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En finir avec ton enfance
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Livre électronique277 pages3 heures

En finir avec ton enfance

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À propos de ce livre électronique

L’été 71 est la fin d’une époque. La fin des Trente Glorieuses, la fin de l’insouciance. Pour Jeanne c’est surtout l’adieu aux vacances en Provence, au bonheur et à la vie de famille. Quand son père la ramène à Genève en catimini, un matin à l’aube, elle quitte sa mère qu’elle ne reverra plus.

Au décès de son père, vingt-trois ans plus tard, elle apprend qu’il possédait toujours la maison de Vaison-la-Romaine. Son retour sur place la replonge dans un passé oublié parmi des souvenirs édulcorés et à la recherche d’une mère qui n’en était pas vraiment une.

Dans le bruit des cigales et la chaleur de l’été 1994, elle fait de l’ordre dans ses sentiments et réalise qu’il faut un jour tourner la page sur son enfance.

« On sort comme on peut de l’enfance. Après, il faut vivre avec. » 

À PROPOS DE L'AUTRICE

Corinne Jaquet fut journaliste et chroniqueuse judiciaire. Elle publie depuis 1990 des récits policiers se déroulant à Genève, des ouvrages d’histoire judiciaire et même des récits pour les enfants. Elle a lancé en 2022 aux éditions du Chien Jaune une collection consacrée aux Faits divers suisses qui comporte déjà deux volumes.

Dans l’intervalle, elle a écrit ce roman très personnel et plein d’émotion qu’elle gardait en elle depuis très longtemps. C’est son vingt-huitième ouvrage.  
LangueFrançais
ÉditeurÉditions du Chien Jaune
Date de sortie30 juil. 2024
ISBN9782970177043
En finir avec ton enfance

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    Aperçu du livre

    En finir avec ton enfance - Corinne Jaquet

    - 1 -

    Retour en Provence

    Cette fin juin 1994 est déjà chaude. Tu as pris la route à l’aube et tu as bien fait. C’était toujours l’idée de Papa. Pour éviter la circulation, pour rouler «à la fraîche», pour ne pas perdre une journée.

    À peine liquidés la remise des notes et les conseils de classe, tu as fait tes valises.

    Tes vacances commenceront par un bref passage à Vaison, le temps de vendre la maison, sur le conseil du notaire. Après ça, tu vises la mer, le calme, la lecture, quelque part entre les Saintes-Maries et Marseille. Rien d’émoustillant, mais la liberté.

    Comme l’aurait programmé Eugène, ton père, tu abordes Crest à l’heure du petit-déjeuner. Au bout de l’allée de platanes, on débouche à angle droit sur un quai. Là, tu te parques et tu traverses vers un petit bar-tabac dont les heures sont certainement comptées vu son état de décrépitude. Au moins, tu respectes les habitudes de ton père. Ces petites coutumes le rendaient heureux.

    La terrasse est brinquebalante. La serveuse doit avoir le même âge que les lieux. Le café est âcre et le croissant gras. Il te dira bonjour pendant une bonne partie de la journée. Tant pis, c’est pour Eugène. Tu es partie sur un chemin de mémoire, autant le suivre méticuleusement.

    Crest, c’est la porte de la Provence.

    Avec Papa, vous arriviez tôt, juste après le réveil du soleil. Parfois, il fallait attendre que le troquet ouvre sa terrasse. Dès la route traversée, c’était le début des vacances.

    «Il est amer, c’est bien un café français!» lâchait Eugène et vous éclatiez de rire. Madeleine était-elle là? Tu ne t’en souviens pas.

    Il n’aurait jamais été s’installer ailleurs que sur cette minuscule terrasse, c’était une tradition.

    ***

    Depuis toujours, Eugène était un homme d’habitudes.

    Fraîchement diplômé, jeune professeur de français, d’histoire et de latin, il profitait de chaque congé pour nourrir sa curiosité en des lieux ayant marqué l’histoire.

    Il quittait ainsi Genève et sa mère chez qui il vivait encore – et pourquoi pas puisqu’il était célibataire? – et partait à l’aventure.

