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L'espoir
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Livre électronique421 pages5 heures

L'espoir

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À propos de ce livre électronique

Julie, adolescente maltraitée, décide de fuir avec sa meilleure amie. Elle abandonne ses études ; à quoi bon, dans un monde où les jeunes n’ont pas d’avenir. Un être mystérieux et insoumis, qui s’engage pour ceux qui n’ont pas de voix, la contamine avec ses idées révolutionnaires. Ensorcelée par la magie émanant du rebelle, elle le suit. Mais en a-t-elle la force ? Un roman poignant sur la résilience, la volonté et le courage. Pour tous ceux qui ont dû se battre pour exister.

À PROPOS DE L'AUTRICE

Vétérinaire-psychiatre et écrivaine, née à Paris juste avant la révolution de 68 et ayant survécu très jeune à un cancer souvent mortel, Dunya Reiwald, suisse et française, est devenue une observatrice implacable et incorruptible de la société. D’une actualité troublante, ce roman est son premier ouvrage publié.
LangueFrançais
Éditeur5 sens éditions
Date de sortie16 oct. 2025
ISBN9782889497928
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    Aperçu du livre

    L'espoir - Dunya Reiwald

    Couverture pour L'espoir réalisée par Dunya Reiwald

    Dunya Reiwald

    L’espoir

    À Federico et Anda, pour toujours

    Les noms et personnages dans cet ouvrage sont fictifs, toute ressemblance avec une personne vivante vaut la peine d’être étudiée.

    Le bonheur n’est pas chose aisée, il est très difficile de le trouver en nous, et impossible de le trouver ailleurs.

    Nicolas de Chamfort

    L’espoir des hommes, c’est leur raison de vivre et de mourir.

    André Malraux

    Préface

    Chacun le sait, on ne peut jamais exprimer certaines idées, dénoncer une injustice, s’en prendre à une dictature, lutter contre une maltraitance, aussi bien que par le biais d’une fiction.

    À travers un essai, obligatoirement objectif, se basant sur les faits, postulat d’historien ou de chroniqueur, l’auteur s’appuie sur les faits réels.

    Un romancier, pacifiquement armé d’une plume incisive, à condition d’être crédible, transmettra au lecteur une substance bien plus vivante et « réaliste » qu’un essayiste, car il introduira dans son histoire, à travers les personnages aussi vrais que nature, nos semblables ou nos contraires… ce que l’on aurait pu être, ce que l’on aurait pu vivre.

    Dunya Reiwald est une scientifique dans le domaine de la médecine… elle connaît la « bête » qui sommeille en nous.

    Or, elle a passé des années à écrire de la fiction afin d’exprimer, par ce moyen si (en apparence) facile d’accès, ses propres idées sur la société dans laquelle nous vivons, sur la souffrance et la rédemption.

    C’est en filigrane d’une banale histoire d’amour (mais y a-t-il des amours ordinaires ?) que nous sommes invités à suivre ce fleuve de vie, traversant les états d’âme des humains et les frontières des pays allégrement.

    À la recherche d’un idéal qui, en l’occurrence, est à la fois une idée politique et un viscéral besoin d’amour, l’auteure brosse le portrait d’une certaine jeunesse, hommes et femmes de notre temps, ayant perdu parfois leurs repères, jamais leurs idéaux, toujours passionnés et assoiffés d’amour.

    L’écrivaine a choisi la manière centrifuge de raconter l’histoire d’une femme idéaliste qui ne peut aimer qu’un homme, son semblable… le seul qui pourrait lui faire oublier les douleurs qu’elle a endurées durant sa jeunesse.

    Rien ne prédispose Julie, femme ordinaire, tourmentée par son passé à rejoindre un groupe révolutionnaire, idéaliste forcément, courageux obligatoirement, irréfléchi inévitablement… Le fera-t-elle ?

