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Tempêtes sur les Terres-Hautes: Roman
Tempêtes sur les Terres-Hautes: Roman
Tempêtes sur les Terres-Hautes: Roman
Livre électronique304 pages4 heures

Tempêtes sur les Terres-Hautes: Roman

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À propos de ce livre électronique

En XXIe siècle, les héritiers d'une famille de cultivateurs rêvent une vie moderne loin de la terre de leurs ancêtres.

Depuis trois générations, les Terres-Hautes sont aux mains de la famille Ogier qui y cultive la vigne et les arbres fruitiers sur trois propriétés. En ce XXIe siècle, le monde bouge, les gens consomment autrement, la concurrence s’intensifie, la météo devient plus instable et les producteurs locaux souffrent. Pire, les enfants qui ont immuablement assuré la relève, tel un devoir à accomplir, rêvent de salaires, de vacances et de loisirs. Ils sont prêts à abandonner leur famille et un avenir déjà tracé pour vivre selon leur époque. Florimond part s’établir à Lyon avec sa copine. Quant à Amandine, si elle se montre digne héritière de l’exploitation, elle est bien décidée à la gérer comme elle l’entend, en introduisant les toutes dernières technologies. Combien de temps ces jeunes résisteront-ils à l’appel de la terre, de leur famille, de leurs ancêtres, mais aussi de leurs amours naissantes ? Alors qu’ils se débattront entre la tradition et le chant des sirènes, les anciens, eux, devront apprendre à lâcher prise et à apprivoiser la modernité avec tout ce qu’elle offre de bon, même les choses les plus bouillonnantes.

Comment concilier modernité et traditions familiales ? C'est là tout l'enjeu que se donne la famille Ogier dans ce roman touchant qui porte une réflexion juste sur les défis de notre époque.

EXTRAIT

Violette, la mère de Florimond, s’était donné du mal pour concocter le repas. Elle aimait cuisiner, certes, mais depuis que l’atmosphère aux Biousses était si délétère, elle s’appliquait encore davantage. Son mari était gourmand, leur fils aussi. En leur préparant leurs plats et leurs desserts préférés, elle entendait leur faire comprendre qu’elle voulait les aider et combien elle souhaitait que leurs querelles cessent.
Elle alluma le four de la gazinière, pour le préchauffer. Ses hommes n’étaient pas encore rentrés, elle avait le temps de confectionner un excellent dessert, avec les premières pommes. Si rond et joufflu, ce fruit qui, prétendait la Bible, avait été cueilli par Ève au paradis terrestre se prêtait à toutes les sollicitations gourmandes, en plus de délicieuses compotes. Et même pour les plats de résistance, Violette n’hésitait pas à l’associer au boudin et aux volailles, surtout en périodes de fêtes.
Elle vérifia : oui, il lui restait des épices et aussi des fruits secs. Elle allait confectionner un gâteau aux pommes et aux amandes. Elle plaça dans un grand saladier la farine et le sucre, elle ajouta le sel, deux œufs, de la levure, du lait et de l’huile. 

À PROPOS DE L'AUTEUR

"J’aime décrire, avec toujours la nature en toile de fond, des personnages aux prises avec le quotidien ce qui les rend proches des lecteurs, sans exclure de les transporter dans un monde où il fait bon vivre après les épreuves qui ne manquent pas comme dans toutes les vies. Absorbés par leur travail et leurs interrogations, mes « héros du quotidien » doivent faire preuve de générosité et de bons sens pour échapper à des situations qui peuvent devenir très douloureuses, sur tous les plans".
Suzanne de Arriba évoque avec une grande justesse les gens ordinaires et leurs expériences qui elles, c’est bien connu, n’ont rien d’ordinaire. Elle sait saisir les petits détails pleins de sens de la vie quotidienne. Cette sensibilité se traduit sous sa plume par un style à la fois réaliste et naturel. Elle fait également preuve de tendresse et de compassion envers ses personnages, ce qui ne l’empêche pas de rire d’eux parfois ! Originaire de la vallée du Rhône, elle vit aujourd’hui en Isère, à la Côte-Saint-André. Elle est l’auteur d’une quarantaine de romans.
LangueFrançais
ÉditeurLucien Souny
Date de sortie18 janv. 2019
ISBN9782848867601
Tempêtes sur les Terres-Hautes: Roman

