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L' AMERIQUE LATINE EN TRANSFORMATION: Mobilisation et citoyenneté
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Livre électronique397 pages4 heures

L' AMERIQUE LATINE EN TRANSFORMATION: Mobilisation et citoyenneté

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À propos de ce livre électronique

Depuis les transitions démocratiques des années 1980 en Amérique latine, les dynamiques politiques et les enjeux de citoyenneté ont été au coeur des débats. Cet ouvrage explore en profondeur les mutations de la relation complexe tissée entre l’État et la société, mettant en lumière les dynamiques des luttes pour l’inclusion de groupes populaires historiquement marginalisés. Du « virage à gauche » des années 2000 à la résurgence actuelle des forces conservatrices, l’analyse se déploie dans une série d’études de cas comparées, couvrant des pays tels que le Brésil, l’Argentine, le Chili, le Mexique, la Colombie, le Pérou, la Bolivie et la Jamaïque. Par cette perspective d’ensemble, les auteurs s’interrogent quant aux répercussions de ces transformations sur l’inclusion sociale et la construction des régimes de citoyenneté. En explorant à la fois les normes institutionnelles et les pratiques des mouvements sociaux, ils présentent une vision élargie du politique et des défis contemporains de la région en matière de démocratie et de gouvernance.
LangueFrançais
ÉditeurPresses de l'Université de Montréal
Date de sortie12 août 2024
ISBN9782760650312
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    Aperçu du livre

    L' AMERIQUE LATINE EN TRANSFORMATION - Dan Furukawa Marques

    Sous la direction de Françoise Montambeault, Dan Furukawa Marques et Nora Nagels

    L’Amérique latine en transformation

    Mobilisation et citoyenneté

    Les Presses de l’Université de Montréal

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Titre: L’Amérique latine en transformation. Mobilisation et citoyenneté / sous la direction de Françoise Montambeault, Dan Furukawa Marques, Nora Nagels.

    Autre titre: Amérique latine (2024)

    Noms: Montambeault, Françoise, éditeur intellectuel. | Furukawa Marques, Dan, éditeur intellectuel. | Nagels, Nora, éditeur intellectuel.

    Collection: PUM.

    Description: Mention de collection: PUM | Comprend des références bibliographiques.

    Identifiants: Canadiana (livre imprimé) 20240003845 | Canadiana (livre numérique) 20240003853 | ISBN 9782760650299 | ISBN 9782760650305 (PDF) | ISBN 9782760650312 (EPUB)

    Vedettes-matière: RVM: Participation politique—Amérique latine. | RVM: Citoyenneté—Amérique latine. | RVM: Droits politiques—Amérique latine. | RVM: Mouvements sociaux—Amérique latine. | RVM: Amérique latine—Politique et gouvernement—21 e siècle.

    Classification: LCC JL966.A44 2024 | CDD 323/ .042098—dc23

    Mise en pages: Chantal Poisson

    Dépôt légal: 3 e trimestre 2024

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    © Les Presses de l’Université de Montréal, 2024

    www.pum.umontreal.ca

    Les Presses de l’Université de Montréal remercient de leur soutien financier le Fonds du livre du Canada, le Conseil des arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

    Remerciements

    Cet ouvrage collectif est le produit de discussions et de collaborations de recherche menées au sein de l’Équipe de recherche interuniversitaire sur l’inclusion et la gouvernance en Amérique latine (ÉRIGAL) depuis 2019. Financée depuis 2017 par la subvention Soutien aux équipes de recherche des Fonds de recherche du Québec – Société et Culture, l’ÉRIGAL a su insuffler un dynamisme renouvelé dans les recherches sur l’Amérique latine au Québec, et a permis de développer une démarche collaborative riche entre ses membres étudiants et professeurs, dont cet ouvrage est le reflet.

    Nous tenons à remercier non seulement l’ensemble des auteurs qui ont participé à l’ouvrage et aux discussions entourant son idéation et sa réalisation, mais aussi tous les étudiants membres de l’Équipe qui, par leurs réflexions, leurs questions et leurs contributions, ont collaboré indirectement au cours des dernières années à alimenter la réflexion au cœur de cet ouvrage. Nous souhaitons par ailleurs remercier plus particulièrement Garance Robert, coordonnatrice de l’ÉRIGAL, pour l’aide apportée à différentes étapes de la conception de ce projet d’ouvrage, Jeanne Perreul, pour son aide précieuse durant la relecture et la préparation du manuscrit, ainsi que Aurélie Étienne et Emmanuelle Roy. Nous remercions finalement l’équipe des PUM pour son appui pendant le processus d’édition de cet ouvrage.

