Le voyageur amoureux
Par Baptiste Ledan
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À propos de ce livre électronique
À PROPOS DE L'AUTEUR
Baptiste Ledan est né à Rennes en 1986 et vit à Pantin. Il a travaillé en politique, dans l’enseignement supérieur et en administration publique. Il est lauréat du prix du jeune écrivain en 2003 pour sa nouvelle « Le Cahier » et en 2011 pour « L’Eldorado », ainsi que du prix Don Quichotte de la nouvelle de la ville de Rueil-Malmaison en 2015. La Vie suspendue, son premier roman, a été notamment finaliste du prix Ouest-France Étonnants Voyageurs, du prix Cezam et du prix du métro Goncourt en 2022.
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Aperçu du livre
Le voyageur amoureux - Baptiste Ledan
Première partie
Où apparaît l’éphémère
« C’est une histoire d’amour et d’absolu. Les jeunes ne recherchent que ça, l’amour et l’absolu. Je le sais, je l’ai été.
Et un jour, on découvre que ni l’un ni l’autre n’existent. En tout cas pas comme ça. Tu croyais que c’était le sens de la vie, tu découvres que c’est une histoire d’enzymes et de neurotransmetteurs. Si tu creuses, tu découvriras que ce sont des maladies. Des anomalies qui te gâchent l’existence. À partir de là, il n’y a plus rien à faire : tu meurs, ou tu arrêtes de vivre, ce qui revient au même. »
Alberto Barrique dit Arnold Bennett, Enterré vivant
Chapitre 1 – Les préliminaires
À dix-huit ans, Harold Loki est convaincu qu’il mourra sans jamais connaître l’amour. Cinq ans plus tard, il se fiance à Alison Hery. Il s’écoule ensuite seulement deux années avant qu’il ne débute, par amour, la construction de l’hôtel itinérant qui fera sa gloire, sa fortune et son malheur.
Adolescent, Harold souffre de deux défauts rédhibitoires : ses cheveux carotte et les rondeurs de son corps. « Tu es le plus beau garçon du monde », lui dit sa mère en passant la main dans sa tignasse. Harold ne la croit pas. Il est trop différent pour être aimé, trop bizarre pour être heureux. Dès qu’on lui adresse la parole, il bégaie et rougit. Il n’ose pas parler aux filles. Dans son lit, le soir, il rêve qu’il sauve Joanna, la voisine, lors d’une mission dans l’espace. Quand il redescend sur Terre, Joanna l’embrasse et ils se tiennent la main dans l’église. Leurs enfants apparaissent par miracle et Harold s’endort. Au réveil, il se sent triste : il sait qu’il va devoir affronter la réalité durant une journée entière avant de pouvoir regagner ses fantasmes nocturnes.
Parfois, il est soulagé à l’idée de ne jamais se marier. Il n’a pas envie d’être le centre de l’attention et il est angoissé par la nuit de noces. Il ne sait pas en quoi elle consiste mais il a peur d’y être ridicule. Pourtant, il ne veut pas finir sa vie seul. Il désire plus que tout serrer un corps chaud, tenir une main douce, embrasser des lèvres humides.
Harold est envieux de ses parents et terrorisé par la perspective de leur ressembler. Johnny et Elizabeth forment un couple heureux et soudé. Ils se disputent peu et seulement pour des choses qui n’en valent pas la peine. Leurs conversations sont brèves et pratiques. Il est question de repas, de travail et des loisirs qu’ils s’autorisent le dimanche. Johnny part pêcher et Elizabeth boit le thé chez des voisines. Ils ont trois choses en commun : l’hôtel qu’ils tiennent ensemble, Le Bon Repos, Harold, et les trente dernières années de leur vie au cours desquelles ils ont partagé chaque soir leur dîner et chaque nuit leur lit.
C’est Elizabeth qui oblige son fils à faire la connaissance d’Alison. Les parents d’Alison possèdent une boucherie chevaline qui fournit l’hôtel des parents d’Harold. Les deux mères ont convenu d’une rencontre. Au début du printemps, Alison accompagne ses parents lors d’une livraison et on intime l’ordre à Harold de tenir compagnie à la jeune fille, le temps que la négociation commerciale s’achève.
