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Ce fil qui nous relie: Auschwitz 1945-2025
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Livre électronique369 pages4 heures

Ce fil qui nous relie: Auschwitz 1945-2025

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À propos de ce livre électronique

Mercredi des cendres – L'auteure entre en carême en visionnant un film, fil rouge qui la conduit du Vélodrome d'Hiver à Auschwitz, à la suite du convoi 71 qui achemina entre autres Simone Veil et les enfants d'Izieu.
Au fil des semaines, entre ombre et lumière, sa montée en carême se fait mémorial, individuel et collectif, descente en Barbarie, puis traversée pascale.
Son récit pèlerine en notre terre humaine, pétrie du pire comme du meilleur. Il bruit de voix anonymes, artistiques et spirituelles, qui entrent en résonance avec les bruits et les fureurs, les cris et les larmes d'autres peuples assassinés hier et aujourd'hui.
Par-delà le mal, il met en lumière des hommes et des femmes d'exception qui nous montrent la voie, moins, peut-être, pour qu’il n’y ait « plus jamais ça », que pour nous inviter, où et qui que nous soyons, à mieux faire, sinon à
mieux être, à leur image et à leur ressemblance, des êtres de bonté, de courage et de lumière leur legs à  transmettre.

À PROPOS DE L'AUTRICE

Delphine Dhombres Née en 1975, l'auteur est issue de deux lignées familiales provenant des immigrations polonaise et algérienne. Elle fait des études de Lettres modernes (DEA et CAPES). Mariée, mère de famille, professeur de français dans un collège public, visiteuse de prison à la maison d'arrêt de Fresnes, catéchiste pour enfants et adultes, coordinatrice du groupe de dialogue interreligieux de sa paroisse et oblate bénédictine.
LangueFrançais
ÉditeurSaint-Léger Editions
Date de sortie20 janv. 2025
ISBN9782385224226
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    Ce fil qui nous relie - Delphine Dhombres

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    Récits

    Hommes de l’ombre, de la visite à la rencontre en milieu carcéral, Nouvelle Cité, 2019

    Une vie à enfanter. Histoire d’un corps et d’une âme, Saint-Léger, 2022

    Bancales. Leur handicap enrichit ma vie, Nouvelle Cité, 2024

    Poésie

    D’un dit d’amour islamo-chrétien, Lys Bleu, 2023

    Dédicace

    À Raphaël

    et à plus de six millions de personnes…

    Citations

    « Tandis qu’une folie épouvantable broie

    Et fait de cent milliers d’hommes un tas fumant ;

    – Pauvres morts ! Dans l’été, dans l’herbe, dans ta joie,

    Nature ! Ô toi qui fis ces hommes saintement !… »

    Arthur Rimbaud, « Le mal »,

    Les Cahiers de Douai

    « Dans le passé sanglote une bouche ouverte,

    ce n’est qu’une chanson pour le pays des ombres. »

    Benjamin Fondane

    « Si la littérature n’est pas écrite pour rappeler

    les morts aux vivants, elle n’est que futilité. »

    Angelo Rinaldi, au sujet

    de Si c’est un homme de Primo Levi

    Préambule

    Il y a plus de vingt-cinq ans, en janvier 1998, comme beaucoup, je faisais longuement la queue au cinéma, à trois reprises (dont une avec ma grand-mère – la seule et unique fois de sa vie où elle se rendit dans une salle obscure) pour retrouver, plus de trois heures durant, surgie des limbes du passé comme des profondeurs de l’océan, l’épave du plus célèbre des paquebots qui, la nuit du 14 au 15 avril 1912, après avoir percuté un iceberg, fit naufrage dans l’Atlantique Nord.

    Quel point commun entre cette catastrophe maritime vieille de plus d’un siècle (la plus grande pour l’époque, survenue en temps de paix), qui coûta la vie à environ mille cinq cents personnes, et l’assassinat de plus de six millions d’êtres humains dans des camps de la mort sous le IIIe Reich, dont plus d’un million à Auschwizt-Birkenau, où je me rendrai le 15 avril prochain ? Le 15 avril prochain…, outre un concours calendaire…

    Aucun.

