

    – Je peux l’embrasser, aussi ?

    – Si tu veux.

    L’enfant courut dans les bras de Bachir. Photos.

    Nous attendions que la foule se disperse. Un policier nous demanda si nous avions l’intention de stationner encore longtemps.

    – Juste quelques minutes, s’il vous plaît. Le temps de prendre mes bagages et de dire adieu à mon fiancé.

    Bachir déposa mes valises sur un caddie qui trainait miraculeusement  à proximité.

    – Tu pars longtemps ?

    – Je ne sais pas. Ça va dépendre de beaucoup de choses. Je ne sais même plus pourquoi je vais là-bas. C’est étrange. De toute façon, tu as mon téléphone. Appelle-moi au moindre problème. C’est promis ?

    – Ouais. C’est bête.

    – Quoi ?

    – Que tu partes.

    – Pourquoi ?

    – Je ne sais pas. J’ai l’impression que je ne te reverrai jamais plus.

    – Oh, Bachir, ne dis pas ça. Tu me fais de la peine.

    Je le regardais. Il me regardait. Son visage se pencha sur le mien. Je le laissai faire. J’en avais envie moi aussi. Mais cette fois, ce n’était pas pour la photo. Je le sentis grossir sur mon ventre. Il y avait bien longtemps que je n’avais pas senti ce genre de chose. Je ne savais même plus à quoi ça ressemblait, ni à quoi ça servait, ni comment ça marchait. Pudiquement, Bachir s’écarta mais, comme mue par un réflexe, mon ventre le rejoignit et se colla au sien.

    – Il y a beaucoup de monde qui nous regarde.

    – Je m’en fiche. Une jeune femme a le droit d’être embrassée par son amoureux, non ?

    Sans me répondre, Bachir fit  le tour de sa voiture et s’installa au volant. Je le regardai mais pas lui. La Mercédès démarra. Je la suivis du regard jusqu’à ce qu’elle disparaisse.

    – Fais-bien attention à toi, chuchotai-je.

    Mon cœur battait encore la chamade en entrant dans le terminal. On se serait cru dans une fourmilière. Les gens, toujours pressés, se frôlaient, se croisaient, se dépassaient sans jamais se heurter. J’étais étourdie rien qu’à les regarder.

    Je décidai de fendre cette foule et de me rendre directement à l’enregistrement.

    Mais j’étais trop en avance. Tant pis, j’attendrais ;

    Tandis que je cherchais mon bouquin dans mon sac de voyage, il me sembla sentir une main frôler mes fesses. Je n’y prêtai pas attention. C’était une telle bousculade. Je repris ma lecture quand, cette fois, c’était carrément la main aux fesses et bien appuyée. Je me retournai, furieuse, le bras déjà levé, et je me retrouvai nez à nez avec Antoine. Antoine, l’homme de ma vie, mon photographe et mon agent bien aimé. Antoine, l’homme qui m’avait découverte et qui avait fait de moi, le plus grand top-modèle.

    J’avais toujours été amoureuse de lui. Dès que nous avions commencé à travailler ensemble, il m’avait conquise. J’étais en admiration devant tout ce qu’il faisait, devant tout ce qu’il me demandait. Je lui obéissais au doigt et à l’œil. J’étais tellement  gauche à l’époque. Je n’avais aucune confiance en moi. Mais lui, il n’arrêtait pas de m’encourager en me répétant que c’était formidable, que j’étais merveilleuse et qu’il ne s’était pas trompé sur moi.

    Jamais, je n’avais osé lui dire que je l’aimais. Je me disais qu’il le verrait bien un jour. Mais non. Avec lui, c’était travail, travail et encore travail. C’était un génie. Un baroudeur de génie. Et, du haut de mes vingt et un ans, j’aimais cet homme. Et lui m’aimait aussi. Comme un père.

    Antoine se tenait devant moi et me regardait, hilare. J’explosai de joie en lui sautant au cou. Les gens se retournaient, dérangés par mes effusions. Mais, je m’en fichais. Antoine était là.

