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L'héritière de Glentirran
L'héritière de Glentirran
L'héritière de Glentirran
Livre électronique607 pages7 heures

L'héritière de Glentirran

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À propos de ce livre électronique

Un amour interdit. Une enfant illégitime. Un héritage convoité.
Dans l'Écosse des années 70, Marjorie Hardy, femme aussi belle qu'intelligente, s'éprend de Robert MacLaren, un jeune aristocrate. Leur amour est foudroyant, mais la famille de Robert, propriétaire de la prestigieuse distillerie de whisky Glentirran, s'oppose à leur union en raison du manque de fortune de Marjorie. Malgré les traditions et les obstacles, leur amour donne naissance à Lara. Brisée mais déterminée, Marjorie se lance alors dans une quête pour réclamer la part d'héritage qui revient à sa fille : le domaine de Glentirran.
Une saga familiale palpitante où l'amour, la vengeance et les secrets de famille se mêlent dans un décor écossais envoûtant.
LangueFrançais
ÉditeurSAGA Egmont
Date de sortie28 nov. 2025
ISBN9788727223667
L'héritière de Glentirran

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    Aperçu du livre

    L'héritière de Glentirran - Madge Swindells

    Madge Swindells

    L’HÉRITIÈRE DE GLENTIRRAN

    Traduit de l’anglais par Christine Bouchareine

    Saga

    L'héritière de Glentirran

    Traduit par Christine Bouchareine

    Titre Original Snakes and Ladders

    Langue Originale : Anglais

    Copyright ©2025 Saga Egmont  

    Tous droits réservés

    ISBN : 9788727223667

    1ère edition ebook

    Format : EPUB 3.0

    Aucune partie de cette publication ne peut être reproduite, stockée/archivée dans un système de récupération, ou transmise, sous quelque forme ou par quelque moyen que ce soit, sans l'accord écrit préalable de l'éditeur, ni être autrement diffusée sous une forme de reliure ou de couverture autre que dans laquelle il est publié et sans qu'une condition similaire ne soit imposée à l'acheteur ultérieur. Il est interdit de procéder à l’exploration de données (data mining) de cette publication, y compris à des fins de formation aux technologies de l'IA, sans l’autorisation écrite préalable de l’éditeur.

    www.sagaegmont.com

    Saga est une filiale d'Egmont. Egmont est la plus grande entreprise médiatique du Danemark et appartient exclusivement à la Fondation Egmont, qui fait un don annuel de près de 13,4 millions d'euros aux enfants en difficulté.

    Vognmagergade 11, 2, 1120 København K, Danemark

    REMERCIEMENTS

    À Jenni Swindells et Lawrie Mackintosh pour leur aide, leurs recherches et leurs heureuses suggestions, ainsi qu’à Hilary Hale, mon éditrice, pour sa gentillesse et sa créativité.

    Prologue

    Le cri perçant des mouettes évoquait chaque fois Douvres et la maison de son enfance, la cuisine accueillante en entresol, les branches du sycomore se balançant mollement derrière la fenêtre ouverte, les rideaux en vichy bleu et blanc soulevés par la brise. Elle sentait le fumet des harengs sur le gril et le parfum du pain qui cuisait dans le four.

    Elle revoyait sa mère, une petite femme mince aux yeux d’un bleu étrangement profond. Son visage, marqué par les rides et encadré de cheveux gris, rajeunissait de vingt ans dès qu’elle souriait. Et elle souriait souvent. Elle était ravie de son mari, de sa fille, de sa maison et de son existence en général. En fait, à la grande inquiétude de Marjorie, sa mère refusait de s’attarder sur tout ce qui risquait de la contrarier et fuyait la réalité.

    C’était drôle comme sa mémoire la ramenait toujours au moment du dîner, quand son père rentrait à la maison. Cet homme imposant et calme, aux yeux verts comme la mer, possédait une voix d’une surprenante douceur. Il lui faisait un petit signe de tête, embrassait sa mère sur la joue et s’attablait aussitôt devant l’énorme chope remplie de thé bien fort, sur laquelle il refermait ses doigts.

    Marjorie, trop fière pour afficher ses sentiments, épiait chaque mot, chaque regard de son père, à l’affût d’un geste de tendresse. Mais il n’avait d’yeux que pour sa mère. Et ils étaient là tous les trois, pris dans un cercle vicieux : son père aimait sa mère, sa mère aimait Marjorie et Marjorie aimait son père. C’était ainsi !

    Jusqu’au jour où Marjorie rencontra Robert et reporta sur lui toute la passion qui couvait en elle.

    Première partie

    ROBERT

    juin 1972-juillet 1973

    1

    15 juin 1972

    Seul l’énorme château perché sur les célèbres falaises blanches témoignait encore du passé prestigieux de Douvres. Et le jeune homme, qui contemplait la ville depuis la plage de galets, se demandait si elle méritait le poème épique réclamé par Pitman, son professeur de lettres, pour le prochain numéro du journal de l’école.

    Il se tourna vers la mer et s’approcha de l’eau. Les rayons du soleil dansaient sur la Manche, un hovercraft soulevait un rideau d’écume dans le lointain. Il n’y avait pas le moindre nuage dans le ciel de juin, le soleil était au zénith et pourtant le fond de l’air restait frais.

    « Au plus fort de l’été, on sent encore l’haleine glacée de l’hiver », commença-t-il, ravi de cette inspiration soudaine.

