Rock and Folk

Discographisme_33

“The Man-Machine”

Kraftwerk

Première parution: 13 mai 1978

Grace au succès international d’ “Autobahn”, Kraftwerk se rend aux États-Unis durant l’été 1974. A Chicago, Ralf et Florian s’entretiennent à la radio WXFM avec Saul Smaizys du magazine Triad, spécialisé dans la musique expérimentale. Au cours de l’émission, les deux Allemands définissent explicitement le concept qui sous-tend leur musique. Ils se perçoivent avant tout comme un orchestre non acoustique de haut-parleurs où la technologie dans son ensemble—c’est-à-dire aussi bien les synthétiseurs, la table de mixage que les éclairages—dialogue), présente, plein cadre, un poste de radio allemand des années 30 dessiné par Emil Schult. Outre la référence au passé, le sujet est bien la machine, productrice de liens entre les êtres. “Trans-Europe Express” déroge en apparence à la règle car la référence à la machine, en l’occurrence le train, n’est pas représentée, seul le titre de l’album et un morceau l’évoquent. Sur la pochette, les membres de Kraftwerk posent devant un rideau blanc dans une attitude qui pourrait rappeler celle des premiers groupes de rock des années 60, à la différence qu’ils semblent sortir d’un film d’avant-guerre ou bien appartenir à un quatuor interprétant du Bartók pour Deutsche Grammophon. Ce cliché réalisé par Maurice Seymour, spécialiste des gloires du show business des années 30 et 40, est un tantinet provocateur pour le public rock car il ringardise toutes les tenues extravagantes des stars de l’époque et impose un look sobre dont s’empareront tous les jeunes gens modernes deux ans plus tard. Mais la posture la plus édifiante et conceptuelle occupe le dos de la pochette. L’image a été réalisée par un certain Jacques Stara, à Paris. Chaque membre a été photographié séparément, leur regard fixe un horizon lointain et propre à chacun. Le photomontage les a réunis, mais ils semblent appartenir à des espaces individuels renforcés par une sorte d’aura lumineuse émanant de chacun. Une forme de désincarnation sublimée par l’irréalisme de la photo et qui constitue le pont idéal vers le prochain album. “Die MenschMaschine” pour l’Allemagne et “The ManMachine” pour le reste du monde magnifie l’ambition esthétique de Kraftwerk. Il ne s’agit plus d’une proposition sonore ou photographique, mais d’un concept artistique total, à l’image de celui du Bauhaus, incluant les représentations scéniques. Pour ces dernières, le groupe s’est fait fabriquer des mannequins appelés à les remplacer partiellement sur scène (les fameux robots). Ainsi, les musiciens deviennent par porosité la machine qu’ils utilisent, et en retour, loin d’être un objet froid, la machine vibre, fait danser et produit des émotions. Le titre, quelle que soit la langue utilisée, en est l’illustration. Un point sépare le mot de celui de , non pas pour les distinguer, mais pour indiquer subtilement leur équivalence, leur interchangeabilité, leur unité. Du reste, ce concept d’hommemachine ne s’applique pas uniquement aux quatre membres du groupe, mais, dans l’esprit de Kraftwerk, y inclut toute l’équipe technique, voire les spectateurs traversés par les ondes produites par le groupe. La photo de la pochette a été prise par Günter Fröhling dans l’escalier menant à son atelier. La dominante est rouge—les chemises, la rampe d’escalier, les lèvres ainsi que le fond ajouté par le DA Karl Klefisch—et compose avec le gris des pantalons et des barreaux d’escalier et surtout avec le noir des cravates, des cheveux et du lettrage un ensemble abstrait proche du constructivisme soviétique dont une des figures, créée par El Lissitzky, est reproduite au dos de la pochette. Le titre de l’album est surligné en rouge et souligné en noir. Dans cette représentation du monde, réduite à des formes géométriques, Kraftwerk perçoit une définition substantielle de sa musique dépassant la simple référence culturelle. En effet, cette affirmation identitaire s’exprime également par le regard du groupe uni vers un Est imaginaire, comme si ce territoire désignait le lieu du renouvellement du rock par opposition à l’Ouest (Etats-Unis et Royaume-Uni) resté sur une pratique musicale inchangée depuis sa création. Les cheveux courts, plaqués, auraient pu véhiculer une image ordonnée et uniforme. Mais, l’expression distanciée de Wolfgang Flür, celle ironique de Florian Schneider, déterminée de Ralf Hütter et neutre de Karl Bartos glissent un peu de distance et d’humour dans la scène. On sent néanmoins que chaque membre s’efface devant ce projet artistique. Cette posture s’aligne sur l’absence totale d’informations personnelles sur Ralf, Florian, Wolfgang ou Karl diffusées à la presse. Pas de frasque, d’humeur, de coup d’éclat ou de rattachement à un mouvement en dehors de celui qu’ils ont créé, à la différence des deux autres pôles synthétiques de l’époque: Giorgio Moroder et Jean-Michel Jarre. Avec “The Man-Machine”, Kraftwerk invente un langage sonore et visuel dont l’influence est massive et immédiate. Nourrir l’imaginaire de critiques rock comme Yves Adrien/Orphan s’évertuant à inventer un vocabulaire pour s’ajuster au mouvement: , , , … Donner naissance aux nombreuses vagues sonores synthétiques à venir. Kraftwek a débuté sa carrière dans les centres culturels de la Ruhr, il la poursuit aujourd’hui dans les musées d’art contemporain (Moma, Tate…) sans avoir changé d’un millimètre son concept qui s’est simplement enrichi des technologies émergentes.

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