    – Antoine, tu es venu, c’est merveilleux !

    – Je ne voulais pas que tu partes comme ça, sans te dire au revoir et te faire un dernier bisou. Suis-moi !

    C’est vrai, j’avais oublié qu’il avait toujours cette manie de me parler comme si j’étais un bébé.

    En homme d’action, il marchait toujours vite. D’ailleurs, tout devait toujours aller très vite avec lui. Suivre son rythme était exténuant. Pourtant, je l’avais fait durant quatre ans. Pour lui, des ailes me seraient poussées. Je l’avais suivi par admiration, par enthousiasme, par passion et, aussi, pour ce qu’il voulait faire de moi. C’était le plus grand photographe. Le monde entier se le disputait.

    Antoine stoppa devant une petite porte dérobée, frappa trois coups et, après quelques secondes d’attente, apparut une jolie petite hôtesse de l’air, d’origine Asiatique.

    – Antoine ! Quelle surprise !

    – Salut, ma belle, lui dit-il en lui faisant la bise.

    « Décidément, tout le monde le connaît ! » pensai-je.

    L’hôtesse me dévisagea avec insistance.

    – Mais, je connais cette jeune personne s’exclama-t-elle. Mais oui. Où l’ai-je déjà vue ?

    – Ecoute, ma belle, je te le dirai mais, auparavant, tu vas me rendre un grand service. Ecoute-moi bien : Tu prends ce caddie et tu vas enregistrer les bagages de mademoiselle pour Fès. Tu nous ramènes la carte d’embarquement et dans la foulée, un laissez-passer pour moi. Tiens, voici son billet et tu nous rejoins ici.

    L’hôtesse alla pour dire quelque chose mais Antoine la coupa.

    – Et surtout, si tu peux faire vite, ce serait formidable. D’accord ? T’es un amour, ma belle.

    – Tu sais que je ne peux rien te refuser, Darling !

    Mes papiers à la main, l’hôtesse s’empara aussitôt du caddie et se précipita en direction du vol pour Fès. J’étais stupéfaite devant tant de docilité.

    – Une ex, ta Chinoise ?

    – D’abord, elle est japonaise et ne dis jamais à une Japonaise que c’est une Chinoise, c’est très mal perçu. Et puis, il faut entretenir ses relations, ça peut toujours servir. La preuve.

    J’étais heureuse qu’Antoine soit venu. Allait-il, enfin, me dire qu’il m’aimait ? Allait-il me supplier de ne pas partir ? Allait-il me dire qu’il ne pourrait pas vivre sans moi ? Oh, Antoine, dis-les-moi ces mots que toutes les jeunes filles rêvent d’entendre au moins une fois dans leur vie.

    Je ne lâchai pas du regard mon beau baroudeur à la voix si grave. En quatre ans, il avait fait de moi une vedette internationale, ce qui me permit ainsi d’amasser une jolie fortune. Grâce à lui, j’allais pouvoir faire un break et réaliser mon rêve : la restauration d’œuvres anciennes. Dans ma tête, Fès m’avait toujours appelée. C’était comme une énorme intuition. Et, surtout, je ne devais pas perdre de temps.

    Antoine me souriait. Puis il éclata de rire. Comme s’il voulait chasser le désordre qui régnait dans sa tête.

    – Alors, tu donnes dans le chauffeur de taxi, maintenant ?

    Là, il me cueillait de plein fouet. Je le regardai, mal à l’aise. Intriguée par la stupidité de sa question, je lui souris bêtement. Je ne savais quoi lui répondre d’intelligent, de drôle ou de pertinent. Toujours ce foutu esprit d’escalier. Tout ce que je trouvai d’original à dire ce fut :

    – Comment-ça ? 

    – Je t’ai aperçue, tout à l’heure, avec un chauffeur de taxi. Je n’étais pas tout seul à vous regarder, d’ailleurs. Vous vous embrassiez à gorge déployée.

    Là, il me cueillait une deuxième fois. Mais pas pour la même raison. Je ne reconnaissais pas mon Antoine et son comportement me troublait.

