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Sawsan
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Livre électronique207 pages3 heures

Sawsan

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À propos de ce livre électronique

Sawsan Idrissi, créatrice Haute Couture marocaine, décède tragiquement dans un accident de voiture. Une amie journaliste lui consacre un livre, sous forme de roman à la première personne, qui relate sa vie. Petite fille orpheline de mère et n’ayant jamais connu son père, Sawsan a été élevée par ses grands-parents dans un trou perdu entre Marrakech et Agadir. Très tôt, elle se passionne pour la couture et rêve d’aller à l’école. Après bien des épreuves, une rencontre extraordinaire, et quelques années à Paris, elle deviendra une styliste talentueuse et reconnue par ses créations novatrices empreintes de tradition marocaine.
LangueFrançais
Date de sortie4 juin 2013
ISBN9782312011004
Sawsan

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    Aperçu du livre

    Sawsan - Sandrine Lefebvre-Reghay

    cover.jpg

    Sawsan

    Sandrine Lefebvre-Reghay

    Sawsan

    LES ÉDITIONS DU NET

    22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes

    À mes enfants

    À mon mari pour sa patience

    À HalimaTenni pour son amitié

    © Les Éditions du Net, 2013

    ISBN : 978-2-312-01100-4

    Prologue

    Le 28 août 2010 disparaissait, à l’âge de quarante-et-un ans dans un accident de voiture, Sawsan Idrissi, l’une des plus grandes stylistes de la haute couture traditionnelle marocaine, créatrice de la marque de prêt-à-porter Pour Elle, membre permanent du Syndicat National de la couture et fondatrice de la revue Un jour, un Caftan. Ambassadrice d’un certain art de vivre, elle restera comme une visionnaire qui, dès son plus jeune âge, aura révolutionné le port du caftan, occidentalisé à merveille les djellabas de nos mères, redonné le goût à toute une jeunesse de s’habiller avec des tenues issues d’un savoir-faire millénaire, en y apportant, avec une réelle audace, un supplément de confort, de beauté et de naturelle élégance.

    Quand je la rencontre pour la première fois au cours de l’édition 2001 de Caftan dont elle était membre du jury, elle se présente, comme à son habitude, simplement belle, fragile et paraît si humble que l’idée me vient aussitôt de lui consacrer un livre. Un livre qui, en plus de retracer le travail de cette virtuose au talent inouï, sera aussi celui de son portrait intime. L’approche de la grande dame ne fut pourtant pas aisée… Ainsi, face à son désir aussi farouche que légitime de protéger sa vie privée, il me faudra près de cinq longues années de patience pour avoir enfin le bonheur et le privilège de pénétrer son univers, gagner sa confiance et goûter à la joie toujours renouvelée de la rencontrer pendant presque trois ans, chaque lundi après-midi durant deux heures, chez elle ou dans ses ateliers.

    Fruit d’exquis entretiens grâce auxquels j’ose aujourd’hui avancer que nous étions devenues amies, ce livre, que je désirais à l’image de sa vie, présenté sous la forme d’un roman, ambitionne en toute modestie de laisser à la haute couture traditionnelle marocaine ainsi qu’à toute une génération de femmes, ce témoignage d’une vie exceptionnelle où se mêlent avec la même grâce travail acharné, rigueur éclairée, tradition et « modernité ». Celle qui se définissait comme citoyenne du monde – reconnue et adulée par ses pairs – souhaitait libérer la femme marocaine de toute contrainte machiste tout en la confortant dans son « orientalité », c’est-à-dire une féminité tournée vers un mysticisme affiché et assumé. « Oui à la modernité, non à la perte identitaire et morale qui fait que la femme marocaine est si belle en caftan », répétait-elle à l’envi.

    Ce vœu, comme un sacerdoce, elle s’y consacra corps et âme en proposant des tenues haute couture pour le soir mais également des ensembles pour la vie de tous les jours, notamment à travers sa ligne de prêt-à-porter créée en 2003. Sawsan Idrissi est certes partie bien trop tôt, laissant le monde de la couture marocaine orphelin. Mais ses créations, authentiques œuvres d’art, resteront à jamais dans notre histoire, elles qui font désormais partie de notre patrimoine commun.

    D’une certaine manière, la force de caractère et le génie de cette enfant surdouée, qui toujours sut s’imposer pour transcender ses rêves en les transformant en une réalité accessible, demeurera un exemple de courage et de dépassement de soi, elle qui a ouvert aux générations présentes et futures un nouveau champ des possibles.

