Sur les pavés: Une histoire d’Apaches
Par Emmanuel Beggi
()
À propos de ce livre électronique
À PROPOS DE L'AUTEUR
Après la publication de son livre "Nouvelles vies pour nouveau monde en 2020" au Lys Bleu Éditions, Emmanuel Beggi revient avec un autre roman captivant. Cette fois, il nous plonge dans l’univers palpitant des Apaches de la Belle Époque, mêlant savamment faits historiques et fiction pour nous entraîner dans cette ère fascinante.
Lié à Sur les pavés
Livres électroniques liés
Le Grand Meaulnes: édition intégrale de 1913 revue par Alain-Fournier Évaluation : 4 sur 5 étoiles4/5L'Hirondelle sous le Toit Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa Parure - Maupassant (Fiche de lecture): Analyse complète de l'oeuvre Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLe soldat d'étain assassiné: Les Enquêtes du capitaine Sabre - Tome 2 Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLe moulin du Frau Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationDorothée Danseuse de corde Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationAprès la pluie, le Beau Temps Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLes liens ennemis Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationAndré Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationL'Éducation Sentimentale Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLe Cœur en jachère Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLe mystère de la chauve-souris Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationRomans inachevés Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa Résurrection de Rocambole II Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationSainte-Sauvage Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationTrois Contes Évaluation : 4 sur 5 étoiles4/5Le Taureau d'Apreville: Chroniques de Couraurges Tome 5 Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLes galets du Buëch Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationUsurpations: Roman psychologique Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationEntre deux Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationMadeleine de Verchères: La combattante en jupons Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationQuand l'amour l'emporte Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa femme idolâtre Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationDans la tourmente - 1773-1776 Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLE CHATEAU A NOÉ, TOME 1: La colère du lac, 1900-1928 Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationUn homme de rien Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLes Dames de Paulilles: Destins de femmes exceptionnelles Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationPierre et Jean Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLes deux mansardes parisiennes: Paris ou le Livre des cent-et-un Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationMarie Major Évaluation : 3 sur 5 étoiles3/5
Fiction historique pour vous
Le Comte de Monte-Cristo Évaluation : 5 sur 5 étoiles5/5Le Noble satyre: Une romance historique georgienne Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLes Rougon-Macquart (Série Intégrale): La Collection Intégrale des ROUGON-MACQUART (20 titres) Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLe Comte de Monte-Cristo - Tome I Évaluation : 5 sur 5 étoiles5/5Son Duc, suite de Sa Duchesse Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationBon anniversaire Molière ! Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationSa Duchesse, suite du Noble satyre Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLES SOEURS DEBLOIS, TOME 1: Charlotte Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationL' Anse-à-Lajoie, tome 3: Clémence Évaluation : 5 sur 5 étoiles5/5Madame Chrysanthème: Récit de voyage au Japon Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationQuand l'Afrique s'éveille entre le marteau et l'enclume: Roman Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationNouvelles de Taiwan: Récits de voyage Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa Biscuiterie Saint-Claude, tome 2: Charles Évaluation : 5 sur 5 étoiles5/5Le VIOLON D'ADRIEN Évaluation : 5 sur 5 étoiles5/5Le dernier feu: Roman Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationMathilde Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLes folies d'une jeune fille: Le destin d’un voyou, #1 Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationVingt ans après Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa Fille de Joseph, La, édition de luxe Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationAu fil du chapeau Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLe Garage Rose, tome 1 Évaluation : 5 sur 5 étoiles5/5L' Anse-à-Lajoie, tome 2: Simone Évaluation : 5 sur 5 étoiles5/5La Gouvernante de la Renardière: Un roman historique poignant Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationTerre des hommes Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluation
Avis sur Sur les pavés
0 notation0 avis
Aperçu du livre
Sur les pavés - Emmanuel Beggi
1
L’arrivée
Été 1903. Anne-Marie, jeune veuve dans la quarantaine, descendait du train qui l’avait emmenée de Villandry, petit village des faubourgs de Tours, à Paris. Tenant de sa main droite la porte du wagon, elle hésita un court moment à descendre. Ses cheveux châtains, où quelques blancs commençaient à apparaître, héritage de l’âge et des soucis qu’elle avait connus, étaient tirés en arrière. Ils surplombaient de magnifiques yeux vert clair qui observaient avec vivacité la foule qui circulait sur le quai. Pour se donner du courage, elle prit une grande inspiration, avant d’enfin oser se lancer. D’un pas mal assuré, elle commença à descendre du train. Si triste, dans sa longue robe noire, les cheveux mal dissimulés sous une petite coiffe assortie, elle tenait d’une main une valise en carton, et de l’autre un sac en toile de jute, noué avec un morceau de ficelle. Elle incarnait toute la misère des campagnes françaises de l’époque.