    Les premiers temps, ce fut sur son Solex. Alors il n’allait pas très loin. Un ami bricoleur avait équipé l’arrière de l’engin de sacoches en métal, sécurisées par un petit cadenas. Le matériel de camping était aguillé sur la place encore disponible du porte-bagages. Les pneus gonflés au maximum supportaient vaillamment le tout lorsque Eugène enfourchait sa monture.

    Dans certains villages, il constituait une attraction, on le regardait passer, parfois même, on l’applaudissait. Harnacher le matériel sur l’engin à moteur demandait beaucoup d’astuce. Il fallait disposer le matériel de façon qu’un piquet de tente ne vienne pas heurter la côte du conducteur. Une fois la question réglée, c’était confortable, presque moelleux, lorsque la toile orange faisait un coussin. Sur ce fidèle destrier pétaradant, Eugène a parcouru des centaines de kilomètres.

    Un peu plus tard, grâce à ses premiers salaires, il s’est acheté une 2CV. Bleu clair. La voiture moderne de l’époque, le symbole d’évasion. Pratique pour les pique-niques, puisque l’on pouvait sortir les sièges et s’installer dans la nature. Il avait aussi un lit de camp pour les soirs de rêves à la belle étoile. Ça se faisait couramment, dans les années cinquante; on campait n’importe où, au bord des routes, et on ne pensait même pas que cela aurait pu être dangereux.

    D’étape en étape, de véhicule en véhicule, le jeune homme avait allongé ses parcours. C’est ainsi qu’il parvint un matin de 1953 sur ce quai de Crest à l’heure du café.

    Désormais, ce serait là sa pause. Ce devint celle de la famille.

    - 2 -

    L’heure de l’apéro

    En reprenant la route, tu connais les étapes. Tu restes fidèle à la D538. Elle se perd tout d’abord dans les collines, y dessine de grands lacets, et puis c’est Bourdeaux, Dieulefit, Rousset-les-Vignes jusqu’à Nyons, et Mirabel-aux-Baronnies.

    Les couleurs changent. Les maisons de Provence grimpent sur les pentes, se rapprochent, elles restent tapies parce qu’elles ont chaud, s’accrochent les unes aux autres, parfois avec un cyprès entre deux, pour garder le frais, pour ne pas prêter l’ombre qu’elles gardent pour elles. Collées les unes aux autres, elles perdent l’occasion de laisser passer les courants d’air. Mais leur intérieur tapissé de grands carreaux bien frais donne le change et offre dedans ce qu’on fuit dehors.

    Te voici dans la Provence des maisons râpeuses, la Provence des parfums, du soleil, des cigales… un petit air de chez toi. Les couleurs se caramélisent.

    Petite, tu connaissais les étapes par cœur. À Mirabel, l’excitation montait, tu ne tenais plus en place. Tu savais qu’un peu plus loin, on entrait dans Vaison et que tu apercevrais la cité accrochée à la colline. Tu y étais vraiment! Selon l’heure et l’intensité du soleil, on voyait même briller la glissade du château dans le lointain.

    Eugène aimait débarquer sur la place Montfort pour y chercher une place de parc autour de la fontaine. Il en trouvait toujours.

    C’était alors l’heure de l’apéro sur une des terrasses. Le vrai début des vacances et ce n’était pas encore midi. La dernière fois que vous étiez arrivés ensemble, tu avais pris un Gini; c’était tout nouveau.

    Aujourd’hui, tu suis le même chemin vers l’entrée de Vaison; on ne traverse plus le centre, on est dirigé sur la droite, derrière le théâtre antique, puis sur la route d’Orange et on franchit à gauche le pont Neuf en dessous du chemin qui mène à la Haute-Ville. Tu regrettes déjà l’arrivée sur la place, les terrasses et l’apéro.

    Mais tu obéis aux flèches. En fait, tu n’en as pas besoin tellement tu es chez toi. Étonnante impression d’être à la maison, après vingt-trois ans d’absence. Tu t’engages sur la rampe, tournes à droite sur le chemin du Château, passes le virage en épingle. Rue du Rempart, tu y es.