    L’Innocence perdue

    Chapitre I

    Quelque part en bordure de l’étroite et dangereuse route qui relie Agadir à Marrakech, dans une vallée quasi-déserte sculptée dans la roche rouge brique, se dresse, comme surgi de nulle part, dans un décor digne d’un western, un modeste café-restaurant, Le Soleil du Sud. L’établissement a été construit par Ba, mon grand-père, sur un petit terrain hérité de son père. Ba était un homme de haute stature. Bien que taiseux, il savait mieux que quiconque, à la manière des savants de la Cour du calife Al-Ma’mun¹, annoncer par l’observation des étoiles les heures de prière ou encore prédire le temps à venir. De cette nature pauvre qu’il aimait par-dessus tout, il arrivait à extraire d’innombrables savoirs qui m’ont longtemps laissé croire qu’il n’était pas tout à fait homme, lui qui était également capable de construire toutes sortes d’ustensiles indispensables à nos besoins quotidiens et à son commerce. Le Soleil du Sud lui laissait en effet beaucoup de temps libre. Car, à cette époque, les camions ou les cars touristiques, faisant un arrêt sur le terre-plein du café, n’étaient pas légion. Si bien que lorsque c’était enfin le cas, nous étions assurés de gagner notre pain quotidien, pour un jour et parfois plus, selon le bon vouloir d’Allah. Ces arrivées étaient à la fois une fête et une grande source de fatigue ; la foule des touristes, toujours pressée, devant être servie sur le champ.

    C’est dans cet environnement pour ainsi dire misérable que j’ai vu le jour ce 5 mai 1968, au fond de l’arrière-cour d’une baraque faite de tôles et de pierres. Ma mère, alors âgée d’une vingtaine d’années, déjà éreintée par une vie ingrate rythmée par l’oubli et les regrets, suivit ce soir-là le silence éternel, me laissant, orpheline, à la charge de mes grands-parents. Longtemps j’ai cru qu’ils étaient mes parents tant notre vie à trois était harmonieuse. La monotonie des jours n’était rompue que par la venue des clients ou les rares visites de Ahmed, cet oncle bagagiste dans un hôtel qui vivait à Marrakech avec sa femme et ses deux filles. Certes, ma vie était bien différente de celle de mes cousines. Je n’allais pas à l’école, mes vêtements se comptaient sur les doigts d’une seule main et les marques d’affection étaient exceptionnelles. Même si Ba et Omi étaient avares de paroles tendres, préoccupés qu’ils étaient à pourvoir à notre subsistance, l’ensemble de leurs actes, bien plus que des mots, parlait d’eux-mêmes. Ils ne cessaient de me dire qu’ils m’aimaient malgré cette existence laborieuse. Pour cette raison, je ne prêtais guère attention aux railleries de mes cousines. Sous prétexte qu’elles vivaient dans un trois-pièces avec douche et toilettes à l’européenne, et qu’elles pouvaient afficher avec fierté leurs résultats scolaires, elles se jouaient toujours de moi, me traitant comme une vulgaire bonniche. Leur méchanceté était à la mesure de la petitesse et de la médiocrité de caractère de leur mère, ma tante Zahra, une femme banale, sans charme particulier. De taille moyenne, elle avait toujours les épaules un peu courbées, à la manière de ceux qui par cette attitude donnent l’impression de quémander quelque bienfait. Elle aurait pu être jolie si ses traits n’avaient pas été déformés par la noirceur de son âme. Sa démarche était nonchalante, comme si un poids pesait en permanence sur sa tête, « le poids de la fainéantise » me disait Omi. Elle n’avait à l’esprit que le maquillage, les vêtements et ses filles. Pour elle, rien d’autre au monde ne semblait avoir quelque importance. La moindre babiole ou denrée alimentaire achetée par son mari était immédiatement mise sous clé dans cette chambre que j’allais à leur suite occuper. Vraiment, cette femme était étrange. Mais comme disait Omi, « il faut tout laisser à Dieu ». Et pourtant, elle n’était autrefois qu’une simple paysanne, originaire du même bled que mon oncle.