    Si ce n’est sur le plan métaphorique : le naufrage d’une « civilisation », des Lumières, d’une certaine idée du « progrès ».

    Contrairement à beaucoup, du film de James Cameron, je n’ai pas tant retenu l’envolée romantique, au crépuscule, de Rose, bras écartés, tendus, ouverts à tout vent, maintenue, enlacée par Jack, vent debout contre le bastingage à l’avant du vaisseau (composant ainsi la plus belle des proues cinématographiques au beau visage juvénile de l’amour), que l’incipit, l’introduction, le préambule quand, des décennies plus tard, la belle amoureuse, parcheminée, blanchie et tachetée par les ans, heureusement bien assise dans son fauteuil roulant, écoute un ours de technicien aussi vulgaire que mal léché lui résumer froidement, heure par heure, sinon par quart et minute, à coups de chiffres et de graphiques, à l’aide d’une reconstitution numérique en 3D sur un ordinateur, pourquoi et comment a coulé le Titanic, « (…) c’est un gros cul… couic (…) il se fend, se remplit d’eau (…), coule à deux heures quarante minutes… (…) : plutôt cool… »¹.

    Une explication sans chair ni âme, sans empathie ni larme. Le bris d’un immense navire. Sans personne ni vie.

    Évidemment, vu comme ça… cela paraît bien simple.

    « L’expérience que j’ai vécue était… quelque peu différente », répond, un rien dépitée, la vieille dame.

    Seul le récit de Rose permet d’appréhender, de l’intérieur, toute la profondeur de la tragédie, la chair vivante, brûlante, frigorifiée de la catastrophe, pas tant pour intellectualiser que pour comprendre depuis le cœur, pour rappeler à la vie les victimes, pour les faire sortir de l’oubli, pour leur faire l’honneur d’une pensée, d’une compassion, d’un souvenir…

    Des dates, des cartes, des chiffres, des graphiques… Il en fut ainsi des cours d’histoire-géographie, au collège et au lycée, en troisième comme en terminal.

    Comment, d’ailleurs, pouvait-il en être autrement ?

    De la Deuxième guerre mondiale et de la Shoah, il nous fallait retenir des données factuelles et objectives pour passer les épreuves du brevet puis du baccalauréat.

    Un pensum.

    Non dénué d’un certain malaise et de beaucoup d’incompréhension pour cette folie humaine.

    De l’horreur aussi. Qui me revient en rédigeant ces lignes, en tentant d’extraire quelques sensations de l’oubli.

    Traumatique.

    Des flashs, des images ressurgissent en tapotant sur mon clavier : un film en noir et blanc, des fosses communes, des charniers, des tas de cadavres rasés et décharnés ; je suis assise dans une salle obscure, ombre parmi les ombres, une parmi nombre d’élèves, entre les vivants et les morts sur l’écran, en troisième ou en terminale je ne sais, mais de l’horreur plein les yeux je me rappelle.

    Un choc. Rendant impossible toute empathie.

    De la sidération et du silence. Je ne me souviens de rien d’autre.

    Page blanche. Ou écran noir. Plus jamais ça.

    Ne plus jamais voir ça.

    Insoutenable.

    « Plus jamais ça ! »

    Enseigner, témoigner pour qu’il n’y ait plus jamais « ça »,

    un « ça » pourtant si éloigné et étranger de moi, née trente ans plus tard.

    Un « ça » qui abîma, déflora, poignarda, violenta une âme adolescente encore emmaillotée des langes de l’enfance et de l’innocence, ignorante de bien des pans sadiques et barbares de l’Histoire. Du genre humain.

    Un traumatisme tel que j’en voulus longtemps à l’enseignante d’avoir marqué à tout jamais mon âme au fer rouge d’une Monstruosité imputable à l’Homme seul. Au Frère de gêne.

    Non ! Plus jamais « ça » ! C’était d’abord refuser ce visage hideux d’une « humanité » qu’on m’imposait, qu’on me forçait à regarder.

