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Livre électronique561 pages7 heures

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À propos de ce livre électronique

Un héritage en péril.
D'un jour à l'autre, Samantha Rosslyn, rédactrice publicitaire à Londres, voit son monde s'écrouler. Son agence est vendue, son travail disparaît et, comble de malheur, la brasserie familiale, héritage précieux de son grand-père, est au bord de la faillite. Déterminée à sauver ce dernier vestige de son enfance, Sam quitte la capitale pour Bourne-on-Sea, sa ville natale, et se lance dans une mission impossible : redresser une entreprise au bord du gouffre, tout en jonglant avec une famille aussi aimante qu'excentrique.
Tout se complique encore quand Sam décide de vendre un titre de propriété familial. Cela attire l'attention de Richard, un mystérieux historien américain qui bouleverse la vie de Sam, tant sur le plan professionnel que sentimental. Entre les taxes exorbitantes, la contrebande, un grand-père qui lutte contre le crime organisé avec ses anciens camarades de guerre, une sœur en croisade contre l'élevage en batterie et une meilleure amie qui tente d'échapper à un mariage arrangé, Sam se retrouve au cœur d'un tourbillon.
Plongez dans cette romance pétillante et pleine de rebondissements où l'amour, la famille et les secrets se mélangent avec brio.
LangueFrançais
ÉditeurSAGA Egmont
Date de sortie28 nov. 2025
ISBN9788727223780
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    Aperçu du livre

    Nous gagnerons ensemble - Madge Swindells

    Madge Swindells

    Nous gagnerons ensemble

    traduit de l’anglais par Hélène COLLON

    Saga

    Nous gagnerons ensemble

    Traduit par Hélène Collon

    Titre Original The Sentinel

    Langue Originale : Anglais

    Copyright ©2025 Saga Egmont  

    Tous droits réservés

    ISBN : 9788727223780

    1ère edition ebook

    Format : EPUB 3.0

    Aucune partie de cette publication ne peut être reproduite, stockée/archivée dans un système de récupération, ou transmise, sous quelque forme ou par quelque moyen que ce soit, sans l'accord écrit préalable de l'éditeur, ni être autrement diffusée sous une forme de reliure ou de couverture autre que dans laquelle il est publié et sans qu'une condition similaire ne soit imposée à l'acheteur ultérieur. Il est interdit de procéder à l’exploration de données (data mining) de cette publication, y compris à des fins de formation aux technologies de l'IA, sans l’autorisation écrite préalable de l’éditeur.

    www.sagaegmont.com

    Saga est une filiale d'Egmont. Egmont est la plus grande entreprise médiatique du Danemark et appartient exclusivement à la Fondation Egmont, qui fait un don annuel de près de 13,4 millions d'euros aux enfants en difficulté.

    Vognmagergade 11, 2, 1120 København K, Danemark

    Prologue

    Coventry, 4 juin 1057

    « Point n’iras, par ma foi, émoustiller les gueux.

    Godiva, ta révolte cul nu ne m’agrée ;

    Point ne me dédirai, et tu auras le fouet,

    Car pour toi jusqu’ici je fus trop généreux.

    Le pilori saura ton audace apaiser,

    Et que la peste soit de ton hideux projet. »

    Des menaces du comte, Godiva n’avait cure.

    Au matin elle irait chevaucher sans parure

    Pour qu’à ses miséreux Leofric fasse grâce

    De l’impôt qu’il levait sur toute la populace.

    Elle irait sous la guise des basses courtisanes.

    Mais voilà que la peur s’empare de son âme,

    Et qu’elle s’en va trouver, Dieu maudisse cet âne,

    Un écrivain public aussi puant qu’infâme,

    Édicter que chacun, rustaud et roturier,

    Ferme soigneusement et l’œil et le volet

    Lorsque, sur sa jument, nue elle passerait

    Si le vent ses cheveux d’aventure écartait.

    Bien longue fut la nuit pour le pauvre seigneur,

    Qui point ne s’assoupit tant il appréhendait

    D’être de ses sujets l’éternelle risée

    Si sa femme montrait son accort postérieur.

    La raison en était que tous les culs-terreux

    Par sa cupidité rendus sans un ducat

    Ne pouvaient même plus se payer un Coca.

    Toutefois, il se dit : jamais elle n’osera !

    Il la prendrait au mot, tel courage était rare.

    Nul ne saurait jamais que son épouse avait

    Pour abolir la dîme failli le disgracier.

    1.

    Ils avaient perdu.

    Comment était-ce possible, alors que les créas de chez Ogden avaient trimé jusqu’à pas d’heure, bien au-delà de leurs obligations morales ? Samantha n’aurait su dire à quand remontait sa dernière soirée de liberté, sans parler de son dernier jour de congé. Ces temps-ci, les slogans lui venaient même en rêve ; elle se réveillait en sursaut et cherchait à tâtons l’interrupteur de sa lampe de chevet pour noter aussitôt sa dernière trouvaille sur son carnet, constamment à portée de main.

    Au mépris de la douleur qui lui fouaillait les entrailles et lui martelait les tempes, elle contempla tristement son patron et amant en se mordillant le pouce. L’air sombre, debout derrière son bureau, Walter leur exposait la situation. La totalité de son capital étant investie dans cette petite agence, il se dépensait sans compter.

