MAROC – SÉNÉGAL, L’ALLIANCE ATLANTIQUE
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À propos de ce livre électronique
Pourquoi l'axe Rabat–Dakar résiste-t-il aux ruptures de régime, aux crises régionales et aux recompositions géopolitiques du Sahel ?
Depuis 1960, le Maroc et le Sénégal ont construit une relation singulière, faite à la fois de diplomatie d'État, de proximité religieuse (islam malékite, soufisme, confréries), de coopération sécuritaire, et d'une intégration économique de plus en plus visible dans la finance, l'aérien, l'immobilier, l'agriculture et l'énergie.
Dans MAROC – SÉNÉGAL, L'ALLIANCE ATLANTIQUE, le Collectif Sénégal221 propose une lecture claire et narrative de 65 ans d'histoire commune (1960–2025), en reliant les événements officiels aux forces profondes : réseaux de formation, circulation des élites, intérêts stratégiques, logistique transsaharienne et enjeux sahariens.
Ce que vous trouverez dans ce livre
- Les fondations de l'alliance (1960–1980) : symboles, accords et coopération.
- Les continuités et mutations (1981–2000) : recompositions régionales et capital humain.
- L'offensive économique (2001–2015) : finance, infrastructures, mobilité et co-développement.
- Sécurité, foi et interdépendances (2015–2023) : prévention, agriculture et corridors.
- Prospective 2050 : opportunités, risques et scénarios d'une "Afrique atlantique" en formation.
Un essai géopolitique accessible au grand public, à la diaspora, aux étudiants et aux décideurs : une histoire, des enjeux, et une vision.
— Collectif Sénégal221
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Avis sur MAROC – SÉNÉGAL, L’ALLIANCE ATLANTIQUE
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Aperçu du livre
MAROC – SÉNÉGAL, L’ALLIANCE ATLANTIQUE - Collectif Sénégal221
Prologue avant 1960
Le Sceau de l’Histoire et la Géographie du Sacré : Aux Racines d'un Destin Commun
Il est des alliances entre nations qui relèvent de la simple convergence d’intérêts momentanée, dictée par le pragmatisme des chancelleries ou les fluctuations des marchés mondiaux. Et puis, il est d'autres relations, plus rares, plus denses, qui semblent échapper au temps diplomatique ordinaire pour s'inscrire dans une forme d'éternité géographique et spirituelle. La relation entre le Royaume du Maroc et la République du Sénégal appartient incontestablement à cette seconde catégorie.
Pour l’observateur contemporain, l’axe Dakar-Rabat se lit à travers les chiffres croissants des échanges commerciaux, les enseignes lumineuses des banques marocaines sur le Plateau de Dakar, ou la coopération sécuritaire face aux menaces sahéliennes. Mais réduire ce partenariat à ses manifestations modernes serait une erreur d’analyse fondamentale. Ce livre se propose de démontrer que la « relation d’exception » dont se prévalent les dirigeants des deux pays n’est pas une formule de rhétorique diplomatique, mais le résultat d’une sédimentation millénaire. Avant d’être une alliance politique ratifiée en 1960, ce lien fut une route caravanière, une chaîne de transmission mystique, une fraternité d’armes et une fusion de sangs.
Pour comprendre pourquoi un étudiant sénégalais se sent chez lui à Fès, ou pourquoi un investisseur marocain parie sur l'avenir à Saint-Louis, il faut accepter de remonter le cours du temps, bien au-delà des indépendances, pour explorer les racines profondes de ce que l'on pourrait nommer l'« exception atlantique ».
I. Le Berceau Almoravide : La Matrice Spirituelle (XIe siècle)
L'histoire commune ne commence pas avec les colonisateurs européens, mais sur les rives du fleuve Sénégal, au XIe siècle. C'est là, sur l'île de Tidra (aujourd'hui en Mauritanie, zone tampon culturelle entre les deux espaces), que se joue l'acte fondateur. Un chef berbère sanhaja, Yahya Ibn Ibrahim, revenant de La Mecque, invite un théologien du Souss marocain, Abdellah Ibn Yassin, à prêcher un islam purifié aux tribus de l'Ouest saharien.