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    Aperçu du livre

    Tempêtes sur les Terres-Hautes - Suzanne de Arriba

    PageTitre.jpg

    Pour David, Dany, Padraig et Tony

    1958, vallée du Rhône.

    Perché sur le cadre du vélo neuf qu’il avait obtenu en récompense de sa réussite au certificat d’études, Florimond Ogier pédalait avec vigueur pour se maintenir juste derrière sa grand-mère Zabette, juchée, elle, sur une bicyclette noire, garnie à l’arrière de deux grandes sacoches. Un panier était accroché au guidon.

    C’était une petite femme sèche, minuscule, mais solide, qui semblait ne jamais connaître la fatigue. Son visage encore lisse, à la peau mate, sous le fichu qui cachait ses cheveux grisonnants, ne laissait pas du tout paraître son âge : soixante ans passés et même carillonnés !

    Les muscles douloureux, le garçon de quatorze ans s’efforçait de la suivre. Il était à bout de souffle et souffrait d’avance en pensant qu’ensuite il faudrait remonter sur le coteau, en poussant son engin. Il était costaud, pourtant, mais grand-mère Zabette était increvable.

    — Nous allons franchir la digue, cria-t-elle, sans se retourner.

    Lorsqu’elle était enfant, avait-elle raconté à Florimond, elle aimait bien quand l’eau y affleurait après les pluies d’orage. Ses sabots à la main, elle la traversait pieds nus avec Petit-Jean, son frère de lait, qui cherchait à l’éclabousser.

    Après la digue, le chemin reprenait, bosselé, coupé d’ornières et de flaques. Il se divisait parfois. Zabette ne prit pas la voie étroite conduisant à la prairie alluviale qui longeait le Rhône. Elle dirigea son vélo vers un sentier qui sinuait entre de hautes fleurs jaunes que les gens surnommaient le mimosa des îles. Il longeait une lône fermée. Quand le Rhône était gros, il fallait franchir le passage dans une barque, qui, à l’étiage du fleuve, restait abandonnée dans les hautes herbes, attachée à un vergne. En cas d’inondation, pour transporter les tracteurs et les caisses de fruits, les hommes construisaient des trailles de fortune, avec des plateaux de planches assemblées.

    Zabette s’arrêta soudain.

    — Le chemin est mauvais par ici, Florimond. Il vaut mieux poursuivre à pied.

    — Mais où m’emmènes-tu, mamé ?

    — Tu le verras bien.

    — Vers ton ancienne maison ?

    — Non. Pour ce qu’il en reste, juste quatre murs qui s’écroulent un peu plus chaque jour… Tu sais qu’une centrale thermique va être construite au bord du Rhône ?

    — Bien sûr, on ne parle que de ça, et grand-père Jean, papa et toi, vous participez sans cesse à des réunions à la mairie, à des manifestations.

    — Nous ne pourrons rien empêcher. La centrale thermique va se construire. Et ce n’est qu’un début. Je te prédis qu’un jour toutes nos îles auront disparu, lança-t-elle avec une colère qui faisait briller ses yeux noirs.

    Que les îles disparaissent, cela ne touchait pas Florimond outre mesure. Il était un fils du coteau, comme Joanni, son père. Mais grand-mère Zabette était née sur une de ces îles enserrées entre les bras du fleuve, et elle entretenait avec le géant une relation un peu étrange, faite de défiance et d’admiration, de respect, aussi.