    C’était vouloir oublier. Tout oublier. Les oublier tous, ces squelettes, ces morts-vivants, ces fantômes errants qui, un temps durant, hantèrent nombre de mes nuits d’enfant bien que déjà « grande ». Au point de me persuader d’être une descendante de déporté, gazé, assassiné.

    On n’a pas le droit d’abîmer l’enfance.

    Longtemps j’en voulus au professeur d’avoir porté le premier coup à ma vision bonne et confiante en l’Homme, en tous les hommes, de m’avoir révélé l’existence de pareil mal, d’un MAL en majuscules, aussi absolu qu’absurde.

    Je n’ai rien dit. J’ai tout gardé. Tout conservé dans le tréfonds de mon cœur. Pour ne plus m’intéresser qu’au Bien, qu’au Bon, qu’à Dieu, dans une volonté précoce et résolue de me détourner de ce Mal innommable, insupportable, insoutenable. Une façon de donner le change ?

    Oui, plus jamais « ça » dans ma vie, dans mon cœur, dans mon regard ! Tout oublier, vite ! Qu’on ne m’en parle plus !

    Tout oublier. Tout de ces horreurs. Appuyer sur la touche reset de ma carte mère intérieure. Que toute cette ignominie disparaisse de mon mental à tout jamais ! Le monde, l’homme, ce n’est pas « ça », ce ne peut être « ça ».

    Comment vivre, sinon ? Comment ?

    Sans y croire, sans idéaux, je ne peux…

    Retrouver l’écran blanc d’antan.

    *

    Les ans ont passé. J’ai cru tout oublier. Je n’ai fait que refouler.


    1 James Cameron, Titanic, 1998.

    Première partie

    Descente en Barbarie

    Lundi 12 février 2024,

    Abbaye Sainte Marie de la Pierre-qui-Vire (Yonne)

    Projection terminée.

    Carré blanc sur le mur de notre salle d’étude.

    Un fin silence s’installe. Un lourd silence. Grave.

    Après une séance qui n’a rien d’attrayant, bien que je sois en vacances.

    Du film il faut revenir.

    Se retourner, se regarder, se retrouver, se laisser parler.

    Et accepter d’être déroutée…

    Première pensée jaillie de mon mental, sinon de mon âme : le constat, déroutant, de hasards surprenants, de coïncidences qui font mouche.

    De suite, j’extirpe un stylo Bic de ma poche, me penche sur mon moleskine, inscris à la va-vite impressions et idées à retravailler avant que les lèvres de mes confrères ne s’agitent, ne s’expriment, n’échangent à bâtons rompus, sinon à bride abattue et que dans leur écoute je me perde.

    Il y a tout juste quatre heures j’arrivai de Paris, dans ce haut lieu spirituel du Morvan, où, comme chaque année, je retrouve un groupe de cinéphiles avec qui, quatre jours durant, j’approfondis une thématique. Cette session-ci : Le mal dans l’œuvre de Joseph Losey, un scénariste, réalisateur et producteur américain, communiste, des années soixante/ soixante-dix, qui fuit la chasse aux sorcières, le maccarthysme. Une découverte en ce début de vacances d’hiver. D’hiver spirituel. De désert…

    Ces lignes, de les écrire je n’avais point prévu. Elles s’imposent d’elles-mêmes, surgissent de la conjonction de deux micro-événements sans importance, qui posent cependant deux bornes pour les semaines à venir, celles, pour les Chrétiens, de l’entrée en Carême, d’une mise en retrait, d’une traversée du Désert.

    Si j’en crois ce que j’entrevois, ce qui s’annonce à moi, cette dernière s’annonce cette année des plus singulières. D’une singularité à saisir, à habiter, à féconder, à déployer par l’Esprit, afin de la partager, d’en révéler « la substantifique moelle », comme disait Rabelais.