    Hamed et Zahra s’étaient mariés six ans avant ma naissance, sans le consentement de mes grands parents qui ne voyaient dans cette femme que le présage d’un éclatement familial proche. Mon oncle, aux mœurs simples et de caractère tranquille, se ferait à coup sûr vite manger par cette mesquine ambitieuse, pensaient-ils. Malgré tout, ils vécurent tous durant une année sous le même toit. Ba et Omi évitaient au mieux les conflits, de peur sans doute de perdre leur fils unique et seul soutien. Mais sous la pression de cette funeste femme qui se plaignait sans cesse de la promiscuité et des incessantes disputes qu’elle avait avec ma mère, Ahmed partit tenter sa chance à Marrakech dans l’espoir d’une vie meilleure. Lorsque mon oncle trouva enfin un poste, la tristesse de mes grands-parents de voir leur fils quitter le foyer fut proportionnelle à leur soulagement de voir partir leur machiavélique belle-fille.

    Mon oncle Ahmed, élevé dans la nécessité du labeur, toujours serviable envers les autres, sauf envers ses propres parents à qui il ne donnait – en cachette de sa femme – tout au plus que quelques dirhams par an, réussit rapidement à caser Zahra comme serveuse dans le restaurant de l’hôtel où désormais il travaillait en tant que bagagiste. Mais ce changement de condition n’eut cependant aucun effet sur les vices de ma tante. Elle détestait venir nous rendre visite et nous détestions la recevoir. Elle méprisait notre vie terne, nous haïssions la sienne qu’elle vivait par procuration avec les riches clients de l’hôtel, généreux en pourboires, et au travers desquels elle nourrissait toujours davantage ses rêves de paillettes autant que son aigreur.

    De ma petite enfance, je ne garde que peu de souvenirs marquants, si ce n’est les corvées de la maison – nettoyer, faire le pain, aider Omi dans ses travaux de couture… – effectuées dans un silence ponctué de brefs échanges. Toutefois, deux événements restent à jamais gravés dans ma mémoire. Le premier résume assez bien tous les sacrifices que Ba et Omi ont pu faire pour moi. Chaque année, une semaine avant la fête de l’Aïd El Kébir², j’avais pour habitude d’observer les moindres faits et gestes de ma grand-mère. Je la suivais partout, attendant le signal. Ce fameux signal annonciateur du début des festivités. Elle se jouait alors de mon impatience contenue, de mes silences, de mes soupirs. Mon manège la faisait sourire et elle aimait faire durer le plaisir. Et quand, tout à coup, elle m’attirait contre elle, m’embrassait goulûment les joues et partait dans un grand éclat de rire, je comprenais que la fête pouvait enfin commencer. Elle me prenait alors la main et je la suivais jusque dans la pièce qui lui servait de chambre.

    Cette pièce, je la revois encore. Très étroite, elle ne comptait qu’une minuscule fenêtre, car Ba avait peur des voleurs. Les murs de briques rouges grossièrement peints en blanc ne suffisaient pas à retenir un semblant de clarté. La pénombre y régnait invariablement. Le toit, composé d’un amas de tôles et de planches de bois soutenus par des poutres, n’arrangeait rien. À même le sol, un matelas deux places en guise de lit conjugal et accolé au mur, qui faisait face à celui de la fenêtre, était le seul meuble de ce réduit, une antique armoire en bois massif, vestige hérité de je ne sais quel aïeul. Ce meuble usé par le temps, patiné à souhait, fissuré de toutes parts, haut sur pieds, grinçant, bringuebalant malgré le renfort de cales pour compenser l’irrégularité du sol, renfermait derrière ses trois portes ornées de miroirs ternes, toutes les richesses de la famille : quelques draps, couvertures, nappes et autres linges de maison soigneusement pliés ainsi que les rares vêtements de Ba et Omi, des chaussures enfin. Deux étagères étaient réservées à mes quelques nippes et à la vaisselle de ma poupée. L’armoire recelait aussi une grande boîte munie d’un cadenas – boîte énigmatique qu’Omi n’ouvrait qu’une fois l’an – ainsi qu’un mouchoir bien noué dans lequel ma grand-mère dissimulait le trésor de toute une année de maigres économies. Elle y amassait, déduction faite de la part que grand-père prélevait régulièrement pour nous faire vivre au quotidien, ce qui lui restait de ses travaux de couture, de la revente de ses babioles, ce qui au bout du compte ne lui laissait, en plus des petits dons des gens de passage, que un ou deux dirhams de bénéfice.