    Ils abandonnèrent leurs bicyclettes dans un taillis touffu, au bord d’un autre sentier qui n’était praticable qu’à pied, et encore, par temps sec. Zabette défroissa sa longue jupe grise, décrocha son panier, dont elle passa l’anse à son bras.

    — Nous possédons une parcelle, c’est ton arrière-grand-père qui en avait fait l’acquisition, ma mère l’en avait prié. Ce n’était pas une bonne affaire, car cette parcelle est souvent inondée. Elle va être rachetée par EDF, avec d’autres, pour la construction de la centrale. Je voulais te la montrer, car bientôt elle n’existera plus.

    « Voilà donc le but de cette expédition », songea le garçon en faisant la moue. Mais il se garda bien de protester. Avec mamé Zabette, qui menait tout son monde à la baguette, on n’avait pas le dernier mot.

    De son côté, elle regardait son petit-fils. Un joli gamin blond, qui la dépassait déjà d’une tête. Un vrai Ogier des Terres-Hautes ! Gentil, bon cœur, mais un peu influençable, et cabochard quelquefois. Plus difficile à élever que ne l’avait été son père. Avec Joanni, Zabette n’avait jamais eu de problèmes, il étudiait bien en classe, le travail ne lui faisait pas peur, il s’entendait bien avec Jean et lui manifestait amour et respect. La seule peine qu’il leur avait faite, c’était pendant la dernière guerre, bien contre son gré, le pauvre : il était resté prisonnier deux ans en Allemagne. Placé dans une ferme tenue par de braves gens, il n’avait pas trop souffert de sa captivité, contrairement à d’autres. À son retour, il avait empoigné à bras le corps le travail aux Biousses, leur beau domaine composé de vergers prospères.

    — Eh bien, nous y voilà, mon garçon !

    Zabette marqua une pause pour essuyer avec son mouchoir la sueur qui perlait à son front. Elle venait d’apercevoir les premiers abricotiers d’un verger, qui n’étaient pas du tout comparables à ceux des Biousses. Les arbres étaient de toutes les tailles et il n’y avait pas de rangées bien tracées entre eux. On voyait du premier coup d’œil que l’entretien de cette parcelle était négligé, jugea Florimond, et il se dit que la perte de ce verger ne ferait pas beaucoup de peine à grand-père Jean et à son père. Mais Zabette, elle, ne décolérait pas. Les mains sur les hanches, elle contemplait ces abricotiers trop vieux qui, cette année, n’avaient pratiquement rien donné. Elle avisa l’un des arbres où allaient pourrir quelques fruits d’or, sur les cimes. Sans écharasson, elle ne pourrait pas les cueillir. Se protégeant la tête avec le panier, elle secoua légèrement les branches, et les abricots trop mûrs tombèrent sur le sol en une averse drue.

    — Ils sont à moitié écrasés. Tant pis. J’en ferai quelques bocaux de confiture. Ton grand-père et ton papa n’apprécient pas trop que je me serve dans la production du coteau.

    Florimond savait que les abricots de la vallée étaient réputés. On venait de loin pour acheter de pleins mussis, ces cagettes en osier tressé ou en légères lattes de peuplier. C’était un tel engouement qu’on appelait la saison des abricots « la fièvre jaune » !

    — Au travail, Florimond !

    Il ne s’agissait pas de marcher sur les abricots déjà abîmés par leur chute – de gros suchets de table – ou de les serrer trop fort dans la main où ils exprimeraient leur jus sucré. Florimond s’en goinfra, mais le panier fut bien vite rempli, et Zabette dans un soupir se décida à repartir. Il était inutile de s’attarder. C’était fini, d’ailleurs cette parcelle n’intéressait personne, même pas Florimond uniquement préoccupé à fourrer dans sa bouche un dernier abricot dont le jus lui dessina une moustache jaune.