    Après avoir quitté une capitale percluse de travaux, de marteaux-piqueurs, de trottoirs retournés à tous les coins de rue, à la grâce d’un covoiturage me conduisant via les vallons boisés et champêtres de la Bourgogne-Franche-Comté, un bon déjeuner avalé, la vaisselle lavée et séchée, ma joyeuse équipe digéra route et plat monacal en visionnant M. Klein.

    Je ne m’attendais à rien. Savais seulement que le personnage principal était joué par Alain Delon (qui produisit également le film). Quant au sujet, pas eu le temps, avant de venir, d’en parcourir le moindre synopsis.

    Aussi, quelle ne fut pas ma surprise lorsque je me retrouvai en 1942, dans le Paris de l’Occupation allemande, avec des nazis guère présents, mais une milice on ne peut plus zélée, alerte, omniprésente.

    J’avais oublié quelque peu cette page sombre de notre Histoire, tant il y a loin de mes cours d’Histoire. Une page ni reluisante ni glorieuse qui ne présente aucun intérêt, qu’on a vite fait de mettre de côté, d’oublier, pour ne plus s’intéresser qu’aux figures héroïques de la Résistance.

    Aussi, comme mise au pied du mur, misant sur l’effet de surprise, de sidération, c’est bien malgré moi que je me sentis, au seuil des vacances, embarquée dans un voyage qu’il me fallait entreprendre sans plus attendre, sans bagage préparé, à brûle-pourpoint, en sautant sur la première marche d’un train en partance.

    Pour quelle destination ?

    Celle, à la toute fin du film, de Robert Klein ? Final qui me laissa sans voix, venant tout juste d’acheter des billets. Pour les prochaines vacances d’avril. Pour la Pologne. Pour Cracovie. Pour Auschwitz.

    Qu’est-ce à dire ?

    Quelque chose me dit que, pour moi, ces mois à venir, toutes les voies, des voix sans nombre, me mèneront à Auschwitz. Ce que ne démentira pas une autre coïncidence demain matin : un message téléphonique m’informera qu’un mien ami, passionné d’Histoire, féru, entre autres, de la Seconde guerre mondiale, aura regardé justement ce soir-là un DVD² prêté récemment sur la conférence de Wannsee, qui se tint à Berlin le 20 janvier 1942, à l’issue de laquelle fut décrétée la « Solution finale », l’extermination, massive, des Juifs.

    Autant de hasards, micro-actions éparses, qui me tissent comme une toile. Me tracent une voie. Laissent entendre des semblants de voix. Pour l’heure inaudibles.

    Fantomatiques.

    « Quelle scène t’a le plus marquée ?, s’enquiert André, notre ponte, l’organisateur de nos rencontres.

    – La toute fin, je réponds, quand Robert, raflé, embarqué au Vel’ d’Hiv’, emporté par la masse, dans la nasse, se retourne, crie à Pierre, à contre-courant du mouvement qui l’entraîne, Je reviens ! Je reviens !, confiant, sûr de lui, complètement aveugle à la situation, à côté d’la plaque, ne comprenant rien. Je ne saurai dire pourquoi, mais son Je reviens !, son visage, son geste de la main…, je me suis sentie embarquée, comme s’il s’adressait à moi, va savoir pourquoi… »

    C’est mon cœur, c’est mon âme qui ce soir s’endorment avec mal. Beaucoup de mal… Ils reviennent… Ils reviennent… du plus loin que je me souvienne…

    Qui ? Encore trop indistinct.

    Une voie. Des voix ? Qui bruissent, me convoquent, m’interpellent ?

    Des squelettes, des wagons surgissent çà et là, auréolés de fumée noire, de volutes maléfiques qui manquent asphyxier un sommeil versant dans de sombres ténèbres : le Mal des fantômes³, pour reprendre le titre d’un recueil poétique d’un poète philosophe assassiné à Auschwitz que je découvrirai bientôt.

    Pourquoi ?

    Pourquoi moi ? Moi venue me reposer, me distraire, pourquoi venir me trouver, me troubler, sinon me tourmenter dans cet auguste lieu de paix ?

    Moi non plus je ne comprends pas, je ne comprends rien. Qu’on me laisse tranquille, ce n’est ni mon histoire ni mon affaire ; cela ne me concerne en rien, ni de loin ni de près !