    Malheureusement, sa veine poétique s’arrêta là. Il rangea son carnet dans sa poche, retira son short et plongea la tête la première dans les vagues. Surpris par la fraîcheur de l’eau, il se lança dans un crawl énergique en direction de la digue. Il se retournait de temps en temps vers la rive et, chaque fois, se désolait du contraste entre le château majestueux et la ville insipide qui l’entourait.

    Il remarqua alors un petit bateau ballotté par les vagues, voiles battant au vent, apparemment désert. Il obliqua aussitôt dans sa direction. Arrivé contre sa coque, il s’y agrippa et se hissa à bord. Il s’aperçut aussitôt de sa méprise. Une ravissante jeune fille, complètement nue, bronzait à l’abri des regards. Elle se précipita sur sa serviette pour s’en envelopper mais le vent rendait sa tâche impossible.

    — Oh ! dit-il, réprimant une forte envie de rire. Je suis désolé. De là où j’étais, le bateau paraissait abandonné. Comme je ne voyais personne...

    — Tournez-vous ! hurla-t-elle.

    À son accent, il comprit tout de suite que c’était une fille du pays. Il avait eu le temps d’apprécier sa peau claire et satinée, ses cheveux blond vénitien qui tombaient en lourdes boucles soyeuses sur ses épaules et, surtout, ses yeux immenses, irrésistibles, ni verts ni bleus, comme la mer.

    — Dépêchez-vous. Vous vous rapprochez dangereusement de la digue.

    — Oh ! je me suis endormie. Vous pouvez vous retourner maintenant. Je suis décente. Je vous emmène ?

    Même vêtue de son short en jean délavé et de son vieux pull gris, elle restait toujours aussi désirable.

    — Je m’appelle Robert MacLaren, dit-il pour se donner une contenance. Je suis en terminale au lycée privé de Douvres.

    — Je m’en doutais, marmonna-t-elle.

    Elle s’accroupit à l’arrière et saisit la barre d’une main ferme. Un sourire se dessina sur ses lèvres lorsque le voilier prit de la vitesse et se mit à fendre la houle.

    — Quel bon bateau ! dit-il.

    — Oui. C’est mon père qui l’a construit. Ça vous dirait de faire un petit tour avant de rentrer ?

    — Pourquoi pas ?

    Elle barrait très bien. Au bout de quelques instants, il se demanda même si elle ne cherchait pas à l’épater. Elle avait bordé les voiles au maximum et le bateau, couché sur l’eau, fendait les vagues à une vitesse impressionnante. Le vent forcit d’un coup. La houle s’était brusquement formée. La jeune fille souriait de plaisir, les cheveux trempés, les yeux rougis par les embruns, sa poitrine ronde moulée par son pull mouillé. Comme elle était jolie ! Et quel cran ! Enfin, ayant apparemment décidé qu’elle l’avait suffisamment impressionné, elle fit demi-tour. Mais il sentait qu’elle lui en voulait encore.

    — Et si nous allions prendre un thé pour nous réchauffer et faire un peu mieux connaissance ? suggéra-t-il tandis qu’ils entraient au port. Je voudrais tout savoir sur vous, tout... et surtout la réponse à la question que les garçons n’osent jamais poser — il marqua une pause pour bien souligner son effet — aimez-vous les gâteaux ?

    Deux fossettes se creusèrent aux coins de sa bouche, elle éclata de rire. Sa gorge palpitait, elle n’avait rien sous son pull et il voyait frémir sa poitrine.

    — Uniquement ceux au chocolat. Et, au cas où ça vous intéresserait, je m’appelle Marjorie Hardy, ajouta-t-elle, d’une voix pleine d’assurance.

    2

    Les deux jeunes filles rentraient chez elles d’un pas nonchalant, bras dessus, bras dessous, une raquette de tennis à la main, leur sacoche en bandoulière.

    Marjorie avait une garde-robe des plus réduites et préférait ne pas aborder ce sujet épineux. Malheureusement, Barbara, son amie et voisine, insistait lourdement.

    — Allez. Dis-moi. Que vas-tu mettre pour la chorale ?

    Marjorie fit une grimace.

    — Je croyais que nous devions être en uniforme.

    — Pas du tout. Le prof nous a recommandé une tenue classique, un tailleur avec un chemisier blanc, par exemple.

    Marjorie était consternée. Son manteau d’uniforme bleu marine la grossissait horriblement. Elle avait aussi un petit ciré jaune et un manteau orange vif acheté trois ans plus tôt et dix fois trop court. Elle devait se retenir de respirer pour les boutonner. Des faux ourlets avaient été ajoutés par sa mère à deux de ses jupes et à son unique pantalon, d’ailleurs toujours ridiculement court. Elle ne mangeait pas beaucoup, et pourtant elle continuait à prendre de la poitrine et ne rentrait plus dans aucun de ses chemisiers.

    Barbara parlait toujours, mais Marjorie ne l’écoutait plus.

    — Je parie que tu rêves de ce garçon que tu as rencontré, dit son amie en posant une main sur son bras, la faisant sursauter.

    — Lui, je l’avais complètement oublié ! mentit-elle.

    En fait, elle ne pensait qu’à lui. Elle revoyait ses cheveux jais, et ses yeux sombres si merveilleusement expressifs. Il souriait tout le temps, mais elle avait senti à certaines sautes d’humeur qu’il devait s’emporter facilement. Avec sa peau mate et sa taille élancée, elle le trouvait magnifique. Il ressemblait à un gitan. N’aurait-il pas du sang espagnol ? Pourtant, c’était une pointe d’accent écossais qui perçait dans sa voix distinguée.