    – Sam, tu m’écoutes ? rouspéta Walter.

    – À quoi bon ?

    – Tu vas te taire, oui ?

    C’était Fiona qui venait de lui voler dans les plumes, et ça, ça faisait mal. Sam regarda tour à tour les membres du département création qui – épuisés, doués mais sous-payés – étaient venus s’entasser dans le bureau exigu du patron. Pour une fois, personne ne lançait de vannes. Walter portait un costume en mohair charbon, une chemise sombre et une cravate ton sur ton. Une vraie tenue d’enterrement. De circonstance, d’ailleurs : on était bel et bien en train d’enterrer l’agence Ogden.

    – On se sera bien battus.

    Mal à l’aise, Sam s’agita sur son siège. D’habitude, Walter évitait les banalités. Et pourquoi cet air coupable ? Elle le dévisagea longuement, attentivement.

    – Malheureusement, la banque n’a pas suivi. Après une discussion qui a duré toute la nuit, à midi tapant j’ai vendu la boîte à Mug & Mug. La bonne nouvelle, c’est que je nous ai tous vendus avec. Tous les représentants de la créa. Avec un contrat d’un an ; Samantha en a même un plus long. Et elle peut en négocier les modalités, dans des limites raisonnables.

    Sam fit la grimace. « Mug & Mug », c’était le surnom qu’ils donnaient à l’agence Meredith & Munrowe, avec laquelle ils s’étaient retrouvés en concurrence sur le budget promotionnel de BMI, un des plus gros concepteurs de logiciels du monde. Dans cette bataille digne de David et Goliath, Walter avait tenté d’imposer leur talent collectif face à ce géant de la communication. La présentation avait eu lieu le mois précédent, et Ogden aurait dû l’emporter.

    – Si je comprends bien, on ne l’a pas décrochée.

    – De quoi parles-tu ?

    – Mais de la lune, bordel !

    – Calme-toi, Sam. Il y a des gens qui ont besoin de croûter, je te signale.

    – Mais à quel prix ? En ralliant les rangs ennemis après avoir capitulé sans condition ?

    Walter ravala son agacement. Sam était vraiment trop naïve. Cependant, c’était elle qui, par la seule puissance imaginative de son talent, avait permis à son agence fauchée de se maintenir à flot. Le chèque qu’il venait d’encaisser récompensait toutes les idées de génie qu’elle avait pu lui apporter. Malheureusement, Sam connaissait mal la jungle des affaires ; elle, c’était à l’honneur et à l’idéal qu’elle était attachée. Et à lui, se rappela-t-il en se sentant brusquement coupable. Il s’était servi d’elle. Il réussit pourtant à sourire.

    – Nous n’avons pas capitulé sans condition. Loin de là. Jette un œil aux contrats. Vous serez mieux lotis qu’avant.

    Malgré tout, quelque chose clochait, Sam le sentait. Un doute terrible s’enracinait en elle. Était-ce pour en arriver là que Walter avait tant couru après le budget BMI ? Dans l’espoir que l’ennemi viendrait le tirer d’affaire moyennant finances ? Était-ce pour cela qu’elle-même s’était échinée tous les week-ends et pratiquement tous les soirs pendant des mois ? Elle, elle avait voulu sauver l’agence, mais pour la garder, pas pour la vendre.

    – Pourquoi tiennent-ils tant à nous embaucher, puisqu’on est si mauvais ? Explique-moi ça, si tu en es capable.

    Walter accusa le coup. Il y eut un long silence. Il tripotait sa cravate. Le rouge lui était monté aux joues, sa pomme d’Adam allait et venait, et Sam vit la sueur perler sur son front.

    – Parce que, en fait, on n’est pas si mauvais que ça. C’est nous qui avons emporté le marché. Évidemment. Grâce à tes slogans, Sam. Tu vas prendre la tête de leur nouvelle équipe créative. Du calme, du calme ! (Il dut crier pour se faire entendre pardessus l’incrédulité rageuse qui explosa brutalement.) Laissez-moi finir. Personnellement je me retire ; mais vous, vous héritez du contrat pour lequel vous vous êtes si bien battus. Alors qu’est-ce que ça peut faire si vos bureaux sont ailleurs plutôt qu’ici ? Vous aurez la sécurité, de meilleures conditions salariales, des primes plus élevées. On vous fera signer une clause de non-concurrence, mais c’est tout. D’ici là, on a du pain sur la planche. Alors, prenez tous votre lundi et bon week-end. Toi aussi, Samantha.

    Tout le monde braillait en même temps. Walter s’arrêta sur le seuil.

    – C’est ce que tu cherchais, hein, Walter ?

    – Le pactole.

    – En fait, on n’était pas du tout au bord de la faillite.

    – Tu peux t’attendre à recevoir mes notes de frais, Walter.

    – Je n’en ai parlé à personne, mais j’ai vérifié notre situation financière. On n’était absolument pas dans le rouge. (Rupert, le directeur artistique, prenait rarement la parole en public. Il ôta ses lunettes et les nettoya avec son mouchoir.)