    Enfin presque.

    La chaleur prend toute la place. Tu lèves les yeux vers le rocher et tu souris en pensant aux aventures que tu construisais autour de l’éboulement qui avait eu lieu ici. Mais tu souris, ça, c’est important. C’est d’ailleurs la première fois de la journée.

    Pour le moment, tu laisses l’essentiel de tes bagages dans la voiture. Tu devras la déplacer, de toute manière, puisque désormais le parking est réglementé à cet endroit et que tu n’oses pas pénétrer entre les murs autrement qu’à pied. Tu te diriges vers «chez toi».

    «On a tous un banc, un arbre et une rue où l’on a laissé ses rêves», disait la chanson en 1971. Toi, c’est ce muret de pierre que tu retrouves sur la place, à côté d’un bassin rond. Peut-être des Romains s’y étaient-ils assis – Eugène aurait pu nous le raconter –mais tu t’en moquais bien lorsque tu t’y installais l’après-midi avec ton goûter.

    Rien n’a changé.

    La fontaine chante comme autrefois. Tu tournes à droite et tu aperçois la Porte-Juive. Ça ne se dit plus. Aujourd’hui, l’arche marque simplement l’entrée de la rue du Grand Jacques.

    C’est une rue en coude, une rue de rien, qui ne sert à personne puisqu’elle ne va nulle part. Une rue inutile, un passage qui n’en est pas un puisqu’on ne peut y passer, mais seulement y opérer un demi-tour.

    On dit «Impasse», on n’y passe pas. Comme la vie de ses habitants, elle ne débouche sur rien.

    Les pavés te reconnaissent sans doute. Eux, ils n’ont pas bougé.

    Mais les humains qui vivaient là et dont les voix résonnaient se sont évaporés.

    Un bouquet de touristes agglutinés près du platane écoute le guide qui leur parle de Moyen Âge et les fait s’émerveiller sur cette place, la plus ancienne de la ville – 1460, tout de même! – et sur le bâti qui n’a que peu changé en plusieurs siècles.

    Personne ne constate ta présence. Un quart de siècle plus tôt, il aurait été impossible de passer inaperçue. Il y avait toujours quelqu’un qui prenait le frais et commentait ton arrivée. Certaines commères sont mortes, tu t’en doutes bien, mais tu cherches tout de même à croiser un regard, à guetter un salut.

    Rien. Personne ne t’attendait.

    - 3 -

    La douceur des BN

    En fuyant Vaison, ce matin d’août 1971, Eugène avait conduit avec un peu plus de nervosité que d’habitude. Du haut de tes douze ans, tu ressentais cette tension sans parvenir à l’expliquer. Silencieuse Jeanne, tu t’amusais sur le siège arrière à écraser l’une contre l’autre les deux faces du BN pour faire s’enfuir le chocolat. La crème luisait et ta langue lapait sa douceur. Tu dégustais, les yeux fermés.

    Chaque fois que ton regard croisait celui de ton père, tu y lisais un autre message. Je suis désolé, on est bien tous les deux, je vais m’occuper de toi, on est bien tous les deux, non?

    Il n’y avait que ses mains sur le volant pour trahir Eugène. Les attaches des doigts blanchissaient par saccades, certainement au rythme des idées noires qu’il brassait dans sa tête.

    Dans un énorme effort, il lâcha soudain qu’il venait d’atteindre la Nationale 7 et que donc…

    C’était la tradition, il tapota sur le volant et vous avez chanté:

    De toutes les routes de France, d’Europe,

    celle que je préfère, c’est celle qui conduit,

    en auto, ou en auto-stop,

    vers les rivages du Midi.

    Nationale 7,

    tralalalala

    on peut la prendre qu’on aille à Rome, à Sète,

    que l’on soit deux, trois, quatre, cinq, six ou sept,

    c’est une route qui fait recette.