    – Mais, Antoine, c’est un copain. C’est tout.

    – Et bien dis donc, c’est sympa d’être copain avec toi.

    Alors là, j’eus envie de lui sauter au coup et de l’embrasser.

    – Antoine !…Antoine, tu es jaloux ?

    – Ne dis pas de sottise, Do.

    Et prenant l’air détaché de celui qui sait reconnaître les choses futiles de la vie, il attrapa son paquet de cigarettes, en sortit une, la mit à sa bouche, et se rappelant qu’il était interdit de fumer, l’enleva de sa bouche, la remit dans son paquet et le paquet dans sa poche, tout en émettant un léger toussotement qui se voulait désinvolte.

    Je l’observai, amusée. Je sentais que ça l’agaçait et ça me faisait plaisir. Mais le retour de notre hôtesse sauva Antoine.  Dommage.

    Tout sourire, elle lui remit les papiers.

    – Je sais où je vous ai vue, s’écriait-elle, ça m’est revenu ! Dans les magazines et sur plein d’affiches. Il y en  a une,  actuellement, dans tous les terminaux. Elle est gigantesque. Vous êtes dans la Fontaine de Trévise, à Rome, dans une grande robe blanche. On dirait que vous êtes nue. Qu’est-ce que vous êtes  belle !

    « Tiens, ils avaient ressortis cette vieille pub. Je n’étais pas au courant. C’était l’une des plus grandes réussites d’Antoine ! »

    – Bravo, vous avez gagné, mademoiselle et je vous remercie pour le compliment.

    J’essayai de rester simple mais mon ego était tout émoustillé.

    – Bon ! J’ai ton numéro de portable, lui dit Antoine, excuse-nous, on est pressé. Je te téléphone sans faute. A bientôt ma belle.

    Nous repartîmes au pas de course, côte à côte, silencieux. Ce silence me tournait la tête mais il était plus explicite et plus troublant qu’une déclaration d’amour.

    Nous nous rapprochions de la salle d’embarquement. Elle était déserte. Tout se bousculait dans mon esprit.

    Une deuxième hôtesse, perdue dans sa lecture et ses rêves, se leva à notre arrivée, en nous signifiant qu’il était interdit de passer cette porte. Elle contrôla quand même ma carte d’embarquement, me gratifiant d’un léger sourire, qui, soudainement, devint surdimensionné en reconnaissant Antoine.

    – Oh ! Quelle surprise, s’écria-t-elle. Antoine ! Je pensais justement à toi !

    Alors là, je n’en revenais pas. A la façon dont elle le regardait, je crus qu’elle allait lui sauter dessus. Il lui fit une bise à la hâte.

    –Je suis désolé, ma belle, j’accompagne mademoiselle, et nous avons à discuter de choses importantes avant son départ. On se met dans le fond, là-bas.

    – Y a pas de problème, Antoine. Tu m’appelles ?

    – Je t’appelle cette semaine, ma belle. Promis juré.

    Je tirai Antoine par la main afin qu’il écourte ses retrouvailles et l’entrainai dans un coin tranquille.

    – Tu t’es fait tout le personnel féminin de Roissy.

    – Oh, des relations c’est tout. Juste des relations amicales.  Certaines voulaient que je leur fasse des photos, alors…

    – Alors bien sûr ! Et j’imagine quel genre de photos !

    – Mais des photos d’Art, ma belle et …

    – Ah Non ! Ne m’appelle pas ma belle !

    – Pourquoi ?

    – Parce que, toutes tes pétasses, tu les appelles ma belle !

    – Pardon, ma chérie.

    – Ah ! Je préfère ça.

    Et nous partîmes tous deux à rire. Main dans la main, nous nous assîmes confortablement. J’étais heureuse, l’atmosphère se détendait mais Antoine me semblait encore un peu bougon. Quelque chose n’allait pas.

    – Qu’est-ce qu’il y a, Antoine ? Dis-moi.

    – Mais il n’y a rien.