Sur le quai, elle jeta un bref coup d’œil autour d’elle. Un monde étonnant fourmillait dans cette immense gare Montparnasse, sous la verrière crasseuse et noircie par la fumée des locomotives. Des porteurs, sacs ou valises sur les épaules, invectivaient les voyageurs trop lents, tandis que des employés des lignes de chemin de fer apostrophaient les chefs de quais depuis leurs trains. Des militaires en permission ou en transfert se saluaient, tandis que cette vague humaine se dirigeait vers la sortie. Dans ce flot incessant, on distinguait sans difficulté les immigrants de la campagne, qui espéraient par cet exode vers la capitale française, atteindre une vie meilleure.
Comme eux, Anne-Marie avait tout laissé derrière elle. Pourtant il y a peu de temps, la vie semblait lui sourire. Issue d’une famille de fermiers qui avaient su correctement exploiter leur ferme, elle n’avait manqué de rien étant enfant. Plus tard, elle avait épousé Joseph, un homme aimant et courageux, bien que d’une condition légèrement plus pauvre, et avec qui elle avait deux beaux enfants : Augustine, une jolie jeune fille de seize ans et Charles, leur fils qui aujourd’hui en avait quatorze. Leur mère s’estimait chanceuse, car, contrairement à la majorité des familles à cette époque, tous ses enfants avaient survécu à leur enfance. Laboureurs avec son époux, ils louaient une charmante petite ferme sur les hauteurs de Villandry, à quelques distances de la Loire, dans les faubourgs de Tours. Les enfants avaient obtenu tous deux leurs certificats d’études sans difficulté et aidaient maintenant leurs parents dans l’exploitation, en attendant l’âge d’un bon mariage, synonyme de bel avenir pour leur Augustine, et de l’héritage de la ferme pour Charles.
Malgré l’austérité de leur condition et la dureté de leur travail, la vie était belle pour la famille Jeannin. Mais tout changea ce funeste jour de septembre 1900. Joseph, braconnier à ses heures perdues, comme la plupart des paysans du pays, fut abattu par un riche propriétaire des environs, alors qu’il posait des pièges sur les terres de celui-ci. Au malheur de la disparition se greffa le verdict d’un procès à charge, puisque l’assassin du père de famille s’en sortit sans aucune condamnation, les jurés estimant qu’il n’avait fait que défendre ses biens face à une tentative de pillage.
Cette parodie de justice contraignit la famille Jeannin pétrie de chagrin à vivre dans la honte. Durant la période de tentative de réhabilitation par son épouse Anne-Marie, leurs proches et amis leur apportèrent un soutien sans faille. Mais les autorités se refusant à donner une suite favorable, Joseph finit par être considéré petit à petit, comme un brigand et les autres villageois commencèrent à observer d’un œil mauvais cette famille de condamnés. Le silence et l’ignorance prévalaient donc vis-à-vis d’eux, dans cette France rurale qui commençait tout juste à sortir du moyen âge pour entrer dans l’air moderne.
Peu importait la demande, peu importait la raison, la morale de l’époque interdisait à quiconque, excepté quelques amis fidèles, d’aider Anne-Marie ou ses enfants. D’ailleurs régulièrement, Charles revenait à la ferme, les vêtements déchirés, saignant du nez et les lèvres tuméfiées, simplement parce qu’il voulait défendre l’honneur de son père face aux garnements qu’il croisait lors des foires ou des bals.
Mais petit à petit, même les amis les plus proches finirent par leur tourner le dos, même si certains, avec discrétion, leur apportaient de temps à autre un peu d’aide lors des travaux difficiles. Un souci supplémentaire à la disparition de Joseph alourdissait la tristesse permanente dans laquelle vivaient Anne-Marie et ses enfants. Tous trois ne parvenaient pas à exploiter correctement la ferme. Bien qu’intelligent et fort pour son âge, Charles ne possédait pas toutes les connaissances de son père, utiles à la gestion d’une exploitation agricole, et il lui manquait encore la force physique d’un adulte pour pouvoir assurer tous les travaux. De plus, la famille ne pouvait pas demander d’aide aux voisins, comme cela se faisait habituellement. Alors les rentrées financières se tarirent et les créanciers finirent par venir réclamer le payement de leurs dettes directement à la ferme.