    Le lecteur sera baladé, invité sur les terres lointaines, au cœur même d’un être sensible, Julie, au nom si prédestiné, comme l’amoureuse d’un certain Roméo à Vérone, pour lequel elle est prête à donner sa vie. Dans ses errances, durant ces moments de joies brèves mais intenses, à travers des épreuves incessantes, on a le sentiment que Dunya Reiwald parle d’elle-même…

    Les hommes, trop souvent lâches, qui entrent dans la vie de l’héroïne, ne peuvent apporter le bonheur dont elle a besoin, car il leur manque l’unique qualité, celle que possède Juan… mais qu’elle ne sait pas nommer et qui lui échappe.

    Car Juan, l’homme énigmatique, un leader, est prêt à renoncer à l’amour pour une juste cause. Pour un révolutionnaire, il ne peut y avoir qu’une cause ; la liberté des opprimés, au péril de sa propre vie (?).

    On apprendra que les révolutionnaires ne sont pas des romantiques, ceux qui les suivent doivent être capables de renoncer à tout… y compris à eux-mêmes.

    Et comme dans les tragédies classiques, Julie a sa suivante, une sorte d’ange gardien, qui souvent perçoit le danger quand Julie ne voit que l’amour. Elle l’aime comme seule peut aimer une amie, la perd comme on égare un être cher, la retrouve peut-être, car le destin est plus fort que tout.

    À travers des récits parallèles, Dunya Reiwald brosse le portrait d’une quantité de personnages, de manière très réaliste et sans concession.

    Il n’y a que des sensations et des dialogues, idées politiques exposées sans filtre, piliers constituant l’ossature de ce corps(us) plein d’humanité et d’idéalisme, de grâce et de gravité.

    Marc Agron

    Lausanne, juillet 2024

    1

    Le jeune homme svelte et élancé au teint basané marchait la tête haute et regardait droit devant lui, malgré la chaleur écrasante et la sueur qui coulait le long de ses tempes. Il pressait dans sa main gauche la fleur longue et effilée que lui avait offerte une petite fille. Elle lui avait tendu cette fleur, lors du départ du long convoi d’hommes et de femmes qui, ayant pris leur courage à deux mains, affrontaient l’injustice qui se répétait depuis la nuit des temps. Cette injustice inégalement répartie dans le monde était souvent soutenue par des individus invisibles, mais extrêmement puissants, capables de créer des liaisons lucratives avec des États riches et de s’approprier les richesses d’États pauvres. Il ne connaissait pas le nom de cette fleur, mais l’enfant avait souri timidement et soufflé : « Bonne chance, j’espère qu’on va réussir ! » Sa chemise lui collait au corps et la masse de gens qui lentement avançait, dégageait une forte odeur de transpiration et de peur. La chaleur était étouffante, c’était un jour de grand soleil où les gens auraient normalement fait des courses, joué avec leurs enfants, flirté aux alentours ou cultivé leur jardin. Mais ces gens étaient sortis dans la rue pour soutenir une cause qui était primordiale, s’ils voulaient avoir une chance de pouvoir continuer à pratiquer ces activités dans une ambiance de paix et de justice.

    Son corps était robuste, il n’avait pas peur, mais une angoisse sous-jacente ne cessait de le perturber. Il avait pourtant appris à garder son sang-froid dès son plus jeune âge. Les policiers, secondés par l’armée, étaient alignés au fond de la grande place, appelée par un étrange tour du sort « place de la Liberté », ne l’impressionnaient pas. Il voyait leurs fusils dirigés vers le groupe d’hommes et de femmes qui le suivaient, mais un informateur lui avait assuré que tout se déroulerait dans le calme, que les policiers seraient présents pour la forme.

    Juan, concentré et engagé dans cette lutte depuis si longtemps, discernait à présent les fusils et ralentit un peu le pas. Un tressaillement le parcourut, si des coups de feu partaient, ce serait le carnage. Ces hommes et ces femmes, ses compagnons depuis des mois, voire des années, l’accompagneraient jusqu’au bout du monde sans broncher, mais personne n’était là pour se faire assassiner. Il n’entendit pas le cri strident du chef de police furieux et le chargement des armes, il ne vit que les fusils épaulés. Il pensa qu’il s’agissait d’une manœuvre d’intimidation et continua à marcher droit devant lui.

