Les amants de l'apartheid
Par Madge Swindells
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À propos de ce livre électronique
Liza, Pieter et Dan sont trois amis d'enfance dont les chemins sont séparés à l'adolescence, le jour où Liza, une jeune métisse élevée comme une blanche, apprend qu'elle va être « reclassée » par l'État. Elle est menacée d'être séparée de sa mère adoptive et placée dans un orphelinat. Terrifiée et désespérée à l'idée d'avoir perdu Pieter à tout jamais, Liza prend la fuite et trouve refuge dans les rues de Johannesburg.
Pieter, lui, s'engage dans les force spéciales antiterroriste tandis que Dan parcourt le pays pour défendre son peuple et la non-violence.
Quand la réconciliation arrivera enfin aux portes de l'Afrique du Sud, que restera-t-il de leur amitié ?
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Aperçu du livre
Les amants de l'apartheid - Madge Swindells
Madge Swindells
Les amants de l’apartheid
Traduit de l’anglais
par Hélène Collon
Saga
Les amants de l'apartheid
Traduit par Hélène Collon
Titre Original The Sentinel
Langue Originale : Anglais
Copyright ©2025 Saga Egmont
Tous droits réservés
ISBN : 9788727223728
1ère edition ebook
Format : EPUB 3.0
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Pour Peter de Beer
avec tout mon amour
Mais si quelqu’un, haïssant son prochain, a cherché l’occasion de le surprendre, et de lui ôter la vie [...], et qu’il s’enfuie dans l’une de ces villes [...], les anciens de cette ville-là l’enverront prendre [...] et il sera puni de mort. [...] Vous n’aurez point pitié de lui, et vous ôterez du milieu d’Israël le crime commis par l’effusion du sang innocent, afin que vous soyez heureux.
Deutéronome, XIX, 11, 12 et 13
Car celui qui est mort est délivré du péché. [...] Car la mort est la solde et le paiement du péché.
Épître de saint Paul aux Romains, VI, 7 et 23
PREMIÈRE PARTIE
Septembre 1982-décembre 1985
1
Elle entrait à peine dans l’adolescence, mais, sous le chaud soleil de l’Afrique, elle s’était épanouie très tôt ; tels les lis orangés qui croissaient à foison en déroulant sur le Bushveld leur tapis aux teintes de flamme, elle éclatait à présent de toute sa splendeur, et la soif de vivre la dévorait. À la fois timide et passionnée, elle vibrait sous les assauts puissants de sa jeune sensualité et rougissait souvent sans raison apparente, s’efforçant de dissimuler ses espoirs et ses rêves.
Elle se pencha par-dessus la margelle et plongea son regard dans l’eau du puits, mais ce fut Pieter qu’elle y vit. Elle eut un petit sursaut de joie en se remémorant les regards qu’il avait eus pour elle ; ses cheveux frémirent et ondulèrent sur ses épaules comme une caresse tandis que la chair de poule courait sur sa peau.
« Je me demande... », souffla-t-elle. Depuis quelque temps, elle lisait un feu nouveau dans les yeux de Pieter. Parfois, elle surprenait son regard fixé sur ses seins ou ses cuisses, après quoi il s’empourprait et riait, comme ce matin encore. « Tu sais que tu es vraiment jolie, Liza », lui avait-il dit avec, dans les prunelles, un chatoiement de fierté mêlée de désir.
Pieter, son Pieter, mi-garçon, mi-homme, était le meilleur en tout : meilleur tireur, meilleur chasseur, le plus fort, le plus courageux, et le plus brillant de surcroît... mais c’était aussi un rebelle qui ne cessait de s’attirer des ennuis à l’école. Les filles lui tournaient autour comme des folles malgré son peu de fortune, pour sa stature et sa robustesse, ses cheveux noirs, courts et bouclés, ses yeux verts, mais aussi parce qu’on s’amusait bien avec lui !
La rêverie de la jeune fille fut interrompue par les ânes assoiffés qui pauvres bêtes !
— ne cessaient de se bousculer et de s’agiter en tous sens en surveillant attentivement ses faits et gestes. Elle se sentit coupable et actionna la manivelle pour remonter le seau pesant qui se balançait au bout de sa chaîne, tout au fond du puits. Quelle corvée ! Le bois du mécanisme lui échauffait les paumes et ses bras lui faisaient mal. Une nuée de mouches surgies de nulle part se mit à la harceler ; la sueur qui coulait sur son front lui piquait abominablement les yeux. Il fallait tourner exactement trente-cinq fois la manivelle pour ramener le seau à la surface ; il restait sept tours. Ça n’en finirait donc jamais ? Si seulement Pieter était là pour l’aider !
« Trente et un, trente-deux », murmura-t-elle. Elle se pencha à nouveau sur la margelle pour tenter de percer l’obscurité. Mais l’eau était trop loin. Il n’avait pas plu depuis huit mois et mamie était à moitié morte d’inquiétude à l’idée que la source puisse se tarir. Cette onde si précieuse était toute leur vie, on n’en gaspillait jamais une seule goutte. Elle avait pour origine une rivière souterraine drainant les collines rocheuses des de Vries, dont les terres infertiles jouxtaient leur propre exploitation avant de se jeter dans le fleuve Komati tout proche.
Elle releva la tête et, plissant les yeux pour se protéger de la lumière, scruta le ciel en quête d’un seul petit nuage, mais ne découvrit là-haut qu’une infinité bleue car on était en septembre, donc au printemps, et il y avait peu de chances qu’on revoie la pluie avant un mois au moins. Tout autour d’elle s’affichaient les ravages de l’hiver long et aride qu’ils venaient de subir, et avant cela d’un été de quasi-sécheresse. Le sol n’était plus qu’une croûte jaunâtre, l’herbe était presque translucide et le veld dégageait une puissante odeur de graminées sauvages grillées par le soleil. L’herbe de la pampa avait viré au brun, et la menthe qui poussait près du seuil s’était ratatinée au point de ne plus ressembler qu’à un pauvre amas végétal. La ferme de mamie — guère plus de vingt morgen — , était située aux confins de l’Afrique du Sud. Après venait une étroite bande de terre appartenant au homeland ¹ de KaNgwane et, sept kilomètres plus loin, les monts Lebombo qui matérialisaient la frontière entre le Transvaal oriental et le Mozambique.
Aujourd’hui allait encore régner une chaleur d’enfer. Il n’était que neuf heures du matin mais déjà le soleil brûlait le dos de Liza à travers son chemisier de coton. Les poules battaient des ailes, les chèvres bêlantes transpiraient et les ânes réclamaient à force d’agitation qu’on les laisse sortir du kraal — l’enclos — pour aller se réfugier à l’ombre. Elle planta fermement ses pieds nus dans la terre sèche afin de faire passer le seau par-dessus le rebord et en sentit la sensuelle friabilité entre ses orteils. « Attention », chuchota-t-elle pour elle-même. Puis elle alla verser l’eau saumâtre dans l’abreuvoir et retourna au puits. Elle avait l’impression d’être enracinée dans cette terre ; d’étranges vibrations remontaient à travers ses jambes au point que son corps tout entier était parcouru de picotements.
Une fourmi courait sur le bord de la margelle ; sa tête rouge, disproportionnée, était dressée et, pressentant la proximité de l’eau, ses antennes oscillaient. Un éclair jaune : un tisserin traversait les airs, traînant dans son sillage un peu d’herbe de la pampa. Liza le regarda un moment tisser les brins de son nid dans l’acacia resplendissant de fleurs dorées.
Épuisée, en nage, elle versait son quatrième seau d’eau dans l’auge quand elle entendit un bruit de moteur. Mamie sortit de la maison en s’essuyant les mains avec un torchon ; dans la clarté du jour, son tablier était d’une blancheur aveuglante.
« Liza, tu as entendu une voiture, toi aussi ? »
La jeune fille reporta son regard sur la grand-route et fronça les sourcils.
« On vient. Regarde ! » Au-dessus de la piste, un nuage de poussière d’un jaune vipérin traçait un chemin sinueux dans leur direction.