Consciente du gouffre financier dans lequel ils s’enfonçaient un peu plus chaque jour, Anne-Marie, après une longue et douloureuse réflexion, décida d’abandonner l’exploitation agricole et de partir vivre à Paris avec ses enfants. D’autres avant eux avaient déjà fait ce chemin, et personne n’était jamais revenu, ce qui pouvait laisser croire à des esprits simples que la vie là-bas était plus facile qu’à la ferme. Après de longues discussions, le soir avec ses enfants et surtout avec monsieur Lebrac, le maire du village qui, conscient de leur situation, mais aussi de l’intérêt qu’il pourrait tirer lors des prochaines élections de l’éloignement de cette famille non grata loin de ses administrés, avait choisi de les aider. La mère de famille avait pris sa décision, puisqu’aucun avenir n’était envisageable ici pour ses enfants. Qui souhaiterait marier son fils ou sa fille aux enfants d’un brigand, mort en réalisant ses forfaits ? Quitter Villandry était la seule solution, mais leurs finances ne leur permettant pas de louer une ferme dans un autre village, seul le travail à la ville pouvait être envisageable.
Sur le quai, repensant brièvement à cette vie qu’elle laissait derrière elle, Anne-Marie éprouva doutes et inquiétudes sur l’avenir que lui réservait la grande ville. Pourtant, malgré cela, et bien que toujours en deuil, elle ne savait comment définir cette sensation qu’elle ressentait au fond d’elle. Avoir laissé Villandry et tous ses problèmes derrière elle la soulageait malgré tout énormément. Bizarrement, bien qu’incertaine de l’avenir, elle pouvait presque se sentir bien.
Elle observait encore la verrière de la gare, quand une voix de jeune fille résonna derrière elle :
— Maman, pouvons-nous descendre ?
Lentement elle se tourna vers sa fille qui attendait derrière elle pour pouvoir passer, une petite valise à la main. Elle lui jeta un regard tendre, puis fit un pas de côté afin de la laisser accéder au quai à son tour.
Âgée de seize ans, les yeux noisette avec de magnifiques cheveux châtains, Augustine était une très jolie jeune fille. D’une beauté prometteuse, bien qu’encore un peu fluette et manquant légèrement de formes, elle faisait déjà tourner la tête des garçons à Villandry. Très souvent sollicitée pour aller danser et s’amuser au bal, son père et sa mère s’étaient toujours opposés à la laisser sortir seule, sachant trop bien ce que pouvaient espérer les garçons. Mais comme tous les jeunes gens de son âge, elle ne croyait pas ses parents, pensant que tous étaient des amis appréciant sa compagnie et faisant les idiots avec elle par nature.
Ce ne fut qu’après la mort de son père qu’Augustine prit conscience de la réalité des choses. Les regards de ses camarades, jusqu’ici tendres et rêveurs, étaient subitement devenus plus sombres, presque dérangeants. La gentillesse des premières rencontres, essentielle pour pouvoir séduire, avait laissé place à une espèce de décontraction malsaine. Plusieurs fois, Augustine s’était fait toucher les fesses ou la poitrine par certains garçons ne montrant plus aucune retenue. Comme si le fait qu’elle fut, malgré elle, la fille d’un brigand, leur donnait le droit de la malmener.
Cette situation dura jusqu’à ce qu’elle en gifle deux qui l’avaient suivie dans une ruelle du village, tout en lui servant des réflexions salaces. Surpris par les gifles qu’ils venaient de recevoir, les deux garnements serrèrent les poings pour répondre, quand leur regard croisa celui du curé qui sortait à l’instant d’une maison où il venait de donner l’extrême-onction. Paniqués à l’idée que leur comportement puisse être connu, surtout de leurs parents, les deux gredins disparurent aussitôt en courant. Mais le mal était fait et le souvenir resta vivace un long moment chez la malheureuse jeune fille.