    Soudain il vit un visage familier dans la foule, une jeune femme rencontrée des années auparavant, qu’il avait perdu de vue.

    Des coups de feu retentirent.

    Il voulut la regarder encore pour s’assurer qu’il s’agissait bien d’elle, cette fille ravissante avec son rire contagieux et ses belles jambes, mais une douleur terrible lui déchira soudain le ventre.

    Il lâcha la fleur qui tomba sur le sol, en tournant plusieurs fois sur elle-même.

    Il s’efforça encore de retrouver ce regard dans sa mémoire, une éternité, cinq ans, dix ans peut-être… Il connaissait ses traits pour en avoir parfois rêvé, il avait souvent pensé à cette fille qui maintenant s’évanouissait dans ses entrailles déchirées. Cela faisait longtemps, si longtemps. Il revit les montagnes hautes et enneigées, elles dansaient, il revit le ciel uniformément bleu qui dormait sur les cimes blanches de ce pays lointain au pied des Alpes… Il crut entendre à nouveau ce rire clair qui faisait des ricochets dans sa tête, mais ce n’était que la foule en délire qui se pressait autour de lui. La douleur lui fit perdre connaissance et il s’affaissa lentement sur le bitume.

    2

    Cela faisait deux heures qu’elle se trouvait allongée sur le petit lit complètement défait. Deux heures qu’elle ouvrait et refermait les yeux, sans avoir la force de se lever, sans réussir à faire un geste, paralysée par un sentiment étrange et inconnu. Elle avait toujours une idée qu’elle devait mener jusqu’au bout de son imagination, là où tout s’arrêtait, même les cauchemars, pour ne pas devoir quitter le grand lit bleu, pour ne pas devoir bouger. La force lui manquait, ses membres tremblaient et elle imaginait le poids de son corps sur le sien, parfois si agréable qu’elle aurait voulu l’engloutir, parfois si lourd qu’il lui coupait littéralement le souffle.

    Quand elle ouvrait les yeux, elle voyait le plafond gris de la chambre entre les vieilles poutres, c’était presque sa chambre maintenant, un trou miteux dans une vieille maison au milieu d’une ville suisse, moite de sueur pendant les mois d’été, givrée pendant l’hiver. Elle connaissait les murs de sa chambre par cœur, chaque tache, chaque aspérité, elle connaissait son lit, chaque son qui s’en échappait, quand il se mettait à grincer et manquait de s’écrouler. Elle connaissait le rythme de la lumière, ses déclinaisons à toute heure du jour et de la nuit, de l’aube au crépuscule.

    Ils avaient passé tant de nuits dans cette chambre à s’aimer, à parler, à rire, parfois même à pleurer et à hurler. Dans cette chambre, leurs vies s’étaient entremêlées, ils avaient tout partagé, ils avaient aussi imaginé leur mort légère et paisible.

    Deux heures que la porte s’était refermée, sans qu’elle n’ait pu prononcer un mot, sa bouche était paralysée, enlisée dans la souffrance. Il ne s’était pas retourné. Il s’était levé lentement, avait fait quelques pas dans la chambre, il avait l’air désorienté, comme s’il devait se rappeler quelque chose, puis, toujours lentement, à sa manière, il avait boutonné sa chemise, sa vieille chemise bleu clair qu’elle aimait tant, il avait enfilé ses chaussures, aspiré profondément la fumée de la cigarette qu’il avait allumée machinalement quelques instants auparavant, puis, toujours lentement, il avait ouvert la porte, fait quelques pas hésitants, était revenu en arrière, étourdi, il avait ramassé sa veste en cuir tombée du lit, pour finalement, comme si la raison venait de lui être rendue, se précipiter hors de la chambre, sans en refermer la porte et dégringoler les escaliers de la vieille maison.