« Nous sommes lundi. Ça ne peut pas être le prêtre. » Mamie semblait mal à l’aise et Liza fit machinalement écho à son inquiétude. L’inattendu n’était jamais de bon augure. Elle laissa retomber le seau dans les profondeurs du puits et se remit à tourner la manivelle, à en avoir les épaules endolories et les reins à demi brisés. Pieter avait promis de rapporter quelque chose de bon pour le dîner. De la terrine de lièvre, peut-être, ou du gibier à griller sur le braai. Ou encore son plat préféré, à savoir du sanglier sauvage lentement rôti à la broche ? Nul ne savait mieux que Pieter cuire la viande sur le braai. Curieux... À tout instant c’était vers lui que se tournaient ses pensées. Était-ce cela, l’amour ?
La voiture qui avançait tant bien que mal sur la piste creusée d’ornières était recouverte d’une fine pellicule de poussière jaune. À ses embardées, on voyait bien qu’elle était conduite par quelqu’un de la ville ; elle s’arrêta à quelques centimètres seulement du mur du kraal. Comme les vitres étaient également enveloppées de poussière, on n’en distinguait pas l’occupant, mais au bout de quelques secondes une femme en descendit et vint s’immobiliser devant le mur de brique. Elle avait la peau très blanche.
Liza s’efforça de ne pas dévorer des yeux la nouvelle venue, mamie lui ayant appris qu’il ne fallait pas dévisager les gens. Elle était dodue et de petite taille, mais élégante dans son tailleur de lin bleu clair. Assez jolie, aussi, avec ses yeux d’un azur profond et ses lèvres très rouges ; mais elle avait l’air si triste ! Liza se demanda pourquoi. Si elle avait eu des yeux comme ceux-là, elle, il n’y aurait pas eu de place pour la tristesse dans sa vie. La jeune fille avait les yeux noisette et les aurait voulus bleus ou verts. Même le gris aurait été plus joli que le brun.
« Tu dois être Liza, déclara l’inconnue. Liza Frank. Je viens voir ta grand-mère, Mrs. du Toit. »
Cette femme semblait en savoir long sur elles deux. Curieuse, Liza s’attarda. Mamie avait l’air de la connaître aussi : elle lui serra la main et la fit bientôt entrer dans la maison, non sans lancer à Liza un bref regard signifiant, sans l’ombre d’un doute : « Reste dehors. »
Que pouvait bien leur vouloir cette élégante de la ville ? Liza s’assit sur un rocher et contempla la porte close en regrettant de ne pas avoir des oreilles de babouin. Pieter disait que les babouins entendaient venir de très loin les humains qui les traquaient... Liza se doutait bien qu’on parlait d’elle. Ces temps-ci, on chuchotait constamment dans son dos, et elle n’arrivait pas à savoir pourquoi. Quand elle entrait dans la salle de classe, les filles, qui échangeaient jusque-là murmures et gloussements, se taisaient brusquement. Quant aux garçons, ils n’étaient plus aussi gentils avec elle. À la vérité, elle n’aimait plus tellement l’école. Hier encore Amy l’avait défiée : « Je parie que tu n’as jamais vu ta vraie mère. La vieille Mrs. du Toit n’est que ta grand-mère adoptive. Tu ne sais même pas qui tu es... »
Jusqu’ici, elle n’avait jamais prêté attention à ces provocations stupides. Alors, pourquoi ce sombre pressentiment aujourd’hui ? Elle plaqua ses doigts entrecroisés sur son estomac noué par l’angoisse. Mamie l’avait regardée avec une telle expression avant de refermer la porte ! Exactement comme le jour où Pieter avait dû abattre Mavis, l’ânesse préférée de mamie qui, ayant perdu ses dernières dents, ne pouvait plus mâcher... Une expression où se lisaient la tristesse et le regret. Mais pourquoi ?
N’y tenant plus, Liza contourna rapidement la maison pour aller se poster, dévorée par l’anxiété, sous la fenêtre du salon. Mais elle eut beau presser la joue contre la brique chaulée, les propos des deux femmes ne lui parvenaient que par bribes.
« ... Naturellement, l’enfant adore le soleil... tellement hâlée qu’elle en est presque noire... » La voix de mamie. « Je ne cesse de le lui répéter... mais les enfants n’écoutent jamais ce qu’on leur dit ! »
Était-ce un crime que d’être bronzée ? Personne ne le lui avait encore dit. Mamie la suppliait tout le temps de porter une casquette, ça oui, mais personne ne harcelait Pieter alors qu’il était plus hâlé qu’elle.
« Je suis désolée... » L’inconnue s’exprimait d’une voix plus douce, plus difficile à capter. « ... enfant trouvée... abandonnée... Nous ne savions pas... Cela m’est très pénible, croyez-le bien. » Cette fois-ci elle avait parlé plus fort, en détachant nettement les syllabes. « Je ne suis pas d’accord avec ces lois épouvantables... mais, à vrai dire, il semble bien que ce soit une petite métisse, ce qui lui interdit de vivre sous le même toit que des Blancs. »
Métisse ? Mais enfin, c’était absurde ! Liza serra les poings et un aiguillon de terreur pure lui transperça les entrailles.
« ... Cela devient de plus en plus évident. Impossible de ne pas s’en rendre compte, poursuivait impitoyablement la voix douce, qui désormais rendait un son odieux aux oreilles de la jeune fille. Depuis quelque temps... enfin, vous aurez sûrement remarqué... et pourtant, curieusement, elle est très belle. Malheureusement, nous avons eu des plaintes... trop nombreuses... les élèves... leurs parents... et les professeurs bien sûr... » Les deux femmes avaient dû s’approcher de la fenêtre car Liza les entendait mieux à présent.
« Que faut-il faire, alors ? »
Mamie semblait au bord des larmes et, de son côté, Liza se mit à frémir d’horreur et de honte. Elle n’allait donc pas prendre son parti ?
« Nous avons demandé son reclassement. Ensuite, nous l’emmènerons. Je vous promets que je ferai tout ce que je peux pour elle.
— Elle ne peut vraiment pas rester ?... » La voix de mamie s’éteignit, comme si elle se rendait compte de la futilité de sa question.
« Chère Mrs. du Toit... Elle n’a pas le droit de vivre avec des Blancs, vous connaissez la loi. Il n’existe pas de structures d’accueil pour métis dans notre ville. Pas même une école. Elle ne peut se rendre ni au cinéma ni au restaurant avec vous ou ses amis. Si elle reste, elle sera traitée en paria.
— De toute façon, elle ne fréquente pas ce genre d’endroit. Nous n’avons pas les moyens, et...
— Elle sera plus heureuse parmi les siens.
— C’est une bonne petite, on ne peut pas dire. » La voix de mamie était rauque, à présent. Elle s’éclaircit la gorge.
Liza plaqua ses mains sur ses oreilles. Elle ne supportait plus tous ces mensonges. Les contractions de son estomac tournaient à la nausée. La bouche sèche, les mains moites, elle respirait par à-coups et sentait son cœur battre à tout rompre.
Que voulait dire cette femme en affirmant qu’elle serait plus heureuse parmi les siens ? Allait-on la faire vivre avec les gammats, les sang-mêlé ? Impossible ! Aberrant ! Il n’y avait qu’une seule famille métisse à Nelfontein, qui avait élu domicile dans une étable désaffectée près de la gare. La mère était constamment ivre. Les enfants, couverts de croûtes et la morve au nez, puaient pire que des porcs, mendiaient dans les rues et répandaient la vermine partout où ils passaient. On devait d’ailleurs les transférer sous peu, le professeur l’avait dit. « Ne vous en approchez pas, leur avait-elle recommandé. Il n’y a pas de place pour ces gens-là à Nelfontein. »
Qu’allait-il advenir d’elle ?