De cette rencontre naît le mouvement des Almoravides (Al-Mourabitoun, « les gens du Ribat »). Ce mouvement est capital car il unifie pour la première fois, dans un même espace politique et religieux, le Maroc et les confins du Sénégal actuel (le Royaume du Tekrour). Le Tekrour, situé dans la vallée du fleuve Sénégal, fut l'un des premiers États d'Afrique de l'Ouest à embrasser l'islam, bien avant l'Empire du Mali.
L'islam malékite, sunnite et tolérant, qui constitue aujourd'hui le socle de la stabilité religieuse du Maroc et du Sénégal, trouve sa source dans cette épopée commune. Lorsque les Almoravides fondent Marrakech en 1062, ils ne regardent pas seulement vers l'Andalousie au Nord ; ils maintiennent un flux constant avec le Sud. Le souverain du Tekrour devient un allié, et l'islam se diffuse non par l'épée seule, mais par le commerce et l'exemple des érudits. Cette période installe une « géographie du sacré » qui ignore le désert : le Sahara n'est plus une barrière, mais une mer intérieure reliant les deux rives.
II. L'Âge d'Or des Caravanes et des Manuscrits
Durant les siècles suivants (sous les empires du Mali et du Djolof), les liens se densifient. Les routes transsahariennes deviennent les artères d'une mondialisation avant la lettre. L'or du Sénégal et du Bambouk remonte vers Sijilmassa et Fès pour être frappé en dinars, tandis que le sel, les tissus, et surtout les livres, descendent vers le Sud.
Il faut insister sur la dimension intellectuelle de ces échanges. Les oulémas sénégalais, ou ceux du Fouta-Toro, ont très tôt considéré les universités marocaines (la Quaraouiyine à Fès, la Ben Youssef à Marrakech) comme des pôles d'excellence. Les manuscrits juridiques circulent, créant une unité doctrinale (le rite malékite) et dogmatique (l'acharisme) qui immunisera, des siècles plus tard, ces deux nations contre les lectures wahhabites exogènes. C’est à cette époque que se forge la figure du commerçant-érudit, cet intermédiaire marocain ou sénégalais capable de négocier une cargaison de gomme arabique tout en discutant d'un point de droit coranique.
III. La Révolution Soufie : Fès, la « Jérusalem de l'Ouest » (XVIIIe - XIXe siècle)
Si l'histoire ancienne a tracé la route, c'est le XIXe siècle qui va donner à la relation sa charge émotionnelle et populaire unique, grâce à un phénomène majeur : l'expansion de la Tijaniyya.
À la fin du XVIIIe siècle, Cheikh Ahmed Tijani, fondateur de cette confrérie soufie, s'installe à Fès où il meurt en 1815. Sa Zaouïa devient le cœur battant d'une spiritualité qui va conquérir l'Afrique de l'Ouest. Le vecteur de cette expansion est un héros de l'histoire sénégalaise : El Hadj Omar Tall. Ce chef de guerre et érudit du Fouta, lors de son pèlerinage à La Mecque, est initié à la Tijaniyya. Mais c'est son lien avec les disciples marocains et son attachement à Fès qui vont structurer son action. Il propage la voie tijane dans toute l'Afrique de l'Ouest, faisant du Maroc la référence spirituelle ultime pour des millions d'adeptes.
Plus tard, El Hadj Malick Sy, l'un des plus grands vivificateurs de l'islam au Sénégal, consolidera cet axe. Bien qu'il n'ait jamais voyagé physiquement au Maroc, il entretenait une correspondance spirituelle intense avec la Zaouïa de Fès. Ses poèmes chantent la gloire de Cheikh Ahmed Tijani et orientent le cœur des fidèles de Tivaouane vers le Royaume chérifien.