    – C’est nous qui avons été vendus, pas la boîte, tenta d’expliquer Sam. Et c’est Walter qui empoche le fric. Ils ne pouvaient pas se permettre de perdre le budget BMI. N’est-ce pas, Walter ? Et tu le savais pertinemment.

    – Ce n’est pas ce que j’ai dit, Sam.

    – Le problème, c’est que tu es un sale menteur.

    Les clameurs se muèrent en un brouhaha confus. Walter s’enfuit en claquant la porte.

    Le téléphone sonna. Quelqu’un décrocha.

    – Pour toi, Sam.

    La standardiste déclara :

    – Excusez-moi, mon petit. On m’avait bien demandé de ne passer aucun appel, mais celui-ci est urgent. Un certain John Carvossah.

    – Allô, John ? Qu’est-ce qu’il y a ? C’est grand-papa ? Il lui est arrivé quelque chose ?

    John répondit d’une voix grave où perçait un léger tremblement. Il dirigeait l’usine dont son grand-père était propriétaire, et elle le connaissait bien. Il l’invita à déjeuner. Sam fronça les sourcils.

    – D’accord pour treize heures. Mais tu m’inquiètes... qu’est-ce qui se passe ?

    – Mais rien, rien d’extraordinaire ! En tout cas, pas dans l’immédiat. Je tiens simplement à ce que tu sois au courant de tout. Il se trouve que Trevor joue du violon pendant que Rome est en flammes. Or il s’agit aussi de ton héritage.

    – C’est ça que tu appelles « rien d’extraordinaire » !

    – Je t’expliquerai tout à l’heure.

    Sam jeta un coup d’œil à sa montre. Il allait falloir qu’elle se dépêche. Elle attrapa son sac et fila au vestiaire. Fiona la rattrapa.

    – Tu prends les choses trop à cœur, Sam. Tu te plairas là-bas, tu verras. On est mieux payés et on a plus de vacances. Ils ont même un court de tennis !

    – Qu’ils aillent se faire foutre ! Tous ! Je refuse de signer un contrat comportant une clause restrictive. De toute façon, ça sent trop mauvais, par ici... je crois que je vais rentrer chez moi pendant quelque temps.

    Fiona posa sur elle de grands yeux bleus empreints de compassion. Puis elle rajusta sa chemise Prada, secoua la crinière blonde qui lui retombait sur les épaules et resserra sa ceinture.

    – Et où est-ce, chez toi ?

    – Dans la cambrousse. Au fin fond de nulle part. Je dirai même : une des toutes dernières régions vierges d’Angleterre, où rien ne saurait ébranler le flegme du péquenaud moyen, à part l’augmentation du prix de la bière. Mon grand-père y possède une petite brasserie.

    – Et Walter ? Tu vas lui manquer.

    – Pas bien longtemps, je parie. Il n’y avait rien de très sérieux entre nous.

    Plus maintenant, en tout cas. Elle ne pourrait jamais lui pardonner.

    – Moi, il m’a toujours plu.

    – Eh bien, je te le laisse.

    Fiona s’admira dans la glace.

    – Je n’ai jamais compris ce que vous aviez en commun, lui et toi.

    – Pose-lui la question !

    – Si tu veux savoir, c’est déjà fait. (Fiona lui opposait tout à coup un visage hostile.) Il a répondu que 1) ton talent l’éblouissait, 2) tu le faisais bander et 3) c’était un boulot à plein temps rien que pour essayer de se maintenir à ton niveau.

    – Ça alors ! Il a dit ça ? Je n’en reviens pas.

    Oui, il avait dit ça – et bien d’autres choses encore que Fiona n’allait tout de même pas lui répéter. Peu désireuse de montrer sa jalousie, elle se retourna vers le miroir et entreprit de retoucher son rouge à lèvres. Décidément, certaines filles avaient tout pour elles, ce n’était pas juste. Sam avait le teint mat, la peau fine, des lèvres sensuelles, des sourcils fournis, des yeux de velours sombre et une crinière broussailleuse aux boucles presque noires ; et pourtant, ce n’était pas sa beauté qui séduisait tant Walter, mais sa nature chaleureuse et impulsive.

    – Sam ? Tu crois vraiment que Walter et moi... ?

    Elle chercha la jeune femme du regard. Mais elle avait déjà disparu.

    2.

    John l’attendait devant le restaurant Good Earth. Dès qu’il l’aperçut, il concentra sur elle toute sa puissance de séduction en irradiant simultanément d’admiration et de désir brut, le tout relevé d’un sourire complice et d’un petit air perplexe où il fallait déchiffrer : « Comment se fait-il qu’on ne soit pas encore ensemble, toi et moi ? » Cette attitude était à cent pour cent feinte ; Sam l’avait vu faire ce coup-là des dizaines de fois, à des degrés d’intensité variables selon la personne qu’il s’efforçait de charmer.

    – Si tu savais ce que je suis content de te voir, Sam ! Tu es superbe. Tu m’as tellement manqué...

    John avait un visage carré, sans rien de très marquant : de grands yeux bleus, des traits réguliers mais comme émoussés, des cheveux châtain clair dont le soleil avait éclairci quelques mèches... Le type même du gars sympa, champion de natation longue distance, qui faisait de la voile et avait pratiqué le rugby à l’université. Le genre à apprécier par-dessus tout la camaraderie virile – ce qui n’empêchait pas les femmes d’être toutes à ses pieds. Toutes, sauf celle qu’il aimait.