Liza se sentit prise de vertige. Tout le monde racontait de cruels mensonges dans son dos ! Elle ne comprenait que trop bien les chuchotements et autres provocations sournoises, maintenant... Car il n’y avait rien au-dessous d’une personne métisse. Même les Noirs les méprisaient. Même Dieu. Mais ce n’était pas son cas, bien sûr. Elle n’était pas métisse. Jamais, au grand jamais ! Elle était blanche. Elle se recroquevilla un peu plus et, roulée en boule comme un hérisson, ne souhaitant plus rien d’autre que disparaître au sein de la terre, elle se mit à trembler d’humiliation et d’effroi.
2
Absorbé qu’il était par la beauté du veld, Pieter avait à peine un regard pour son ami Dan, qui avançait à grands pas devant lui. Il y avait des années qu’ils chassaient ensemble. Dan était comme une partie de lui-même ; il pressentait ce qu’il pensait, ce qu’il ressentait ; de son côté, Pieter savait intuitivement à quoi s’en tenir au sujet de son ami, si bien qu’ils n’avaient guère besoin d’échanger des paroles. Il suffisait que l’un des deux lève un doigt pour signaler la présence d’un dangereux rinkhals ou adresse à l’autre un hochement de tête pour lui révéler un signe caché dans les branchages.
Ils traversaient à longues enjambées chaloupées la plaine tapissée d’herbes desséchées que les marguerites coloraient çà et là de rouge ou de jaune. Plissant les yeux sous le soleil impitoyable, en nage mais tous les sens en éveil, ils faisaient de temps en temps une halte pour se désaltérer un peu avant de repartir vers l’est. Pieds nus, ils n’étaient vêtus que d’un short et d’une chemise kaki ; hormis leur réserve d’eau, ils n’étaient équipés que du fusil de « m’man », de leurs couteaux de chasse et d’un sac de jute roulé autour de la taille pour ramener leurs proies.
Le printemps était exceptionnellement chaud ; chaque inspiration leur brûlait les poumons et leur desséchait la bouche, mais, en même temps, elle emplissait Pieter de joie. Le Bushveld était sa grande passion et il le connaissait intimement, dans tous ses caprices, tous ses dangers, toute sa beauté obsédante.
Vers midi ils aperçurent un troupeau d’impalas ainsi qu’un jeune grysbok figé sur place, tout prêt à prendre la fuite, au milieu des hautes herbes. En approchant d’un lac, ils dérangèrent une colonie de quéléas en pleine saison des nids qui s’élevèrent dans les airs par dizaines de milliers avec un vacarme assourdissant et filèrent vers l’est tel un interminable sillage de fumée.
Arrivés au bord d’un trou d’eau, ils s’assirent à l’ombre pour boire de grandes lampées à même la gourde en se repaissant du spectacle des bêtes qui surgissaient sans bruit des broussailles pour s’approcher prudemment de l’eau. Ni l’un ni l’autre ne saisit son fusil. Tous deux savaient trop bien qu’à la chasse la saveur douce-amère de l’instant crucial ne doit être goûtée qu’au tout dernier moment et qu’entre-temps il fallait extraire de ces journées la plus petite goutte de joie pure. Lorsqu’ils finiraient par abattre un animal, ce serait strictement pour nourrir la famille. Jamais pour le plaisir.
Dan faisait glisser contre une pierre son couteau pourtant parfaitement aiguisé mais dont le fil ne le satisfaisait jamais tout à fait. Les deux garçons devaient leurs compétences de chasseurs au grand-père maternel de Dan, qui en son temps avait été un fameux pisteur. Ensuite Pieter avait appris à tirer à son ami, mais c’était un luxe, car l’un comme l’autre auraient pu vivre de la chasse sans fusil s’il avait fallu.
Pieter se leva paresseusement pour aller se soulager contre l’arbre le plus proche. Il y eut soudain un sifflement dans l’air, à la hauteur de son oreille, suivi d’un choc sourd au-dessus de sa tête : un couteau venait de frapper une branche. Quelque chose frôla sa joue et, en relevant les yeux, il découvrit, cloué au tronc, un mamba vert aussi délicat que mortel qui se débattait encore. Rougissant de son imprudence, il retira le couteau d’un coup sec, le nettoya en le plongeant dans le sol et alla le rendre à Dan en marmonnant quelques mots de remerciements. Pour toute réponse, son ami lui assena une claque sur l’épaule.
Quand les premiers cumulus firent leur apparition, ils repartirent. Pieter resta machinalement en arrière, sachant Dan meilleur pisteur que lui. Ils étaient sur les traces d’une famille de phacochères et Dan tenait à tirer le premier. Il épaula, visa... Le petit animal trébucha et s’abattit sur le sol mais se remit sur ses pattes en quelques secondes et réussit à atteindre l’abri d’un épais rideau de broussailles bordant un cours d’eau. Pieter jura intérieurement. « Un petit », souffla-t-il en regrettant que Dan n’ait pas attendu.
Ce dernier s’avança, brandissant son couteau, prêt à porter le coup de grâce au phacochère. Pieter le regarda faire ; il huma l’air et sentit son malaise se manifester par des fourmillements sur sa peau. Il ne voyait plus son ami mais pressentait le danger. Subitement, il entendit un puissant mugissement de rage. La terre se mit à trembler sous un martèlement de sabots, buissons et branchages s’écartèrent violemment, et Dan émergea précipitamment des taillis pour se réfugier vers l’arbre le plus proche.
Une énorme bufflesse surgit dans un nuage de poussière ; écumante, tête baissée et queue dressée, la bête marqua une pause à une trentaine de mètres puis secoua la tête, se fouetta les flancs du bout de la queue et chargea.
Dan n’eut pas le temps d’arriver jusqu’à l’arbre. Pieter épaula prestement, visa et tira. La balle atteignit sa cible, mais l’animal se contenta de secouer à nouveau la tête, de toutes ses forces, sans ralentir l’allure. Pieter tira une deuxième fois et la bufflesse chancela... pour repartir à l’assaut de plus belle. Elle allait rattraper Dan. Pieter se rua vers la bête enragée en agitant les bras et en poussant des cris. Elle tourna la tête vers lui en roulant des yeux forcenés et dévia quelque peu de sa trajectoire. Dan en profita pour se jeter à plat ventre dans les herbes et ne plus bouger d’un pouce ; la bufflesse s’arrêta, ne sachant qui poursuivre. Ne voyant plus Dan, elle vira et vint droit sur Pieter.
Ses sabots soulevaient un véritable bruit de tonnerre ; Pieter entendit son souffle guttural, sentit son odeur, vit ses yeux injectés de sang, et tout à coup ce furent deux tonnes de fureur sauvage qui fondirent sur lui à soixante kilomètres à l’heure. Son doigt se crispa sur la détente, mais il attendit. La bête n’était plus qu’à quelques pas de lui et fonçait à toute allure. Profitant de ce qu’elle baissait la tête pour lui présenter ses cornes, en une fraction de seconde, Pieter la visa en plein poitrail. L’animal furibond obliqua à gauche et Pieter lui expédia une nouvelle décharge, cette fois juste derrière l’épaule, presque à bout portant. Mortellement blessée, la bufflesse réussit pourtant à faire demi-tour pour se réfugier dans l’épaisseur des taillis.
Dan se redressa. « Merci », marmonna-t-il, l’air secoué. Il tendit une main que Pieter serra selon leur rituel, le pouce dressé.
« Deux fois qu’on s’en tire de justesse, commenta Pieter à voix basse. Il ne faudrait pas qu’il y en ait une troisième. »
Ils avaient peur, mais ils savaient qu’ils devaient s’enfoncer dans les broussailles pour achever la bête blessée. Ils n’hésitèrent qu’un moment à suivre les traces de sang. Ils se frayèrent un passage sans jamais oublier qu’elle pouvait les prendre à revers. Mais ils n’eurent pas à aller bien loin. Elle était morte. Son petit, âgé d’un jour ou deux tout au plus, fixait sur elle des yeux énormes et couinait. Ni Pieter ni Dan n’avaient envie de le tuer, mais il le fallait.
« Tout est ma faute, dit Dan. C’est moi qui dois m’en charger. »
Il tira son couteau et trancha la gorge du petit. Le sang coulait encore que déjà un chacal sortait de sa cachette pour la curée.