Plutôt coquette, malgré le style de vie généralement austère qu’elle avait mené jusqu’ici, Augustine était des trois membres de sa famille, la plus heureuse de venir vivre à la ville. Elle pensait qu’ainsi, elle pourrait être à la pointe de l’élégance et suivre toutes les tendances vestimentaires du moment. Émerveillée par le grandiose qu’offrait la verrière de la gare Montparnasse, elle l’observa un long moment en silence. Tous ces bruits, ce tumulte de va-et-vient la rendait heureuse. Ici elle se sentait vivante, enfin ! Elle allait pouvoir quitter le travail de la terre et remplacer ses habituels sabots par de jolies chaussures en cuir.
— Attention, lança une voix de jeune garçon derrière elle.
S’écartant rapidement de la descente du train, la jeune fille aperçut un sac en toile volant par-dessus son épaule, qui s’écrasa sur le quai. C’était Charles, son frère qui, poussé par les autres voyageurs agacés par le temps que la famille prenait pour descendre, s’empressait de jeter les dernières affaires sur le quai. Attrapant les deux valises, il sauta prestement sur le béton et regroupa sacs, valises et baluchons le long du wagon. Il leva ensuite les yeux et observa autour de lui.
À l’inverse de sa sœur, il ressentait exactement la même sensation que sa mère, mélange d’inquiétude de ce qu’ils allaient devenir dans cette gigantesque cité et de soulagement d’avoir laissé derrière lui tous ses problèmes. Car lui aussi avait été victime du comportement de la population de Villandry. Sans même savoir pourquoi, les autres jeunes garçons s’amusaient à lui mener la vie dure. Les bagarres étaient devenues monnaie courante, et par essence jamais équitables. Contraint de devoir se défendre, Charles était pourtant un jeune garçon d’une forte sensibilité et n’aimant pas la bagarre.
C’était l’éducation que lui avait donné son père, qui pensait que la violence n’avait aucune utilité, car elle ne suivait aucun but précis. Elle n’était pour lui qu’une preuve de l’absence de réflexion ou de peur chez ceux qui s’en servaient. Bien qu’il insista sur le principe de toujours se défendre et se faire respecter. Aussi, lorsque l’on s’attaquait à lui, Charles n’hésitait pas à répondre. Comme ce soir de printemps où en rentrant du village après être allé chercher chez le charron, un lourd madrier de bois pour réparer l’attelage leur permettant de travailler la terre, il se retrouva au détour d’un virage, nez à nez avec les trois frères Michelier qui l’attendaient assis sur le talus. Comprenant immédiatement le but de leur présence, Charles anticipa leur action sans leur laisser le temps de parler. De toutes ses forces, il leur jeta en pleine poitrine la lourde pièce de bois qu’il maintenait jusque-là sur son épaule.
L’aîné des frères se retrouvant projeté au sol, fut couché sous le madrier, et tandis que le deuxième faisait un saut de côté pour éviter le projectile, Charles en profita pour se ruer sur le troisième qui regardait passer le projectile. D’un colossal direct, il le coucha. Se tournant vers le second, qui reprenait à peine son équilibre, il l’abattit d’un crochet à la tempe. Puis il s’agenouilla rapidement sur le torse de l’aîné toujours sous le madrier et lui décocha, avant qu’il ne puisse se relever, un violent coup de poing, qui lui brisa aussitôt le nez. Les trois malfrats hors-jeu et geignant à terre, il ramassa en silence le madrier qu’il hissa sur son épaule et reprit son chemin en direction de la ferme, sans perdre de temps, se gardant bien de raconter à sa mère ou à sa sœur ce qui lui était arrivé en chemin.
Au petit jour, le soleil se levait à peine, quand des coups répétés à la porte sortirent Anne-Marie et ses enfants de leur sommeil. Après avoir enfilé une couverture par-dessus sa chemise de nuit, la mère se dirigea vers la fenêtre de la chambre où toute la famille dormait, passant devant Augustine et Charles qui, assis sur leur lit, l’observaient en silence. Elle ouvrit la fenêtre et poussa sur le volet. Dans un grincement, la lumière entra dans la pièce et Anne-Marie se pencha à l’extérieur où elle aperçut le père des frères Michelier, Mathurin.
— Que veux-tu à cette heure Mathurin ? lui demanda-t-elle.
Levant la tête vers la fenêtre, le cinquantenaire cria en tendant le poing dans sa direction.
— Ton fils ! Il a abîmé mes trois garçons hier soir. On n’a pas idée de faire une chose pareille. C’est bien le fils de son père, celui-là. Un vaut-rien !