    Sam était encore au lycée quand il était entré chez Woodlands ; elle était tombée amoureuse de lui avec une fougue douloureuse toute adolescente. Une brusque chaleur continuait d’ailleurs à l’envahir de la pointe des pieds à la racine des cheveux lorsqu’elle se remémorait le jour de ses dix-sept ans. Le jour où elle l’avait demandé en mariage.

    « On verra si tu veux toujours m’épouser quand tu auras l’âge », avait-il promis.

    Il se plaisait à la taquiner avec cette histoire chaque fois qu’elle se fâchait contre lui, mais, à présent, Sam n’éprouvait plus pour John qu’une affection fraternelle. En revanche, elle trouva que son bras s’attardait un peu trop autour de ses épaules ; elle le repoussa, esquiva les menus propos dont il l’assaillait et en appela à sa patience, tandis qu’on les conduisait vers une table d’angle.

    – Vas-y, maintenant. Dis-moi carrément la vérité.

    – Eh bien, il faudrait que quelqu’un fasse entendre raison à ton grand-père.

    – Continue.

    – On est dans le pétrin, mais il refuse de voir les choses en face. Le secteur de la brasserie n’est plus ce qu’il était. La bière traditionnelle britannique est à l’agonie, mais, dans le Kent, l’heure de son trépas sonnera plus tôt qu’ailleurs à cause des importations clandestines qui ruinent la production locale. Nous sommes scandaleusement taxés ! Les amateurs vont acheter leur bière en France et la rapportent comme ils veulent, quand ils veulent.

    – Tout le monde n’a pas les moyens de faire un saut outre-Manche pour aller chercher sa canette.

    – Certes, mais on ne compte plus les truands établis dans un galetas de Douvres qui font faire l’aller-retour à de jeunes chômeurs, par le ferry ou par l’hovercraft.

    – Ils ne sont pas inquiétés à la douane ?

    – Vingt et un millions de voyageurs passent par là chaque année.

    – Je vois que le moral n’est pas brillant, aujourd’hui.

    – Tu ne sais pas le pire. Ce qui tracasse le plus Trevor, c’est un certain gang qui fait clandestinement entrer sur le territoire de la bière et des alcools forts provenant de cargaisons détournées. Il s’est mis en tête de les pincer. Je ne sais pas pourquoi, il croit qu’ils cherchent spécifiquement à affaiblir notre position pour nous forcer à vendre. Ce qui n’a aucun sens – nous sommes bien trop insignifiants.

    – Trevor doit avoir ses raisons.

    – Sam, écoute-moi. Je serai franc : il ne rajeunit pas, c’est un fait que tu dois accepter. Il se croit encore dans les brigades d’intervention spéciales, le vieux chnoque !

    Sam s’irritait de l’entendre parler de son grand-père en ces termes.

    – Tu n’as aucun droit de...

    John lui prit la main.

    – D’accord, d’accord. Je te demande pardon. Tu connais mes sentiments pour Trevor. Il m’a quand même sauvé la vie. Seulement, il faut faire quelque chose. Il traque les contrebandiers au fieu de s’occuper de la brasserie. Nous avons un découvert très important et, comme on nous a fait une offre intéressante, la banque le harcèle pour qu’il vende.

    – Quoi ! (Quelques têtes se tournèrent.) On ne m’a pas parlé de ça !

    La moutarde lui monta au nez. Décidément, tout le monde se donnait le mot pour lui retirer le tapis sous les pieds. D’abord Walter, et maintenant grand-papa. Pourquoi ne lui avaient-ils pas parlé de cette offre, l’un comme l’autre ?

    – Je te trouve bien agressive. Disons que, depuis quelque temps, une brasserie tchèque bien établie, la marque Balaton, soumet des propositions à Woodlands. Jusqu’ici, Trevor les a toutes repoussées, mais ces gens sont décidés à lui en donner un bon prix et la banque accentue la pression.

    – Et de quelle manière, s’il te plaît ?

    – En réduisant notre découvert autorisé. Trevor n’a plus assez de liquidités pour acheter son houblon et payer ses employés.

    Sam était sous le choc. Les joues en feu, elle s’enquit :

    – Et toi, qu’en penses-tu ? Que grand-papa doit vendre ?

    – J’ai à cœur les intérêts de la famille. Et je ne crois plus Trevor capable de diriger l’entreprise. Je suis désolé de te parler aussi crûment, mais je crois qu’il devient sénile...

    Le sang de Sam ne fit qu’un tour. Trevor avait embauché John après que ce dernier eut fait faillite ; il lui avait cédé des actions et confié un emploi à vie. Sam n’avait jamais su pourquoi, d’ailleurs. Et voilà comment il l’en remerciait ! Pourtant, en lançant sa riposte, elle conserva un visage impassible.

    – J’ai reçu une lettre de Shireen, annonça-t-elle. Elle se marie. Elle va revenir acheter son trousseau et faire ses adieux. (Elle avait mis dans le mille. John était complètement déstabilisé ; elle ne l’avait jamais vu dans cet état. Sam se leva.) Tu vas me trouver malpolie, mais il faut que je retourne au bureau. Je parlerai à grand-papa. Merci pour le déjeuner.