L’incident leur avait gâché la journée. Il leur fallut des heures pour découper le buffle et suspendre les lambeaux à des branches d’arbre pour les mettre à sécher. Ils reviendraient les chercher plus tard. En silence ils tranchèrent la viande et empaquetèrent les meilleurs morceaux afin de les rapporter avec eux.
Quand le soleil rouge sang sombra derrière les arbres, ils aperçurent le premier vautour. Le ciel prenait des teintes cramoisies au-dessus d’un veld transfiguré par le magnifique crépuscule fugace. Après avoir laissé derrière eux la carcasse, les deux garçons entendirent approcher les hyènes et les chacals réclamant leur dû. Quand ils reviendraient ramasser la viande séchée, il ne resterait sans doute dans les buissons que le crâne et les cornes de la bête.
Quand ils arrivèrent chez Mrs. du Toit, il faisait presque nuit. Pieter s’attristait toujours de voir Liza si pauvrement logée. Les murs du cottage, en pierres grossièrement serties dans la boue tassée, n’avaient qu’un pied d’épaisseur ; rien n’était vraiment rectiligne dans la bâtisse, qui pourtant survivait miraculeusement depuis trois cents ans. Chaulée de frais, elle n’avait pas trop piètre allure, mais on ne s’en était pas chargé depuis longtemps. Pieter décida de proposer ses services. L’intérieur de la maison était divisé par des cloisons, également en pierre, percées d’antiques portes en bois massif, le tout formant trois pièces seulement puisque la cuisine servait aussi de salle de séjour.
Ils trièrent les morceaux de viande sur une table à tréteaux dressée près de la porte de derrière ; Pieter en donna à mamie une portion généreuse, à laquelle il ajouta le petit phacochère.
Il se demandait où était Liza. Mamie n’avait pas l’air très gaie. « Quelque chose ne va pas ? » s’enquit-il.
Mrs. du Toit serra si fort ses mâchoires édentées que le bout de son nez crochu en toucha presque son menton en galoche, affublé d’une verrue au centre de laquelle poussait une touffe de poils ; la vieille dame avait la peau aussi parcheminée, aussi translucide que les herbes de la plaine avant la pluie ; la différence, songea Pieter, c’est que l’herbe, elle, finit par reverdir.
Il se demanda quel âge elle pouvait avoir. Cent ans peut-être. Liza l’aimait, donc lui aussi, mais il fallait bien l’admettre : un étranger l’aurait trouvée fort laide. Il fallait vraiment chercher pour discerner sa beauté cachée, mais, avec un petit effort, on la voyait. Parfois ses yeux brun foncé s’illuminaient comme les prunelles d’une jeune fille et laissaient entrevoir une lueur de sympathie. Sa chevelure blanche et ondulée était épaisse, mais elle l’emprisonnait dans un chignon. Ses mains aussi étaient belles et c’était un plaisir que de la voir disposer des fleurs dans un vase, mais les occasions étaient bien rares.
Après avoir curé le phacochère, Dan l’étendit sur la table à tréteaux et attendit que Pieter l’aide à emballer dans un des sacs la part de viande qui lui revenait. Puis il sourit, les salua et s’en alla.
« Tu le gâtes trop, ce kafir² », grommela mamie, postée devant la fenêtre de la cuisine.
Pieter fronça les sourcils et prit un air hautain pour lancer un regard irrité à la vieille dame. « Ne l’appelle pas comme ça. C’est mon ami », s’énerva-t-il. Mon frère de lait, avait-il envie d’ajouter, puisque Dan et lui avaient été nourris au même sein, celui de la mère de Dan, qu’ils avaient été élevés ensemble et qu’ils s’entendaient comme larrons en foire depuis toujours. Et puis, ils s’étaient mutuellement sauvé la vie si souvent que c’était devenu une habitude.
Mais Pieter avait un bon fond, et ses mouvements d’humeur ne duraient jamais très longtemps. Au bout de quelques secondes, il souriait déjà à Mrs. du Toit afin qu’elle lui réponde sur le même mode.
« Allez, mamie, quoi ! On a chassé ensemble, il a droit à la moitié du butin, c’est normal. En plus, il le partage de son côté. Mais où est donc Liza ? »
Mamie secoua la tête, l’air gêné. « Quelque part par là, je ne sais pas.
— Je vais la chercher. »
Toute à sa peur et à sa colère, Liza n’entendit pas Pieter approcher. Elle se regardait dans un petit miroir de poche, tout au fond du corral, en triturant ses cheveux noirs et raides. Les gammats avaient les cheveux crépus, non ? Elle sursauta en sentant une main se poser sur son épaule et, relevant les yeux, se retrouva face au visage tant aimé, rond comme une pomme. Pieter posait sur elle des yeux verts brillants d’inquiétude. L’espace d’un moment, elle oublia son chagrin et battit amoureusement des paupières.
« Pieter ! Tu es très en retard ! » Elle bondit sur ses pieds et se jeta au cou du jeune homme, se délectant de son odeur, mélange de tabac, de cette sueur musquée qui n’appartenait qu’à lui et du parfum piquant de l’herbe du veld. Elle caressa légèrement le duvet noir récemment apparu sur ses joues et son menton.
Quel homme se plaindrait de recevoir un tel accueil ! Il la prit dans ses bras et s’empara du miroir. « Ne me trouvez-vous pas divin, très chère ? » fit-il d’une voix de fausset en battant des paupières et en se lissant les cheveux.
La jeune fille éclata de rire, mais le traumatisme récent revint la frapper de plein fouet et lui coupa le souffle. Être métisse, cela voulait dire perdre Pieter à jamais. Mais non, c’était de la folie. Ce n’était pas vrai. Elle était blanche, blanche !
« Oh, Pieter... » Elle voulut lui faire part de son sort funeste mais répugnait trop à exprimer de vive voix une horreur pareille, même si c’était un mensonge. « Oh, je voudrais tant savoir qui je suis ! hoqueta-t-elle en refoulant ses larmes. Connaître mon vrai nom, retrouver ma vraie famille ! »
Pieter la considéra d’un air amusé. « Un jour je t’y aiderai. Je te l’ai promis, non ? Viens, viens voir ce que j’ai rapporté... Ce n’est pas comme d’habitude. »
Il lui prit la main en souriant mais, incapable de faire face à mamie, Liza recula d’un pas. Ils ne tardèrent pas à tirer chacun de leur côté — c’était un jeu auquel ils jouaient depuis longtemps. Mais aujourd’hui Liza n’avait pas le cœur à se battre ; elle se sentait écrasée, vaincue intérieurement. Elle se laissa entraîner vers la cuisine, où mamie faisait déjà revenir une tranche de foie sur le fourneau à bois. Oh, Pieter, m’aimeras-tu encore quand tu sauras quels mensonges on raconte sur mon compte ? Elle refoula sa détresse jusqu’à en trembler de tous ses membres.
Mamie lui décocha un bref coup d’œil inquisiteur. Elle sait que j’ai écouté leur conversation. Liza détourna nerveusement les yeux. Rien n’avait changé autour d’elle, et pourtant tout était différent. Elle contempla rapidement les tableaux familiers accrochés aux murs : les ministres à l’air grave et solennel dans leurs fins cadres noirs, le portrait du grand-père barbu de mamie, commandant pendant la guerre des Boers, son père, pâle et souffreteux, blessé en Flandre durant la Grande Guerre, et enfin son mari, mort à Tobrouk au cours de la Seconde Guerre mondiale. Liza les avait tous adoptés faute de parents bien à elle, mais aujourd’hui leurs yeux semblaient lui dire : « Que fais-tu là, Liza ? Ta place n’est pas chez les Blancs. »
Sur la paillasse en ciment près de l’évier était posé un phacochère d’environ quatre mois dont la gueule était ouverte sur un cri muet, les yeux révulsés par le désespoir ultime. Liza, qui d’ordinaire adorait voir des marcassins ou des cochons de lait, fut prise d’un mauvais pressentiment et frissonna. Confusément, elle songeait qu’elle avait quelque chose de commun avec le petit animal et cela lui donnait la chair de poule. Puisqu’elle ne savait pas qui elle était, elle pouvait être n’importe quoi, n’importe qui. La naissance n’était qu’un accident, après tout. Elle se sentit tout à coup solidaire de toutes les victimes du monde. Quelques heures plus tôt elle se sentait en sécurité, et voilà que maintenant... Pauvres, mamie et elle l’étaient ; mais blanches, ce qui, dans la nature, faisait d’elles des aristocrates ! Et on venait à présent lui dire qu’elle était une gammat ! Honteuse, elle regarda furtivement les deux autres. Avaient-ils lu dans ses pensées ? Mamie touillait la sauce et Pieter la couvait du regard. Il avait peut-être faim. Si seulement mamie voulait bien dire quelque chose...