Tournant la tête en direction de Charles qui, à peine réveillé et en pyjama, baissait les yeux, Anne-Marie fit la moue. Elle connaissait son garçon et savait qu’il ne se battait pas de manière gratuite. Reprenant sa place à la fenêtre, elle lança alors au père Michelier :
— Tes trois garçons ? Tu te moques de moi ? Mon fils seul face à eux trois et en plus tu viens te plaindre chez moi. T’as pas honte, dis ?
Désarçonné par cette réaction à laquelle il ne s’attendait pas, le père Michelier resta muet. D’un air un brin moqueur, Anne-Marie ajouta :
— Tu ferais mieux de leur apprendre à bien se comporter plutôt que de venir les défendre ici.
Puis d’un geste sec, elle referma le volet. Ce jour-là, Anne-Marie avait disputé Charles par principe, mais le cœur n’y était pas. Elle savait très bien que le jugement rendu contre feu son époux, poussait certains à se croire dans leur bon droit vis-à-vis d’eux, peu importait la raison, même lorsqu’ils étaient les agresseurs.
Mais ces mauvais moments n’étaient maintenant plus que des souvenirs, loin derrière eux. Tous les trois sur le quai, ils saisirent leurs effets et suivirent la foule qui quittait les lieux. Cette marée humaine était si dense qu’ils éprouvaient des difficultés à rester groupés et étaient contraints de s’appeler pour ne pas se retrouver isolés. Anne-Marie marchait en tête, suivie de près par Augustine un peu malmenée par ce flot auquel elle n’était pas habituée. Charles fermait la marche, portant la majorité des paquets.
Parvenus sur le parvis de la gare, Anne-Marie avisa un bistrot indiquant être également relais de téléphone et annonça à ses enfants :
— Allons là-bas, je dois téléphoner.
Face à la devanture, elle leur dit :
— Attendez-moi là, ce ne sera pas long.
Anne-Marie, épuisée par le voyage, entra dans le café situé sur la rue de l’arrivée et demanda si elle pouvait téléphoner, pendant que ses enfants, assis sur les valises dans la rue, n’en finissaient pas de découvrir l’ambiance de la capitale. Rien de ce qu’ils voyaient défiler devant leurs yeux ne ressemblait à ce qu’ils avaient vécu jusqu’ici. Les immeubles étaient hauts et serrés, le sol était partout fait de pavés au milieu desquels de longs rails servaient de route aux tramways vrombissants. Des calèches allaient et venaient, les passants paraissaient tous aussi pressés les uns que les autres, et affichaient pour certains de magnifiques vêtements. Les hommes portaient presque tous des costumes sombres parfaitement taillés, tandis que les femmes resplendissaient dans leurs longues robes confectionnées de toutes sortes de tissus et de couleurs. Les quelques passants moins bien habillés étaient souvent les fonctionnaires en uniformes : postiers, policiers, égoutiers… Les deux enfants n’en finissaient pas d’observer ce monde totalement inédit et c’est le sourire aux lèvres qu’ils attendirent le retour de leur mère.
À l’intérieur du café, Anne-Marie décrocha le combiné et demanda à la standardiste de lui passer un numéro à Ménilmontant. Quelques instants plus tard, à l’autre bout du fil, une femme à la voix désagréable décrocha.
— Bonjour, je suis Anne-Marie Jeannin et je souhaite parler à Madame Martin.
— Qu’est-ce que vous me voulez ?
— C’est Monsieur Lebrac, le maire de Villandry, qui m’a dit de vous contacter. C’est au sujet d’un logement pour moi et mes enfants.
— Oui, je suis au courant. Retrouvez-moi six rue de la Mare pour dix-sept heures. Ne soyez pas en retard.
— Très bien, mais comment vous reconnaîtrai-je ?
— C’est moi qui vous reconnaîtrai.
Puis la communication fut brutalement coupée. Un peu surprise de la teneur de leurs échanges et de la rapidité avec laquelle tout cela s’était passé, Anne-Marie rajusta sa coiffe et sortit de la cabine. Longeant le comptoir, elle demanda au tenancier, un homme d’une cinquantaine d’années avec une grosse moustache blanche, le prix de la communication :
— Dix centimes.
— Tenez, répondit-elle en sortant une petite pièce de son porte-monnaie.