    Pendant qu’ils prenaient le thé, il n’avait cessé de la faire rire tout en la questionnant inlassablement. Elle, en revanche, n’avait rien appris sur lui en dehors de sa passion pour la littérature. L’université d’Oxford lui avait proposé une place avant même que soit connu le résultat de ses examens et il espérait bien devenir poète.

    — Peut-on vivre de sa poésie ? avait-elle demandé.

    — J’en doute. Je devrais certainement enseigner toute ma vie pour entretenir ma muse.

    Marjorie n’avait jamais rencontré quelqu’un comme lui. Quand, à la sortie du café, il l’avait quittée en lui faisant un grand geste de la main, elle avait eu l’impression qu’il emportait avec lui une partie d’elle-même. Il n’avait pas parlé de la revoir. Depuis, elle rêvait de lui toutes les nuits, et le songe de la veille avait été encore plus précis que les autres. Il nageait nu jusqu’à son bateau et montait à bord pendant qu’elle bronzait au soleil. Elle rougissait encore de ce qui se passait ensuite.

    — Mais qu’est-ce qui t’arrive ? Tu es écarlate !

    — J’ai un peu chaud, c’est tout. Le soleil est brûlant.

    — Tu parles, il est couché depuis longtemps. Reconnais plutôt que ce garçon t’a tourné la tête, dit Barbara en éclatant de rire.

    Et elle passa un bras autour des épaules de son amie pour se faire pardonner cette taquinerie. Elles arrivaient devant chez Marjorie. La jeune fille dit brièvement au revoir à Barbara et rentra chez elle.

    Pourquoi ne pas aborder maintenant le problème de sa garde-robe ? Elle détestait réclamer, surtout avec les soucis de son père, ces derniers temps, mais il avait certainement fini de dîner maintenant et il avait déjà dû boire une ou deux bières pour faire passer les harengs et le pain. C’était le moment ou jamais. En plus, on était mercredi, un bon jour.

    La vie de son père tournait autour des pronostics sur les matches de football. Aux rencontres du samedi après-midi succédait une grande période de déprime parce qu’il n’avait pas gagné ; son moral ne commençait à remonter que le mardi. Le mercredi était un jour plein d’espérance. Le jeudi, l’optimisme atteignait son comble et durait jusqu’au samedi. Et ainsi de suite.

    La soirée était chaude. Peut-être ses parents iraient-ils se promener au bord de la mer, avant de s’arrêter au pub ? Marjorie descendit l’escalier en courant et vit qu’elle ne s’était pas trompée. Ils se préparaient à sortir.

    — Tu rentres bien tard pour dîner, lança sa mère. Je t’ai mis ton repas de côté, là-bas, sous le torchon.

    — Merci. Dis, maman, je dois aller au lycée de Douvres avec la chorale. Nous allons chanter le Messie de Haendel avec les élèves de terminale. Les répétitions commencent demain soir.

    — Et alors ? demanda sa mère, brusquement sur ses gardes.

    — Maman, tu ne crois pas qu’il serait temps de m’acheter un nouveau manteau ? Le mien me serre sous les bras et il est trop court.

    — Nous n’avons pas les moyens pour le moment, ma chérie. Le chantier naval va de plus en plus mal. Ton père ne fait plus d’heures supplémentaires depuis des mois. Prends ton mal en patience, d’ici quelques semaines, tu gagneras ta vie.

    Marjorie sentit aussitôt s’éveiller ses craintes. De quoi sa mère parlait-elle donc ? d’un job pour l’été, sans doute ? Elle savait pertinemment que Marjorie voulait être professeur. Mais elle avait le don de manipuler les autres pour arriver à ses fins.

    — Papa, dit-elle, appelant à la rescousse son père qui feignait de lire le journal. Tu ne pourrais pas me donner de l’argent ?

    Il prit un air gêné.

    — Je ne vois pas ce que tu reproches à ton manteau bleu marine. Et s’il te suffit pour l’école, il conviendra parfaitement pour ces rupins.

    — On nous a dit de ne pas porter notre uniforme, précisa-t-elle.

    — Tu n’as qu’à mettre ton manteau orange, ma chérie, suggéra sa mère. Il est très joli.

    — Il est trop petit et trop court, rétorqua Marjorie.

    — Elle a raison, intervint son père. Elle est ridicule avec.

    — Mes jupes et mon pantalon sont trop courts et je ne sais pas comment m’habiller, gémit-elle, au bord des larmes.

    — Eh bien ! mets ton uniforme ! conclut son père avant de se replonger dans son journal.

    — C’est impossible si les autres ne le portent pas, dit sa mère. Ton manteau est court, et alors ? C’est la mode.

    — Oui, mais pas ce genre de court, marmonna son père.

    Marjorie se leva d’un bond et quitta la pièce en courant, renversant sa chaise dans sa précipitation. À peine la porte franchie, elle se ravisa ; il fallait absolument qu’elle trouve de meilleurs arguments.

    — Elle devient de plus en plus maladroite, entendit-elle son père grommeler.

    — Oh ! ne t’inquiète pas. Elle grandit. On va bientôt en être débarrassés.

    Marjorie monta l’escalier, les jambes coupées, et se laissa tomber sur son lit, accablée de solitude et du besoin d’être aimée.

    3

    La chambre de Marjorie, située sous les combles, était couverte de posters jusqu’au plafond. Sur le sol gisaient pêle-mêle des livres sur l’art, la musique, la littérature et la poésie, des photos de mode, des revues, quelques coussins et une radio.