La tête pleine de questions, Liza alla reposer son miroir sur la commode et ne put se retenir de s’y contempler une dernière fois. Elle y vit une gamine apeurée au teint cireux et aux yeux de biche surprise, avec des cheveux noirs aussi raides qu’une crinière de lion et des narines dont seul un hippopotame aurait pu s’enorgueillir. Elle décréta après un examen dégoûté que son teint était exactement de la même couleur que la vieille chemise militaire de Pieter, celle dont il avait hérité de feu son grand-père. Comment avait-elle pu se trouver jolie ? Sans doute parce que tant de garçons de l’école le disaient.
« C’est moi, chuchota-t-elle. Tu es moi. Mais qui suis-je vraiment ? » Dans sa tête battaient d’inquiétantes pulsations douloureuses et elle avait l’impression que tout son corps la brûlait. À ce moment-là, mamie l’appela à table.
Tout succulent qu’il fût, accompagné de tomates et d’oignons frits ainsi que de grosses boulettes de farine de maïs, le foie ne réussit pas à lui rendre sa bonne humeur. Elle écouta le récit que Pieter fit de sa journée de chasse. Mais, l’estomac noué, elle ne pouvait rien avaler. Elle restait le regard fixé sur ses mains, qu’elle tournait et retournait pour mieux les examiner dans la lumière déclinante du soir. Comment se faisait-il qu’elle n’eût jamais remarqué son teint olivâtre ? Pourquoi mamie ne la rassurait-elle pas ? Elle n’avait pas dit un mot depuis la visite de l’inconnue. Elle finit par se décider.
« Mamie, qui était cette dame, aujourd’hui ?
— Mrs. Frank, des services sociaux de la ville. »
Frank ? Mais c’était aussi son nom à elle !
« Et qu’est-ce qu’elle voulait ?
— Oh, c’était à propos de ma pension. » Mamie s’efforça de sourire, en vain. Pourquoi mentait-elle ?
Liza se leva de table et s’enfuit en courant dans sa chambre en claquant la porte derrière elle. Au bout d’un moment, elle entendit Pieter frapper au carreau.
« Comment veux-tu que je dorme cette nuit si tu ne m’embrasses pas pour me dire bonsoir ? souffla-t-il par l’entrebâillement de la fenêtre.
— Je suis fatiguée », fit-elle entre ses dents.
Aplatissant le nez et les lèvres contre la vitre, il loucha et y appliqua un baiser retentissant. « Alors, c’est non ? » Ne recevant pas de réponse, il regarda Liza d’un air soucieux. Là-dessus la chatte sauta sur l’appui de la fenêtre. Il la prit dans ses bras et se mit à valser avec elle dans le jardin. « Minou m’adore, elle ! lança-t-il. Bonne nuit ! »
Si seulement elle pouvait dormir ! Mais l’affreuse réalité de ce qui l’attendait l’en empêcha. Elle se tournait et se retournait dans son lit. Elle aurait tant voulu se rappeler sa vraie famille ! Malheureusement, tout ce qui lui en restait, c’était le vague souvenir d’yeux bleu ciel et de cheveux blonds comme les blés, ainsi que la sensation d’être portée dans les bras. Elle savait qu’on l’avait abandonnée devant le poste de police de Nelfontein et que l’assistante sociale l’avait confiée aux soins de mamie quand elle avait quatre ans parce que cette dernière le lui avait raconté, mais, à vrai dire, elle avait plutôt l’impression d’avoir vécu toute sa vie dans cette petite maison de pierre en compagnie de la vieille dame.
Mamie était payée pour l’élever. Elles allaient souvent ensemble à la poste chercher son allocation. Elle était une pupille de l’État, cela, elle l’avait lu assez souvent sur les papiers, mais cela leur donnait-il le droit de l’arracher à son foyer pour la mettre avec les gammats ? Elle entendait déjà les filles de l’école se moquer d’elle quand elles apprendraient la nouvelle. Ses larmes se mirent à couler et elle enfouit son visage dans son oreiller pour étouffer ses sanglots. À force de pleurer, elle finit par s’endormir.
3
La nuit enveloppait le Bushveld d’un manteau d’ombre piqueté de resplendissantes étoiles, mais déjà, à l’est, se dessinait une lueur grise. Bien à l’abri sous un arbre, non loin de chez mamie, un sac de couchage frémit, s’agita puis se ratatina. Il en sortit une note perçante, sonore et d’une pureté saisissante. Comme pour lui répondre, une grosse perdrix lança son chant saluant l’aube. À l’instant même les autres oiseaux entonnèrent leur chœur matinal et l’air s’emplit d’une chanson assourdissante. La lueur grise se mua en mare écarlate au-dessus des monts et nimba la terre d’une étrange clarté mystique.
Le sac de couchage s’ouvrit brusquement ; en sortit la tête de Dan, noire comme la nuit. Un calao descendit du ciel pour venir observer attentivement ce jeune garçon qui était son ami. Dan sourit à l’oiseau et ses dents très blanches luirent dans la pénombre. Puis il se laissa aller en arrière contre le tronc lisse et argenté de l’arbre, chercha son flûtiau dans sa poche et lança une joyeuse mélodie à la gloire de la matinée radieuse qui s’annonçait, des oiseaux qui chantaient pour lui, du calao qu’il avait apprivoisé et du melon sauvage qui se réchauffait progressivement à ses pieds. Puis la faim éclipsa la joie et il rempocha l’instrument avant d’ouvrir le fruit en deux, d’en jeter les graines au calao et d’enfourner goulûment sa chair douce-amère. Le jus coula sur son menton et glissa le long de son cou en le chatouillant.
Le jeune garçon se leva et dévala d’un pas allègre la pente menant à la maison de Liza. Mrs. du Toit s’était levée plus tôt que d’habitude, ce qui le contraria car il avait eu l’intention de lui voler un œuf.
« Bonjour ! lui lança-t-elle. Va donc chercher du bois dans la remise. Deux brassées suffiront. »
Maussade, il s’exécuta à regret.
« Tiens, il reste du gruau d’hier soir, poursuivit-elle en déposant sans cérémonie dans une assiette en étain une grosse cuillerée de matière grisâtre et froide, d’aspect plâtreux et peu appétissant, comme pour le récompenser.
— Non, merci, madame », répondit Dan avec toute la politesse dont il était capable. Il bouillait intérieurement. Il ne travaillait pas pour elle, alors pourquoi lui donnait-elle des corvées ? Décidément, les Blancs étaient tous les mêmes : les Noirs étaient à leur service — c’était du moins ce qu’ils croyaient. Il s’en alla avant qu’elle ne lui trouve autre chose à faire.
Aletta du Toit suivit des yeux le garçon qui s’éloignait en gambadant vers le kraal et éprouva une bouffée d’irritation, comme toujours quand il était dans les parages. C’était vaguement dû à ses grands yeux luisants qui paraissaient constamment l’envelopper d’un regard critique, et aussi à sa bouche qui, le plus souvent, esquissait un demi-sourire ironique. Et jusqu’à sa chevelure, dont la masse épaisse et emmêlée se dressait sur sa tête comme pour se rapprocher des étoiles. Il fallait le voir s’avancer fièrement, bien droit, comme si le monde lui appartenait en propre. Et comment osait-il l’appeler « madame » ? La tradition voulait qu’il lui donne du « maîtresse », mais, vraiment, ce gamin n’avait pas le sens commun. En plus, le gruau n’était pas assez bon pour lui ! Pour Aletta, chez Dan, la courtoisie n’était qu’une insulte voilée.