— Vous venez d’arriver à Paris vous, ou je me trompe ? dit-il avec un fort accent parisien.
— Oui.
— Seule avec vos deux petits qui sont dehors ?
— En effet.
— Et votre mari, il n’est pas venu avec vous ?
Un peu désarçonnée par l’évocation de son défunt mari, Anne-Marie rangea le porte-monnaie dans son sac et se dirigea vers la sortie sans répondre à cette question, se contentant d’un poli :
— Merci Monsieur. Au revoir.
La regardant fermer la porte derrière elle, le tenancier pensa à haute voix.
— Encore une malheureuse qui espère trouver un avenir ici. Pauvres gens !
Marchant dans la rue avec ses enfants, Anne-Marie se dirigea comme convenu vers la rue de la Mare, demandant leur chemin à différents passants. Jusqu’à emprunter finalement, sur le conseil d’un kiosquier, un omnibus à cheval qui les mena de Montparnasse à la place de la République. Là, ils descendirent et reprirent leur marche en direction de Ménilmontant. Chemin faisant, ils croisèrent de nombreux travailleurs qui semblaient tous plus ou moins heureux de leur sort. Les enfants ne s’en rendaient pas vraiment compte, mais cette vision rassurait quelque peu Anne-Marie.
Pourtant, petit à petit, l’ambiance changeait à mesure qu’ils se rapprochaient de leur destination. Les bâtiments semblaient de plus en plus délabrés, les personnes qu’ils croisaient paraissant plus pauvres, voire sans le sou. Des hommes seuls, débraillés et assis à même le trottoir les observaient avec une lueur malsaine dans le regard ou étaient perdus dans leurs songes. Très gênés, Anne-Marie et ses enfants poursuivirent néanmoins leur chemin.
Après un long moment de marche tout en portant leurs sacs et valises, ils parvinrent enfin, exténués, à l’adresse indiquée. S’installant sur leurs valises déposées sur les pavés déformés et sales, tous les trois attendirent l’arrivée de cette fameuse Madame Martin. Puisqu’ils avaient un peu de temps, ils observèrent autour d’eux. Le quartier était, on ne peut plus dégoûtant. Du crottin de cheval plein les rues, des détritus dans les recoins, les façades des immeubles noires et abîmées. Rien de ce qu’ils pouvaient voir ne les rassurait, et l’envie de prendre leurs jambes à leur cou commençait à les gagner. Mais après un tel voyage, ils étaient bien trop fatigués pour faire le moindre effort supplémentaire. Et puis pour aller où après tout ?
Au bout de quelques minutes, arriva devant eux une grande femme, maigre, le visage osseux, évoluant avec des gestes assez masculins. Elle avait les cheveux gris, attachés derrière la tête en un vilain chignon et portait un chemisier blanc sur une jupe grise, sur laquelle trônait un tablier bleu nuit. Sans un regard ni un sourire pour les enfants, elle lança sèchement à leur mère :
— Anne-Marie Jeannin ?
— Oui.
— Suivez-moi !
Sans attendre, la vieille femme s’élança dans les rues nauséabondes du quartier. Durant dix minutes elle descendit à vive allure ces rues en pente en entraînant Anne-Marie et ses enfants, avant de s’arrêter devant le numéro vingt-neuf de l’une d’elles.
La rejoignant à grand-peine, exténués, les pieds endoloris et les bras chargés, les trois membres de la famille Jeannin se postèrent à ses côtés et observèrent le bâtiment. Ce qu’ils découvrirent les attrista. L’immeuble était vétuste. D’une couleur jaunâtre, il était taché d’une crasse noire qui s’écoulait le long des murs. Il manquait des lattes de bois à tous les volets, quand ces derniers n’étaient pas tout simplement absents.
Répugnés par ce qu’ils voyaient, les trois membres de la famille se regardèrent écœurés. Sans attendre plus longtemps, la logeuse introduisit la clé dans la porte et dit simplement :
— C’est là.
S’engouffrant dans un hall on ne peut plus sombre, Anne-Marie capta le regard inquiet de ses enfants.
— Allez les enfants, suivez la dame, dit-elle pour les faire avancer et tenter de les rassurer.
Augustine regarda son frère avec anxiété. Se secouant, ils attrapèrent leurs sacs et grimpèrent les deux marches du perron. Anne-Marie les suivit, lasse.