    Arrête, arrête, reviens, je t’en prie, si tu pars, je… je serai perdue, ne me quitte pas… Je t’aime, Juan, Juan, je t’aime si fort, je peux pas vivre sans toi, t’en va pas, t’en va pas…

    Le souffle qui la soutenait était si léger, si fragile, presque éteint, la seule vie qu’elle portait en elle, c’était lui.

    Mon Dieu, je t’en prie, ne me quitte pas, sans toi je serai comme un corps sans âme, comme un visage sans regard.

    Ses cris demeurèrent étouffés dans sa gorge, aucun muscle ne s’était contracté. Il avait quitté la chambre à la manière dont il était entré dans sa vie, sans explication, sans crier gare. Il avait simplement ramassé sa veste en cuir, l’avait enfilée et était parti sans se retourner.

    Elle était restée interdite, muette, avec la certitude qu’il n’allait pas passer le seuil de la porte, le cœur arrêté, mais confiant. Et pourtant le silence soudain la torturait.

    La douleur lacérait ses entrailles, tout se déchirait, la déchiquetait en mille morceaux.

    Patiente, juste une minute, qu’on réfléchisse, qu’on parle, attends une seconde, reviens…

    Son cœur hurlait à tue-tête. Cela faisait une éternité qu’elle était allongée sur le lit et aucune larme ne coulait plus de ses yeux verts qui brillaient plus intensément que d’habitude.

    Avec le temps elle ne tremblait plus. Elle ne sentait plus son cœur exploser dans sa poitrine, ses membres glacés et la douleur de ses entrailles en feu. Elle ne sentait plus le couteau qui lui avait poignardé le ventre, quand elle avait finalement réalisé qu’il était parti.

    Il reviendra, c’est sûr, il m’aime, il me l’a dit, il reviendra.

    Mais elle se doutait bien qu’elle se mentait.

    Elle épiait les craquements de l’escalier, elle retenait son souffle pour entendre le moindre bruit. Elle croyait entendre ses pas et imaginait déjà l’accueillir, ah, il avait donc changé d’avis, hein ! Non, mieux, elle ferait la désintéressée, ne le regarderait même pas… Ou plutôt, elle lui sauterait au cou, le couvrirait de baisers, le serrerait dans ses bras pour ne plus jamais le lâcher.

    Mais l’escalier de la vieille maison restait muet. Il n’allait pas revenir. Épuisée par ses larmes qui finalement avaient coulé et la douleur, elle finit par somnoler. Elle se sentait apaisée, soudain indifférente. Ce type, au fond, elle ne l’avait connu que quelques mois, elle ne savait pas grand-chose de lui. Il avait toujours été bizarre, renfermé sur lui-même et silencieux, peut-être l’avait-elle tant aimé pour le mystère qui l’entourait… Lui avait-il dit la vérité pour le peu qu’il avait choisi de dévoiler ? Il se disait étudiant, gangster, il voulait devenir architecte, habitait chez une vieille femme que l’on ne pouvait jamais déranger, surtout pas à deux ! Il était toujours habillé comme s’il n’avait pas de quoi se payer un deuxième jeans, mais il portait des pulls en cachemire, il se rasait tous les trois jours et Julie aimait cela.

    Elle referma les yeux et se l’imagina encore, et soudain, sans prévenir, un effroyable tremblement s’empara d’elle, son corps était pris de spasmes, de grosses larmes coulaient le long de ses joues. Le lit fut secoué par la violence des assauts de cette douleur soudainement libérée. Son corps frêle était projeté en avant, puis en arrière, cognait le mur et des cris ressemblant aux hurlements d’une chienne qui met bas s’échappaient de sa bouche à peine entrouverte. La douleur était si intense, si infinie que Julie entendait ses gémissements résonner dans son corps, comme si celui-ci s’était confondu avec l’univers.