« Tu es bien comme ton père ! lança-t-elle vers son dos tourné. Bien trop malin. Regarde où l’ont mené sa cervelle et ses airs supérieurs ! »
Elle retourna à ses fourneaux. Un indigène était un indigène, et en tant que tel elle le respectait. Tous les Noirs pouvaient venir lui demander de l’aide en cas de difficulté ; mais, quand ils se mettaient à singer les Blancs, elle voyait rouge. Dans le cas de Dan, tout le problème venait de sa grand-mère, cette Nosisi prétendument sangoma, sorcière et herboriste.
Les mains sur les hanches, elle regarda le garçon longer nonchalamment l’enclos des ânes, l’air d’ignorer totalement où la poule grise tachetée cachait ses œufs. Elle décida de parler aux de Vries de son attitude déplacée. En attendant, elle le chassa de son esprit et reporta son attention sur le fourneau à bois qui faisait toujours des siennes le matin. En un clin d’œil elle avait mis de l’eau à bouillir et du porridge à cuire.
Dans la ferme voisine, Pieter se réveilla plus tard que d’ordinaire. Ce furent l’odeur du café et les allées et venues de sa mère dans la cuisine qui le tirèrent du lit. Coupable, il se leva à la hâte, enfila short et tee-shirt et sortit dans la cour. La journée allait être splendide. Le ciel était d’une délicate teinte safran irisé, la silhouette des monts Lebombo d’un violet lumineux et l’air si cristallin que chaque inspiration procurait un pur plaisir ; les fleurs printanières avaient tendu un tapis blanc et mauve sur le sol sablonneux parsemé de rochers, et le coucou piet-my-vrou chantait à tue-tête tant ce nouveau jour le comblait d’aise. Les rayons du soleil levant coloraient de rose la maisonnette aux murs chaulés et, juste derrière, les buissons de poinsettias très rouges ondulaient sous la caresse des colibris venus y puiser leur nectar.
Entendant braire les ânes, Pieter se dirigea péniblement vers la remise, versa un peu de nourriture dans un vieux bidon de paraffine vide et le porta jusqu’au kraal ; il resta quelques instants immobile à caresser l’encolure des bêtes, se délectant du contact rugueux de leur poil comme de leur odeur musquée. Sur les dix, Jacob et Lady étaient les plus âgés, donc les chefs. Mais Lady se faisait vraiment trop vieille. Ses longues dents brunes se déchaussaient. Il aurait fallu lui octroyer un repos bien mérité, seulement voilà : quand on était pauvre, quand il fallait se battre pour chaque bouchée, il n’y avait pas de place pour le sentiment. Quelle vie, songea-t-il. Juste au moment où les bêtes font enfin ce qu’on attend d’elles, il faut les abattre. Pour rien au monde il n’aurait avoué qu’il l’aimait, cette vieille ânesse.
Les bêtes le poussaient du museau, se pressaient contre lui en désordre ; elles finirent par le déséquilibrer et il fut projeté contre un buisson d’épineux. « Aïe ! Un de ces jours il faudra que je construise un autre corral », marmonna-t-il. Celui-ci était par trop délabré ; un côté était délimité par un muret de brique affaissé et l’autre seulement par les branches d’acacia, mais ces dernières remplissaient bien leur office : leurs épines longues de plusieurs centimètres suffisaient amplement à contenir dix ânes bien disciplinés dans l’enclos.
Le domaine était de bonne taille : plus de neuf cents hectares, mais essentiellement constitué de kopjes rocailleux, d’étendues de gravier et de maigres pâturages. Il ne comptait que deux endroits fertiles, où l’on avait planté des tomates et divers légumes. Mais cela ne suffisait pas à les faire vivre. Le père de Pieter était employé comme contremaître à la ferme des Cronjé, dont il supervisait la gigantesque plantation de canne à sucre et les immenses champs de tomates. Il ne lui restait pas beaucoup de temps pour s’occuper de sa propre propriété ; heureusement, il y avait Sam, le grand-père de Dan, et Pieter qui donnait un coup de main avant et après l’école. Il entendit sa mère l’appeler depuis sa cuisine.
« Le café est prêt. Tiens, prends une biscotte, lui dit-elle en le voyant entrer dans la pièce. Je les ai faites hier. »
Puis elle s’interrompit et fixa sur lui des yeux pleins de sympathie. « Écoute, Pieter. J’ai une mauvaise nouvelle à t’annoncer. Il vaut mieux que ce soit moi qui te l’apprenne. Comme tout le monde en parle, tôt ou tard tu l’aurais su. Depuis quelque temps, les filles de l’école mais aussi leurs parents se plaignaient de ce que Liza prenait un teint trop sombre. Vois-tu, étant donné que c’est une enfant trouvée, personne n’a jamais su qui étaient ses parents. »
Elle jeta un bref coup d’œil à Pieter ; impassible, il contemplait le mur en face de lui. Il n’était pas démonstratif, mais elle savait par expérience que, lorsque son visage perdait ainsi toute expression, c’était qu’il souffrait.
« À l’époque, les autorités sont parties du principe qu’elle était blanche. Mais, maintenant qu’elle grandit, elle n’en prend pas le chemin. On dit qu’elle va être reclassée métisse. On va la renvoyer parmi ses semblables. C’est bien malheureux. Je regrette que ce soit à moi de te dire tout cela. Je sais à quel point elle va te manquer. » Elle lui posa la main sur l’épaule.
Il se dégagea brutalement et sortit. Il alla jusqu’au corral et se mit à caresser distraitement l’un des ânes ; ses oreilles bourdonnaient et il ressentait une douleur sourde au creux de l’estomac. Il venait d’être précipité dans un monde où rien ne lui semblait plus réel. Liza, métisse ? C’était de la folie. Et sa mère qui en parlait comme si c’était un fait bien établi ! Y croyait-elle vraiment ? Manifestement, oui. Et il était vrai que Liza avait le teint bien sombre. C’était une évidence qui aurait dû lui sauter aux yeux depuis des mois. Le choc était foudroyant. Comment assimiler une chose pareille ? Après s’être un moment rongé les ongles en s’y efforçant, il alla instinctivement trouver Sam, qui était pour lui plus un ami qu’un employé de la ferme. En arrivant, il vit le vieil homme qui, boitillant et battant des paupières, sortait de sa hutte en enfonçant les pans de sa chemise dans son pantalon.
« Pieter ? Qu’est-ce qui se passe ? s’enquit-il, remarquant tout de suite la détresse du jeune homme.
— Tu as entendu ce qu’on raconte sur Liza ? »
Devant le chagrin flagrant de Pieter, le vieil homme se sentit envahi par la tristesse. « Bien sûr, mais personne n’a de certitude à ce sujet, et la vérité, elle est là. On peut avoir des soupçons, mais c’est tout. Je suis sûr qu’on finira par tirer tout ça au clair. Si tu me donnais un petit coup de main, puisque ce n’est pas encore l’heure de l’école ? » ajouta Sam en cherchant désespérément un dérivatif à la tristesse du garçon.
Ils durent attendre que les ânes aient fini de manger. Ensuite, ils les attelèrent par paires, que Pieter harnacha. Seule la paire de tête possédait une bride ; les quatre autres suivraient. Les bêtes connaissaient si bien leur tâche — ratisser, labourer — qu’elles s’en seraient acquittées les yeux fermés, estimait Sam. Alternant sifflets et claquements de langue, Pieter poussa le portail et conduisit les ânes jusqu’à la charrue, devant le cottage des de Vries. Après les avoir attelés au moyen de chaînes, il saisit les deux manches de bois et lança un ordre. Les bêtes couchèrent leurs oreilles en arrière et se mirent en route.