    Introduction

    Dan Furukawa Marques, Françoise Montambeault et Nora Nagels

    Depuis le début du 21 e siècle, l’Amérique latine semble suivre un mouvement de pendule, une alternance entre des périodes de gouvernance plus à gauche (1998-2015), plus à droite (2015-2021), puis enfin un retour de la gauche (2018-2022), dans un contexte marqué par des mobilisations sociales importantes, une crise sanitaire mondiale et une polarisation croissante. L’année 1998, avec l’arrivée au pouvoir d’Hugo Chávez à la présidence du Venezuela, marque le début de ce que plusieurs qualifient de «vague rose», ou de «virage à gauche», dans une Amérique latine au tournant d’une décennie de réformes néolibérales (Dabène 2011). Caractérisée par l’élection consécutive de gouvernements de gauche dans la majorité des pays de la région et dans un contexte de croissance économique, cette période voit l’émergence de leaders et de partis politiques qui, bien que très hétérogènes (Levitsky et Roberts 2011), portent un discours d’inclusion politique et sociale, de redistribution et d’élargissement de l’accès aux droits de la citoyenneté (Montambeault, Balán et Oxhorn 2020).

    Si l’on peut qualifier la période 1990-2010 de «tournant inclusif» dans la région (Kapiszewski et al. 2021), la période qui suit est toutefois marquée par l’instabilité économique et de grandes incertitudes politiques. Crises économiques, manœuvres politiques à saveur autoritaire et scandales de corruption entraînent une perte de vitesse des gouvernements de gauche des années 2000, ouvrant la porte à un retour de gouvernements plus conservateurs et à un réalignement des forces partisanes dans un contexte de polarisation plus marqué à partir de 2015. Le cas du Brésil l’illustre avec les manifestations de juin 2013 et les scandales de corruption qui secouent notamment le Parti des travailleurs. Ces événements engendrent une montée de la contestation sociale et la fragilisation de la présidence du pays pendant le deuxième mandat de Dilma Rousseff, qui fera l’objet d’un procès en destitution deux ans à peine après sa réélection contestée en 2014. De la même manière, un contexte de crise économique et sociale majeure marque le deuxième mandat à la présidence de Cristina Kirchner (2011-2015) en Argentine, menant à l’élection du conservateur Mauricio Macri en 2015. Si certains ont parlé d’une forme de retour du pendule vers la droite en Amérique latine, avec l’arrivée au pouvoir de présidents comme Sebastián Piñera au Chili (2017), Pedro Pablo Kuczinsky au Pérou (2016), Jair Bolsonaro au Brésil (2018), Iván Duque en Colombie (2018) ou Javier Milei en Argentine (2023), ce retour de la droite est de relativement courte durée.

    La crise économique, l’approfondissement des inégalités sociales, l’érosion des mécanismes démocratiques et le recul de l’accès aux droits pour plusieurs secteurs de la population de la région (Autochtones, populations afrodescendantes, femmes, minorités sexuelles et de genre, par exemple) caractérisent cette courte période du retour de la droite dans la région. Accentuées par la crise sanitaire de la COVID-19 qui frappe de plein fouet l’Amérique latine en 2020-2021, ces dynamiques ravivent la mobilisation sociale, et on assiste à un nouveau réalignement des forces sociales et politiques. Une «nouvelle vague de gauche», ou la «nueva nueva izquierda» (Natanson 2022) semble ainsi déferler sur la région lors du cycle électoral de 2018-2022. Gustavo Petro en Colombie (2022), Gabriel Boric au Chili (2022), Pedro Castillo au Pérou (2021), Luis Arce en Bolivie (2020), Alberto Fernández en Argentine (2019) et Andrés Manuel López Obrador au Mexique (2018), Xiomara Castro au Honduras (2022) et Luiz Inácio Lula da Silva au Brésil (2022) incarnent ce retour de la gauche en Amérique latine.