    Comme monsieur Klein, embarqué vers une destination inconnue, battant froid, par trois fois une vieille dame inquiète, je murmure : « Je ne sais rien ; je n’ai rien à voir avec tout ça. »

    – Monsieur, où allons-nous ?, demande le petit Jo, onze ans, aux hommes en noir qui, par un temps de juillet lourd et orageux, viennent le chercher lui, ses parents et ses deux grandes sœurs.

    – Vous verrez bien quand on y sera. Suivez-nous.

    – J’ai fait la guerre pour la France, monsieur ! rétorque, outré, le papa. J’ai tout de même bien le droit de savoir où on nous emmène !

    – Un autobus nous attend en bas et après, on ne sait pas. C’est les ordres, voilà tout.

    Comme le petit Jo, il me faut pourtant obéir, suivre des ordres venus d’En-Haut.

    *

    Mardi Gras

    Abbaye Sainte Marie de la Pierre-qui-Vire

    Matutinales, les cloches du monastère tirent de leur sommeil des vallons alentour ennuités dans leur chemise hivernale. J’ai retiré la mienne depuis un bon moment déjà… À l’assaut de mes pensées, avant qu’elles ne partent en fumée, mes doigts les pourchassent, courent sur le clavier afin de les consigner. Quelques mots, un paragraphe, voire une page, avant de me rendre à l’office des laudes.

    Chaque année, des mois avant, je mûris des envies, des projets pour Carême. Période qui se vit ensuite rarement comme souhaitée, projetée. Car, très vite, Il, Dieu, reprend les rênes, me déroute, me propose une autre voie à suivre, un autre chemin dans lequel m’engager, plus ou moins difficile. Et j’obéis.

    Une poignée d’heures me suffit à comprendre que 2024 ne fera point exception. J’étais pourtant déjà partie sur un autre projet d’écriture, avais pris mon ordinateur avec moi dans l’espoir d’avancer, sinon boucler un nouveau tapuscrit. Ajourné, mis de côté. Afin de répondre à un impératif. Sans appel. Même si la thématique ne me plaît guère : avide de lumière, de Sa toute Lumière, le Mal me fait grimace, ne m’intéresse pas. On ne peut plus banal, quotidien. Puisse passer mon chemin ? Y a rien à voir !

    Que nenni ! Impossible de passer outre tant il pleut des signes comme à Gravelotte : un véritable feu d’artifice aussi inattendu qu’imprévisible me saisit et m’inspire un nouveau trajet on ne peut plus clair.

    Ainsi, pareille au petit Poucet, depuis mon arrivée en l’abbaye, je ramasse des cailloux gros comme des galets. Ceux-ci jalonneront la traversée d’un désert excédant le calendrier liturgique⁶, débordant jusqu’après les vacances de printemps. Traversée doublement bornée, entamée hier avec la projection d’un film, qui s’achèvera la mi-avril avec un pèlerinage dans les ruines de l’un de nos enfers terrestres – bien mort, au demeurant sans fumerolle.

    Une fois n’est pas coutume, que Tradition et Pape me pardonnent cette déroute calendaire : il y a ce qu’impose l’Église ; il y a ce que me souffle l’Esprit.

    Me plonger dans le mal. Dans le mal absolu. Plus de deux mois. Voilà ce qui s’impose à moi.

    À l’office des vêpres, un verset du Cantique d’Osée (extrait de l’un des livres prophétiques de l’Ancien Testament, par ailleurs scruté l’année durant avec mon groupe de partage judéo-chrétien) s’entend différemment, résonne tragiquement, relatif aux holocaustes qui plaisent au Seigneur :

    « C’est l’amour que je veux, non le sacrifice,

    la connaissance de Dieu plus que les holocaustes »

    L’Holocauste, l’autre nom de la Shoah. Celui-là, issu du grec, signifie « brûlé en entier », au sujet de l’animal sacrifié ; celui-ci, tiré de l’hébreu, marque l’anéantissement. Complet.