    3

    Elle avait vécu l’enfer avant de quitter l’appartement parisien pour aller habiter au campus, au moment où elle avait obtenu une bourse. Sa mère était folle, incontrôlable et violente. Quand elle avait des crises de colère, sa fureur impulsive retombait sur sa fille. Celle-ci se mettait à pleurer doucement, dès qu’elle entendait ses pas s’approcher de sa chambre. La mère y entrait et commençait à hurler comme une démente, maudissant le monde entier et sa fille née, alors que le père de l’enfant était déjà mort et qu’il n’y avait pas d’argent. La mère prenait ensuite la première chose qui lui tombait sous la main et la jetait à la tête de son enfant tout en hurlant qu’elle était la cause de tous ses malheurs.

    Julie la suppliait de ne pas s’emporter, de ne pas la frapper, elle pleurait et essayait de se protéger du mieux qu’elle pouvait de ses mains ou d’un livre qui gisait à proximité. Un jour, la mère lui avait jeté un vase à la figure et Julie avait juste eu le temps de se protéger avec un classeur. Ses mains furent profondément lacérées. La mère enragée avait quitté la chambre sans même s’apercevoir que sa fille avait les mains en sang et la petite était allée seule à l’hôpital pour se faire recoudre. Elle avait raconté qu’elle était tombée. Elle avait aussi menti sur son âge, prétendant qu’elle avait douze ans et que personne n’était à la maison. Elle avait encore menti, en disant qu’elle ne se rappelait pas du numéro de téléphone de sa mère.

    Le lendemain, sa mère était entrée dans sa chambre et avait demandé pourquoi elle n’était pas allée à l’école. Elle vit les mains bandées de sa fille et demanda des explications. Lorsque Julie lui rappela la crise de la veille, sa mère s’assit auprès d’elle et la prit dans ses bras, elle lui demanda pardon à plusieurs reprises et secoua la tête. Elle ne comprenait pas comment cela avait pu arriver, elle était dans tous ses états et le cœur de la petite fille fondait. Elle ne pouvait pas en vouloir à cette femme visiblement incapable de se contrôler. Elle savait cependant qu’à la prochaine cuite, car l’alcool était sans aucun doute à la source de ce comportement, le même scénario se reproduirait et que l’amour se transformerait à nouveau en peur.

    Ce tiraillement intérieur devint toujours plus grand, Julie voulait quitter sa mère à tout prix. L’angoisse constante d’un déraillement irréversible l’empêchait de faire ses devoirs, parfois même de manger. Mais l’idée d’abandonner sa mère lui donnait mauvaise conscience, sa mère était seule et elle avait cinquante ans. Après tout, elle l’avait envoyée à l’école et nourrie pendant toutes ces années.

    Un jour, son amie Rita était venue chez elle pour chercher des cours. Julie avait l’habitude de ne jamais faire entrer personne à la maison de peur que sa mère ne se trouve dans un état imprévisible. Elle redoutait par-dessus tout que quelqu’un soit témoin de ce qui se passait chez elle. Mais ce jour-là, Rita, cette fille aux grands yeux curieux et aux longues jambes musclées, avait insisté. Elles s’étaient assises dans la cage d’escalier de l’immeuble parisien et Julie s’était laissé convaincre, son amie répétant qu’au pire des cas, si la situation s’envenimait, elle ficherait le camp vite fait.

    Elles étaient montées dans le petit appartement du cinquième étage de la belle maison de la fin du dix-neuvième. Julie n’eut pas le temps de prévenir son amie que sa mère l’attrapait déjà par les oreilles pour la tirer à l’intérieur. Julie poussa un cri, mais se laissa entraîner car elle savait que toute résistance ne ferait qu’aggraver la situation. Rita resta sur le palier quelques instants. Elle entendit Julie crier et hésita à entrer. Elle finit par y aller, ce n’était pas son genre de jouer les poules mouillées.

    Elle se glissa dans l’appartement, poussa la porte de la cuisine d’où s’échappaient d’étranges gémissements et n’en crut pas ses yeux quand elle aperçut Julie assise par terre, enchaînée à la table de la cuisine. Tandis que Rita cherchait à détacher son amie en arrachant le clou qui fixait la chaîne à la table, la mère entra dans la cuisine et se mit à hurler.