    J’étais penchée sur lui et je le caressais des yeux. Une petite larme coulait sur sa joue. Minuscule et fine, je la vis qui cherchait à se dissimuler dans le ruisseau d’une ride.

    – Tu pleures, mon amour ? Murmurai-je.

    – Mais non, je ne pleure pas ! J’ai mal aux yeux depuis ce  matin, c’est tout.

    J’essuyai la petite larme. Je le regardais toujours. Lui, regardait droit devant. Perdu, quelque part, dans ses pensées, il semblait lutter contre un mal invisible. J’avais l’impression que le bonheur flottait. Il n’était pas loin mais il flottait. Et l’éternité flottait aussi, nous enveloppant dans son silence que je n’osais rompre tant il était magique.

    Puis, une petite voix, venant de nulle part. Une petite voix d’enfant, comme jamais je ne l’avais entendue, sortit de sa bouche.

    – Ça me fait chier que tu partes, voilà ! Ça me fait chier que tu t’en ailles, parce que je ne te verrai plus. Parce que, pour la première fois de ma vie, je vais me sentir seul. Perdu comme un môme. Abandonné. Tu vas me manquer. Terriblement.

    Je lui serrai la main très fort, ne sachant quoi dire, ni quoi répondre. D’ailleurs, qu’y avait-il à dire ou à répondre à cela.

    « Antoine, Antoine, pensai-je, pourquoi ne m’as-tu pas ouvert ton cœur bien avant ? Pourquoi l’homme attendait-il toujours que l’être aimé soit sur le point de l’abandonner pour lui crier son amour ? Pourquoi ? Mais pourquoi ? »

    J’étais désespérée  devant tant d’absurdité.  Que la vie était bête.

    – Antoine, toi aussi tu vas me manquer. Pourquoi ne m’as-tu pas parlé plus tôt ? Qu’est-ce qui t’en empêchait ? Pourquoi ne m’as-tu jamais fait l’amour ? J’en ai tellement rêvé. Je t’appelais toutes les nuits. J’avais envie que tu sois à côté de moi, que tu dormes à côté de moi. Et toi, tu ne comprenais rien.

    C’est alors que je fis connaissance avec les rouages       complexes de l’être humain et des circonvolutions de son cerveau tortueux. Antoine m’énonça, une à une, les raisons de sa conduite avec moi. C’était consternant. A en pleurer. Il s’était toujours interdit de me toucher ou d’éprouver quoi que ce soit pour moi tant que nous travaillerions ensemble. Pour faire de moi ce que j’étais devenue, je ne pouvais exister qu’au niveau du fantasme. S’il  disparaissait, le mystère et la magie de la création se dissolvaient dans le banal, le quotidien et le vulgaire.

    – J’ai toujours voulu faire apparaître ce qu’il y avait de plus beau en toi : ton âme, avec un grand A. Et je voulais aussi que ressurgissent tous les démons qui étaient en toi. Je savais qu’ils étaient nombreux et je crois y être parvenu, en grande partie. Tu étais un modèle admirable. Tu sais ce que la presse disait de toi ? : « DO, un corps somptueux avec un visage de tragédienne » Tout ce que je faisais, avec toi, était du domaine fantasmagorique. C’était du jamais vu. Parce que tu étais immense, surnaturelle et unique.

    Chaque mot qu’Antoine prononçait me faisait souffrir mais il me remplissait de joie également car ce n’était, en réalité, que des paroles d’amour.

    – Pour que, chaque jour, je puisse te créer, continua-t-il, tu ne devais rester qu’un fantasme dans ma tête. Il me fallait t’imaginer, te rêver. Jour après jour, je devais cultiver cette exaltation, ce délire. Il devait inspirer tout le lyrisme nécessaire pour la création d’une œuvre d’art. Et cela, Do, seul le fantasme le permettait. Dieu n’est-il pas le plus grand fantasme de l’humanité. Et  pourtant, il vit toujours depuis la nuit des temps. Il m’arrivait même, la nuit, de me caresser en pensant à toi.