D’habitude, le claquement sec du fouet de cuir, le martèlement des sabots, la nervosité des ânes et le spectacle du veld s’éveillant à l’aube emplissaient Sam de bonheur, mais aujourd’hui le tourment de Pieter lui gâchait sa matinée. Sam avait beaucoup de tendresse pour le garçon. Lui si fier, si imbu de sa personne, si bouillonnant d’espérance, alors que sa famille possédait si peu ! Des petits Blancs, en fait. Ce pays causera sa perte, se dit-il, comme elle a causé celle de Victor.
Il se perdit momentanément dans le souvenir de son fils unique, qui avait essayé de renverser le système. Tout était sa faute, à lui, Sam. Instituteur, il avait nourri jadis de grandes idées de changement et de liberté dont avait hérité Victor, lequel était maintenant emprisonné à vie à Robben Island, condamné aux travaux forcés. Après le procès, Sam avait renoncé à l’enseignement pour installer la femme et le nouveau-né de Victor sur les terres des de Vries, où lui-même était né. Il y avait emménagé dans une hutte et y travaillait pour un maigre salaire et le couvert. La femme de Victor avait aussi travaillé un temps au service de Mrs. de Vries, mais bientôt elle était partie pour la ville en abandonnant son fils, Dan. Sam avait appris aux deux garçons l’art de la chasse, de la survie dans le bush, du labourage, aussi, bref, les mille choses que les garçons doivent savoir. Autrefois, ils étaient inséparables, mais depuis quelque temps la pression sociale les éloignait l’un de l’autre.
Il soupira. Ces temps-ci, il ne voyait plus guère Pieter.
Tandis qu’ils entreprenaient leur long trajet à travers champs, Sam songea aux Blancs et à leur attitude, si curieuse et si dure. Nelfontein était joli comme tout, avec ses avenues bordées d’arbres, ses massifs de fleurs et ses talus herbeux. Ça, pour ce qui est de rendre les choses belles à voir, songea Sam avec amertume, ces gens savent ce qu’ils font. Décidément, les Boers étaient doués pour l’esthétique. Avec leur génie de l’organisation, ces fermiers industrieux avaient dompté une portion d’Afrique. Tout travaillait pour eux, même la terre... Et, comme tout ce qui était productif avait le droit de rester sur place, même les hippopotames pouvaient évoluer en toute liberté dans les rivières. Pourquoi ? Parce qu’ils contribuaient à contenir l’expansion d’une végétation aquatique qui, sans eux, aurait proliféré. Même les crocodiles immergés dans leurs lumineux étangs parmi les joncs ou lézardant au soleil sur les rivages sableux avaient leur place dans le dessein de l’homme blanc ; eux avaient le droit d’être là.
Quant aux Noirs, comme lui, ils pouvaient rester s’ils avaient du travail, car c’était leur labeur qui leur conférait une certaine utilité aux yeux des Blancs. On leur fournissait des papiers d’identité, on prenait leurs empreintes digitales, on leur délivrait des laissez-passer et on les autorisait à travailler et à dormir en pays blanc quand on avait besoin d’eux. Pour le reste, ils étaient confinés dans le territoire tribal qui leur avait été dévolu, le homeland de KaNgwane, où résidaient leurs familles. Dans les villes blanches, Noirs et Blancs cohabitaient selon un système de relations symbiotiques, de rapports de maîtres à serviteurs, les uns pourvoyant aux besoins des autres et l’ensemble continuant à fonctionner tant qu’on le lui permettrait.
L’espace d’un court instant, Sam se prit à penser à Liza ; que dire à Pieter pour le consoler ? En ville, on ne parlait plus que du sort de la jeune fille. D’après lui, elle n’avait pas de grandes chances de rester à Nelfontein. Les Boers étaient des gens rudes, rusés, obstinés, aux priorités nettement définies : avant tout, Dieu et la morale, puis la famille, suivie de près par la terre et le gouvernement. Il ne leur restait guère de compassion, après cela, pour ceux qui vivaient en dehors de leur laager, comme ils disaient — par référence aux camps d’autrefois, protégés par des chariots (ou, plus tard, des véhicules blindés) disposés en rond. Assailli d’idées noires qui s’abattaient périodiquement sur lui tel un nuage de sauterelles, Sam suivait péniblement la charrue, à peine conscient de ce qu’il faisait, indifférent au passage du temps.
Les ânes étaient à présent bien engagés sur leur trajectoire de la journée. « C’est l’heure de l’école ! lança-t-il à Pieter. Et ne te laisse pas insulter par les élèves blancs. »
Si seulement il n’avait pas tant d’affection pour Pieter ! Il le regarda assener une claque sur la croupe de Lady, lui chatouiller l’oreille puis tirer une carotte de sa poche et la lui offrir avant de repartir en courant chercher son cartable.
4
Pieter aperçut de loin Liza assise sur une grosse pierre au bord de la grand-route, la tête entre les mains et son cartable négligemment jeté à ses pieds. En s’approchant, il vit qu’elle était pâle et qu’elle avait des cernes sous les yeux. Sa honte n’avait pas lieu d’être ; et pourquoi cet air de chien battu ? Enfin, qu’est-ce qui lui prenait ? N’était-elle pas toujours sa petite Liza ? Oblitérant délibérément la réalité dans son esprit, il décida de faire comme si de rien n’était.
« Salut, Liza. Qui est-ce qu’on enterre ? » plaisanta-t-il. Mais elle se contenta de frissonner en regardant ses pieds, les épaules voûtées et les cheveux dans la figure.
Bon, peut-être la boutade n’était-elle pas la meilleure méthode. Il s’accroupit à ses côtés, la prit dans ses bras et écarta ses cheveux.
« Je t’en prie, Liza, reprends-toi. Tu ne peux pas leur permettre de te voir dans cet état. Un peu de courage, quoi ! »
Mais elle pencha encore plus la tête, au point que son visage disparut totalement derrière ses cheveux.
« On s’en moque de ce qu’ils pensent, eux ! Ce ne sont que des mots, après tout. Quel mal peuvent faire les mots ? » Mais il s’interrompit. Ce n’était pas vrai. Les filles de l’école avaient toujours été jalouses de Liza, et maintenant elles disposaient d’une arme avec laquelle elles pouvaient lui nuire, voire l’anéantir, la punir d’être si belle.
« Pour tout le monde, tu restes la même personne », reprit-il ; mais cela non plus n’était pas vrai. Même pour lui. Ses sentiments à son égard n’avaient pas changé, non. C’était elle qui était tout à coup différente..., différente de ce qu’il avait toujours imaginé, de sorte qu’il ne pouvait s’empêcher de la voir sous un jour légèrement autre.
Un camion s’arrêta à leur hauteur ; c’était Mr. Brits qui se rendait à la gare avec son chargement de tomates. Pieter grimpa sur le siège avant et tendit la main à Liza pour l’aider à monter. Heureusement, elle ne remarqua pas le regard scrutateur que le conducteur lui lança. Ainsi, la nouvelle s’était déjà répandue...
Liza, qui ne voyait pas le trouble de Pieter, se sentait en sécurité près de lui. Mamie avait exigé qu’elle mette non pas sa plus belle robe, mais celle qui venait juste après dans la hiérarchie des tenues ; elle était en coton, avec un joli motif à fleurs dans les tons bleus et un petit volant à l’ourlet. Privilège sans précédent : ses autres robes avaient toutes été taillées par mamie dans des sacs à farine de maïs, ce qui provoquait invariablement les railleries des filles. Sa plus belle robe, elle, était en mousseline rose, et on la gardait pour l’église ; même le dimanche, dès qu’on remettait les pieds à la maison, il fallait enlever tout de suite le précieux vêtement et en un clin d’œil il était au lavage. À ce simple témoignage de bonté, Liza avait su que mamie était à ses côtés dans son épreuve.
