La cause semblait entendue: durant la Première Guerre mondiale, la Grande-Bretagne a rompu avec la longue tradition stratégique, qui assigne une place prépondérante à sa flotte. La Royal Navy a dû céder ce rang à l’armée de terre pour se trouver reléguée aux tâches de surveillance du trafic maritime, au blocus des empires centraux (ce qui n’est tout de même pas rien) et à quelques opérations périphériques lointaines du type expédition des Dardanelles ou camp retranché de Salonique, dont quasiment personne n’attendait qu’elles changent le cours de la guerre. Richard Dunley, historien australien de la diplomatie et du fait militaire à l’université de New South Wales (Canberra), vient de publier dans The Journal of Military History* un article qui conteste cette vision simpliste et univoque de la stratégie britannique.
La Royal Navy, arme fatale
Il ne s’agit certes pas de nier qu’en introduisant la conscription en janvier 1916, le Royaume-Uni a rompu avec sa pratique séculaire d’envoi de petits corps expéditionnaires sur le continent: les 4, l’amiral « Jacky » Fisher – tenu pour le plus grand marin britannique depuis Nelson –, ont défendu bec et ongles jusqu’en mai 1915 une autre vision. Dans laquelle l’arme de la victoire serait la Royal Navy, et pour laquelle les deux hommes ont mis sur pied un « plan Q » visant à attaquer l’Allemagne de Guillaume II sur son sol grâce à une série d’opérations combinées. Ce plan, sérieux et détaillé, est allé si loin que l’amiral Sir John Jellicoe, commandant de la , a reçu dans la matinée du 3 mai 1915 l’ordre de l’exécuter le 8 mai suivant. L’ordre a été reporté à J-2; non parce qu’il aurait été jugé fantaisiste ou inapplicable mais parce que ses deux promoteurs, Fisher et Churchill, ont été contraints de démissionner. Et que leurs deux successeurs, Henry Jackson et Arthur Balfour, ont adopté une ligne stratégique très différente. Après la guerre, de nombreux amiraux ont dénoncé le plan Q comme une « folie », une « fantaisie », et incriminé la personnalité fantasque et dilettante de Churchill tout en défendant Fisher qui, selon eux, « aurait fait semblant » pour ne pas affronter son supérieur vent debout. D’autres, au contraire, Basil Liddell Hart en tête, ont déploré l’approche « continentaliste » qui, selon eux, a rendu inévitables, sous la pression française, les hécatombes de la Somme et des Flandres, et défendu la tradition du « », à savoir l’approche indirecte et l’action périphérique. Bref, à la différence du couple Churchill-Fisher, Jackson et Balfour n’auraient eu aucune vision navale offensive, abandonnant la main au général Kitchener et à son armée de masse. La boue des Flandres et de Picardie l’a emporté sur les flots bleus.