    Quel courage te fallait-il pour m’avouer tout cela. Tu me faisais penser au condamné à mort fumant sa dernière cigarette. Moi, mon désir de toi avait été immédiat. Mais, face à ton indifférence, je l’avais refoulé, à défaut de pouvoir le sublimer.

    Je regardai autour de moi. La salle d’embarquement était encore déserte.

    – J’ai besoin d’aller aux toilettes. Viens avec moi, j’ai peur de me perdre.

    L’hôtesse nous indiqua le chemin. Tirant Antoine par la main, nous courûmes à travers cette fourmilière humaine, bousculant tout le monde. Il ne fallait surtout pas que je réfléchisse. Seulement obéir à cette pulsion soudaine qui me dévorait au point d’en devenir folle.

    « Zut ! Pensai-je, il y a une dame pipi ! »

    – Les dames à gauche, les hommes à droite, dit-elle sans relever la tête.

    Sortant un billet de cinquante euros, je le lui remis dans la main en lui disant : « Pour nous deux, ce sera à gauche ! »

    En un éclair, le billet se retrouva dans sa poche et redressant la tête :

    – Antoine, s’exclama-t-elle, comment tu vas ? Ça fait un bail, dis donc. Tiens, prends la clef VIP, comme d’habitude.

    – Merci, ma belle.

    Alors là, j’hallucinai. Furieuse, j’entrainai Antoine. Il commençait à résister. Il avait compris. Mon cerveau luttait contre ma morale qui me désavouait, elle aussi. Mais je restai sourde. Je ne voulais rien entendre, rien écouter. Suivre ma pulsion, c’était tout ce qui m’importait.

    J’introduisis la clef dans la serrure, ouvris la porte, et la refermai derrière nous. J’étais affolée. Je tremblais. L’air de rien, je jetai un coup d’œil pour reconnaitre l’endroit où cela « allait se passer ». C’était sordide. Triste. Triste à pleurer. Un véritable lupanar exigu, les murs tapissés d’une moquette rouge bon marché, avec une grande glace dans laquelle on pouvait se voir « travailler », une toilette, un bidet, un lavabo et un distributeur de préservatifs, avec la mention : Rend la monnaie. Je n’oublierai jamais ce détail. Je me retournai, paniquée et je regardai Antoine. Il était livide. Mais je ne pouvais plus reculer, j’étais allée trop loin. J’agrippai Antoine, le regardai droit dans les yeux et ouvris sa chemise, arrachant la moitié des boutons, comme je l’avais vu faire au cinéma. Mais j’étais maladroite. Je devais me calmer, ne pas me précipiter. Je découvris le torse d’Antoine. Il était couvert d’une jolie toison brune. J’y croisai mes mains. J’y enfonçai mon visage. Je le respirai. Mais Antoine ne bougeait pas. Alors, je l’embrassai fiévreusement, cherchant sa langue. Sa froideur m’exaspérait, me désespérait. Pourquoi ne réagissait-il pas ? J’étais comme une petite fille ne sachant pas nager et qui se noyait. Alors, j’abattis ma main sur son sexe. C’était ma dernière carte avant l’humiliation totale. Et là, je sentis, avec espoir, qu’il était vivant et bien vivant. Mais le ciel me tomba sur la tête. Antoine me repoussa violement et me balança une gifle magistrale. Je restai figée sur place. Furieux, il m’attrapa par les épaules et cria :

    – Mais, tu n’es pas une pute, merde ! Tu es complètement cinglée, ou quoi ? Tu te rends compte de ce que tu fais ?