    Elle atteignait la porte quand John la rattrapa par le bras.

    – Tu ne changeras jamais. Tu frappes et tu te sauves, comme toujours. Tout à fait ton style.

    – Lâche-moi. Je ne te laisserai pas insulter plus longtemps mon grand-père devant moi. Le jour où il deviendra sénile – en admettant que ça arrive – , il sera encore deux fois plus intelligent que toi.

    Elle se dégagea et s’éloigna à grands pas.

    John paya l’addition, puis regagna le parking où il avait garé sa voiture, à quelques rues de là. Il appela la brasserie sur sa ligne privée pour avoir ses messages, mais eut en ligne Mona, l’unique sténodactylo qu’il aimait à faire passer pour sa secrétaire.

    – Mr. Carvossah est absent pour la journée, bredouilla-t-elle avant de raccrocher.

    – Quelle idiote ! (Il recomposa le numéro.) Mona, c’est moi, John !

    – Ah, c’est vous ? (Un gloussement.) Moi qui me croyais débarrassée de vous jusqu’à demain...

    – J’ai des messages ?

    Elle lui répéta les deux auxquels il s’attendait.

    – Attendez ! ajouta-t-elle. Il y en a un autre, d’un certain Mr. Kupi ! Je vous donne son numéro.

    John céda à l’affolement. Mona lui raccrocha au nez après un ultime « Salut ! », mais c’est à peine s’il s’en rendit compte. Déjà, il se replongeait dans le souvenir de sa rencontre avec Hans Kupi, huit mois plus tôt.

    La journée avait commencé comme toutes les autres. Les nuages bleu-noir semblaient posés sur les cheminées, les mouettes tournaient dans le ciel en poussant des cris perçants et le ressac s’écrasait sur les galets avec une telle force qu’on l’entendait à un kilomètre à la ronde. John avait plus ou moins décidé de sauter l’étape obligée au Smuggler’s Arms ¹ , mais, comme il marquait une pause indécise devant l’entrée, des gouttes de pluie commencèrent à s’écraser tout autour de lui. Alors, il poussa les portes battantes.

    Le pub était sombre et assez miteux. Rob, le barman – qui en était également le gérant – , avait l’air de soigner une gueule de bois carabinée. Son regard gris, qui brillait derrière ses lunettes à monture dorée, lui révéla que les affaires étaient mauvaises et le moral en baisse. John se força à sourire.

    – Alors, vieux, ça va ? Tu connais celle du marin et de la sirène ?

    – Tu me l’as déjà racontée la dernière fois. Tu ne t’améliores pas, John. Ça va si mal que ça au boulot ?

    Pour un homme de sa carrure, Rob avait une voix étonnamment haut perchée.

    – Tu rigoles ! Au contraire, on engrange tellement de bénéfices qu’on ne sait plus où les mettre.

    – Ça aussi, tu me l’as dit la dernière fois, et je ne t’ai pas cru non plus. Qu’est-ce que tu prends ? Comme d’habitude ?

    – Je t’ai bien dit, pourtant, d’où venait le problème ; seulement, chez vous, personne n’a levé le petit doigt. On a des jeunes parmi notre clientèle, ici, et, pour eux, il nous faut les nouvelles marques de bière, celles qui sont à la mode. Seuls les vieux apprécient la bière traditionnelle. Pour écouter, tu es très fort, John ; mais est-ce qu’il t’arrive de faire remonter l’information ?

    – Bien sûr.

    Rob s’embarquait dans son sermon préféré. Un verre de jus de pomme glissa sur le comptoir en direction de John. Il aurait préféré une bière, mais, malgré son jeune âge – vingt-huit ans – , il avait des problèmes de foie.

    Là-dessus débarqua une invasion de touristes belges qui le chassa du bar. Il prit son jus de fruits et alla se réfugier sur une banquette, près d’une fenêtre, dans l’intention de rédiger son rapport. Une minute plus tard, il sentait la table osciller : quelqu’un s’asseyait en face de lui. Il s’assura du regard que, le pub étant à moitié vide, les chaises libres ne manquaient pas et s’apprêta à protester, mais, devant le regard du nouveau venu, il se ravisa.

    – Je m’appelle Hans Kupi. Je vous connais de vue. John Carvossah, c’est bien ça ?

    Bien qu’il fût vêtu d’un élégant complet gris sur mesure, assorti d’une cravate en soie faite main, l’homme avait quand même l’air de sortir de prison ; peut-être à cause de ses cheveux gris coupés très court, de son regard implacable et de sa dent en acier.

    – Comment connaissez-vous mon nom ? s’enquit John

    – Je me suis renseigné. Il faut qu’on se parle, vous et moi.

    – Je n’arrive pas à situer exactement votre accent... (Le front barré d’un pli soucieux, John cherchait à gagner du temps.)

    – Je suis tchèque. Je viens de Pilsen, où je suis brasseur. Mais je cherche à m’agrandir. Je me suis intéressé à Woodlands, en bavardant un peu avec les gens dans les pubs de la région. On m’a fait des tas de compliments sur vous, John. Vous avez essayé de faire entrer la brasserie dans le xx e siècle avant que le xxi e se profile à l’horizon ; malheureusement, vous n’y êtes pas arrivé, si j’ai bien compris. Parce que le vieux n’en fait qu’à sa tête.