    Marjorie avait emprunté un magazine à la bibliothèque et, allongée par terre, se pâmait d’envie devant les photos. La simple vue des mannequins avec leurs longues jambes, leur visage parfait et leur folle assurance était plus que décourageante. En revanche, leur coiffure ne présentait rien d’extraordinaire. Elles portaient toutes les cheveux longs et dénoués. Ce n’était pas difficile à imiter. Son eye-liner brun et son rouge à lèvres foncé devraient suffire pour le maquillage. Mais que faire pour les vêtements ? Elle se remit à feuilleter le magazine fiévreusement. Elle aurait tout donné pour appartenir à ce monde merveilleux, songeait-elle en lisant les commentaires. « Les années soixante-dix font entrer la mode dans la réalité. Les créations extravagantes disparaissent car la femme d’aujourd’hui doit faire face à de dures réalités économiques. »

    — À qui le dites-vous ! marmonna-t-elle.

    Elle se sentait de plus en plus désespérée. C’est alors qu’elle aperçut le cliché d’un mannequin vêtu d’un pantalon qui s’arrêtait sous le genou : une « jupe-culotte », disait la légende. Elle étudia soigneusement la photo et courut chercher les ciseaux de sa mère.

    Son cœur battait la chamade en mesure avec le cliquètement des ciseaux. Son père ne manquerait pas de lui faire des reproches si jamais elle ratait son coup. Elle cousait le dernier ourlet lorsqu’elle entendit sa mère l’appeler d’en bas.

    — Nous partons au pub, ma chérie.

    L’argent qu’ils dépensaient là-bas aurait pu lui payer des dizaines de tenues, mais à quoi bon se lamenter. Elle descendit en courant à la cuisine, repassa sa jupe-culotte et la tint à bout de bras devant elle pour l’étudier d’un regard critique. Pas mal ! Maintenant, le haut. La plupart des chemisiers que portaient les mannequins étaient déboutonnés jusqu’à la taille. Si elle pouvait porter le sien ouvert comme elles, personne ne verrait qu’il était trop petit. Elle jeta un regard songeur vers son maillot de bain noir. Elle attrapa quelques corsages au vol et courut se déshabiller devant la grande glace de sa mère.

    Elle ne se voyait que rarement nue dans un miroir. Elle s’étudia longuement, sans complaisance, et rougit en regardant ses seins, qui s’étaient encore arrondis depuis la dernière fois. Elle sauta dans son maillot de bain, enfila la jupe-culotte par-dessus, glissa la ceinture dans les passants et mit son chemisier d’uniforme sans le boutonner. Le résultat était assez réussi. Et les chaussures ? Elle remonta les escaliers en courant et revint avec la seule paire de hauts talons qu’elle possédât. Des escarpins blancs achetés pour le mariage d’une cousine ; il lui suffirait de les teindre. Sa tenue semblait directement sortie du magazine.

    Elle n’avait pas vu l’après-midi passer. Elle était enfin prête... non, il lui manquait quelque chose. Des boucles d’oreilles ! Barbara s’était fait percer les oreilles pour son anniversaire et Marjorie avait récupéré les clous que son amie avait jetés quand on lui avait offert ses premiers anneaux en or. Elle les sortit de la boîte d’allumettes où elle les avait soigneusement rangés et les plaça contre ses lobes. Cela ne devrait pas faire si mal que ça, se dit-elle en partant à la recherche d’une épingle de sûreté. Elle déchanta dès la première piqûre. La douleur lui fit monter les larmes aux yeux. Et quand elle insista, elle trouva la souffrance insupportable. Elle dévala l’escalier pour aller chercher de la glace. De retour dans sa chambre, les oreilles gelées, elle se regarda dans le miroir. À quoi veux-tu ressembler, Marjorie Hardy, à une gravure de mode ou à une gourde ? Dix minutes plus tard, le cœur battant, les yeux pleins de larmes, le visage aussi blanc que les falaises, elle avait mis les deux clous en place.

    4

    « Comme j’aimerais avoir une échelle de corde ! » Immobile en haut de l’escalier, Marjorie rassemblait son courage avant de descendre. Poussée par la crainte d’être en retard, elle finit par s’avancer. Il devait y avoir un truc pour marcher avec ces hauts talons, mais elle ne le connaissait pas et chacun de ses pas résonnait comme un coup de marteau. Tac, tac, tac ! Maudites chaussures. Elle se pencha pour les enlever mais c’était trop tard. Son père arrivait en bas de l’escalier, son journal à la main.

    — Mon Dieu ! s’exclama-t-il, en la regardant des pieds à la tête d’un œil critique. Maman, viens voir ça. Où a-t-elle l’intention d’aller dans cette tenue ?

    Sa mère arriva à son tour, la mine lasse.

    — Mais d’où sortent ces vêtements ?

    — Ne t’inquiète pas. J’ai copié ça dans une revue.

    Sa mère ouvrit la bouche de stupeur en reconnaissant le pantalon noir coupé aux genoux.

    — Eh bien, il faut avouer que...

    Marjorie comprit alors que sa mère ne dirait rien devant son père et lui en fut reconnaissante.

    — Où as-tu trouvé ce rouge à lèvres ?

    — Je l’ai acheté avec mes économies.

    — Il te va bien. Mais pourquoi tes cheveux te tombent-ils dans la figure comme ça ? Que veux-tu cacher ?

    Sa mère tendit la main vers elle pour écarter ses cheveux. Marjorie voulut reculer mais la rampe de l’escalier l’arrêta.

    — Oh ! mon Dieu ! Qu’est-ce que tu t’es fait à l’oreille ?

    — Rien, répondit Marjorie, penaude.