Alison a seize ans et Harold en a vingt. Ils viennent d’atteindre l’âge où le célibat commence à constituer, sinon une tare, du moins une incongruité qui, si elle n’est pas corrigée rapidement, peut se transformer en lourd handicap, bientôt irréversible. Alison et Harold étant tous les deux des enfants uniques, ils perçoivent l’intensité de l’attente qui pèse sur eux. Personne ne s’inquiète cependant de leur propre souffrance : seule compte celle qu’ils infligent à leurs mères et, par ricochet, à leurs pères, moins inquiets de la situation matrimoniale de leur progéniture que de l’effet désastreux de celle-ci sur l’humeur de leur épouse.
Alison et Harold ont d’autres points communs : ils n’ont pas d’amis, un physique atypique – Alison mesure un mètre cinquante-cinq et elle a la peau mate –, aiment lire et rêvent d’une vie différente. Quand il la voit pour la première fois, Harold ne ressent pas d’attirance pour Alison, mais plutôt un soulagement : elle n’est pas laide. Son visage rond encadré de cheveux noir bouclé, presque frisés, peut être qualifié de « mignon ». Il n’espérait pas mieux en tout cas.
Pour lui, il est évident qu’Alison doit être déçue de se retrouver face à cet homme roux et grassouillet. Pourtant, parce qu’elle ne l’impressionne pas et qu’il sait que, si elle se tient devant à lui, c’est parce qu’elle n’a réussi à séduire aucun homme, Harold surmonte sa timidité. Elle lui demande s’il aime cet hôtel et il entame un long monologue qui porte sur l’histoire du bâtiment, depuis la construction d’une minuscule auberge, deux siècles plus tôt, par le trisaïeul de son trisaïeul, jusqu’aux agrandissements successifs réalisés par chaque génération.
Désormais, Le Bon Repos est une belle maison en brique rouge de deux étages aux larges fenêtres. Harold raconte l’atmosphère des soirées d’hiver où, en l’absence de voyageurs, l’hôtel accueille des voisins pour l’apéritif ou le dîner. Surgit alors parfois, au milieu de la nuit, un homme expulsé du foyer conjugal en quête de refuge. Elizabeth est persuadée que la vue de ces maris infortunés et infidèles (elle ne manque jamais de dire, à leur propos, « Bien fait pour eux ! ») a convaincu Johnny de ne jamais les imiter.
Harold décrit aussi les recoins du Bon Repos où, enfant, il aimait se cacher. Il adorait surgir en hurlant, dissimulé sous un masque d’épouvantail, pour effrayer les clients patibulaires. Il avait aussi l’habitude de moquer l’avidité de Maître Michar, le plus vieux notaire d’Idridgehaie, toujours à l’affût d’un divorce ou d’une transaction immobilière, qui habite la maison en face de l’hôtel : Harold installait des panneaux « À vendre » dans les jardins situés sur le trajet de l’homme de loi ; les malentendus qui s’ensuivaient l’amusaient beaucoup.
Harold énumère encore d’autres exploits mémorables quand surgit la mère d’Alison. Les deux jeunes gens n’ont aucune envie d’interrompre leur conversation et rendez-vous est pris pour une promenade le lendemain, loin des regards de leurs parents.
Dans les allées du parc Hainnaux, Harold lui saisit la main. Alison tressaille et le laisse faire. Mais il ne se passe rien. Harold continue de parler et garde sa paume moite collée à celle d’Alison, sans paraître envisager la suite des opérations. Quand ils atteignent une rangée de cyprès, à l’abri des regards, Alison l’arrête. Elle se dresse sur la pointe des pieds pour embrasser Harold qui, enfin, se penche vers elle. Le premier contact de leur bouche est désagréable : les dents se cognent puis les langues se mélangent maladroitement, avec hésitation et impudeur. Ils reculent un peu et se sourient. Ils l’ont fait.
Dans les semaines qui suivent, Harold et Alison se voient tous les dimanches. Leurs parents sont soulagés qu’ils « fréquentent quelqu’un ». Leur avenir est assuré et la descendance le sera bientôt. Le jour de la Saint-Jean, Harold et Alison se rendent au bal sur la grand place d’Idridgehaie. Harold est excité et angoissé. Il a une bague dans sa poche. Il a peur qu’elle refuse de l’épouser, il est effrayé qu’elle accepte. Il y a trois mois, avoir une femme à son bras aurait suffi à son bonheur. Mais maintenant qu’elle existe, il compare Alison à toutes les autres filles du village. Il y en a des plus jolies, des plus grandes, des plus riches. Puisqu’il sait qu’il peut plaire à quelqu’un, il rechigne à se satisfaire de la première qui ait bien voulu de lui. Le champ des possibles est passé du néant à l’infini : comment accepter qu’il disparaisse à nouveau ?