    – C’est quelqu’un de bien, s’insurgea John. Pas très progressiste, c’est tout.

    – Vous êtes loyal. Ça me plaît. Seulement, si vous persistez dans cette voie, vous serez bientôt au chômage. Je me propose d’intervenir.

    Kupi s’interrompit et but quelques petites gorgées de bière en contemplant tour à tour les antiques poutres en chêne, le carrelage immaculé et les tables libres autour d’eux.

    – Comment ? interrogea John, cédant à la curiosité.

    – Il y a un an, j’ai envoyé deux éclaireurs trouver une éventuelle brasserie à racheter, et Woodlands correspond au profil. Le vieux Rosslyn a atteint ses limites, et la société, qui souffre d’un passif énorme, n’a pour héritières que ses deux petites-filles.

    – Pourquoi me racontez-vous tout ça ?

    John se demandait s’il devait s’intéresser à la discussion ou se sentir carrément insulté.

    – Parce que je voudrais que vous vous rangiez à mon côté. Je suis en quête d’un gestionnaire compétent pour Woodlands, et je me targue de savoir jauger les hommes à leur juste valeur. Je ne vais pas tarder à formuler une offre. Ne vous y opposez pas. C’est tout ce que je vous demande.

    Ébahi, John se sentait acculé, comme une bête traquée. Il se passa la main dans les cheveux. Il n’était pas fait pour les affaires et il en avait parfaitement conscience.

    – Je dois reconnaître que vous avez bien préparé le terrain, Kupi. Mais vous ignorez à qui vous parlez. Alors venons-en au fait, si vous le voulez bien.

    – Pourquoi n’avez-vous jamais cherché à exporter la bière que vous fabriquez ? rétorqua l’autre en haussant les épaules.

    – Nos affiches ne couvrent pas non plus les murs des pubs, et nous n’avons pas créé de nouveaux mélanges depuis une éternité.

    John regretta aussitôt ces paroles. Il rougit, et cela n’échappa pas à Kupi.

    – Pas évident de savoir envers qui se montrer loyal, hein ? L’entreprise, vos copains qui y travaillent ou le PDG. Vous devriez parler à Rosslyn. Un énorme marché s’ouvre en Russie pour les bières fortes ; or, le marché russe, je le connais comme ma poche. Essayez de le convaincre qu’il doit produire de la bière brune ou du stout... (Il se tut quelques instants, puis posa une mallette sur la table.) Considérez ceci comme une avance sur vos primes à venir, parce que je vais prendre la direction de votre entreprise, vous pouvez en être certain. Cependant, dans l’immédiat, il me faut une abondante provision de bonne bière bien forte, et je cherche à me la procurer. Je n’arrive pas à satisfaire la demande à l’Est. Alors fabriquez-en, et votre fortune est faite.

    – Nous avons déjà tenté d’exporter vers la Russie, mais le crime organisé contrôle les chemins de fer. On n’a pas réussi à s’introduire.

    – Ne vous en faites pas pour ça. Je paierai ce qu’il faudra.

    John le regarda d’un air méditatif.

    – John, vous passez à côté de la vie. Où ça va vous mener, tout ça ? À ce train-là, Woodlands va se casser la figure dans moins d’un an et vous vous retrouverez sur le carreau.

    Il avait raison. John se contentait de peu. Tout, chez lui – sa voiture, son domicile, ses vêtements et ses petites amies, ou plutôt son absence de petites amies – , respirait la médiocrité. Quand il lisait un article sur les gens qui s’étaient enrichis à la force du poignet, cela lui donnait envie de vomir. Les médias bassinaient constamment le grand public avec la réussite d’un petit nombre d’individus. John se savait sur le point de renoncer. Il percevait un salaire modeste et des commissions élevées, mais comment vendre quand on ne fabrique pas le bon produit ?

    Kupi lui tenait à présent un discours où il était question de... De quoi ? Une secousse l’électrisa de la tête aux pieds. De dix mille livres sterling dans la mallette qu’il poussait vers lui sous la table.

    – Travaillez dans mon sens et je vous promets que vous n’aurez pas à le regretter, déclara Kupi. Tenez-moi au courant de ce qui se passe. Persuadez Rosslyn de lancer une nouvelle bière brune, que nous puissions envisager l’exportation le plus tôt possible.

    Kupi lui serra la main et s’en fut. John ne bougea pas, sonné. Ça n’engage à rien, songea-t-il. Après tout, je n’ai rien signé. Je ne me suis nullement engagé vis-à-vis de ce salopard. D’ailleurs, quel mal y a-t-il à exporter de la bière en Russie ?

    Du bout du pied, il tâtonna sous la table et trouva la mallette. Il l’attira à lui en s’assurant que personne ne le regardait.

    – À la prochaine, Rob ! lança-t-il en s’en allant.

    Une fois dehors, il entrouvrit la mallette ; elle contenait effectivement des liasses de billets soigneusement alignées. Il jeta un regard à son antique Ford Fiesta toute cabossée. Il aimait à la considérer comme une pièce de collection, mais, tout à coup, il porta sur elle un regard objectif. C’était une épave, un point, c’est tout.