    Ce « trésor » variait d’année en année. N’osant le toucher, j’en évaluais cependant l’importance à son poids que j’estimais du regard. Je revois très bien Omi, assise sur le matelas, qui dénouait délicatement le tissu blanc et en rabattait les pans. Un rituel pendant lequel je restais toujours immobile, debout auprès d’elle, le souffle court. J’imaginais alors mille façons de dépenser notre petite fortune dans le souk d’Agadir. Quoi qu’il en soit, il y avait toujours de quoi m’acheter une tenue neuve – une robe ou un ensemble – et une paire de babouches, une gandoura³ pour Ba et deux coupons de tissu. Un coupon servirait à confectionner une djellaba⁴ pour Omi, l’autre ferait un beau caftan⁵ pour moi. Ce dernier serait revendu dès qu’il ne m’irait plus. En fonction de la somme qu’il lui restait, déduction faite des dépenses premières – accessoires pour la maison et denrées alimentaires telles que du safran, des épices, des olives et, comble du luxe, quelques fruits et bonbons – Omi décidait, soit d’en garder une partie « au cas où », soit d’épargner la totalité du reliquat dans la fameuse boîte à cadenas dont la clé ne quittait jamais la poche de sa jupe.

    Cette apparente misère, Omi ne l’avait pourtant pas toujours connue. Petite-fille d’un dignitaire de Rabat, elle perpétuait cette tradition héritée de sa mère. Une mère aimante qui, fortune perdue, s’était résignée à épouser le fils d’un modeste propriétaire terrien du Sud. C’est ainsi que Ba et Omi s’étaient côtoyés toute leur enfance dans le douar⁶ où habitaient leurs parents respectifs. Omi, de par sa condition, avait toujours été une femme prévoyante et savait mieux que personne gérer un budget serré. Ainsi, même si nous n’étions pas riches, je garde ce souvenir ému d’avoir toujours mangé à ma faim et d’avoir eu une vie « normale ». Je ne me rendais alors pas compte que nous étions réellement pauvres. Mais que Dieu m’en soit témoin : j’ai toujours été propre, avec des vêtements, certes peu nombreux, mais sans déchirure et plutôt jolis. De plus, Omi m’avait dès mon plus jeune âge enseigné qu’il fallait être fier de soi-même et remercier sans cesse Allah de nous donner la santé. Oui, pour elle, la fierté et la santé passaient par une hygiène de vie stricte. Propreté du corps et beauté étaient indissociables de la prière et de la méditation. Quant à notre lieu de vie, attenant au petit café – deux chambres et une pièce principale sommairement meublées – il n’était certes pas fastueux, loin s’en faut, mais l’ensemble était plutôt agréable à l’œil et on pouvait manger par terre tant le sol et les murs étaient régulièrement récurés.

    Je me rappelle très bien cet autre rituel, celui qui survenait le lendemain des comptes annuels… Peu après la prière de Sobh⁷, Ba fermait le café pour la journée. Il sortait la carriole à laquelle il attelait notre petit âne, Omi et moi montions à l’arrière et après un dernier tour pour vérifier que tout était bien fermé, Ba montait à l’avant et nous partions le cœur heureux vers la ville d’Agadir et son souk, l’un des plus merveilleux d’Afrique. Pour y parvenir, il nous fallait bien trois heures. Le temps du trajet, nous le passions à chanter ou à réciter le Coran jusqu’à ce que la ville dévoile peu à peu ses contours et ses charmes. Car si l’ancienne médina⁸ n’existait plus depuis le tremblement de terre, la construction de la ville nouvelle, alors peu connue des touristes, lui avait donné un attrait particulier à mes yeux. Avec son architecture moderne, le centre-ville ressemblait à un petit bourg à l’européenne. Les rues étaient propres et bien dessinées. En haut de la ville s’étageaient à flanc de colline les villas du quartier suisse, toutes très cossues et bordées de clôtures fleuries les mettant à l’abri des regards indiscrets. Il faut dire que, contrairement aux autres grandes agglomérations marocaines, les gens d’Agadir, modestes ou riches, n’apprécient guère le « déballage » ; ces gens-là vivent en effet dans une apparente simplicité. En contrebas de la cité, la corniche était pour nous la promesse de vivre des moments délicieux en fin de journée ; des instants de quiétude quasi-irréels que nous exhumerions l’année durant, là-bas, du tréfonds de notre vie montagnarde, une vie par bien des aspects monacale. C’est donc là, sagement assis face à la mer, un verre de jus d’oranges fraîchement pressées en main, que nous laissions vagabonder nos pensées, ébahis par le spectacle de l’océan, ivres de cet air marin que nous humions à l’envi.

    Mais avant cette parenthèse enchantée, il y avait le souk, l’objectif de notre épopée d’un jour. En habitué des lieux, Ba connaissait un emplacement à l’extérieur des murailles ocre du marché officiel, un endroit où il pouvait laisser en toute quiétude son attelage, non loin de cette

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