Sur le chemin du bal, Harold se raisonne. Alison est douce, intelligente, travailleuse. Elle est une chance inespérée pour lui ; un miracle inimaginable quelques mois plus tôt. Pourtant, personne ne semble envier sa situation. Lorsqu’ils se promènent côte-à-côte le dimanche après-midi, il croise des regards étonnés, moqueurs ou indifférents, mais jamais admiratifs. Les premiers jours où ils marchaient ensemble, gonflé de fierté, il toisait les passants, sourire aux lèvres. Désormais, il baisse le regard et se voûte. Avant Alison, il incarnait une singularité absolue par rapport à tous les jeunes de son âge. Personne ne l’embêtait jamais ; il était à part et on le respectait pour ça. Il est maintenant rentré dans le rang. Il a fait comme tout le monde : il a trouvé une fille d’une valeur équivalente à la sienne sur le marché matrimonial local – ni trop pauvre ni trop belle, issue d’une famille respectable mais modeste – avec laquelle il fondera une famille dès qu’il aura repris l’affaire de son père. Il n’y aura plus de surprise.
Au bal, Alison fond en larmes lorsque Harold pose le genou à terre. Cela le touche et le gêne à la fois. Il se réjouit face à la joie et à la spontanéité de sa future femme. Il a l’impression de la connaître un peu mieux et la trouve d’autant plus désirable. Mais il ressent aussi le poids d’une responsabilité accablante : il a la charge de rendre cette femme heureuse jusqu’à la fin de sa vie. Comment en serait-il capable ? D’ailleurs, l’affection qu’Alison lui porte lui semble suspecte. Est-ce bien lui qu’elle voit quand elle le regarde ? Ne va-t-elle pas un jour découvrir avec effroi qu’il n’est pas du tout l’homme qu’elle croyait ? L’amour d’Alison lui fait l’effet d’un rêve dérangeant : une sensation agréable mais gâchée par la conviction de la précarité et de la fausseté de ce qu’il vit.
À Idridgehaie, la tradition veut que l’on convie à son mariage tous les habitants de son quartier, soit un millier de personnes environ. Les familles d’Alison et d’Harold étant modestes et précautionneuses, il est décidé que le mariage se tiendra deux ans plus tard, afin de mettre de côté les sommes nécessaires et d’obtenir les meilleurs tarifs. Contrairement aux autres garçons de son âge qui auraient vécu comme une punition insupportable ce délai qui le forçait à deux années de chasteté, Harold a le sentiment de gagner un peu de temps et de liberté. Il se rassure : ce sursis lui permettra de se préparer minutieusement à sa future nuit de noces.
Chapitre 2 – La fuite
Ils disent que c’est un caprice mais ce n’est pas vrai. J’ai peur, c’est tout. C’est depuis la mort de grand-père. Ses obsèques plutôt. Cette immense église. Le froid et la foule. Au début, j’espérais que l’affluence me consolerait. Mais quand j’ai vu tous ces visages tristes, souriants, pressés, anxieux, avides, curieux, indifférents, je me suis sentie découragée, comme vidée de l’intérieur.
Il y avait les vieux. Ceux qui avaient connu grand-père quand il était petit et qui ne vont pas tarder à le rejoindre dans la tombe. Les derniers à détenir au fond de leur crâne des souvenirs d’enfance qui seront bientôt enfouis pour l’éternité.
Il y avait les adultes. Mes parents et les autres. Ils avaient connu grand-père quand il était déjà un homme. C’était leur chef, leur voisin, leur père, leur oncle. J’ai appris que grand-père faisait peur. Cela m’a paru irréel. Celui qui me faisait sauter sur ses genoux et qui me laissait gagner aux petits chevaux, un être brutal ? J’apercevais parfois une ombre dans son regard qui lui donnait un air de dureté, mais elle disparaissait aussitôt et il redevenait mon grand-père. C’est difficile de croire que, pour tant de gens, son vrai visage fut celui d’un homme sévère, aux paroles sèches, aux colères dévastatrices. Qui le connaissait alors ? Ceux qu’il terrorisait, ou moi, qui aimais un vieux monsieur doux et affectueux ? Je le préférais à grand-mère, qui ne me parlait que pour me donner des ordres et corriger ma manière de me tenir. Grand-père, lui, s’en fichait.