    Ensemble, ils transportèrent le panier plein jusqu’aux vélos. Zabette en répartit le contenu dans les deux sacoches, où ils finirent de s’écraser. À présent, il s’agissait de remonter aux Terres-Hautes, et Florimond se désolait, parce qu’aujourd’hui, premier jour des grandes vacances, au lieu de perdre son temps à ramasser quelques kilos d’abricots à moitié pourris, il aurait pu se balader avec la petite Clara Vernont, qui venait en vacances chaque année avec ses parents au lieu-dit Sous-les-Côtes, tout près des Biousses.

    ***

    1970. Florimond Ogier avait oublié depuis longtemps cet épisode de son adolescence, et même en regardant la centrale thermique qui se dressait à présent avec ses deux cheminées à la place de ces parcelles naguère couvertes d’arbres fruitiers, ce souvenir ne remontait pas à sa mémoire. Pour le moment. Car Florimond, devenu un grand et beau jeune homme à la souple chevelure blonde, avait d’autres préoccupations. Après avoir accompli son service militaire, il travaillait avec son père et son grand-père aux Biousses. Il aimait les arbres fruitiers, certes, mais il se heurtait souvent à Joanni Ogier. La propriété ne pouvait pas, dans son état actuel, faire vivre les trois générations qui cohabitaient aux Biousses.

    Et puis il était amoureux !

    Ce dimanche d’été, Florimond arriva le premier au rendez-vous fixé par son amie, Élaine. La jeune femme lui avait pourtant dit qu’elle descendrait du car de quatorze heures trente. Mais, apparemment, elle l’avait manqué. Florimond ne voulait pas remonter aux Biousses et, pour tuer le temps, il prit le chemin des îles du Rhône – enfin, ce qu’il en restait, car au fil des années et après la construction de la centrale thermique, la vorgine et les terres cultivées le long du fleuve avaient été vendues et aménagées en grande partie, tandis que la plupart des lônes étaient asséchées. Plus au sud, là où opéraient naguère les bracos, les pirates du Rhône, on commençait à édifier une zone industrielle qui, de l’avis de la plupart des riverains, défigurerait à jamais le paysage hier si verdoyant, tout en bouleversant l’économie de cette région basée, depuis l’occupation romaine, sur la culture maraîchère et fruitière.

    Il y avait belle lurette que Florimond ne circulait plus à vélo, ni même sur une mobylette, comme pendant son adolescence. Au volant de sa voiture – une Méhari Citroën – en descendant par la route étroite qui sinuait sur le coteau, Florimond avait vu, dans un virage, au lieu-dit Sous-les-Côtes, la petite maison basse sous son toit de tuiles romanes, dont le temps avait estompé la couleur rouge brique, la muant en un rose très doux, parsemé çà et là par des amas de mousse. C’était dans cette maison que des Lyonnais, les Vernont, passaient naguère toutes leurs vacances d’été. Clara, leur fille unique, plusieurs années de suite, était devenue la compagne de jeu de Florimond. Puis sa petite amie, enfin, pas officielle, ils étaient si jeunes !

    La famille Vernont avait déménagé dans la région parisienne, Clara n’était pas revenue, et Florimond l’avait regrettée. Mais c’était la vie… Rien n’est stable, tout bouge… Et il y avait eu d’autres filles, d’autres histoires, plus ou moins abouties, jusqu’à Élaine. Élaine, qu’il attendait à l’arrêt du car qui venait de Lyon.

    Florimond se laissa porter par la musique festive de la fanfare et les roulements du tambour qui annonçaient une passe. Il arriva au bord de la grande lône du « Pas des chèvres » où se déroulaient les joutes du 15 août, accompagnant comme il se doit la vogue installée sur la place du village. Aménagée, cette lône préservée était devenue un bassin parfait pour jouter.

    À cette heure, c’était au tour des cadets de se défier. Comme leurs aînés, sur les bateaux rivaux – l’un rouge et l’autre bleu – tout vêtus de blanc, mis à part les chaussettes aux couleurs de la société, ils mesuraient leur jeune force, leur adresse, leur courage, aussi.