    Je ne bougeai pas. Sa gifle m’avait pétrifiée. J’étais folle, blessée dans mon amour propre. Je le fusillai du regard. S’il avait pu le tuer, il serait déjà mort. J’arrivais à lui sourire, mais c’était de rage et de dépit. Puis, il y eut ce long silence. C’est à ce moment-là que je vis une lueur de peur sur le visage d’Antoine. Il connaissait trop bien mes réactions de colère. Elles pouvaient être d’une violence totalement incontrôlée. Mais bien fait pour lui ;

    – Si, je suis une pute ! Mais tu n’as rien compris, mon pauvre Antoine ! Ça fait quatre ans que je veux être ta pute ! Quatre longues années que j’attends pour que tu me prennes pour ta pute. Tu comprends ? Tu peux comprendre ça dans ta petite tête de génie ? Il fallait me sauter au lieu de te masturber au fond de ton lit. Je t’aimais ! Je m’en foutais de tes photos. C’était toi que je voulais. Je t’attendais. Je te rêvais chaque seconde de ma vie. Alors, que ce soit dans des chiottes ou en enfer, fais-moi l’amour ! Prends-moi comme une chienne ! Je veux t’emmener avec moi ! Te sentir en moi !

    Je m’étouffais en criant. Mes mots se mêlaient à mes sanglots.  J’ouvris mon corsage. Mes seins s’offraient à lui. Je le pris par le cou et l’embrassai à nouveau. Cette fois, ce fut lui qui chercha ma langue. Antoine lâchait prise. Il m’entourait de ses bras et me caressait le dos de ses mains puissantes. Mes seins s’écrasaient contre sa poitrine. J’étais au comble du bonheur. Antoine allait m’aimer. Sa respiration s’accélérait. Il abaissa mon jean et mon slip, passa sa main entre mes cuisses et, se rendant compte de l’état dans lequel je me trouvais, dégrafa sa ceinture précipitamment. Son sexe rigide était levé, collé contre mon ventre. Je le saisis dans ma main et, m’agenouillant comme une esclave, je le pris dans ma bouche.

    – Arrête, Do, je n’en peux plus.

    Je ne voulais pas qu’il parte tout de suite. Je voulais que sa chair pénètre la mienne. Je voulais le sentir se répandre dans mon ventre.

    Vu l’exiguïté de la pièce, la seule solution était de me retourner et de me pencher en avant, les mains appuyées contre le mur. Celles d’Antoine me saisirent par les hanches et, doucement, il s’enfonça entre mes cuisses. Trois ans que je n’avais pas été  visitée et ce n’était que douceur. Antoine accéléra. Je sentis qu’il n’allait pas pouvoir se retenir plus longtemps. Essayant de s’enfoncer au plus profond de moi, un râle, presque douloureux, jaillit de sa poitrine et dans un dernier coup violent, secoué de spasmes, il se déversa longuement en moi.

    J’étais heureuse. Je n’avais pas joui, bien sûr. L’orgasme m’avait caressé de ses ailes mais ne s’était pas arrêté. Mais que m’importait. Antoine m’avait aimé et vivait à l’intérieur de moi. C’était encore meilleur que le plus fort des orgasmes. J’étais merveilleusement bien. J’allais emporter Antoine avec moi.

    Il se retira doucement et là, je ressentis subitement un grand vide. Comme si quelque chose de magique venait de se briser. Antoine l’avait ressenti. Le rideau était tombé. Me saisissant par les épaules, il me retourna face à lui et comme s’il apercevait un fantôme :

    – Mon Dieu, Do, c’est incroyable. Tes yeux. On dirait ceux d’une louve. Et ta bouche ! Elle est comme une cicatrice au milieu d’un visage de déesse. Elle semble vouloir tout dévorer. Tu es gigantesque, mon Amour. Et je n’ai pas mon appareil photo, dit-il dans un petit rire forcé.

    – C’est parce que je t’aime que tu me trouves si belle. C’est parce que tu m’as aimée et que je te porte dans mon ventre que je rayonne. Mon pauvre petit idiot de génie, tu vois tout ce que tu as raté ?

    Je restai blottie dans ses bras qu’il avait refermés autour de mes épaules. Et j’aurais voulu que l’éternité commençât ainsi et ne finisse jamais.

    – Antoine, comment vais-je faire, maintenant, pour vivre sans toi ? Je t’en supplie, attends-moi. Et nous travaillerons de nouveau ensemble. Et cette fois, nous nous aimerons pour la vie et tu me feras un enfant. Tu veux bien ?