    Pauvre Eugène, il fournissait un tel effort pour te faire rire. Il devait tellement souffrir, ce matin-là. Et toi qui ne comprenais rien…

    - 4 -

    Le temps des Choralies

    À la fin des années cinquante, c’est une fille qui arrêta Eugène à Vaison-la-Romaine et c’est une autre qui l’y attacha pour longtemps.

    La première s’appelait Denise et chantait divinement bien.

    C’était en 1956, le temps du deuxième festival des Choralies, et la cité retentissait de notes du matin au soir. Des milliers de chanteurs avaient envahi les lieux.

    Eugène, sérieux comme à son habitude, arpentait les ruines romaines, un groupe de touristes à sa suite. Il venait d’être engagé comme guide et on se l’arrachait. Pour un historien latiniste comme lui, battre la semelle dans une petite ville qui, comme Rome, était entourée de sept collines était un rêve devenu réalité. Il savait dire l’Histoire en la faisant revivre, il déclamait en latin et n’importe qui, en le quittant, se sentait plus érudit.

    Vaison est un musée à ciel ouvert, un site gallo-romain à la surface impressionnante, le plus étendu de France. C’est un bonheur pour tout visiteur passionné d’histoire romaine comme Eugène. Les sites à visiter se répartissent en deux lieux que le jeune professeur avait fini par connaître par cœur. Dans la Villasse, l’histoire de la vie quotidienne romaine au premier siècle de notre ère se déployait en contrebas de la place du 11-Novembre, avec ses thermes publics et ses riches demeures.

    À Puymin, en remontant vers le nord de la place, Eugène emmenait les visiteurs dans une cité antique, il leur racontait l’histoire du «Nymphée», ce château d’eau fait de bassins aménagés, et leur décrivait la vie dans les demeures patriciennes. Il aimait particulièrement s’arrêter devant «La Maison à l’Apollon lauré», ainsi baptisée parce qu’on y avait retrouvé une tête en marbre blanc. À cet endroit, Eugène déclamait des poèmes d’amour en latin qui lui valaient bien des applaudissements.

    L’arrêt prévu au théâtre antique capable d’accueillir six mille personnes produisait toujours le même effet: en y entrant par un vomitoire (certes, le mot est moche, mais ça s’appelle comme ça – vomitarium en latin!), on dominait l’espace en demi-cercle, adossé à la colline et quasi inchangé depuis sa construction par les Romains.

    Ça donnait presque le vertige. À ce moment, Eugène faisait une pause dans l’Histoire antique pour une parenthèse moderne: ici, on avait tourné deux ans auparavant une scène du Mouton à cinq pattes avec Fernandel! Sans oublier combien de chanteurs et musiciens s’étaient déjà produits ici… Reggiani, Les Compagnons de la Chanson, et même de grandes, de belles voix lyriques. Et les Choralies!

    C’est à cet endroit précis, dans le fond du théâtre que se joua le destin d’Eugène-pas-encore-Papa.

    Il entendit des vocalises cristallines qui le figèrent sur place. De quoi en perdre son latin. Les touristes qui le suivaient perçurent sa réaction et restèrent muets, devinant qu’ils participaient à un moment important. Ils acceptèrent sans rien dire une fin de visite quelque peu décousue. Le pourboire empoché, Eugène se précipita vers la scène d’où avait surgi la voix. Denise était toujours là, comme si elle l’avait attendu. Sans réfléchir, il grimpa sur les planches et lui saisit les mains, qu’elle accepta de lui laisser. Quelques heures plus tard, ils décidaient de ne plus se quitter.

    Pour rester avec Denise et pour la révélation charnelle que cela avait représenté, Eugène avait prolongé son séjour à Vaison pour tout l’été. Le piège s’était refermé, le jeune latiniste planait de bonheur.

    Toutefois, Denise était une artiste, elle en avait la légèreté d’âme. Et un bel Espagnol qui chantait fort et bien l’enleva à Eugène quelques semaines plus tard. Perclus de chagrin, il se retrouva délaissé et malheureux dans le Comtat Venaissin et se replia sur ses poèmes latins. Il poursuivit toutefois ses visites touristiques parce qu’il n’y avait encore que sa passion de l’histoire pour lui changer les idées.