    L’assistance était encore peu nombreuse. Plus tard dans l’après-midi, il y aurait foule pour encourager les seniors – les poids moyens, mi-lourds et les poids lourds – et parier sur le prochain champion de France. Des gamines distribuaient des cocardes. Florimond glissa un peu de monnaie dans la fente d’une boîte en carton qu’on lui présenta en guise de tirelire, et pour être tranquille et à l’abri de nouvelles sollicitations, il épingla sa cocarde sur le col de sa chemise.

    Sous les peupliers dont le murmure incessant caressait les tympans, se regroupaient surtout les parents des apprentis sauveteurs et leurs copains qui brûlaient d’égaler leurs champions et de se trouver à leur tour étampés sur le tabagnon, en pointant la lance de bois vers le plastron de leur adversaire.

    Bien qu’il ne fût pas spécialement attiré par les jeux nautiques, Florimond connaissait l’histoire des joutes. Quand il était plus jeune, il était très fier de rappeler à ses camarades que son arrière-grand-père et son arrière-grand-oncle avaient fondé à la fin du xixe siècle la société nautique et contribué à son essor.

    — Salut, cousin !

    Florimond se retourna et sourit à celui qui l’interpellait, un bel homme d’une quarantaine d’années, à l’allure féline de grand fauve, que renforçait encore la couleur de ses yeux d’une nuance exceptionnelle, d’un vert de menthe fraîche.

    Florimond aussi avait les yeux verts. C’était l’une des caractéristiques des Ogier, qu’ils fussent de la branche aînée ou de la branche cadette. Mais, de temps à autre, un enfant naissait avec les yeux de ciel de Joannès Ogier, l’ancêtre fondateur du vaste domaine des Terres-Hautes. C’était le cas pour Joanni, le père de Florimond.

    — Hello, Jocelyn.

    Je ne t’avais pas entendu arriver !

    Tu es seul ?

    — Floriane est restée sur la place, à la vogue. Elle fait faire du manège au petit.

    Jocelyn Ogier régnait sur les vignobles des Épervières avec son épouse, Floriane, sa petite-cousine, de dix ans plus jeune. Un mariage non pas de raison, mais d’utilité, de part et d’autre. Ce qui n’empêchait pas l’affection, car ils se connaissaient depuis l’enfance et s’appréciaient. Ce n’était pas la première fois dans cette famille que l’intérêt et l’estime réciproque prenaient le pas sur l’amour, qui parfois venait ensuite.

    Jocelyn était séduisant et ne se gênait pas pour courir après les jolies vendangeuses italiennes ou espagnoles qu’il engageait avec ou sans leur mari. Floriane lui faisait des scènes mémorables, mais ensuite ils se réconciliaient. Pendant les premières années de leur union, il lui reprochait son mauvais caractère. Et puis il aurait voulu un enfant. Elle le rabrouait en disant que ses incartades la bloquaient. Enfin, après de nombreuses années de mariage, un fils leur était arrivé, Florent, aujourd’hui âgé de trois ans.

    Depuis, Jocelyn Ogier semblait s’assagir. Il formait néanmoins avec Floriane un couple résolument moderne, qui entendait profiter au maximum de la liberté apportée par les événements de mai 1968. Rendant à son mari la monnaie de sa pièce, Floriane ne se privait pas de flirter, à présent « qu’elle avait fait son devoir », c’est-à-dire donner un fils à Jocelyn et un héritier aux Épervières. Elle était « dans le vent », tandis que Violette, la mère de Florimond, restait discrète et femme d’intérieur avant tout. Violette ne portait pas de jupes courtes comme celles de Floriane et nouait encore un fichu autour de sa tête pour se rendre à l’église, en signe de respect.