    – Fiche-moi le camp, petite putain, sors d’ici tout de suite !

    Rita se retourna et vit la femme armée d’un ustensile de cuisine en bois. Elle se releva doucement, se tourna vers la mère de son amie visiblement ivre. Trop choquée pour pouvoir crier et essayant de garder son sang-froid, elle murmura.

    – Vous allez détacher Julie tout de suite ou j’appelle les flics !

    La mère se mit à rire.

    – Mais tu crois quand même pas que je vais me laisser dicter ma conduite par une gamine de ton genre, pas question, j’avais dit à Julie de me ramener du pain et du lait ce matin, elle est partie sans prendre de l’argent et revient les mains vides, elle est punie, ce sont les règles de la maison.

    Rita dévisagea la femme qui dégageait quelque chose d’hallucinant… L’odeur d’alcool et de sueur embaumait la cuisine et Rita se dit qu’elle n’allait pas y arriver. Pendant ce temps, Julie pleurait et la suppliait de partir.

    – Je ne vais pas te laisser comme ça Julie, j’appelle les flics !

    – Non, ils emmèneraient ma mère, elle ne survivrait pas !

    – Ça, c’est le dernier de mes soucis ! menaça Rita en quittant la pièce.

    La mère la suivait, elle devait se tenir aux murs pour ne pas tomber.

    – Bon sang… saleté… je veux pas de flics ici, tenez…

    Elle lui tendit une vieille clé de cadenas. Rita se précipita dans la cuisine pour délivrer son amie.

    – Allez, c’est fini, on se tire, calme-toi !

    Elles sortirent de l’appartement sans avoir revu la femme ridée qui avait disparu dans sa chambre. C’est ainsi que Julie quitta la maison dans laquelle elle avait passé dix-huit ans. Elle avait fini par renoncer à aller à la police de peur de perdre le peu d’affection maternelle qu’elle recevait.

    Elle avait toujours craint que sa mère ne puisse, si elle se défendait, faire une crise d’épilepsie comme c’était arrivé une fois, du moins c’est ce qu’elle pensait, car sa mère s’était mise à pleurer, hurler, jurer et baver… Au fond, malgré ce traitement abominable, sa mère connaissait des moments de douceur où elle devenait presque affectueuse, elle lui achetait des cadeaux sans raison précise, la chouchoutait, la couvrait de mots gentils pour soudain se mettre en colère, la traiter de tous les noms et la battre.

    Julie ne savait jamais à quoi s’en tenir.

    Plus tard, quand elle reçut sa bourse d’études, elle ne revit sa mère que quelques fois, avant qu’elle ne tombe gravement malade d’une hépatite irréversible. Sa mère n’était allée à l’hôpital qu’après l’intervention personnelle de son médecin lorsque les douleurs étaient devenues insupportables. Elle était sous calmants et antidouleurs et n’avait que rarement conscience de ce qui l’entourait. Julie passait parfois la nuit près de son lit et elle ne s’endormait qu’au petit matin. Quand elle se réveillait, sa mère dormait, souvent. Malgré tout, elle était quand même sa mère. Après une énième crise, elle ne recouvra plus ses esprits et Julie ne lui rendait visite que rarement, trop blessée par le fait qu’elle ne la reconnaissait plus. Elle se reprochait parfois de ne pas s’être suffisamment occupée de cette femme détruite par la vie. Est-ce que davantage d’affection aurait pu retarder sa mort ?