Et puis il y avait des jeunes. Nous, la troisième génération. Nous, dont les enfants ne connaîtront jamais grand-père. Son portrait ne leur évoquera rien. Des vêtements anachroniques, un visage étranger. Malgré la fortune accumulée, les journées de travail de quatorze heures, les semaines sans jour de repos, les années sans vacances, malgré les Noël en famille, les bougies d’anniversaire soufflées devant cent invités, malgré les trois enfants et les huit petits-enfants, malgré quatre-vingt-six années à remuer ciel et terre pour construire un empire, influer sur la marche du monde, faire reconnaître sa supériorité par tous, il sera bientôt rayé des mémoires. Même les plus puissants s’évaporent en quelques années.
Dans cette église trop grande pour un cadavre, il n’était déjà plus là. Les autres avaient pris la place. Ils prononçaient des discours, serraient des mains, s’embrassaient, calculaient ce qui leur reviendrait, comment ils le feraient fructifier, recensaient les corvées qui leur incombaient. Lui restait silencieux et immobile. Il y avait une photographie posée sur le cercueil. Il levait les yeux en souriant. Personne ne croisait son regard.
Je voyais mon père, de dos, qui lui ressemblait tant, triste mais déjà préoccupé. Il ne pensait pas à sa mort certaine et prochaine, bien que tout, autour de lui, rappelât cette évidence. Il réfléchissait au reste, aux soucis et aux obligations qui occuperaient les jours, les mois et les années qu’il lui restait à vivre avant de rejoindre son père et avant que nous, ses enfants, ne le rejoignions aussi. Je voyais mon frère aîné, Christopher, beau et fier, à côté de lui, impatient de prendre la relève, insouciant, inconscient.
J’étais anesthésiée. Je me levais en même temps que les autres, je me rasseyais avec soulagement, et je me demandais comment trouver la force de quitter l’église. J’y suis parvenue pourtant. Mes jambes ont fait ce qu’il fallait. J’ai suivi le mouvement. On s’habitue à tout, on surmonte tout.
Mais je n’avais plus le courage de me rendre à l’université. Que faire dans cette chambre à Yale visitée deux semaines plus tôt ? Bientôt, je disparaîtrais et, dans cent ans, l’univers aurait effacé toute trace de mon passage sur terre. Et entre-temps, je n’aurais rien connu, rien appris.
Alors, j’ai décidé de partir. J’irai voir tout ce qui peut être vu. Arpenter toutes les routes, rencontrer tous les hommes. Me faire une idée de ce qu’est le monde avant de le quitter. J’ai de l’argent et du temps. J’inspecterai tous les recoins de la planète. Je parlerai à chaque paysan, chaque fonctionnaire, chaque étudiant, chaque président, chaque ouvrier, chaque gardien de musée, chaque boulanger, chaque plombier.
Je sais que c’est absurde. Quand j’aurai parcouru le globe, il aura changé entièrement à la fin du périple. C’est Sisyphe ou le tonneau des Danaïdes, je ne sais plus, en tout cas c’est inutile et impossible. C’est ce que tout le monde m’a dit. Même mon père m’a avertie : « Cécile, je sais ce que tu cherches, mais tu ne le trouveras ni ici ni ailleurs. Un jour tu comprendras : il faut accepter ce que l’on a. Il faut faire avec. » Je veux essayer quand même. Qu’est-ce que j’ai à perdre ? Au soir de ma vie, je dirai que j’ai vu le monde et que c’était beau, j’espère.
Et puis, il n’y a rien qui puisse remplacer ce sentiment de liberté, le premier matin où j’ai quitté la Nouvelle-Amsterdam. Je me souviens de tout. La lumière de l’aube dans la gare, les hommes fatigués qui montaient dans un train de banlieue, leur serviette sous le bras, le goût du café brûlant et du sandwich au fromage dans le wagon-restaurant. Je commençais ma propre existence. J’ai pensé : « Je ne sais pas quand je reviendrai », et c’était terrifiant et merveilleux. Je me répétais : Tout est possible, la vie est ailleurs. Je pars à sa rencontre, enfin !