    Jocelyn s’était éloigné vers la buvette et plaisantait avec l’une des serveuses bénévoles. Florimond avait refusé de l’accompagner. Il regardait distraitement les jeunes jouteurs s’affronter. Comme tous les Ogier des Terres-Hautes, il se défiait toujours du Rhône et de ses bras à l’eau si faussement dormante. Ils n’utilisaient pas le fleuve pour les jeux, mais pour le combattre, prévenir et guérir ses excès. Et pendant les inondations, tous ces hommes rendaient de grands services et sauvaient des vies. Mais ils ne joutaient pas, ne s’investissaient pas dans les concours d’aviron, ne participaient à aucune décize, les courses de barques.

    Florimond se lassa vite du spectacle et il retourna sur la place. La fête battait son plein. Dans la foule, il aperçut l’épouse de Jocelyn. Elle tenait par la main son joli petit garçon, qui suçait une chique, un genre de gros berlingot piqué au bout d’un bâtonnet. De loin, Floriane lui adressa un signe auquel il répondit machinalement, l’esprit tout occupé à présent par Élaine.

    L’autocar de quinze heures arriva enfin et s’arrêta en face de la place encombrée par les stands et les manèges. Élaine en descendit. C’était une superbe jeune femme, très brune, à la poitrine moulée dans un tee-shirt fluorescent. Ses longues jambes fines fusaient d’une mini-jupe très courte, encore plus aguicheuse que celle de Floriane. « C’était tout juste si l’on ne voyait pas sa culotte », se dit Florimond avec un peu d’agacement.

    Le jeune homme s’élança vers la belle.

    — Tu as tardé. Tu aurais pu prendre le premier autocar, comme tu me l’avais promis !

    — Quel accueil sympa ! Et toi, tu aurais pu venir me chercher à Lyon avec ta voiture.

    — Tu sais bien que je n’ai pas le temps…

    — Mais oui, je sais. Il y a toujours quelque chose d’urgent à faire aux Biousses, les cerises, puis les abricots à récolter, ensuite les pêches, et bientôt ce sera les poires et les pommes. Mais tout de même, c’est le 15 août.

    — Mon père avait besoin de moi ce matin, mais il m’a laissé mon après-midi.

    — Encore heureux. À ton âge, tu lui demandes toujours la permission ? persifla Élaine.

    — Ne nous disputons pas, ma petite chérie.

    Élaine consentit à sourire.

    — Bon, ça va, allons danser.

    Main dans la main, ils s’approchèrent du parquet en bois installé à l’écart de la fête foraine. Les jeunes musiciens accordaient leurs instruments, il y avait un bandonéon, mais aussi deux guitares électriques. Un auvent garni de feuillages protégeait l’orchestre du soleil.

    Élaine, invétérée citadine, promenait sur la vogue et les préparatifs du bal un regard un peu méprisant. Elle se tourna vers Florimond. Il lui plaisait, oui, il la faisait même craquer. Dommage qu’il fût un paysan ! Grand et robuste, musclé, le ventre plat, les épaules larges, il représentait pour elle une sorte d’idéal physique masculin. Il semblait pourtant très jeune. Cela tenait à son regard parfois si ingénu, si confiant. Quand il riait, une fossette creusait sa joue droite, et ça l’amusait.

    Enfin, le bal démarra. Des rock and rolls acrobatiques alternaient avec les « danses à papa », comme disaient les jeunes en se moquant un peu. Florimond ne savait pas danser le rock et Élaine se laissa inviter par un grand type à cheveux longs qui se déhanchait comme Elvis Presley. Et Florimond attendit patiemment les tangos et les slows pour serrer Élaine dans ses bras.

    Il se risqua néanmoins dans un paso doble endiablé où il marcha sur les pieds de sa cavalière, puis il demanda grâce. Il lui offrit un jus de fruits à la buvette, ensuite les amoureux s’éloignèrent du village dans la Citroën de Florimond, cette Méhari verte qu’il adorait et qui passait partout.

    La petite voiture grimpait par une route raide. Sur le coteau, presque toutes les terres semblaient appartenir aux Ogier des deux lignées. Un nombre incalculable de bataillons de ceps s’étageaient d’un côté de la route, et de l’autre, c’étaient des hectares de vergers aux arbres bien alignés.