    Sa mère était tyrannique, elle ne l’avait jamais écoutée, ne l’avait jamais concertée sur les décisions qui les concernaient toutes les deux. Toute tentative de raisonnement se serait assurément soldée par un coup de poing dans la figure. Sa mère n’avait jamais accepté d’aide de personne, même dans les périodes les plus difficiles de sa vie, lorsqu’elle et sa fille ne se nourrissaient que de pommes de terre ou de riz. Julie avait appris à se priver, de l’argent de poche, elle n’en avait jamais reçu, il n’y avait pas d’argent pour ce genre de luxe. Elle n’achetait jamais rien qui ne fut pas absolument nécessaire, elle tournait et retournait les petites pièces cinq fois dans ses mains avant de se décider à s’en défaire. Elle avait l’habitude, elle ne s’imaginait pas que cela put en être autrement. Elle savait que sa pauvre mère n’avait même pas de quoi chauffer leur petit appartement et qu’elle était à l’école bien au chaud. Depuis toujours, elles avaient eu peu d’argent. Quand son père mourut dans un accident de voiture, sa mère avait continué pendant quelque temps à écrire des articles dans divers journaux, mais le métier était devenu toujours plus dur, la concurrence était forte et à la fin, elle n’avait plus trouvé d’endroit où placer ses articles.

    La bouteille l’attendait tous les soirs, puis aussi à midi, et finalement il y avait des jours où elle ne se levait même plus. S’il n’y avait pas eu quelques sous de l’État, elles auraient probablement dû aller aux restos du cœur. Julie le savait et ne sortait donc que rarement le soir, elle avait honte de s’amuser quand elle savait sa mère à la maison, assise devant la télé sifflant un verre de vin après l’autre.

    Cependant, elle ne s’aperçut que plus tard qu’elle n’avait pas eu la vie des filles de son âge. Elle n’était pas sortie avec les copains pour aller danser comme tout le monde à quinze ans, elle n’était pas allée au cinéma avec les garçons qui le lui proposaient, elle avait toujours craint la jalousie de sa mère. Elle n’avait pas participé aux fêtes organisées par l’école, parce qu’elle manquait de quoi s’habiller et préférait ne pas se faire voir… Plus tard, elle s’aperçut qu’elle n’avait pas vraiment eu de jeunesse, qu’elle avait déjà eu la tête trop remplie de problèmes d’adultes pour pouvoir s’amuser le cœur léger.

    Sa mère, dans ses accès de colère, déversait son mal-être sur Julie qui absorbait tout. Tous les cons de la terre qui harassaient la pauvre femme, toutes les manœuvres douteuses dont elle était toujours la victime, toutes les violations des droits des femmes dans le monde du travail…

    La fillette écoutait sa mère les yeux grands ouverts, ses petites mains près de son visage au cas où elle lui en passerait une, elle osait à peine respirer. Mais elle pensait tout de même que sa mère avait un sacré courage et elle l’admirait, malgré les larmes qui coulaient sur ses joues. Elle écoutait avec horreur comment sa mère avait l’intention de tuer l’un ou l’autre qui avait exagéré et elle devenait terriblement anxieuse, lorsque sa mère hurlait qu’elles allaient partir à la campagne toutes les deux pour que la vie coûte moins cher.

    Heureusement, la plupart du temps, les craintes de Julie restaient infondées, mais cela ne l’empêchait pas de trembler le soir dans son lit, terrorisée par son imagination.

    Un jour, sa mère lui avait acheté un cochon d’Inde que Julie aimait par-dessus tout, c’était son confident. Elle allait pleurer auprès du petit animal quand tout allait mal. Puis, sa mère décida que ce cochon d’Inde était de trop et qu’elle allait le vendre ou même en faire cadeau. Julie avait soufflé timidement que c’était son meilleur ami et qu’elle ne voulait pas le quitter. Sur ce, sa mère avait répondu sèchement qu’elle n’avait qu’à s’en occuper toute seule, qu’elle n’avait qu’à lui acheter de la paille, de la nourriture et tout le reste. Elle savait parfaitement que Julie n’avait pas un sou et que cela lui était impossible.

    Sa mère ricana : « Alors, vaut mieux qu’il aille ailleurs ! » Julie avait pleuré dans son lit, elle ne pouvait pas dormir tant sa tête lui faisait mal, tant son cœur était gonflé, mais le temps avait passé et le cochon d’Inde était resté auprès d’elle. Sa mère avait fini par oublier cette histoire.

    Julie avait passé des semaines d’anxiété inutiles et destructives. Elle avait tenu le petit animal qui mâchait tranquillement sa paille, en lui promettant qu’elle irait le retrouver, où qu’il se trouve et qu’ils ne se quitteraient jamais.