    Ce contexte donne lieu à un nouvel alignement des forces progressistes dans la région, qui est toutefois distinct de la vague rose qui l’a précédé. En effet, la gauche d’inspiration chaviste est beaucoup plus isolée. Nicolás Maduro au Venezuela et Daniel Ortega au Nicaragua ne peuvent compter que sur l’appui du cubain Miguel Díaz-­Canel et du Movimiento al Socialismo en Bolivie, encore que ce dernier offre un appui plus timoré que sous la présidence d’Evo Morales (2006-2019). De plus, cette nouvelle vague de gauche est en général plus orientée sur des enjeux écologistes et féministes que la première. À cela s’ajoute un ancien clivage politique qui refait surface et divise la région du point de vue géopolitique, celui de l’autoritarisme et de la démocratie. Plus important encore pour notre propos, ce nouveau contexte a des effets sociaux très distincts et parfois inattendus qui ne suivent pas nécessairement l’orientation idéologique des gouvernements au pouvoir, nous invitant ainsi à aller au-­delà du concept de cycles électoraux afin de comprendre les effets empiriques concrets des politiques publiques et des idéologies sur les plans de l’inclusion sociale, de la citoyenneté et de l’hétérogénéité des divers acteurs sociaux. Comme l’écrivait Jenson (1997, 663), «en tant que régime, la citoyenneté ne se modifie pas rapidement et facilement. Néanmoins, nous pouvons attendre et voir des changements dans des moments de turbulence économique et politique».

    Quelles sont les conséquences de ces changements de configuration politique sur les forces sociales en présence, et sur la construction et la redéfinition des régimes de citoyenneté dans la région? Plus précisément, comment cette nouvelle configuration sociopolitique perturbe-­t-elle en pratique les luttes pour l’inclusion de différents groupes de la société et, en particulier, des secteurs populaires historiquement marginalisés, comme les travailleurs du secteur informel, les Autochtones, les mouvements urbains et féministes, mais aussi les acteurs sociaux plus traditionnels comme les syndicats?

    Cet ouvrage collectif, fruit des réflexions croisées et comparatives des membres et collaborateurs de l’Équipe de recherche interuniversitaire sur l’inclusion et la gouvernance en Amérique latine, propose des réponses nuancées à ces questions. Elles tiennent compte du contexte actuel qui nous invite à une prudence analytique quant à la notion de cycle électoral, qui peut facilement mener à un réductionnisme gauche/droite tout en ignorant les différentes particularités et contradictions socioéconomiques présentes d’un pays à l’autre (Montambeault, Balán et Oxhorn). Dans notre analyse du politique, nous proposons donc une approche qui va au-­delà des entrées traditionnelles par les partis politiques, les institutions et les questions électorales pour privilégier un regard décentré, qui met l’accent sur les groupes et les mouvements sociaux. En effet, au-­delà de l’effet direct des cycles électoraux, nous suggérons qu’à travers le prisme des relations État-­société, il faut porter une attention particulière aux luttes sociales et aux pratiques quotidiennes de différents acteurs sociaux, ainsi qu’aux effets sur les transformations (ou non) des régimes de citoyenneté.

    Les régimes de citoyenneté comme cadre d’analyse

    Afin de réfléchir à la question de l’inclusion et de l’exclusion sociales dans un temps et un espace donnés, cet ouvrage mobilise le concept de régime de citoyenneté (Jenson 1997; 2007; Jenson et Papillon 2000a; Jenson et Saint-­Martin 2003). Un régime de citoyenneté renvoie à des relations stables et structurantes (tout en demeurant dynamiques) entre l’État et les citoyens. Plus précisément, il s’agit des «arrangements institutionnels, [d]es règles et [d]es compréhensions qui orientent et forgent les décisions de politiques publiques et de dépenses étatiques, les définitions de problèmes par l’État et les citoyens, et les revendications citoyennes» (Jenson et Papillon 2000b, 246). Ainsi, un régime de citoyenneté vise à rendre compte des dimensions formelles et substantielles de la citoyenneté, tout en soulignant le fait que la citoyenneté n’est pas le simple résultat d’actions étatiques, mais se co-­construit par des relations entre de multiples acteurs (Paquet, Nagels et Fourot 2018).