De même, la branche des Niassènes de Kaolack, fondée par Abdoulaye Niasse et magnifiée par Cheikh Ibrahima Niasse (Baye Niasse), tissera des liens charnels avec le Maroc. Baye Niasse, lors de ses visites à Fès (notamment celle, historique, de 1937), sera reçu avec les honneurs dus à un chef d'État, consolidant une alliance indéfectible entre le Trône alaouite et les familles maraboutiques sénégalaises.
Dès lors, Fès devient pour le Sénégalais moyen une seconde Mecque
. Ce lien transcende la politique : il touche à l'âme. Aucun gouvernement, colonial ou indépendant, ne pourra jamais défaire ce que la foi a noué.
IV. Saint-Louis du Sénégal : Le Creuset du Métissage (XIXe siècle)
Sur le plan humain, le XIXe siècle voit l'émergence d'une communauté unique à Saint-Louis (Ndar), alors capitale coloniale du Sénégal. Des familles de négociants marocains, venues principalement de Fès (les Fassis), s'y installent. Ce sont les Benjelloun, Berrada, Bensouda, Diouri, etc.
Contrairement aux Libanais qui arriveront plus tard et resteront souvent endogames, les Marocains de Saint-Louis s'intègrent totalement. Ils épousent des femmes de la noblesse sénégalaise (les Signares ou les filles de notables wolofs et toucouleurs). De ces unions naît une élite métisse, parfaitement bilingue (wolof/arabe/français), qui jouera un rôle clé dans l'administration et le commerce.
Ces familles ne sont pas des expatriés ; elles deviennent des piliers de la société sénégalaise tout en gardant la mémoire de Fès. Elles donnent au Sénégal des ambassadeurs, des ministres, des architectes. L'actuel ambassadeur du Maroc à Dakar, ou d'anciens ministres sénégalais, sont souvent les descendants de ces lignées croisées. Saint-Louis devient ainsi le laboratoire vivant de la marocanité
sénégalaise et de la sénégalité
marocaine.
V. L’Épreuve du Feu et la Solidarité Coloniale (1890-1945)
La colonisation française, paradoxalement, va rapprocher les deux peuples dans la douleur et le combat. Le Maroc (sous protectorat dès 1912) et le Sénégal (colonie) partagent le même administrateur suprême à Paris. Mais c'est sur les champs de bataille que la fraternité se scelle.
Les Tirailleurs Sénégalais sont déployés au Maroc dès 1908 pour les opérations de pacification
. Si l'histoire coloniale est douloureuse, elle crée aussi une connaissance mutuelle intime entre les soldats. Surtout, lors des deux Guerres mondiales, Marocains (Goumiers, Spahis) et Sénégalais (Tirailleurs) combattent côte à côte en Europe (Chemin des Dames, Provence, Monte Cassino). Ils partagent les tranchées, le froid, le sacrifice et la même gamelle (souvent adaptée à leurs interdits alimentaires communs). Cette dette du sang
crée une solidarité militaire qui perdure aujourd'hui dans la coopération entre les Forces Armées Royales (FAR) et l'Armée sénégalaise.
VI. Mohammed V : L'Exil et le Mythe (1953-1955)
L'aube des indépendances est marquée par une figure tutélaire : le Sultan Sidi Mohammed Ben Youssef (futur Mohammed V). Sa déposition par la France et son exil forcé en 1953 (d'abord en Corse puis à Madagascar) provoquent une onde de choc émotionnelle au Sénégal.
Le Sultan n'est pas vu à Dakar comme un souverain étranger, mais comme le Commandeur des Croyants (Amir Al Mouminine), une autorité religieuse suprême persécutée par le colonisateur. Dans les mosquées du Sénégal, on prie pour son retour. Les grands marabouts (Serigne Babacar Sy, El Hadj Falilou Mbacké) expriment leur soutien.