    Tantôt, au cours d’un enseignement global consacré à la liturgie, notre docte bénédictin prit un chemin de traverse inattendu, pour moi le bienvenu. Il nous expliqua notamment comment les nazis usèrent, subvertirent, instrumentalisèrent celle-ci afin de ritualiser leurs propres offices à Nuremberg, leurs lubies, cruauté, perversité satanique, folie destructrice culminant en ces millions d’hommes et de femmes, d’enfants et de vieillards « offerts » en sacrifice pour la folie d’un seul, au nom de l’élection non plus d’un peuple mais d’une race. Les officiants de la Wehrmacht allèrent même jusqu’à graver sur l’envers de la boucle de leur ceinturon, dans une parodie ciselée jusqu’à la pointe, Gott mit uns (Dieu avec nous).

    Avant de quitter la douce église de l’abbaye, en cette veille de carême, je gagne le bureau des confessions à l’arrière. Un regard, une présence, une écoute tout attentive, d’une profonde beauté et bonté m’accueillent, cueillent mes maux. J’en ressors réconciliée, fortifiée, vitaminée. Il suffit d’une bonne Parole, solide comme le roc sur lequel on peut se poser, s’appuyer, s’édifier : un nutriment essentiel, salutaire pour mon corps maigre, pour m’aider, dès demain, à vivre le premier jour de jeûne.

    Libérez-vous… Libérez-vous de votre volonté de maîtrise… Accueillez-vous telle que vous êtes, dans vos limites, dans vos faiblesses, dans vos échecs : qu’importe…, Dieu vous aime, telle que vous êtes… Oui : dans tous les cas, Il vous aime…

    Cette nuit, fi des fantômes : bercées par les mots doux du frère, du père, mes yeux, sur une âme apaisée, se referment.

    Même si, pourtant, cela continue à bruire, à se parler dans ma tête… Libérez-vous de votre volonté de maîtrise… Promis ! De lâcher la bride, les rênes, j’essaierai !

    Ainsi, autant que faire se peut, j’entreprends d’abandonner toute volonté propre dans cette aventure historique, spirituelle et scripturaire, inattendue, qui s’ouvre à moi. Déroutée de mon présent projet, reporté à quelques calendes grecques, je suis résolue à m’abandonner aux aléas, au souffle de la vie, de l’existant pour me conduire vers une destination et un aboutissement inconnus.

    Pleine d’incertitudes je suis ; et plus encore de murmures, d’ombres et d’amours défunts.

    Après complies, je file sous la douche avant de me mettre au lit.

    Oui, sous la douche…

    Soudain, comme une piqûre de rappel, mon cœur vacille sous les gouttelettes d’eau chaudes, quasi brûlantes, censées me détendre.

    Le plexiglas de la cabine s’embue, s’opacifie ; j’inspire. De la vapeur plein les narines.

    Et non point du gaz. Du cyanure d’hydrogène.

    Asphyxiant. Toxique.

    Du Zyklon B.

    Dans une vision, dans un éclair de prescience, des noms et des visages, des titres et des sites s’inscrivent sur l’orbite de mon âme pour les semaines à venir. Un plan à suivre, des chapitres à écrire déjà là mais pas encore là. Qui s’élaborent en moi. À mettre en noms, en visages, en corps, en forme. À (ré)actualiser. Ressusciter ?

    Je me vois déjà çà et là, photographiant, recopiant des prénoms, des patronymes. Memento mori. Qui me font signe. Je reviens ! Je reviens ! Pas seulement Monsieur Klein ! Je suis là ! Moi aussi ! Nous revenons !

    Déjà si présents. Par-devers moi. Qu’après la confession je regagnai directement ma cellule au lieu de rejoindre les autres retraitants au réfectoire pour dîner. Mon estomac, las d’un mardi fort gras et sucré, entame son carême sans attendre.

    On me convoque : me voici ! À mon clavier aussitôt j’accours pour consigner les idées qui s’empressent, viennent en foule.