L’intérieur de l’immeuble était sale et abîmé. Une malheureuse ampoule éclairait, on se demandait bien comment, le long couloir d’un fil de lumière pâle. Après quelques mètres dans ce couloir, une odeur d’humidité saisit tout le monde à la gorge. Les murs, qui avaient dû à une certaine époque être de couleur blanche, étaient maintenant d’un gris sale, probablement dû à son ancienneté et à la poussière accumulée depuis des décennies. Sur tout un pan, des coulures marron d’on ne sait quel liquide descendaient du plafond jusqu’au sol. Au bout de ce couloir d’environ cinq ou six mètres, Madame Martin, la logeuse, grimpa un escalier serré et peu engageant. Sur plusieurs marches, il manquait des morceaux de parquet, permettant d’observer dans l’ouverture ainsi créée une montagne de détritus entassés. Aucun des Jeannin n’osa s’aider de la rambarde pour gravir cet escalier, tant celle-ci était couverte de crasse.
Durant l’ascension, la logeuse lança sèchement sans même se retourner :
— C’est au troisième.
Une fois les étages gravis, ils arrivèrent face à une porte crasseuse, sur un palier minuscule et poussiéreux. La vieille femme sortit une nouvelle clé de la poche de sa jupe et l’introduisit dans la serrure. Inquiète de ce qu’elle allait découvrir, Anne-Marie jeta un regard à ses enfants qui semblaient pétrifiés à l’idée d’habiter ici. D’un timide sourire, elle chercha à les rassurer, mais savait que cela ne suffirait pas. Madame Martin poussa la porte et s’effaça pour laisser passer Anne-Marie qui s’engouffra dans le logement.
La vision de ce qu’elle découvrit la désappointa. Une odeur pestilentielle de renfermé la saisit. Les volets, ou ce qu’il en restait étaient tirés, mais laissaient passer une lumière blafarde rendant l’atmosphère glauque. Lentement, la mère de famille observa le reste de la pièce.
Le logement ne se composait que d’une seule pièce mansardée, au milieu de laquelle trônait un vieux lit en fer tordu, sur lequel un matelas était replié en deux. Ce qui avait dû être une tapisserie se décollait des murs par lambeaux entiers. Dans un coin, elle aperçut un lavabo au fond duquel un dépôt sec apparaissait, l’eau avait dû s’en évaporer. Se tournant de l’autre côté de la pièce, elle distingua un fourneau datant au moins du Premier Empire, si ce n’était d’avant, totalement rouillé et minuscule, et dont l’un des pieds, cassé, était calé à l’aide d’un pavé. À ses côtés se tenait une table minuscule en bois, collée contre le mur et sous laquelle une chaise complètement désempaillée était glissée.
Anne-Marie hésita un instant, puis se retourna vers la logeuse. Elle ne voulait pas vivre ici, mais elle savait aussi qu’elle ne pourrait trouver mieux, du moins pour l’instant. Elle n’avait pas encore de travail et le peu d’économie qui lui restait ne leur permettrait pas de subvenir à leurs besoins plus de quelques semaines. Complètement abattue, elle fixa la vieille femme d’un regard dépité et se résigna à demander :
— Combien en voulez-vous ?
— Vingt francs par mois et deux mois payés d’avance.
Effarée du prix demandé, Anne-Marie rétorqua :
— Vingt francs ! Mais cela ne les vaut pas, s’écria-t-elle.
Agacée par cette réplique à laquelle elle était certainement habituée, la vieille femme qui commençait à s’impatienter, leva brutalement le plat de la main pour la stopper dans son élan et lui répondit :
— Houla, ma petite dame, si ça vous convient pas, vous déguerpissez aussi sec. J’ai dix personnes derrière qui sont prêtes à payer le double immédiatement. Je ne vous fais passer en priorité que pour faire plaisir à Lebrac. Mais si vous préférez, y a la zone à quelques kilomètres. Ça doit être moins cher.
— La zone ? interrogea Anne-Marie.
La vieille femme leva les yeux au ciel, saisissant que son interlocutrice, originaire de la campagne, ne savait pas ce dont il s’agissait, ce qui enlevait tout le poids de son argument. Magnanime, elle précisa :
— C’est le bidonville qui ceinture la ville !
Marquant l’arrêt, elle observa la réaction d’Anne-Marie avant d’ajouter d’un ton plus calme, mais toujours autoritaire :
— Donc vous prenez ou vous partez sans me faire perdre plus de temps.
