La vie toujours ailleurs
Par Myriam Antaki
()
À propos de ce livre électronique
À PROPOS DE L'AUTRICE
Myriam Antaki est syrienne, née à Damas dans une famille catholique et francophile. Elle fait ses études scolaires chez les Franciscaines Missionnaires de Marie, poursuit son éducation à Londres puis à l’Université Américaine de Beyrouth, AUB. Plus tard elle épouse Georges Antaki et vit à Alep jusqu’à la guerre de Syrie en 2011. Depuis, elle habite le Liban. Très jeune, elle se découvre un désir d’écrire et ses romans édités en France relatent des épisodes historiques où s’expriment, aux confluents des civilisations, le dialogue des cultures et des religions. Le rôle primordial et l’émancipation de la femme y sont un thème récurrent. Ses romans sont traduits notamment en arabe, en anglais, en grec, en turc et en hébreu. Son premier ouvrage "LaBien-aimée" a reçu le Prix de l’Amitié franco-arabe en 1985. Son roman sur la cohabitation en Israël-Palestine "Les Versets du Pardon" paru chez Actes-sud, est traduit aux États-Unis et obtient le « Hemingway Reward »en 1991. Elle est aussi l’auteure de six autres romans édités notamment chez Gallimard et Grasset. Sous le patronage du Consulat de France à Alep avec le consul René Jérusel, Myriam Antaki a été membre fondateur de la « Semaine de la francophonie » qui s’est tenue de 2001 jusqu’au début de la guerre en 2011.
Lié à La vie toujours ailleurs
Livres électroniques liés
Le TESTAMENT DES SOLITUDES Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa faille: Roman Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationL'exil, de Malana à Marseille: Roman historique Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationEdith Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationMétissée Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLe quatrième livre Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationL'Expulsé Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationUn lit dans l'océan: Roman Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationAziyadé Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationQuelque part dans la foule il y a toi Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationCourrier Sud Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa cliente: Analyse complète de l'oeuvre Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa Charente auprès Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationIl ne fallait pas s'en prendre à nous Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationMauvais sang Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationNouvelles de Turquie: Récits de voyage Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationSoleil noir Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLe Cri de la pierre: Témoignage Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationResplendir Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLe bateau d’Hitler Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationUne ancre pour mon île Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationGlaive du cœur: Qui tue Zahhak, le destructeur des cerveaux ? Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationBelgiques Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationRien du tout Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLes sentiers de l’apocalypse Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationBienvenue à Utopia Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationStabat filius Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationDisparitions Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLE DESESPOIR DES ANGES Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationCoquelicot sur un rocher Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluation
Fiction sur l'héritage culturel pour vous
Dictionnaire des proverbes Ekañ: Roman Évaluation : 5 sur 5 étoiles5/5Les petites maisons galantes de Paris au XVIIIe siècle: Folies, maisons de plaisance et vide-bouteilles, d'après des documents inédits et des rapports de police Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationRaison et Sentiments Évaluation : 5 sur 5 étoiles5/5Shuni: Prix littéraire des collégiens 2020 Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationMadame Chrysanthème: Récit de voyage au Japon Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationNouvelles de Taiwan: Récits de voyage Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationBon anniversaire Molière ! Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLe Maître et Marguerite Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLes charmes de Berthe: Littérature blanche Évaluation : 5 sur 5 étoiles5/5Zykë l'aventure Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationContes et légendes de Kabylie Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLe dernier feu: Roman Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationContes et légendes du Cameroun Évaluation : 5 sur 5 étoiles5/5Au cœur de la Franc-Maçonnerie: L'art royal appliquée en 8 nouvelles Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLégendes du vieux Paris Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationQuand l'Afrique s'éveille entre le marteau et l'enclume: Roman Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationAu fil du chapeau Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationFables et contes de Kabylie: Contes Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationLa douloureuse traversée: Perspective d’une Afrique débarrassée du néocolonialisme Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationPetit manuel imparfait pour prendre soin de demain Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationNani Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluation
Avis sur La vie toujours ailleurs
0 notation0 avis
Aperçu du livre
La vie toujours ailleurs - Myriam Antaki
VIVRE EST UN RETOUR
Les paysages blancs semblent appartenir à la lune. À l’heure de la libération d’Alep, le danger rôdait partout. Les chauffeurs-passeurs, dans des taxis de fortune, préféraient l’obscurité de la nuit pour traverser des paysages ensevelis par la guerre. Le voyage durait dix heures depuis Damas. Nuit de terreur en plein cœur de l’hiver. Rien ne garantissait d’arriver, à part l’espérance, rêver d’ailleurs et pouvoir retrouver enfin une maison et un amour !