    J’en oublie mon groupe, les laisse entre cinéphiles : continuez sans moi ! Ne m’attendez pas ! Je reviens !

    Des gens sans nom, sans dieu, sans âme. Ô lisse rien

    Tous – inconnus !

    Ils avançaient sans avancer, dans l’œil de la police

    *

    Mercredi des cendres

    Abbaye Sainte Marie de la Pierre-qui-Vire

    Insomniaque. À longueur de semaines en temps ordinaire. À ne plus savoir comment je tiens pour abattre tout mon travail au quotidien.

    Aussi m’étais-je promis, contrairement à mes habitudes monastiques (qui consistent à suivre tous les offices), de me montrer raisonnable cette fois-ci en restant au lit, en n’assistant point aux vigiles au médian de la nuit : « Non, non et non, tu ne t’y rendras pas ! C’est les vacances, tu es épuisée, repos ! Comment récupérer de ta fatigue si tu te lèves à deux heures du matin ? »

    Bien que résolue et sous la couverture après complies (vers vingt et une heures trente), peine perdue ! Je n’en finis point de m’agiter, de me tourner et de me retourner : le sommeil me nargue, me déserte, de m’honorer il se refuse ; Morphée me boude ; le marchand sur d’autres yeux répand son sable.

    Les heures s’égrènent sur mon cadran téléphonique ; mes doigts égrènent les perles de mon chapelet – autant de moutons dénombrés vainement par mon cerveau.

    Peine perdue. Mon âme demeure tendue, aux abois, qui nourrit des envies de fugue, de faire le mur afin de rejoindre ses sœurs au pied de son Jésus.

    Sur l’écran noir de mon regard s’esquissent des icônes, des visages. Des êtres se pressent, des identités se précisent. À commencer par mes idoles : les pères Maximilien Kolbe et Jacques de l’enfant Jésus, Édith Stein, Etty Hillesum, Jean Moulin, mère Marie Skobtsov, entre autres figures héroïques. Quelques-unes de nos plus belles étoiles, en tête de gondole, qui brillent dans nos obscurités, éclairent mes nuits, inspirent mes pas, me montrent la voie depuis tant d’années déjà. Sur fond d’anonymes. De beaucoup d’anonymes. Dont je fais partie.

    Étendue océanique. Qui m’emporte dans le va-et-vient de roulis successifs. Fantomatiques.

    Basta ! Une heure cinquante du matin. Ou de la nuit. Que cesse cette sarabande ! N’en pouvant plus de toute cette agitation de corps et d’esprit, je me redresse, me lève, enfile une veste et file !

    C’est vrai, il aurait été idiot de rester clouée sur mon châlit par principe ! Doucement je trotte menu, passe porte, traverse le couloir, dévale les escaliers d’un pas alerte, à la légère, dans mon pyjama bleu nuit guère épais.

    Petite bruine sur le parvis où, mince !, je trouve closes les grandes portes en bois de l’église.

    Est-ce le vent ? La rivière ? Celui-là sans doute qui joue à rouler bouler avec les feuilles, s’ébat dans une frondaison dégarnie par l’hiver. « Les arbres des forêts dansent de joie »⁹ par toute la création comme l’affirme un psaume que je psalmodierai de conserve avec les bénédictins quand nous veillerons bientôt.

    En avance, seule au cœur de la forêt du Morvan, la Parisienne que je suis pourrait avoir peur, se sentir impressionnée, sinon en insécurité.

    Il n’en est rien.

    Parce que je ne sens rien.

    Un fétu, une poussière tout au plus tournoyant dans le vaste univers : j’éprouve ma petitesse. Ne suis qu’une oreille. Des sens aux aguets. Petit être perdu dans l’immensité de la galaxie.

    Une chouette hulotte, à rythme régulier, tandis qu’un souffle de géant continue de rugir, de s’enfler, de s’engouffrer dans les branches, dans les arbres, avant de me saisir de froid sur l’esplanade.

    La nature pour compagne. En attendant celle des moines.

    Quatre heures plus tard, le cœur dilaté, l’âme allégée, envolée, après deux bolées de

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