Lors de son escale à Dakar ou lors de ses voyages, le souverain marocain est acclamé. Cette solidarité dans l'épreuve de l'exil cimente la relation politique. Quand le Maroc accède à l'indépendance en 1956, le Sénégal (qui ne l'obtiendra qu'en 1960) célèbre l'événement comme une victoire propre.
VII. 1960 : Le Rendez-vous de l'Histoire
Nous arrivons ainsi à l'année charnière de 1960. Lorsque Léopold Sédar Senghor devient le premier président du Sénégal, il ne bâtit pas une relation ex nihilo. Il hérite de huit siècles d'échanges, de foi partagée et de sang mêlé.
L'amitié intellectuelle entre Senghor, le poète catholique de la Négritude, et Hassan II, le Roi érudit et Commandeur des Croyants, va transformer cet héritage informel en une architecture diplomatique d'État à État. La visite de Hassan II à Dakar en 1964 et l'inauguration de la Grande Mosquée (financée par le Maroc) ne sont pas des actes protocolaires ; ce sont les réaffirmations d'un pacte ancien.
Pourquoi cet ebook?
Comprendre cette histoire profonde est indispensable pour décrypter le présent.
Si les banques marocaines dominent le marché sénégalais aujourd'hui, c'est parce qu'elles opèrent sur un terrain de confiance balisé par des siècles de commerce fassi à Saint-Louis.
Si le Sénégal soutient le Maroc sur le Sahara avec une telle constance (jusqu'à l'ouverture d'un consulat à Dakhla), c'est parce que la géopolitique est ici sous-tendue par une géographie spirituelle qui ignore les frontières coloniales.
Si l'axe Dakar-Rabat est le moteur de la future Afrique Atlantique
, c'est parce qu'il réactive les vieux circuits des Almoravides et des caravanes, mais avec des gazoducs et des câbles optiques à la place de l'or et du sel.
Cet ouvrage, Maroc–Sénégal, l’Alliance Atlantique
, n'est donc pas un simple rapport bilatéral. C'est l'exploration d'une communauté de destin. À travers 25 chapitres, nous allons disséquer comment cet héritage colossal (Partie I) a été converti en une alliance politique pragmatique (Partie II), puis en une offensive économique audacieuse (Partie III), avant de faire face aux défis sécuritaires et humains du XXIe siècle (Parties IV et V).
Bienvenue dans l'histoire d'une fraternité qui a défié les empires, traversé les déserts et qui s'apprête aujourd'hui à redessiner la façade atlantique de l'Afrique.
PARTIE I : LES FONDATEURS ET LE PACTE DE SANG (1960-1980)
Chapitre 1. 1960 : L’Aube des Souverainetés
1.1. Indépendances synchronisées :
Dakar, nuit du 19 au 20 août 1960. L'orage gronde sur le Palais.
Il est minuit passé à Dakar. L'air est lourd, chargé de cette humidité poisseuse typique de l'hivernage sénégalais, mais ce soir-là, la tension électrique qui sature l'atmosphère n'a rien de météorologique. Le Palais de la République, alors siège du gouvernement fédéral, est encerclé par les automitrailleuses. À l'intérieur, le destin de l'Afrique de l'Ouest se joue dans une partie d'échecs brutale entre deux hommes, deux visions, deux frères devenus rivaux : Modibo Keïta, le Soudanais, et Mamadou Dia, le Sénégalais, soutenu par l'ombre tutélaire de Léopold Sédar Senghor.
Quelques heures plus tard, à l'aube, un train blindé quitte la gare de Dakar en direction de Bamako. À son bord, Modibo Keïta et les cadres soudanais, expulsés. La Fédération du Mali, ce rêve panafricain d'une Grande Nation
unissant le Sénégal et le Soudan français, vient d'imploser après seulement deux mois d'existence effective. Au petit matin du 20 août 1960, le Sénégal se réveille seul face à son destin. Il est indépendant, certes, mais isolé, fragile, et en quête désespérée de légitimité internationale pour contrecarrer les accusations de sécession impérialiste
lancées par Bamako.