    — C’est malin ! C’est bien infecté. Ce doit être très douloureux. Attends, je vais te soigner. Je te trouve très jolie, tu sais.

    Marjorie sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle s’attendait à des critiques, pas à de la gentillesse.

    Quelques instants plus tard, les oreilles rougies par le désinfectant et les remarques acides de son père, le maquillage autour de ses yeux estompé par le pouce de sa mère, son rouge à lèvres atténué avec un mouchoir en papier, elle partit d’un pas chancelant vers l’arrêt du bus.

    Il n’était pas là ! Il lui avait suffi d’un regard autour du grand hall de réception du lycée pour s’en assurer. La déception lui fit l’effet d’un direct à l’estomac.

    Le maître de chorale les plaça : les filles à droite, les garçons à gauche, les solistes, dont Marjorie faisait partie, devant. Il semblait nerveux. Peut-être pensait-il qu’elles ne savaient pas chanter ? Eh bien, il allait être surpris. La moitié des élèves de terminale étaient galloises. Leurs pères étaient venus s’installer dans la région quand les mines du Pays de Galles avaient été fermées. Dès les premières notes, le visage de l’homme n’exprima plus que surprise et ravissement devant les jeunes voix cristallines qui faisaient vibrer les murs du vieil édifice. Aussitôt que Marjorie ouvrit la bouche, elle oublia sa déception et ses craintes. Elle chantait merveilleusement bien. Sa mère prétendait qu’elle tenait ce don de son père. Il ne chantait que lorsqu’il était ivre, mais elle avait vu des gens pleurer lorsqu’il entonnait Danny Boy de sa voix haute et claire. Le maître de chorale avait, par contre, du fil à retordre avec ses propres élèves. Ils n’étaient pas très bons. Évidemment, ce n’étaient pas des mineurs gallois qui envoyaient leurs enfants au lycée privé de Douvres ! Pauvre homme ! se dit-elle en souriant. Ils terminèrent enfin le dernier couplet. Les jeunes filles se précipitèrent dans un joyeux brouhaha à la recherche des rafraîchissements qu’on leur avait promis. Tout ça pour rien, soupira Marjorie en se souvenant de la douleur causée par l’épingle de sûreté.

    — Bonjour !

    C’était sa voix ! Elle se retourna d’un bloc. Il lui souriait du haut de son mètre quatre-vingt-cinq.

    — Tu es venu, dit-elle dans un souffle, avec un regard peut-être plus révélateur qu’elle ne l’aurait voulu.

    Il posa une main sur son bras et l’attira contre lui.

    — Viens, partons d’ici, chuchota-t-il. Allons boire quelque chose. Ça fait des heures que j’attends. Pardon ? Non, ici, il n’y a que du thé et des biscuits rassis.

    Les mots s’étranglaient dans sa gorge, le sang lui montait à la tête, sa respiration était bloquée, ses jambes ne lui obéissaient plus. Pourtant, elles suivirent Robert docilement. Au moment où elle se laissa tomber sur le siège en cuir de sa voiture, elle s’aperçut qu’elle n’avait pas dit au revoir à Barbara.

    — Il ne faut pas que je rentre en retard, sinon j’aurai des problèmes avec mon père, balbutia-t-elle péniblement.

    — J’espérais bien te trouver dans la chorale, dit-il en souriant, et elle se sentit fondre sur place. J’étais dans les coulisses. Je voudrais te faire un aveu, ajouta-t-il, brusquement sérieux. Quand je regarde un très beau tableau, quand je lis un poème de Thomas Eliot, ou lorsque je contemple un superbe coucher de soleil, ça me donne la chair de poule. Comme si je faisais une réaction à tout ce qui est magnifique. Touche mon bras.

    Elle passa un doigt hésitant sur sa peau et frissonna en sentant les poils hérissés.

    — Toi et ta voix, vous me donnez la chair de poule. Tu chantes merveilleusement et tu es ravissante.

    — Oh ! arrête, se défendit-elle maladroitement.

    — Ne me dis pas que tu ne le sais pas ?

    — Je ne sais pas quoi ?

    — Que tu es jolie.

    Il lui prit la main. À partir de cet instant, elle ne fut plus consciente de rien. À peine s’aperçut-elle qu’il l’avait conduite dans un endroit comme elle n’en avait jamais vu. C’était un pub élégant, très original, et quelqu’un jouait du piano. Elle but un panaché en écoutant, ensorcelée, Robert lui raconter son enfance et réciter des vers de Robbie Burns, avec son léger accent écossais.

    À minuit sonnant, il se gara devant chez elle.

    — On se revoit dimanche ? Tu es libre ? Nous pourrions aller à la campagne. Tu montes à cheval ?

    Elle secoua la tête.

    — Tu veux que je t’apprenne ?

    — Oh ! oui, murmura-t-elle, toujours sur son nuage.

    — Parfait. Je passerai te prendre vers onze heures.

    — D’accord, s’entendit-elle répondre, alors qu’elle s’inquiétait déjà de ce qu’elle allait bien pouvoir porter.

    Le prince et son carrosse disparurent dans la nuit, la laissant toute tremblante sur le seuil de sa porte. À contrecœur, elle se décida à entrer. Sa mère l’attendait.

    — Mon Dieu ! s’exclama cette dernière en voyant sa tête.