    Un long silence… Il ne répondit pas. Je compris, tout allait s’arrêter là. Seulement, cette fois, c’était moi qui allais prendre les devants.

    – Maintenant, va-t-en, Antoine. Sors d’ici. Laisse-moi. J’ai besoin d’être seule quelques instants. Rentre à Paris. Tu as les clefs de mon appartement. Vas-y de temps en temps. Tu penseras à moi.

    – Mais, Do, je ne peux pas te laisser comme ça.

    – Je t’en prie Antoine, fais ce que je te dis. C’est mieux ainsi. Vas-t-en.

    – Mais… 

    – Vas-t-en, je te dis ! Laisse-moi ! Tu as eu ce que tu voulais, alors tire-toi !

    Il fallait qu’il parte tout de suite sinon j’allais éclater en sanglots et tout était fichu. Antoine se rhabilla. Muet. Il faisait des efforts pour ne pas me regarder et moi pour ne pas pleurer.

    – Fais bien attention à toi.

    Ce furent ses dernières paroles. La porte se referma. Antoine avais disparu.

    Je regardai une dernière fois autour de moi. C’était affligeant. Je m’habillai, essayai de remettre un peu d’ordre dans mes cheveux et claquai la porte derrière moi. Je déposai la clef à la jeune fille, ne manquant pas de lui dire au passage qu’Antoine l’appellerai dans l’après-midi.

    – C’est-ce qu’il m’a dit, je vous remercie, mademoiselle.

    « Encore une petite qui va rêver toute la journée »

    Je me dirigeai comme une somnambule vers la salle d’embarquement quand, soudain, je m’arrêtai. Quelque chose n’allait pas. Le hall était désert et j’eus comme une sensation désagréable d’être surveillée. Je scrutai distraitement les alentours quand mon regard se posa sur trois silhouettes totalement incongrues dans un aéroport Parisien. C’étaient trois Touaregs, vêtus de leurs vêtements traditionnels. Sous leurs visages dissimulés, je pouvais voir leurs yeux gigantesques et c’était bien moi qu’ils dévisageaient. Et d’une façon ostentatoire. Le regard de celui du milieu était insupportable, tant il était dur. Sans réfléchir, je fonçai sur eux. Dans ma précipitation, un jeune couple me heurta violemment. Le temps de me remettre du choc, les trois Touaregs avaient disparus. Pourtant, la bousculade n’avait duré que quelques secondes. Je regardai à gauche, à droite, devant, derrière, mais non, je ne les apercevais nulle part. Ce n’était pas possible ! Habillés comme ils l’étaient, ils ne pouvaient pas se fondre dans le décor ! Je restai quelques secondes à réfléchir. Je regardai ma montre. Je décidai de laisser tomber et me dirigeai vers la salle d’embarquement. Antoine, aussi, avait disparu. J’étais déçue. J’espérais secrètement le découvrir quelque part en train de m’attendre. Il m’aurait demandé de ne pas partir et je serais restée. Malheureusement, c’était ainsi dans les livres ou au cinéma mais pas dans la vie.

    Les passagers commençaient à entrer dans la salle d’embarquement. On nous annonça que le vol aurait du retard. Ce n’était pas grave, j’avais tout mon temps. Je pourrais penser à Antoine tranquillement. Penser que j’étais encore dans ses bras. Penser à tout ce que nous avions réalisé durant ces quatre années. J’étais bien installée dans mon rêve quand, saisie de stupeur, je me redressai d’un bond. Les Touaregs ! Ils étaient là. Derrière la vitre de la salle d’embarquement. Le plus grand, toujours au milieu, m’observait de ses yeux terribles. C’était étrange, personne d’autre ne semblait s’apercevoir de leur présence.

    Je me levai, fonçai sur eux et me retrouvai nez à nez avec le grand Touareg. Seule une vitre nous séparait. Cette fois, il ne bougea pas. Il était là, face à moi, totalement immobile. J’essayai de soutenir son regard fascinant

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