C'est précisément dans ce vide vertigineux que la main du Maroc va se tendre. À trois mille kilomètres au nord, à Rabat, le Roi Mohammed V et son fils, le Prince Héritier Moulay Hassan, suivent les événements heure par heure. Ils ne voient pas dans cette rupture un échec, mais l'opportunité de réactiver une alliance millénaire.
La Chronométrie des Souverainetés : Le Grand Frère et le Cadet
Pour comprendre la profondeur de l'alliance diplomatique qui se noue en 1960, il faut analyser le décalage temporel entre les deux indépendances.
Le Maroc a recouvré sa souveraineté quatre ans plus tôt, le 2 mars 1956 (fin du protectorat français) et le 7 avril 1956 (fin du protectorat espagnol). En 1960, le Royaume Chérifien n'est plus un État naissant ; c'est déjà une puissance diplomatique africaine établie. Il dispose d'une armée (les FAR créées en 1956), d'une monnaie (le Dirham créé en 1959) et d'une voix qui porte à l'ONU. Surtout, le Maroc de Mohammed V s'est érigé en champion de la décolonisation, accueillant les mouvements de libération d'Algérie (FLN), d'Angola (MPLA) et d'Afrique du Sud (ANC).
Le Sénégal de 1960, lui, est un État en gestation. Son indépendance est en étages
: d'abord transférée au sein de la Fédération du Mali en juin 1960, puis proclamée en tant que République souveraine le 20 août 1960.
Cette asymétrie chronologique crée une dynamique de Grand Frère
(Maroc) à Cadet
(Sénégal) qui va structurer leurs premières relations. Le Maroc ne traite pas le Sénégal comme un simple partenaire, mais comme un allié à protéger et à introduire dans le concert des nations. Il existe une dette du sang
tacite : Rabat n'a pas oublié que parmi les troupes françaises qui maintenaient l'ordre colonial au Maroc, il y avait des Tirailleurs Sénégalais, mais que ces mêmes tirailleurs ont souvent fraternisé avec la population marocaine au nom de l'islam, créant des liens humains souterrains bien avant les accords officiels.
Le Paradoxe Idéologique : Casablanca contre Monrovia
L'établissement immédiat des relations diplomatiques entre Rabat et Dakar en 1960 relève du miracle géopolitique, ou plutôt de l'exception culturelle. Car sur le papier, en 1960, tout devait opposer Mohammed V à Léopold Sédar Senghor.
L'Afrique est alors divisée en deux blocs antagonistes, préfigurant la Guerre Froide sur le continent :
Le Groupe de Casablanca (fondé en janvier 1961) : Mené par le Maroc, l'Égypte de Nasser, le Ghana de Nkrumah et la Guinée de Sékou Touré. C'est le bloc révolutionnaire
, radical, exigeant une unité africaine immédiate et soutenant la lutte armée en Algérie.
Le Groupe de Monrovia (et de Brazzaville) : Mené par le Sénégal de Senghor, la Côte d'Ivoire d'Houphouët-Boigny. C'est le bloc modéré
, réformiste, prônant une indépendance progressive et le maintien de liens étroits avec l'Occident.
Logiquement, le Maroc révolutionnaire aurait dû soutenir le Mali de Modibo Keïta (socialiste et radical) contre le Sénégal de Senghor (jugé pro-français). Or, c'est l'inverse qui se produit.
Pourquoi ? Parce que la géopolitique du sacré l'emporte sur l'idéologie politique. Mohammed V sait que le Sénégal est le pays de la Tijaniyya. Il sait que les grands Khalifes généraux (Babacar Sy, Falilou Mbacké) sont les véritables piliers de la stabilité sociale sénégalaise et qu'ils regardent vers Fès, et non vers Moscou ou Le Caire. Le télégramme de reconnaissance envoyé par Rabat à Dakar au lendemain du 20 août 1960 ignore les clivages de la Guerre Froide. Il parle le langage de la fraternité islamique et historique. C'est un acte de réalisme diplomatique suprême : le Maroc choisit ses cousins
spirituels plutôt que ses camarades
idéologiques.