    5

    En se rendant chez Marjorie, le samedi suivant, Robert s’interrogeait sur les raisons qui l’avaient poussé à proposer cette sortie à la jeune fille. Quelque chose d’indéfinissable l’attirait en elle. Il avait été sidéré par la façon dont elle avait barré son petit bateau pendant le coup de vent. Elle avait un sacré cran. Comme les campanules bleues des falaises de Douvres, battues par le vent, la neige et le gel, piétinées par les marcheurs insouciants, Marjorie était aussi résistante qu’étonnamment belle. Il la sentait moralement très forte et extrêmement généreuse. Elle ne devait pas fuir devant les responsabilités, il l’avait lu dans son regard. Robert savait qu’il ne possédait pas sa volonté. Il avait grandi dans un monde privilégié par son éducation et sa fortune. Marjorie tenait son courage de la terre, de son humour et de ses origines, et il aurait voulu lui ressembler et avoir sa passion de vivre.

    En arrivant chez elle, il se sentit pris de panique. Il accéléra et passa devant sa maison sans s’arrêter, aussitôt soulagé. Il ne lui restait plus qu’à aller rejoindre les amis qui appartenaient à son petit univers protégé. Et pourtant... quelques mètres plus loin, il ralentit, fit demi-tour et revint se garer devant chez elle. Des voisins sortirent sur le pas de leur porte pour le dévisager, et une fille qu’il avait vaguement l’impression de connaître lui dit bonjour.

    La matinée était ensoleillée. La porte était ouverte. Robert avança sur la pointe des pieds, refusant de voir le nain de jardin posé sur le gazon. Comme il refusait de voir les rideaux en crochet, le paillasson vert à fraises rouges et les étagères en châtaignier dans le hall, couvertes d’un bric-à-brac innommable.

    Une femme, sans la moindre ressemblance avec Marjorie, se précipita vers lui.

    — Bonjour. Vous devez être Robert. Je suis madame Hardy, la mère de Marjorie. Entrez. Elle arrive tout de suite. Suivez-moi.

    Elle semblait fragile avec son visage pâle et ridé. Elle avait des sourcils sombres, des yeux bleus, des cheveux grisonnants coupés au carré, et une bouche curieusement jeune, malgré son petit sourire contraint. Elle lui fit traverser un petit salon, qui ne devait pas servir très souvent, pour le conduire vers le jardin, à l’arrière de la maison, où son mari était assis, en maillot de corps et en bretelles, à l’ombre d’un sycomore. Il cirait ses chaussures et ne leva même pas les yeux lorsqu’elle lui présenta Robert.

    — Bonjour, monsieur. Je viens chercher votre fille. Quelle journée magnifique, n’est-ce pas ?

    — Si vous le dites, répondit M. Hardy. Mais je crois que vous perdez votre temps ici, continua-t-il sur le même ton. Marjorie a reçu une éducation très stricte. Elle n’a encore jamais fréquenté de garçon. C’est une fille bien et vous devez la respecter, sinon vous aurez affaire à moi, Robert.

    Il leva alors la tête et le message que Robert lut dans ses extraordinaires yeux verts ne laissait aucune équivoque. C’était une menace pure et simple. Décidément ! cet avertissement grossier allait de pair avec le nain et les fleurs artificielles. Robert s’éclaircit la voix.

    — Monsieur, j’ai le plus grand respect pour votre fille.

    Impatient de passer à un autre sujet de conversation, il regarda autour de lui et aperçut un énorme lapin dans une caisse près de la porte. C’était un animal sympathique avec ses grandes oreilles qui lui tombaient sur les yeux, son petit nez qu’il fronçait constamment et son doux regard. Robert passa le doigt sur son museau.

    — Quel beau lapin ! s’aventura-t-il.

    — Il s’appelle Frank. C’est un géant des Flandres. Ils sont plus charnus que les autres espèces. Nous l’engraissons pour le déjeuner de dimanche prochain.

    — Oh ! s’exclama Robert, et il se laissa tomber sur le premier siège venu.

    Le nez sur ses chaussures, M. Hardy se mit à les polir avec une ardeur nouvelle tout en monologuant sur le temps, les récoltes et les roses particulièrement belles cette année. Son accent déroutait Robert. Chaque mot était soigneusement prononcé, avec un léger chantonnement irlandais, mais il y avait autre chose, de l’écossais peut-être, dans sa façon de prononcer les h.

    Enfin, Marjorie arriva en courant, les joues rouges, les yeux brillants, vêtue de sa jupe-culotte, d’un T-shirt turquoise et d’un foulard assorti à ses yeux. Ses cheveux auburn resplendissaient au soleil et son nez était constellé de taches de rousseur.

    — C’est nouveau, ça, dit-il en sautant sur ses pieds.

    — Quoi ?

    — Les taches de rousseur.

    Elle éclata de rire.

    — Tu ne les avais pas la dernière fois.

    — Comme si tu pouvais t’en souvenir.

    — Bien sûr que je m’en souviens !

    — J’ai fait du jardinage au potager. Je te le montrerai un jour, si tu veux. Allez, viens. Partons vite.

    6

    Dès qu’ils furent hors de vue de la maison, Robert lui prit la main, et ils roulèrent ainsi un long moment sans rien dire.

    — Tes cours vont bientôt se terminer ? finit-il par lui demander.

    — Oui, malheureusement.

    — Et après ?

    Elle détourna les yeux en fronçant les sourcils. Il la vit se mordre la lèvre et sentit qu’elle était vraiment soucieuse.