    Contrairement à des approches plus classiques de la citoyenneté, comme celle qu’en donne Marshall en 1964, la notion de régime de citoyenneté permet de capter les dynamiques au cœur des processus cruciaux d’inclusion et d’exclusion formelles et informelles des citoyens. En effet, selon la perspective fonctionnaliste de Marshall, on considère l’acquisition de droits (civiques, politiques et sociaux) comme un processus irréversible, linéaire et téléologique, menant forcément vers plus d’inclusion, garantie par un ensemble d’institutions (cours, parlements, politiques sociales). Or nombre d’auteurs, particulièrement latino-­américanistes, (par exemple, Montambeault 2015; Nagels 2014; Oxhorn 2003; Rousseau 2009, Yashar 2005) montrent que l’accès aux droits de la citoyenneté n’est pas linéaire et qu’il peut subir autant d’avancées que de reculs, en plus d’être très inégal au sein des sociétés. Ainsi, la notion de régime de citoyenneté, en mettant l’accent sur le fait que ces régimes sont dynamiques et représentent «la matérialisation, située dans le temps, d’une certaine signification de la citoyenneté» (Paquet, Nagels et Fourot 2018, 4), traite de l’inclusion sociale (et de son corollaire, l’exclusion) comme d’un processus historique et relationnel de coconstruction, de définition de ses frontières et de ses lisières, souvent informelles, ainsi que des conventions et des valeurs sociétales du domaine public (Jenson 1998).

    Selon Jenson (2007), le régime de citoyenneté comprend quatre dimensions. La première renvoie aux responsabilités de l’État, du marché, des familles et des communautés dans la production du bien-­être social. Cette dimension permet de comprendre comment une société donnée produit de la richesse et la redistribue. La deuxième dimension concerne la reconnaissance par l’État des droits et responsabilités des citoyens, individuels ou collectifs, sous leur forme civile, politique, sociale ou culturelle. En reconnaissant les droits et responsabilités, «un régime de citoyenneté établit les frontières de l’inclusion et de l’exclusion d’une communauté politique» (Dobrowolsky et Jenson 2004, 156). Un régime de citoyenneté distingue les citoyens ayant accès à une citoyenneté pleine et entière des non-­citoyens, mais aussi des citoyens de seconde zone qui sont de facto exclus, par exemple les femmes ou les Autochtones (Jenson 2007; Jenson et Papillon 2000b). Ici, il n’est pas seulement question de reconnaissance formelle de droits et de devoirs, mais aussi de frontières et de lisières informelles générant exclusion et marginalité, issues de hiérarchies sociales comme celles de la «race», du genre, du sexe et des classes générant des citoyens qui, nonobstant le fait qu’ils possèdent les droits et devoirs de la citoyenneté, ne jouissent pas d’une citoyenneté pleine et entière. La troisième dimension concerne l’accès à l’État et à la participation politique. Il s’agit du «mécanisme institutionnel qui donne accès à l’État, aux modes de participation dans la vie civique et les débats publics, et la légitimité de types spécifiques de revendications» (Jenson 2007, 56). La participation ici n’est pas comprise simplement sous l’angle de l’accès formel à des dispositifs publics implantés à cet effet, mais aussi sous celui des actions collectives informelles et innovantes des citoyens, permettant notamment d’expliquer l’émergence et la disparition de certaines identités politiques. Enfin, la quatrième et dernière dimension fait référence au sentiment d’appartenance, soit à une nation, ou à un ou des groupes sociaux à l’intérieur des États. Le sentiment d’appartenance peut motiver des actions sociales en raison d’une identification plus forte ou première à un groupe particulier, ainsi que des actions étatiques, comme les politiques publiques, visant la construction d’une certaine fidélité à la nation. En résumé, les régimes de citoyenneté permettent de rendre compte de l’expérience vécue des individus dans un temps et un espace donnés, sur le plan de leur capacité d’agir et de la reconnaissance par l’État de leurs droits et responsabilités.