Le Parrainage Onusien : L'Acte de Baptême International
La preuve la plus éclatante de cette alliance naissante se joue à New York, au siège des Nations Unies, en septembre 1960.
Le Sénégal, fraîchement détaché de la Fédération, doit faire valider son statut d'État membre. La procédure est périlleuse : le Mali conteste la légalité de la dissolution de la Fédération et tente de bloquer la reconnaissance du Sénégal, soutenu par certains pays du bloc de l'Est. C'est le Maroc qui va monter au créneau. La diplomatie marocaine, rodée aux arcanes onusiens depuis quatre ans, va activement co-parrainer
la résolution d'admission du Sénégal.
Le 28 septembre 1960, par la Résolution 1490 (XV), le Conseil de Sécurité recommande l'admission de la République du Sénégal. Quelques jours plus tard, l'Assemblée Générale entérine cette décision par acclamation. Dans les couloirs de verre de Manhattan, les diplomates marocains ont fait du lobbying intense pour leur frère sénégalais
, rassurant les pays arabes et non-alignés. Ce parrainage est l'acte de baptême international du Sénégal, avec le Maroc comme parrain officiel.
Encadré A : Données Clés (1960-1964)
20 Août 1960 : Proclamation de l'indépendance de la République du Sénégal.
28 Septembre 1960 : Admission du Sénégal à l'ONU (Résolution 1490), soutenue par le Maroc.
1961 : Ouverture des premières ambassades résidentes à Rabat et Dakar.
27 Mars 1964 : Signature de la Convention d'Établissement (le texte fondateur).
15 Novembre 1964 : Visite officielle du Roi Hassan II à Dakar (sa première en Afrique subsaharienne).
L'Architecture Juridique : La Convention de 1964
Si 1960 est l'année de l'émotion politique, 1964 est celle de la construction juridique. C'est un aspect souvent négligé par les historiens généralistes, mais crucial pour les économistes : la relation Maroc-Sénégal repose sur un texte de droit international d'une audace rare pour l'époque.
Le 27 mars 1964, à Dakar, les deux gouvernements signent la Convention d'Établissement. Ce texte n'est pas un simple accord de bon voisinage. À une époque où les jeunes États africains, jaloux de leur souveraineté, ont tendance à fermer leurs frontières et à nationaliser
leurs économies, le Maroc et le Sénégal font le pari inverse.
Cette convention instaure, dans de nombreux domaines, un régime de traitement national
. Concrètement, l'article 1 stipule que les ressortissants de chaque partie pourront accéder librement au territoire de l'autre, s'y établir, et y exercer des activités commerciales et professionnelles dans les mêmes conditions que les nationaux. C'est une clause révolutionnaire. Elle signifie qu'juridiquement, un commerçant fassi à Dakar n'est pas un étranger : il a (presque) les mêmes droits qu'un Wolof ou un Sérère. De même pour un étudiant sénégalais à Rabat.
Ce texte anticipe de trente ans le Traité de Maastricht en Europe ou de cinquante ans la ZLECAf (Zone de Libre-Échange Continentale Africaine). Il sécurise les vieilles familles marocaines de Saint-Louis (les Benjelloun, Berrada...) qui craignaient d'être expropriées par les lois de sénégalisation
de l'économie. Il pose les bases légales qui permettront, au début des années 2000, aux banques marocaines (Attijariwafa, BMCE) de racheter les banques sénégalaises sans heurts juridiques majeurs. C'est le code source
de l'intégration économique bilatérale.
MINI-CAS CONCRET : Le premier Ambassadeur et la Diplomatie de la Parenté
Pour illustrer la nature charnelle de ces débuts diplomatiques, il faut s'attarder sur le profil des premiers envoyés. Le Maroc ne nomme pas à Dakar des technocrates froids. Il y envoie des hommes qui parlent
au cœur sénégalais.