Désarçonnée par la virulence avec laquelle cette femme venait de lui répondre, et sachant très bien qu’elle ne pouvait pas dormir dans la rue avec ses enfants, Anne-Marie lança à ces derniers un regard empli de tristesse. Un pâle sourire se dessina sur son visage, essayant de faire contre mauvaise fortune bon cœur. Se tournant vers Madame Martin, elle lui dit :
— C’est bon.
— Parfait. Donnez-moi les quarante francs de suite et je vous laisse vous installer.
Sortant son porte-monnaie de son sac, Anne-Marie prit le peu qu’il lui restait et les tendit à la logeuse.
— Bien, fit-elle en saisissant les billets. Et attention, je ne fais pas crédit. Si vous payez plus, vous restez plus, compris ?
À peine sa phrase terminée, elle tourna les talons et partit sans un mot de plus ni un regard pour les enfants, restés sur le pas de la porte. Les deux jeunes gens s’effacèrent alors rapidement pour ne pas être bousculés par cette vieille femme acariâtre, pressée de quitter les lieux une fois son argent empoché.
Toujours sur le palier, Charles l’observa descendre les escaliers dans la pénombre. Puis il se retourna vers l’appartement et vit sa mère à l’intérieur qui les regardait avec un sourire qui, malgré toute la volonté dont elle faisait preuve, n’arrivait pas à les convaincre. Elle leur fit alors signe d’entrer. Augustine prit les devants et attrapa la main de son petit frère afin de rejoindre leur mère qui les attendait les bras ouverts. Ils déposèrent leurs sacs et valises à l’intérieur et vinrent alors se blottir contre elle. D’une voix douce, Anne-Marie leur murmura dans le creux de l’oreille, les yeux embués de larmes :
— Ça va aller les enfants. Ça va aller.
2
Travailler pour survivre
Un vent d’automne froid et glacial soufflait en ce lundi matin du mois de novembre, annonçant l’arrivée prochaine de l’hiver. Anne-Marie tremblante était dehors, debout, immobile, enveloppée dans un long manteau pas assez épais pour la saison. Elle patientait depuis un moment dans une file d’attente de femmes qui cherchaient du travail comme ouvrière dans une usine. Celle pour laquelle elles patientaient toutes à cet instant, fabriquait des pinceaux.
C’était la deuxième entreprise où elle tentait sa chance ce jour-là. Voilà plusieurs jours qu’elle enchaînait les échecs. À chaque fois qu’elle avait dû essuyer un refus, elle n’était soit pas qualifiée, soit toutes les places étaient prises. À croire qu’il y avait trop de travailleurs pour un déficit de travail à Paris. On était bien loin du paradis dont parlaient les habitants de province qui évoquaient leur prochaine venue dans la capitale pour y trouver une vie meilleure. Tout y était sale, froid et dangereux. Anne-Marie observait discrètement les mains des travailleuses dans la file d’attente. Beaucoup avaient été blessées et leurs phalanges étaient souvent couvertes de cicatrices. Il manquait même des doigts à certaines, leurs mains ayant probablement été happées par des machines sur lesquelles elles travaillaient. Les discussions autour d’elle dans la file évoquaient régulièrement de graves blessures, voire des accidents mortels dans ces usines de misère.
Qu’il faisait froid et humide dans cette cour d’usine de l’Est parisien ! D’environ dix mètres par cinq, on y accédait d’un côté par une gigantesque grille où se tenait un gardien. L’autre côté de l’usine se composait d’un grand hangar fermé, fait de murs en briques rouges sur lesquels reposait une grande verrière poussiéreuse. Sous celle-ci, le bruit strident de machines-outils en fonctionnement résonnait. Une petite porte en fer, seul point de passage, donnait accès à l’intérieur du hangar. À côté un petit escalier d’une dizaine de marches donnait accès à une grande porte en bois. Cette dernière desservait les bureaux de l’usine.
Anne-Marie observait discrètement ses voisines. De nombreuses femmes qui l’entouraient paraissaient fatiguées et en mauvaise santé. Pâles, l’air très amaigries et souffrantes, elles patientaient en silence. Certaines s’épiaient discrètement, tandis que d’autres avaient le regard perdu dans le lointain.
À l’autre bout de la file se trouvait une petite table derrière laquelle était installé un homme. La cinquantaine, cheveux