    – Ma pauvre vieille, tu as connu des jours meilleurs.

    Il donna de petites tapes sur le capot. Il pouvait toujours se débarrasser de la mallette, ou la remettre à la police. Mais ça pouvait lui valoir des ennuis, peut-être même graves. Ou alors la rendre à Kupi lorsqu’ils se reverraient. Oui, c’était la meilleure solution. Mais, tout de même, dix mille livres... Et nettes d’impôts, en plus...

    La destinée n’y allait pas par quatre chemins quand elle avait décidé de prendre les choses en main : le lendemain même, le moteur de la Fiesta rendait l’âme, et John effectuait un premier versement pour une nouvelle voiture grâce à l’argent de la mallette. C’est drôle, se dit-il, un goût amer dans la bouche. Je suis entré dans ce pub en homme libre et, en un rien de temps, je me suis vendu pour dix mille livres.

    3.

    Sam passa l’après-midi à vider son bureau. La moitié du personnel était soûle, tendance larmoyante ; quant à Walter, il rôdait dans les parages, à lui seriner qu’elle s’en sortait royalement.

    – Tu ne peux pas me plaquer comme ça, Sam. J’ai les moyens de te poursuivre en justice, tu sais. Tu es sous contrat, tu me dois un préavis. À moins que ce détail ne t’ait échappé ?

    – Redescends sur terre, Walter. Mon contrat arrive à échéance dans trois semaines. Tu m’intenterais un procès pour si peu ?

    Il s’éloigna à grands pas, la laissant transporter seule deux gros cartons jusqu’à sa voiture. Elle rentra chez elle complètement abattue.

    Pourtant, d’ordinaire, il lui suffisait de pénétrer dans son appartement de Hampstead et d’en refermer la porte pour se sentir en paix avec le monde. D’accord, il était situé en contrebas de la rue, donc pas très clair les jours sans soleil, mais on était tout près du parc et, de sa fenêtre, on voyait le parterre de fleurs qu’elle avait planté au printemps. Ce jour-là, Sam mit Le Messie de Haendel, se prépara du thé et se planta devant ses tableaux représentant des paysages sauvages. Mais elle était encore sous le coup d’une tension douloureuse. Ce qu’il lui fallait, c’était de l’air. De l’air pur ! Elle fourragea dans son placard, trouva son survêtement et partit faire un peu de jogging. Jock, le colley du gardien, lui emboîta le pas en aboyant, et ils firent la course autour du lac. Elle rentra à sept heures et s’abîma aussitôt dans les tâches ménagères, corvée qu’elle différait depuis trop longtemps. Elle rangeait les affaires rapportées du bureau quand, tout à coup, on frappa à la porte.

    C’était Walter.

    – Tu n’as rien à faire ici. Va-t’en.

    – Ce que tu peux être gamine ! (Il entra de force et alla se vautrer sur le canapé du salon.) Tu sais comment ça s’appelle, ce que tu es en train de faire ? Jouer contre son camp. À vingt-quatre ans, tu peux être la plus jeune « dir créa » de Londres. Une occasion pareille ne se représentera pas. Je ne comprends pas comment tu peux envisager de flanquer en l’air ta carrière rien que pour te venger de moi. Tu m’en veux de ne t’avoir rien dit, mais honnêtement. Sam, je t’assure que je ne savais rien. Comment peux-tu me soupçonner ?

    – Je ne te suis plus. Me venger de toi ? Mais qu’est-ce que ça peut bien te faire, que je m’en aille ou pas ?

    – Tu ne vois vraiment pas ? Pas la moindre petite idée ?

    – Eh non.

    – Le contrat avec BMI précise bien : l’équipe qui a conçu la campagne. Donc, entre autres : toi. Plus de Sam, plus de contrat ! L’offre de Mug & Mug stipule « le contrat BMI et l’équipe gagnante ».

    – C’est bien ce que je disais : tu as voulu me vendre.

    – Je ne te demande que de tenir le coup un an.

    – Et où irai-je ensuite, après avoir signé pour deux ans une clause de non-concurrence déloyale ? Arrête de te ficher de moi, s’il te plaît.

    – Je peux ramener sa durée à un an, si tu veux. Et ajouter un pourcentage : 10 %, ça te va ?

    – Tu as un de ces culots ! Tu t’es servi de moi, salaud !

    – Pas si vite, Sam. Prendre la tête de la créa dans une des plus grosses agences de pub de Londres, c’est un sacré exploit, à ton âge.

    – Tu te répètes.

    – Et qu’est-ce que je vais devenir, moi, si je ne vends pas ? À mon âge à moi, un bon poste, ça ne se trouve pas comme ça.

    Sam s’étonnait de n’avoir jamais remarqué les plis de peau qui pendaient sous le menton de Walter ni les poches sous ses yeux. Comment avait-elle pu le trouver si dynamique, si fascinant ? Pour l’instant, il avait surtout l’air vaincu.

    – Walter, tu es un has been. Un quinquagénaire dépassé par la situation et qui, d’ailleurs, ne l’a jamais vraiment maîtrisée.