    — J’ai obtenu une place à Bristol, si j’ai de bons résultats à mes examens, et je crois que tout s’est bien passé de ce côté-là. Le problème, c’est que ma mère commence à dire que je vais bientôt pouvoir gagner ma vie. Pourtant, l’année dernière, elle était d’accord pour que je fasse des études. J’attends de connaître mes résultats et ensuite... Mais parle-moi plutôt de toi, enchaîna-t-elle précipitamment, et il comprit qu’elle ne tenait pas à s’attarder sur ce sujet. Pourquoi as-tu choisi le lycée de Douvres ? Ce n’est pas l’endroit idéal pour un poète en herbe.

    — Tu as raison, dit-il en riant. Je suis le troisième et dernier fils de la famille. Mon frère aîné va reprendre les affaires de mon père. Mon frère cadet étudie le droit, et moi, le dernier, je devais entrer dans la Marine, comme il est de tradition chez nous. Mais il n’en est plus question. Je veux écrire. Au début de mes études secondaires, l’idée de la Marine ne me déplaisait pas. J’ai changé d’avis. Ça peut arriver à tout le monde. Mais toi, promets-moi de ne jamais changer, ajouta-t-il en lui serrant la main. Je voudrais que tu restes toujours la même.

    C’était stupide de dire ça, songea-t-il, et pourtant il le pensait vraiment. Il la vit rougir.

    — Mets un vœu dans une main, crache dans l’autre, et regarde laquelle est pleine, comme dirait ma mère.

    Cette petite phrase ordinaire rappela à Robert toute la vulgarité des parents de Marjorie. Il lui lâcha brusquement la main, se demandant avec inquiétude si elle ne leur ressemblait finalement pas plus qu’il ne voulait le croire. Il fallait qu’il en ait le cœur net.

    — Marjorie, reprit-il après un long silence. Ça ne t’ennuie pas qu’on élève un animal aussi gentil et confiant que le pauvre Frank pour le manger ?

    Elle s’empourpra aussitôt.

    — Oh ! j’évite d’y penser, balbutia-t-elle. Quand j’étais petite, j’avais un lapin que j’adorais. Je l’avais baptisé Nelson parce qu’il était tout blanc avec une tache noire sur l’œil. Un jour, en rentrant de l’école, je l’ai trouvé écorché et pendu par les pattes arrière à la porte du jardin. Alors, maintenant, je ne les regarde plus. Pour ne pas souffrir, tu comprends ?

    Robert avait de la peine pour cette fille adorable qui chantait si bien. Mais il ne se sentait pas encore suffisamment rassuré.

    — Et tu l’as mangé, ce lapin ? Je parle du tien, insista-t-il.

    — Ça suffit, Robert, protesta-t-elle, brusquement fâchée contre lui. Où veux-tu en venir avec tes questions stupides ! Qu’est-ce que tu essaies d’insinuer ? Papa élève les lapins dans le jardin potager. Nous mangeons tout ce qui y pousse, les choux, les oignons, la laitue, toutes sortes de légumes. C’est une source de nourriture très appréciable pour nous. Mes parents ne sont pas riches. Papa ramène de temps en temps un lapin à la maison pour l’engraisser. Où est le mal ? Tu n’es pas végétarien que je sache ? Je suppose que tu vas à la chasse de temps en temps et qu’il t’est bien arrivé de voir de pauvres petits renards déchiquetés par des beagles, non ? Et pour répondre à ta question, c’est non. Cela m’a coupé l’appétit, et pour plusieurs jours, si tu veux savoir. Mais je te préviens, ne t’avise pas de prendre de grands airs avec mes parents, ou tu ne me reverras plus.

    — Je suis désolé, s’excusa-t-il aussitôt.

    Ils roulèrent en silence pendant un moment, mais quand il voulut lui reprendre la main, elle la retira. Il freina doucement et arrêta la voiture sur le bas-côté. Il se tourna vers elle. Elle le regardait d’un œil sombre, les lèvres pincées.

    — Tu m’en veux vraiment ? Je t’aime tant.

    Il l’attira contre lui et, surpris par la chaleur du corps de Marjorie, se sentit submergé d’une vague de désir qui le laissa muet, les lèvres brûlantes. Il lui prit le menton et elle répondit à son baiser avec une passion qui finit de lui faire perdre la tête. Il dut faire un effort surhumain pour retrouver ses esprits et s’écarter d’elle.

    — Oh ! soupira-t-il. Je ne sais pas ce qui m’arrive. J’étouffe. Viens, allons marcher un peu.

    Elle descendit et attendit près de la portière d’un air embarrassé. Il la prit par la main et l’entraîna vers une ouverture dans la haie d’aubépine. Ils débouchèrent dans un champ d’orge ondulant mollement sous la brise. Robert retira sa veste et l’étala sur le sol.

    — Asseyons-nous là, si tu veux.

    — Je croyais qu’on allait faire du cheval, dit-elle en obéissant avec réticence. On est encore loin, non ? ajouta-t-elle d’un ton où perçait le reproche.

    — Nous allons repartir. Bientôt. Mais je ne peux pas conduire dans cet état, tu sais. J’ai cru que j’allais perdre la tête. Que je n’étais plus maître de moi. Tu as déjà eu cette sensation ?

    — C’est ce que j’éprouve chaque fois que je pense à toi. Je rêve de toi toutes les nuits.

    Elle le regardait avec tant de confiance. Il fallait un certain cran, reconnut-il une fois de plus, pour afficher aussi ouvertement ses sentiments.

    — Moi aussi, avoua-t-il à son tour. Mais dans la voiture, brusquement, j’ai cru étouffer. Ça m’a fait peur. Est-ce que tu as déjà fait... ?

    — Non, jamais.

    — Moi non plus.

    — Et n’espère pas que je le ferai. Je ne veux pas. Jamais.

    Sa voix lui parut brusquement démodée.