    - 5 -

    Le coup de foudre

    Eugène revint à Vaison-la-Romaine l’année suivante, bien décidé à détourner son regard de n’importe quelle jolie fille qui croiserait sa route. Mais ce fut un vœu pieux, parce que tout intellectuel qu’il était, Eugène n’en était pas moins un jeune homme aux yeux friands de beauté. Or quiconque apercevait Madeleine tombait sous son charme et Eugène n’y échappa pas.

    Le destin les mit nez à nez à l’été 1957, en plein marché du mardi matin. Elle roucoulait avec un vendeur de melons, Eugène attendait son tour. Il perçut d’abord la tonalité de sa voix. Quand elle se retourna, il perdit l’équilibre. Il la regarda partir en ne parvenant qu’à réajuster ses lunettes et sans voir l’ironie qui se peignait sur le visage du marchand. Il ne tarda guère à la rencontrer de nouveau, car Vaison était une petite ville et les jeunes se retrouvaient bruyamment sur la place Monfort tous les après-midis.

    Madeleine avait grandi non loin du centre, dans cette campagne un peu rude du Haut-Vaucluse, où ses parents exploitaient une ferme et cultivaient des oliviers. Elle avait quitté la demeure familiale au printemps, désormais condamnée à gagner sa vie après la faillite de ses parents.

    Sa famille, comme celle de beaucoup de gens de la terre, avait énormément souffert de l’hiver 1956-1957. Après un mois de janvier étonnamment doux, un froid polaire s’était abattu sur toute l’Europe. La Provence, peu habituée aux basses températures, avait subi une vague de froid avec des relevés allant jusqu’à moins 24 degrés dans certaines parties du pays. Nice et Montpellier avaient même subi de gros épisodes neigeux. Un air glacé venu de Sibérie avait bloqué des voitures dans des congères, coupé des lignes électriques, fait exploser des conduites d’eau. Le frimas avait tué des hectares d’oliviers. Un cauchemar pour les agriculteurs de tout le sud de la France.

    Déjà de condition modeste avant ces événements, les parents de Madeleine étaient tombés dans une misère qui avait décidé la jeune femme à tenter sa chance en ville; elle logeait chez une tante, dans la Haute-Ville. Elle travaillait de temps à autre comme hôtesse d’accueil et placeuse au théâtre antique, ce qui lui permettait d’arpenter les coulisses de tous les spectacles et d’y croiser les vedettes du moment. Elle rêvait de séduire une célébrité qui l’emmènerait à Paris, là où vivait le théâtre, là où elle pensait avoir sa place.

    Les vingt ans de la jolie brune étincelaient sous les platanes du centre-ville. Eugène, fidèle à ses résolutions, aurait préféré l’oublier, mais il l’apercevait partout dans Vaison, toujours en compagnie d’amis joyeux, souvent vêtue de couleurs vives. Oh, elle n’avait rien de particulier, mais elle était «bien roulée» comme on disait volontiers à l’époque. Fine, féminine, enjôleuse, avec un petit quelque chose de Gina Lollobrigida qui faisait un malheur sur les écrans depuis 1956 avec son personnage d’Esmeralda dans Notre-Dame de Paris. C’était un soleil, une étoile. Il s’était mis à la suivre discrètement.

    Savait-il lui-même quelle mouche l’avait piqué le jour où il l’aborda pour l’inviter à boire un verre? Et surtout comment il fit pour tenir debout lorsqu’elle accepta?

    Ils n’avaient rien en commun.

    À trente-deux ans, Eugène n’avait pas de projets. Il venait d’être nommé professeur d’histoire et de latin, là-bas, en Suisse où il était né; c’était un petit intellectuel rangé qui passait des heures à lire. L’été à Vaison lui convenait parfaitement. Il logeait alors un peu au-dessus du pont, dans une famille du cru qui lui louait une chambre fraîche

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