Chapitre 3 – La collision
Vingt-deux mois après les fiançailles d’Alison et Harold, alors que le printemps est déjà bien avancé, Cécile Maxwale se présente au Bon Repos. Avec ses cheveux noirs aux boucles anarchiques, ses grands yeux bleus et sa peau sombre, Harold devine aussitôt qu’elle est étrangère, même s’il ignore d’où elle arrive. Il en conclut que c’est un endroit lointain et merveilleux. Il comprend aussi qu’il vient de tomber amoureux de cette inconnue et que sa vie va s’en trouver bouleversée.
Quand elle s’approche de lui, l’angoisse saisit Harold avant de laisser place à l’excitation. Avec son accent bizarre et son sourire confiant, elle lui demande s’il est possible de prendre une chambre pour la nuit et de visiter la ville. Il n’y a ni office du tourisme ni guide à Idridgehaie, aussi Harold lui propose-t-il de l’accompagner pour une promenade.
Idridgehaie est entourée de collines qui dissimulent la ville au reste du monde. Elles ont été édifiées à une époque où les envahisseurs étaient nombreux et cruels. Longtemps Idridgehaie n’est apparue sur aucune carte. Quand ils se rendaient sur les marchés avoisinants pour écouler leur production, les paysans mentaient sur leur origine : jamais ils ne mentionnaient Idridgehaie. La situation s’est depuis normalisée : les habitants paient leurs impôts et envoient leurs enfants faire la guerre quand c’est indispensable, mais ils ont conservé en héritage une discrétion naturelle. Ils ne prononcent aucune phrase qui n’est pas nécessaire.
Harold dénote dans sa cité natale : il est volubile et sa voix porte loin. Il parle à toute vitesse, sans reprendre son souffle, comme si les mots se bousculaient dans sa bouche, comme si tous les mots de la ville se déversaient en lui. Il est intarissable sur cet univers minuscule qu’il a arpenté en solitaire pendant toute son enfance. Il est vrai qu’il n’en connaît pas d’autre.
Cécile l’écoute avec attention. Elle ne parle ni de son père, Sam Maxwale Junior, le « roi des gratte-ciels », ni de son grand-père, Sam Maxwale Senior, fondateur de l’empire immobilier familial. Elle ne dit rien du luxe dans lequel elle a été élevée et dont Harold n’imagine même pas l’existence. Elle lui décrit en revanche son projet de parcourir le monde, pierre par pierre, village par village, de visage en visage. Idridgehaie se situe au début de son périple. Selon ses estimations, il lui reste encore 319 457 communes à découvrir et 1 271 239 500 personnes avec lesquelles converser. En vivant centenaire, cela fait plus de 11 villes et 46 402 personnes par jour, en espérant que la population mondiale reste stable. Quand on a de l’ambition, il faut être rigoureux, souligne-t-elle, pensant inventer cette phrase que son père lui répétait durant toute son enfance.
Si Cécile est ambitieuse, rigoureuse et pragmatique, elle est aussi romantique et enthousiaste. Depuis le début de son voyage, chaque nouvelle rencontre lui apparaît comme une chance extraordinaire et une bouffée d’oxygène. Chez elle, on lui rappelait chaque jour où se situait sa valeur et elle devait constamment évaluer celle de ses interlocuteurs, qui se trouvait en général loin en dessous de la sienne. Tenir son rang l’épuisait. Depuis qu’elle s’est éloignée de son pays, elle découvre qu’il existe des gens qui peuvent s’adresser à elle sans la connaître, ni elle, ni sa fortune, ni sa famille. Elle constate aussi qu’elle peut susciter un désintérêt complet chez d’autres personnes, ce qui est moins agréable mais encore plus dépaysant.
L’attitude d’Harold ne traduit nulle indifférence : ses joues ont viré écarlate dès que Cécile est apparue face à lui et la sueur perle à son front. Cécile trouve son attitude charmante. Elle sent la bonté qui déborde de ce cœur simple et provincial. Il est drôle, surprenant et émouvant de sincérité. Comment pourrait-elle imaginer qu’il est fiancé et que ses noces sont programmées deux mois plus tard ? Au cours de leur déambulation dans Idridgehaie, il contourne la rue où habite Alison et il évite tous les lieux où il pourrait la croiser. Il a honte d’agir ainsi mais il ne peut pas faire autrement. Tout son être est tendu vers un seul objectif : embrasser Cécile.
Pour conclure sa visite, il l’entraîne dans l’ancien cimetière, niché sur un plateau derrière une petite église. Une nouvelle nécropole a été construite en périphérie un siècle plus