    Depuis les années 1980-1990, on a mobilisé le concept de régime de citoyenneté dans un grand nombre de travaux en Amérique latine, notamment pour l’analyse des mouvements autochtones (Yashar 1999; 2005), de la participation politique locale (Montambeault 2008), de l’innovation et de la transformation des politiques sociales (Nagels 2011; 2013; White 2003), ainsi que pour l’étude des dynamiques genrées de la citoyenneté (Marques-­Pereira 2007), montrant par là sa capacité à générer de riches analyses comparatives. Malgré la grande postérité du régime de citoyenneté et son utilisation prolifique dans l’analyse de divers contextes sociopolitiques (Paquet, Nagels et Fourot 2018), certains auteurs en ont fait l’objet d’adaptations et de modifications tout en en pointant les limites (par exemple, Ancelovici et Dufour 2018; Papillon 2018). En particulier, dans le contexte latino-­américain, on mobilise généralement la notion de régime de citoyenneté à partir de deux dimensions (Montambeault et Balán 2019; Yashar 1999) plutôt que de quatre. La première dimension concerne le niveau d’inclusion défini comme l’accès formel aux droits, à savoir l’existence de mécanismes sociaux et institutionnels de participation à la définition et à l’exercice de ces droits. La seconde renvoie quant à elle au sentiment d’appartenance de la population à une communauté donnée et ancrée dans des identités intersectionnelles, définies et reconnues par leurs membres (Montambeault, Balán et Oxhorn 2020). Autrement dit, il faut analyser la citoyenneté telle que nous l’entendons de manière relationnelle dans un mouvement dynamique et bilatéral entre les actions de l’État, d’un côté, et les pratiques des acteurs sociaux, de l’autre. Dans cette optique, les régimes de citoyenneté varient selon les institutions et les mécanismes garantissant l’accès aux droits, ainsi que selon les processus relationnels par lesquels les acteurs se définissent, interagissent et luttent pour leurs droits (Oxhorn 2003). En effet, ils sont le produit des luttes d’acteurs sociaux qui demandent l’accès à ce statut, et qui sont liés par des identités multiples et organisés en groupes et réseaux (Tilly 1995). Les groupes et les mouvements sociaux sont pluriels et varient selon le pouvoir de mobilisation des ressources et le degré d’autonomie vis-­à-vis de l’État et de la sphère politique (Montambeault 2015), ce qui influence leur capacité à s’organiser et à formuler des revendications d’inclusion. En raison de leur caractère pluriel, hétérogène et souvent composé de membres aux identités intersectionnelles (Moreau 2015; Yuval-­Davis 2007), ces groupes et mouvements n’ont pas une définition singulière de l’inclusion et des frontières de la citoyenneté, qui ont d’ailleurs connu plusieurs transformations et évolutions au cours des dernières décennies.

    Les années 1980, qui symbolisent la période de (re)démocratisation dans la région, étaient porteuses d’espoir quant à l’inclusion sociale et l’extension des régimes de citoyenneté après des années de régimes autoritaires répressifs et excluants. Pourtant, le retour des droits politiques ne s’accompagne pas de l’approfondissement démocratique des régimes de citoyenneté qui évoluent dans un contexte historique de fortes inégalités socioéconomiques, aggravées par l’adoption assez généralisée de politiques néolibérales (Hagopian 2007). Cette période, marquée par les crises économiques et financières et par la mise en œuvre des politiques d’ajustements structurels des gouvernements démocratiques nouvellement élus, produit des contrecoups sociaux majeurs. La structure corporatiste de l’État, les organisations syndicales traditionnelles et les partis de gauche historiques s’affaiblissent ou disparaissent. De nouvelles organisations sociales émergent en réaction aux inégalités croissantes, mais elles ne disposent pas nécessairement de structures organisationnelles ou de coordination nationale comparables à celles des partis politiques et des anciens syndicats. Dans ce contexte d’affaiblissement des institutions étatiques, certains auteurs parlent d’une «citoyenneté de basse intensité» (Kurtz 2004) ou de «ré-­oligarchisation de la politique» (Roberts 2002).