L'un des premiers chargés d'affaires puis ambassadeurs marquants est Fadel Benyaich (le père), médecin personnel du Roi et proche du Palais. Mais c'est surtout la gestion des crises qui révèle la méthode. Lorsqu'il s'agit de nommer des ambassadeurs, Rabat choisit souvent des personnalités ayant une affiliation avec la Tijaniyya. Cela leur ouvre immédiatement les portes de Tivaouane (capitale des Tijaness Sy) et de Kaolack (capitale des Tijaness Niasse).
L'ambassadeur du Maroc à Dakar n'est jamais un diplomate comme les autres. Dès les années 60, il est invité d'honneur aux Gamou (Maouloud), assis au premier rang à côté du Khalife Général, là où les ambassadeurs de France ou des USA sont relégués aux tribunes officielles protocolaires. En 1964, lors de la préparation de la visite d'Hassan II, l'ambassadeur marocain ne négocie pas seulement avec le Ministre des Affaires Étrangères sénégalais Doudou Thiam ; il négocie directement avec les familles religieuses pour assurer une mobilisation populaire monstre. C'est cette double accréditation
– auprès de l'État et auprès des Confréries – qui est inventée dès 1960.
Timeline : La Décennie Fondatrice (1956-1966)
2 Mars 1956 : Indépendance du Maroc. Mohammed V devient le champion des peuples colonisés.
4 Avril 1960 : Transfert de compétences de la France à la Fédération du Mali.
20 Août 1960 : Éclatement de la Fédération. Indépendance du Sénégal.
25 Août 1960 : Reconnaissance officielle du Sénégal par le Maroc (parmi les premiers).
28 Septembre 1960 : Admission du Sénégal à l'ONU avec le soutien actif du Maroc.
Janvier 1961 : Divergence idéologique (Casablanca vs Monrovia) mais maintien des liens bilatéraux.
27 Mars 1964 : Signature de la Convention d'Établissement à Dakar.
15-17 Novembre 1964 : Visite triomphale de Hassan II à Dakar. Inauguration de la Grande Mosquée.
1966 : Premier Festival Mondial des Arts Nègres à Dakar. Le Maroc y participe activement, validant la Négritude
de Senghor par son Arabité
ouverte.
Encadré B : À Retenir
Synchronisation différée : Le Maroc (1956) a utilisé son avance diplomatique pour parrainer
l'entrée du Sénégal (1960) sur la scène mondiale.
Pragmatisme sacré : L'alliance a survécu à la division idéologique de l'Afrique (Casablanca/Monrovia) grâce au ciment religieux (Islam soufi/Tijaniyya).
Cadre juridique avant-gardiste : La Convention de 1964 a instauré une quasi-citoyenneté commune pour les résidents, un fait unique en Afrique à l'époque.
Diplomatie bicéphale : Les relations se gèrent simultanément au Palais Présidentiel et dans les Zaouïas religieuses.
Le Sang et l'Encre : L'alliance est scellée par le souvenir des Tirailleurs (le sang) et les accords commerciaux (l'encre).
1.2. La Convention de 1963
1.2. La Convention de 1963 : Le Code Source
du Commerce Bilatéral
Dakar, 13 février 1963. La chaleur de l'harmattan sur les dossiers.
Dans les bureaux feutrés du Ministère du Commerce, non loin du port de Dakar, une scène inhabituelle se joue en ce début d'année 1963. Les ventilateurs brassent l'air lourd de la capitale sénégalaise, mais l'ambiance n'est pas à la somnolence. Autour de la table en acajou, les délégués sénégalais et marocains s'apprêtent à signer un document qui va défier la logique économique coloniale encore prégnante.
Deux ans et demi après les indépendances, alors que la plupart des flux commerciaux de l'Afrique de l'Ouest sont encore rigidement orientés vers la France (la métropole
), Rabat et Dakar