Elle ne se faisait aucune illusion sur le sort qui l’attendait à l’école. Elle serait frappée d’ostracisme, raillée, systématiquement contrariée, et insultée par-dessus le marché. Jusqu’ici elle avait supporté stoïquement le mépris général en se disant qu’elle avait le droit pour elle, mais maintenant ?... Elle ne savait plus qui elle était ni de quel bord.
« Mon Dieu, faites que je ne meure pas de honte », souffla-t-elle. Quelques minutes plus tard, l’estomac tenaillé par l’appréhension, elle descendit du camion et gagna l’école en se forçant à chaque pas.
« Eh bien, tu ne me dis même pas au revoir ? » lança Pieter derrière elle.
Mais à ce moment-là il se rappela le devoir d’histoire qu’il était censé rendre ce jour-là ; toutefois, on ne le garderait pas en retenue parce que, exceptionnellement, l’école fermait tôt : le vieux Cronjé devait prononcer un discours qui serait suivi d’un défilé. Ensuite, on décernerait un prix au meilleur tireur au fusil à grenaille. Comme Pieter n’en possédait pas, il ne ferait pas partie de la compétition. Étant trop jeune pour le port d’arme de chasse, c’était en toute illégalité qu’il remplissait la marmite de mamie avec le fusil archaïque qu’elle lui prêtait. Il ne pouvait donc décemment pas l’apporter à l’école.
Le prix en question était un vélo de course flambant neuf, pour l’instant exposé sur une estrade devant les tribunes, sur le terrain de sport de l’école. Élégant, mais suffisamment solide pour encaisser les chemins creux, il brillait de mille feux tentateurs, resplendissant de tous ses chromes et de son bleu métallisé. Neuf vitesses, selle en cuir à ressorts, sonnette chromée, feux arrière scintillant au soleil... Pieter alla l’examiner avant la prière, sachant pertinemment qu’il ne lui appartiendrait jamais mais incapable d’en détacher les yeux. Également incapable de se retenir, il grimpa sur l’estrade et caressa la machine.
« Tu espères peut-être finir premier ? grommela une voix dans son dos. Et avec quel fusil, on peut savoir ? Tu vas sûrement nous en remontrer à tous ? »
C’était Tony, de très loin l’élève le plus riche de l’école. Ce qui tombe plutôt bien, d’ailleurs, songea Pieter, car physiquement il n’est pas très gâté. C’était un avorton livide et maigrichon. Ses yeux d’un bleu délavé étincelaient et ses lèvres contractées dessinaient un ricanement malsain.
Quelle injustice que l’exploitation du vieux Cronjé, voisine de celle de sa mère, soit si féconde alors que la leur n’était que terres caillouteuses et pour la plupart stériles, comme celle de Mrs. du Toit ! Outre cette ferme, Cronjé possédait plusieurs plantations de sucre de canne ainsi qu’un quotidien à Johannesburg. À quoi il fallait ajouter quelques ateliers de fabrication dans le homeland de KaNgwane qui lui permettaient de bénéficier d’importantes exonérations fiscales, plus une usine d’emballage quelque part sur le Récif, le tout expliquant qu’il fût si prétentieux et son fils si gâté. Cronjé était également le candidat de l’Opposition indépendante pour le district, et c’est d’ailleurs pourquoi il prononçait un discours ce jour-là. Théoriquement, il était censé aborder des sujets liés à la protection de l’environnement, car on n’avait pas le droit de parler politique dans l’enceinte des écoles, mais Pieter savait déjà qu’il se débrouillerait pour glisser un peu de propagande par-ci, par-là.
Pieter lança par-dessus son épaule un regard noir à Tony, qui semblait plus audacieux que d’habitude, peut-être parce que son père était attendu à l’école. « Tu l’as caché dans ton sac à gruau ? » fit ce dernier d’un air provocant.
Quelques garçons rirent avec lui, sachant combien Pieter était fier et combien il détestait porter ces éternelles chemises taillées dans de la toile à sac décolorée qui ne lui allaient jamais très bien. Comme, la semaine précédente, un de ses condisciples l’avait vu étourdir un lièvre d’un coup de fronde, l’anecdote leur inspira de nouveaux sarcasmes. « Tu n’as pas oublié ta fronde, au moins ? C’est avec elle que tu espères gagner ? » « Tu aurais plutôt intérêt à emprunter la lance de ton copain kafir ! »
Alors s’éleva un quolibet inédit, aussi dévastateur qu’inattendu, dont la cruauté laissa Pieter pantois : « Ta petite amie est métisse ! Tout le monde le sait, et elle va être reclassée !
— Excuse-moi, mais tu pourrais répéter, s’il te plaît ? Je n’ai pas bien entendu. » Il fit volte-face pour identifier le coupable. C’était Johan, l’ami de Tony.
« Ouais, j’ai dit que ta petite amie... » Il n’eut pas le temps de finir. La force décuplée par la rage, Pieter lui sauta dessus, et une seconde plus tard les deux garçons roulaient au sol sous les encouragements des autres.
Pris au dépourvu par un direct à l’estomac qui lui coupa le souffle, Pieter détendit furieusement bras et jambes, frappa et rua. On entendit un craquement de mauvais augure suivi d’un hurlement de douleur. Brusquement, les garçons se turent.
« Tu m’as cassé le nez ! Salaud, tu m’as cassé le nez ! » s’écria Johan, une main sur le visage. Un regard au tiède liquide rouge qui dégouttait sur son poignet lui suffit pour vomir.
« Ne vous en prenez plus à Liza si vous tenez à votre peau. »
Il y eut bien quelques ricanements, mais personne ne tenait vraiment à affronter Pieter. C’était toujours lui qui gagnait.
Il était en retard à la prière. Fou d’inquiétude pour Liza, il se glissa discrètement au dernier rang. Dans cette région du bas veld, les gens étaient aussi prompts à repérer le moindre métissage que les aigrettes à picorer une tique sur le pelage d’un animal. Puisque Liza ne pourrait jamais se faire accepter, à quoi lui servait toute sa beauté ?
Il était deux heures de l’après-midi et la chaleur était infernale. Il y avait plus d’une heure qu’ils se tenaient debout en plein soleil à écouter discourir Cronjé sans véritablement lui prêter attention. Lui n’avait pas à s’en faire : l’estrade était surmontée d’un toit qui lui faisait de l’ombre. Il s’était posté à côté de la bicyclette étincelante, et sa voix aux accents métalliques pareille à celle d’un robot leur était transmise par un micro placé en contrebas.
« Ceux d’entre vous qui ont traversé le KaNgwane auront remarqué l’érosion du sol, les déchets qui le jonchent et la surexploitation qui en est faite par un bétail étique. Ces gens-là ne savent pas prendre soin de la terre. Nous autres Afrikaners avons reçu du Seigneur le devoir sacré de la nourrir ; en cela, nous sommes les émissaires de Dieu. Ces gens prennent la substance du sol sacré ; nous, nous lui apportons nos bienfaits... »
Cronjé vit le directeur de l’école froncer les sourcils et enchaîna rapidement. « C’est pourquoi vous devez prendre sur votre temps pour garantir la pureté et la propreté de notre terre. »
Là-dessus, l’un des jeunes membres de la parade s’évanouit et l’on marqua une pause le temps que le médecin scolaire l’emporte dans ses bras. Le directeur alla murmurer quelque chose à l’oreille de l’orateur, qui s’empressa de conclure.
Le concours de tir allait s’ouvrir le long du talus herbeux, derrière le terrain de rugby. Les jeunes garçons devaient atteindre une cible située à quinze mètres. C’est pas bien méchant, songea Pieter avec mépris en suivant les autres tandis que Cronjé exposait les règles de la compétition. « Ce n’est pas comme dans les concours de la Boys Brigade, disait-il. Toutes les armes sont autorisées, et... »
Pieter sentit monter en lui une bouffée d’adrénaline qui lui donna instantanément la chair de poule. Toutes les armes ? Une fronde, c’était bien une arme, non ?
Il s’efforça de prendre l’air dégagé et se plaça dans la file d’attente formée par les candidats. Quand on le vit préparer sa fronde, il y eut