    Durant la décennie 1990, de nouveaux partis sont élus dans le cadre d’élections démocratiques. Or les frontières et les lisières des régimes d’une citoyenneté redéfinie dans un contexte néolibéral d’individualisation et de réduction des dépenses sociales de l’État, ainsi que la violence et l’insécurité croissantes, entraînent un rétrécissement des droits de la citoyenneté pour certains secteurs de la population qui, bien que jouissant de nouveaux droits politiques, bénéficient en réalité d’un accès différencié à l’État. Les mécanismes de reddition de compte sont déficients et ne permettent pas aux citoyens de participer pleinement et activement à la vie démocratique. Certains auteurs parlent alors d’une «démocratie disjonctive» (Holston et Caldeira 1998) ou encore d’une démocratie «délégative» (O’Donnell 1994). Il est important ici de souligner que les notions de citoyenneté et de droit mettent en exergue l’évolution des revendications de droits en Amérique latine sans les hiérarchiser. Au-­delà d’une perspective formelle de la démocratie, donc des droits civils et politiques, les droits sociaux et culturels peuvent émerger grâce à l’ouverture démocratique qui permet, par exemple, une politisation des enjeux identitaires et de genre. La revendication de certains droits, comme la libre disposition de son corps, se politise et devient visible au retour des régimes démocratiques, mais cela ne signifie pas que cette revendication est absente durant les périodes dictatoriales. Les droits civils demeurent relativement peu protégés en raison de la faiblesse de l’État de droit et de systèmes de justice inefficaces ou corrompus (Méndez, O’Donnell et Pinheiro 1999). Le retrait de l’État néolibéral des politiques sociales amenuise les droits sociaux et exacerbe les inégalités socioéconomiques, de genre, de sexe et de «race». L’impossibilité d’exercer réellement la citoyenneté mène Hagopian (2007) à la qualifier de «mince» ou de «passive», une citoyenneté dans laquelle certains, notamment les minorités ethniques et «raciales», se voient refuser l’accès à des droits civiques élémentaires et sont exclus de la communauté politique nationale. Plusieurs groupes sociaux comme les Autochtones, les femmes, les communautés afrodescendantes, la communauté LGBTQI+ et d’autres minorités se font par ailleurs refuser leurs droits culturels et accorder une «citoyenneté différenciée», c’est-­à-dire avec des droits à la carte, restreignant ainsi leur accès à une pleine citoyenneté (Yashar 2005).

    Or, pendant cette même période, les mouvements sociaux et citoyens ont revendiqué leur «droit d’avoir des droits» par des luttes pour l’inclusion, la participation et la reconnaissance. Bien que l’accès formel aux droits soit demeuré une dimension importante de la citoyenneté, ce qui est davantage mis en évidence est l’expérience vécue des individus quant à leurs revendications concernant la participation active et effective dans la définition d’une citoyenneté inclusive et de ses frontières. C’est ainsi qu’en Amérique latine, l’idée d’une citoyenneté active qui définit elle-­même ce qu’elle considère comme ses droits dans une lutte pour sa reconnaissance teinte le discours autour de la démocratie et de l’inclusion (Dagnino 2006). Les mouvements sociaux urbains qui émergent dans les barrios et les favelas durant cette période constituent un exemple important de l’appropriation du langage de la citoyenneté pour traduire les revendications (Jelin 1994; Nagels 2014; Oxhorn 1995; Roberts 1998). Ces mouvements ont initialement ancré leur discours et leurs luttes dans l’expansion des droits sociaux vers les secteurs populaires de leur voisinage pour ensuite porter leur voix dans le débat public à propos de la démocratisation et de la justice sociale. Les mouvements sociaux des années 1990, loin d’être passifs, ont donc contribué à la transformation de ce que représente la citoyenneté dans la sphère publique, préparant ainsi le terrain à l’élection de gouvernements de la nouvelle gauche auxquels ils s’associeront étroitement dans la décennie suivante (Montambeault, Balán et Oxhorn 2020).

    Dans les années 2000, cette conception participative et constructiviste de la citoyenneté sera incarnée en partie par les propositions en faveur de l’approfondissement démocratique et de l’inclusion sociale d’une majorité des partis de la «nouvelle» gauche émergente (Roberts 1998). De façon générale, on peut dire que l’inclusion des laissés pour compte du néolibéralisme et des exclus a été fondamentale pour ces gouvernements nouvellement élus pendant ce que d’aucuns appellent la vague rose. Or, en pratique, les projets politiques et socioéconomiques associés à ces concepts sont très variés (Levitsky et Roberts 2011), et on doit nuancer leurs effets sur l’élargissement et l’approfondissement des régimes de citoyenneté (Montambeault, Balán et Oxhorn 2020). En effet, les gouvernements nouvellement élus évoluent dans un contexte et un héritage historiques et politiques qui leur sont propres, et donnent lieu à des articulations singulières entre État/mouvements sociaux et société civile (Cameron et Hershberg 2010). En Équateur et en Bolivie, le projet d’inclusion prend la forme de la reconnaissance d’une citoyenneté culturelle et d’une participation active à la vie politique, articulées par la notion de plurinationalisme (Escobar 2010; Rice 2019). Au Brésil, la promesse d’inclusion sociale est davantage orientée vers l’élargissement de la citoyenneté aux marginalisés et aux sans voix sous le slogan du Parti des travailleurs «Um Brasil para Todos» (Un Brésil pour tous). Or, bien qu’on ait implanté plusieurs mécanismes institutionnels d’accès à l’État et aux droits,

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