    — C’est si beau au printemps quand les cerisiers sont en fleurs après les amandiers et les abricotiers, déclara Florimond.

    Il se revit enfant, courant entre les rangées des arbres tout blancs, tandis que des myriades de pétales voletaient dans la brise et se posaient dans ses cheveux. Il le raconta à Élaine. Mais elle ne fit aucun commentaire.

    Ils avaient dépassé les Biousses, et elle avait détourné le regard. Non, décidément, elle ne souhaitait pas être présentée à la famille de Florimond : ce serait comme mettre le pied dans un piège qui se refermerait sur elle.

    Il fit tourner la voiture dans un petit chemin de terre. Puis il s’enfonça dans une garenne. Fleuri de genêts au printemps, ce maquis s’étalait devant les bois de pins qui couvraient les crêtes du coteau, avant qu’un épaulement le hisse plus haut, en direction du massif du Pilat et des monts du Jarez.

    Florimond arrêta la voiture. Le ciel était d’un bleu étourdissant et les grillons psalmodiaient leur mélopée stridente.

    — On sera tranquille ici, ma poupée.

    Il serra la jeune femme dans ses bras, posa ses lèvres sur son oreille puis chuchota :

    — Élaine, on pourrait penser à se marier, tu ne crois pas ? J’en ai assez de ne te voir que le dimanche, et encore !

    — Nous en reparlerons une autre fois, dit-elle d’une voix câline. Nous avons mieux à faire pour l’instant. Embrasse-moi !

    Dans les bras d’Élaine, Florimond oublia tout, même et surtout les Biousses dont sa chérie ne voulait pas entendre parler.

    ***

    Violette, la mère de Florimond, s’était donné du mal pour concocter le repas. Elle aimait cuisiner, certes, mais depuis que l’atmosphère aux Biousses était si délétère, elle s’appliquait encore davantage. Son mari était gourmand, leur fils aussi. En leur préparant leurs plats et leurs desserts préférés, elle entendait leur faire comprendre qu’elle voulait les aider et combien elle souhaitait que leurs querelles cessent.

    Elle alluma le four de la gazinière, pour le préchauffer. Ses hommes n’étaient pas encore rentrés, elle avait le temps de confectionner un excellent dessert, avec les premières pommes. Si rond et joufflu, ce fruit qui, prétendait la Bible, avait été cueilli par Ève au paradis terrestre se prêtait à toutes les sollicitations gourmandes, en plus de délicieuses compotes. Et même pour les plats de résistance, Violette n’hésitait pas à l’associer au boudin et aux volailles, surtout en périodes de fêtes.

    Elle vérifia : oui, il lui restait des épices et aussi des fruits secs. Elle allait confectionner un gâteau aux pommes et aux amandes. Elle plaça dans un grand saladier la farine et le sucre, elle ajouta le sel, deux œufs, de la levure, du lait et de l’huile. Elle connaissait par cœur des quantités de recettes, elle n’avait plus besoin de consulter le cahier où elle les notait, à présent. Un cahier… Elle ne tenait pas son journal, elle, comme l’avait fait Joannès, devenu une référence pour ses descendants. Tonia, l’une des sœurs de Jean, son beau-père, avait suivi l’exemple, à Chaumérac, dans son Ardèche d’adoption – elle avait épousé un castanéiculteur. Le précieux cahier relié de l’ancêtre était gardé par Jean, après lui, ce serait Joanni qui en aurait la charge. Puis Florimond. Mais est-ce que les écrits si précieux de ce lointain aïeul intéressaient leur fils ? Il avait bien feuilleté cet ouvrage qui résumait en un français châtié une vie bien remplie, mais le jeune homme n’avait fait aucun commentaire.

    Violette soupira, tandis qu’elle mélangeait tous les ingrédients dans le saladier pour obtenir une belle pâte lisse. Ses pensées allaient bon train. Florimond et ses faits et

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