    4

    Julie enfila un T-shirt et un pantalon pour aller manger, elle avait donné rendez-vous à Rita devant l’entrée principale de l’université. Rita l’attendait déjà quand elle s’approcha du grand porche et elles se dirigèrent vers la cantine. Il faisait nuit, mais elles connaissaient bien le chemin. À un moment donné, un type les rejoignit à l’improviste. Il apparut à travers les buissons et Julie sursauta. Il rigola d’un air qui lui déplut, mais Rita le salua gentiment et ils se dirigèrent tous trois vers la cantine.

    Julie espérait entrevoir Antoine, le garçon de ses rêves, mais elle ne savait pas comment l’aborder, elle avait à la fois envie de le croiser et de l’éviter. Avant d’entrer dans la cantine, le type qui les accompagnait tira Rita contre lui. Elle eut à peine le temps de dire « eh, doucement ! », qu’il pressa sa bouche contre la sienne. Julie fit mine de ne rien voir et entra dans la cantine, au moment où elle entendit Rita crier : « Ça suffit, tu es fou ou quoi, arrête ! »

    Julie ressortit et vit Rita se débattre dans les bras du type. Elle se mit à hurler au secours et quelques secondes plus tard le cuisinier, un grand jamaïcain toujours sympa sortit. Il envoya un poing dans la figure du type tellement fort qu’il fut projeté à plusieurs mètres, entraînant Rita avec lui. Elle tomba sur lui, ce qui amortit le choc et se releva tout de suite.

    « T’es vraiment un pauvre type ! », cria-t-elle avant de s’éloigner pour aller remercier le cuisinier qui secouait la tête, en disant que ce n’était pas possible que des étudiants en sciences avancées puissent se comporter de la sorte. « Sciences avancées… » lança Julie. Puis elle se tourna vers son amie qui la regardait d’un air hébété et jurait : « Putain, je n’aurais jamais pensé ça. C’est vraiment trop, non, mais je te jure, on a échangé deux mots sympas ce matin et il pense pouvoir m’enculer derrière un buisson ! »

    Perdue dans ses pensées, Julie se dirigea vers l’entrée de la cantine. Les mecs, ce n’est pas possible, comment savoir à qui faire confiance, comment savoir si le type ne va pas te trahir ou t’agresser ? Comment savoir si on t’aime vraiment ? Rita la sortit de ses pensées :

    – Allez, on va aller se mettre à la table d’Antoine, au moins celui-là…

    Mais Julie l’interrompit :

    – Ah non, pour aujourd’hui ça suffit, j’ai plus envie d’aller danser, d’ailleurs, j’en ai ras le bol, j’ai faim et j’ai sommeil, et… non, excuse-moi ! C’est juste que pour l’instant les mecs… je ne veux plus entendre parler d’eux.

    Rita grommela que ce n’était qu’un imbécile, que cela ne voulait pas dire que tous étaient pareils, mais qu’au fond, elle non plus n’avait plus tellement envie de faire la fête. Elles se mirent à une table, déposèrent leurs affaires et allèrent faire la queue pour accéder au buffet.

    Plus tard, on frappa à la porte de la petite chambre que partageaient Julie et Rita. Elles s’étaient assoupies. Julie sursauta, alla ouvrir et se retrouva face à face avec Rachid souriant qui lui dit de se dépêcher, que le film allait bientôt commencer. Julie voulut aller réveiller son amie pour lui demander ce qu’elle en pensait, mais Rachid la tira doucement par le bras et lui dit qu’il s’en occupait, qu’elle n’avait qu’à rejoindre les autres qui attendaient en bas. Surprise, Julie demanda qui étaient les autres. Rachid répondit qu’il était accompagné de quelques copains qu’elle ne connaissait probablement pas. Elle resta clouée sur place : « Vous auriez pu nous prévenir au moins, c’est vrai quoi, on pensait aller au cinéma en petit groupe et l’on se

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