    — Je ne t’ai pas conduite ici pour ça. Je ne m’attendais pas à ce qui m’est arrivé.

    Il releva le T-shirt de Marjorie de quelques timides centimètres, posa ses lèvres sur son ventre nu et la mordilla doucement, se demandant comment elle allait réagir. Elle se mit à rire en se tortillant et il se sentit soudain beaucoup plus vieux qu’elle. C’était encore une enfant. Il devait la protéger. Il prit sur lui et s’écarta d’elle.

    — Bon, ça va mieux. On y va ?

    Elle leva vers lui un visage rieur et tenta de l’attirer à nouveau contre elle.

    — Pas question. Tu veux apprendre à monter à cheval ou pas ? Si je t’embrasse encore, nous n’irons jamais là-bas. Le premier arrivé à la voiture.

    Jusque-là, Robert avait cru qu’on ne pouvait rien faire avec les filles à part flirter. Il n’avait pas de sœur et ne connaissait donc rien au sexe faible. Marjorie l’avait ébloui. Elle avait appris à monter sans trop de mal et lorsque son cheval s’était emballé et l’avait jetée la tête la première dans une mare, elle avait éclaté de rire et était remontée presque aussitôt en selle. Il lui avait alors prêté son pull et elle avait laissé ses cheveux sécher au vent. Il avait passé un moment merveilleux avec elle.

    7

    C’était samedi soir et Robert était en retard. Ils devaient aller danser et elle faisait les cent pas dans le couloir depuis une demi-heure lorsque son père la coinça. Lui qui prononçait rarement plus de vingt mots d’affilée avait beaucoup à dire pour une fois.

    Au début de la semaine, il avait reçu les nouvelles qu’il appréhendait tant : le chantier naval licenciait un grand nombre d’ouvriers et il en faisait partie. Il était trop âgé pour pouvoir espérer dénicher un autre emploi et il se retrouvait prématurément à la retraite avec une pension insuffisante. Depuis, ulcéré, il ne contenait plus son ressentiment ni son amertume.

    — Tu as vu ce Robert tous les soirs depuis trois semaines, lui répéta-t-il une fois de plus. Tu cherches des ennuis, ma fille. Les riches ne se marient qu’avec les riches. Il y a tout à parier qu’il épousera une demoiselle aussi fortunée que lui et, ce jour-là, il te brisera le cœur. Je me suis renseigné à son sujet. Il vient d’une famille écossaise de vieille noblesse. Ils s’opposeront à toute alliance avec des gens comme nous, si jamais l’idée l’en prenait. Mais je parie qu’il ne t’a même pas parlé de mariage.

    — Mais pourquoi l’aurait-il fait ? Nous sommes bons amis, c’est tout, lui répondit Marjorie pour la énième fois de la soirée.

    — Si tu le dis... Mais combien de temps cela va-t-il durer ? Regarde la vérité en face. Tu ferais mieux de rompre maintenant.

    — Notre amitié est ce que j’ai de plus précieux au monde, répondit-elle au bord des larmes.

    — Comme tu voudras, dit-il d’un ton sinistre. Mais ne viens pas pleurer si un jour tu es enceinte et qu’il te plaque. Il ne faudra pas compter sur nous à ce moment-là.

    Et il descendit à la cuisine.

    — Oh ! laisse tomber, papa, marmonna-t-elle entre ses dents. Toi et tes idées arriérées.

    Effectivement, ils s’étaient vus tous les soirs depuis ce fameux dimanche. Ils s’entendaient merveilleusement et avaient décidé d’un commun accord de ne plus se laisser aller à des débordements passionnés. Après avoir fait la tournée des cinémas, des concerts et des restaurants, ils avaient fini par s’avouer mutuellement qu’ils préféraient bavarder en se promenant au bord de l’eau ou assis sur un banc. En revanche, ils avaient décidé, toujours à l’unisson, que le samedi soir, ils iraient danser. Et ce serait certainement leur dernier samedi avant longtemps car l’école de Robert fermait ses portes cette semaine. Mais que pouvait-il bien faire ?

    Une heure plus tard, elle se dit qu’il avait dû tomber en panne. À minuit, elle était persuadée qu’il avait eu un accident. Elle hésita à appeler l’hôpital. À deux heures du matin, elle finit par comprendre, avec horreur, qu’il lui avait posé un lapin. Incapable de trouver le sommeil, elle passa le reste de la nuit à chercher des explications.

    La semaine suivante s’écoula avec une lenteur insupportable et Marjorie dut finir par admettre que Robert était rentré chez lui sans lui dire au revoir. Elle avait revécu cent fois chaque minute de leur dernière soirée ensemble sans rien trouver à se reprocher. Elle avait des cernes sous les yeux, n’entendait plus ce qu’on lui disait et ne mangeait plus. Elle n’arrivait pas à comprendre comment Robert avait pu partir ainsi. Et elle avait perdu toute confiance en elle.

    La fin du trimestre approchait et un autre problème se profilait à l’horizon : son avenir. Son père aborda subitement la question alors qu’ils lisaient dans la cuisine pendant que sa mère préparait un pudding aux pommes.

    — Tu as eu tes résultats ?

    — Mlle Allington pense que je ne vais obtenir que des A et des B, et je suis déjà acceptée à Bristol. Mais il se pourrait qu’on me prenne à Oxbridge, répondit-elle d’une voix chevrotante, incapable de contrôler son angoisse.

    Son père posa son verre et se leva.

    — Tu as dix-huit ans, grommela-t-il. À ton âge, je gagnais ma

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