    – Rends-moi ce service au nom de notre amitié. On a passé de bons moments ensemble, toi et moi.

    – En es-tu bien sûr ? Je me souviens surtout de nombreuses soirées à veiller parce qu’à force de cajoleries, tu me poussais à trouver un nombre sans cesse croissant d’idées, de slogans et de visuels toujours plus ambitieux, jusqu’à ce que je ponde la totalité de la campagne. Et tout cela en me payant des clopinettes. Non, Walter. C’est fini, toi et moi. Donc, je t’en prie, va-t’en, maintenant.

    Malheureusement, il ne voulait pas s’en aller. Il fallut qu’elle le menace d’appeler la police. Alors seulement, il reprit à contrecœur le chemin de la porte.

    – Faut-il que je te supplie, Sam ? C’est cela que tu veux ? Ou bien tu espérais que je t’épouserais...

    Il esquiva le missile qu’elle lui lança et claqua la porte, laissant Sam balayer les morceaux d’un vase antique hérité de la plus toquée de ses tantes.

    Cela fait, elle s’assit, le temps de mettre les choses au point avec elle-même. Elle s’était fait avoir et ça faisait mal, mais au passage, elle en avait tiré une leçon précieuse, et on ne l’y reprendrait pas. Si Walter appliquait une éthique professionnelle douteuse, c’était son problème. Quant au nouveau poste qu’on lui offrait, il n’était pas exclu qu’elle l’accepte, après tout. Mais uniquement après avoir pris quelques vacances chez elle. En l’état actuel des choses, elle voyait d’un assez bon œil la perspective de se prélasser tout l’été. Et puis Trevor avait peut-être besoin de compagnie.

    Un regard à sa montre. Dix heures. Pas trop tard pour l’appeler – il ne se couchait jamais avant minuit. Elle écouta longtemps le téléphone sonner dans le vide à l’autre bout du fil. Pourquoi ne décrochait-on pas ? Elle ressentit un certain malaise ; absurde : il pouvait très bien dîner chez des amis, jouer au bridge ou faire une partie d’échecs avec le pasteur.

    D’ailleurs, à Bourne-on-Sea, il ne se passait jamais rien. Ce minuscule village qui datait du Moyen Âge possédait encore des rues bordées de cottages dans le style Tudor, plusieurs sécheries à houblon, quatre pubs antiques, une série de venelles pavées et une vieille église en pierre de taille, entourée d’une très ancienne haie d’ifs. Non loin de là, sur une hauteur dominant la mer, se trouvait le château à moitié en ruine qui appartenait à la famille de Sam depuis des générations. À ses pieds, une des plus belles places gazonnées du comté de Kent et sa ceinture de noyers. Plus loin se dressait la vieille ferme que Rosemary, la secrétaire de Trevor, avait rénovée pour abriter ses activités de dramaturge amateur.

    Penser au village et à son grand-père lui donna le mal du pays. Brusquement, Sam se rendit compte que, plus que tout au monde, elle désirait passer un été serein parmi les siens.

    4.

    En descendant du 4×4, Trevor se remémora une autre soirée comparable à celle-ci, bien des années plus tôt, avec un fin croissant de lune en forme de faux immaculée et une brume légère qui s’élevait progressivement au-dessus du sol en émettant une faible lueur. Un soirée froide, pour un mois de mai – mais, à l’époque, ils se moquaient bien de la température. La petite bande était accroupie sous les arbres : Trevor, George, Robin, Vim et Michel. Ce jour-là déjà, George le talonnait et Michel, comme toujours impatient, avait hâte de passer à l’action.

    Pourquoi les sinueuses avenues de la mémoire le ramenaient-elles toujours aux années de guerre ?

    – Allez, on y va, maintenant !

    Michel, évidemment. C’était bien son genre.

    – Et n’oublie pas : on attend qu’ils aient déchargé, d’accord ?

    Michel cligna de l’œil et dressa le pouce.

    – Bonne chance !

    Trevor et George laissèrent Michel dans le 4×4 garé au sommet de la falaise, en surplomb de la crique, et se mirent en marche une fois enfilés leur sac à dos. Après avoir fait un bout de chemin sur la crête, ils descendraient vers une petite anse bordée de galets que longeait une route déserte, à un peu plus d’un kilomètre de St. Margaret’s Bay. Des jumelles à infrarouge, un appareil photo muni d’un zoom et un arc avec ses flèches complétaient leur harnachement, sans compter une demi-bouteille de whisky – du Talisker – destiné à réchauffer leurs vieux os. Ce qui n’était pas du luxe, par les temps qui couraient.

    Incroyable, mais il se rappelait cette fameuse nuit comme si elle datait de quelques mois, et non de cinquante-cinq années ! Ce jour-là, ils ne transportaient que leurs fusils et un gros paquet cubique contenant une forte charge explosive – les détonateurs étant nichés à l’intérieur, tout simples et tout blancs – , ainsi qu’une longueur de mèche. Ils étaient arrivés en longeant le lac, prenant soin de rester à couvert sous les arbres et derrière les broussailles, en bordure de la Mzé, en contournant Nyrany jusqu’aux faubourgs de Pilsen. Là, ils avaient attendu.

    Trevor

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