Les autoroutes étaient infranchissables, longeant des villes en feu. Pour les éviter, nous tentions de gagner le désert sur des pistes de fortune ponctuées de barrages de soldats au visage glabre qui pointaient leur arme quand d’autres nous braquaient leur lampe électrique dans les yeux. La nuit était si longue. Il fallait s’arrêter encore, s’arrêter toujours dans un même scénario de violence déguisée. Une main nerveuse ouvrait le coffre qui, après la fouille, claquait. J’associais ce retour en Syrie à un homme que je ne retrouverais peut-être nulle part mais qui semblait soudain assis près de moi pour apprivoiser ma peur. Le pays natal est un éden dans le souvenir, le revoir dans sa souffrance m’arrache des larmes.
La voiture avançait, cahotant sur des routes à peine tracées. Le froid, sur une terre que la neige n’avait jamais effleurée, me glaçait. Une couleur de cristal mat, de linceul, couvrait la terre. Ici ou là, des villages abandonnés réduits à quelques pierres n’étaient pas des ruines antiques mais la désolation du temps présent. Quelle beauté, la Syrie blanche de solitude, quelle fierté même pâle comme la mort !
La guerre a dépeuplé cette terre et déplacé tant de migrants vers des contrées lointaines. Leurs villages ont été rasés et j’imagine leur marche sur un sol brûlé d’obus. Les mystiques pouvaient fixer le vide mais rien ne pouvait recoller les débris des ombres. Tous ces hommes avaient couru sous les bombes jusqu’en Turquie pour compter les minutes sous les tentes, boucher les trous des tuiles sous des pluies diluviennes et mendier un peu moins de faim. Ils étaient partis, en troupeaux, sur une terre calcinée pour cacher ailleurs leur humiliation.
La route semblait se perdre dans la nuit. Les bosses se succédaient. Soudain, je compris que je m’approchai de ma destination quand l’immense lac de sel proche d’Alep dessina ses contours. Était-ce la source où ces déracinés, dans leur monstrueuse lassitude, perclus de soif, devaient s’abreuver ou n’était-ce qu’un paysage maudit où nulle bête ne pâturait ? Dans ma peur, seul le visage évanoui que j’aimais m’apparaissait.
Le désert est un lieu de méditation mais on y retrouve un Dieu omniprésent, sévère, vengeur, celui de la guerre. Dans les forêts, on le cherche dans les gouttes de lumière qui filtrent d’entre les arbres. Près des eaux, son esprit est un flot de tendresse. Il est tout à la fois. Je pense à Dieu à cause de la peur !
Le soleil finit par se lever, Alep surgit de sa nuit, la ville patrie, la terre de l’enfance.
Toute ma vie, j’étais revenue à Alep par l’autoroute du Sud pour l’atteindre à travers des chemins bordés de fleurs. La ville gardait toujours son air d’austérité, seule la splendeur de la citadelle sur son piton rocheux posait une aura sur les espaces les plus obscurs. Dans sa sobre majesté, elle incarnait l’histoire, le sang ayant coulé sur ses pierres usées, à chaque conquérant.
Cette fois-ci je rentrai dans la ville par l’est, très loin de la citadelle. Une aube d’angoisse blanchissait la nuit, j’étais vidée à force de peur : des visions de la nature calcinée, de ruines abandonnées, de la fuite des hommes, la guerre qui finit peut-être mais qui n’a rien épargné ! De ces rues où vivaient d’habiles artisans ne restaient que des creux et des pans de murs. Nulle âme ne rôdait plus dans ces lieux de souffrances, pas un chien, pas un rat, je ne devinais que l’ombre des morts, des fantômes qui s’accrochaient encore à leur terre. Dans cette fatalité, il me fallait une nouvelle définition de la vie.
Le taxi cahotait vers le cœur de la ville, d’autres quartiers restaient debout. Tout était noir de poudre et de suie quand, dans le passé, ma ville avait reçu le surnom d’« Alep la Blanche » ! Le chauffeur-passeur vociférait mille insultes. Les passants blasés, le teint de pierre, s’écartaient à peine. Je devais retrouver ma maison et, peut-être, un homme, Salam, toujours resté un inconnu.
C’était hier.
C’était avant la guerre.
Je cherche ici des mots pour dire mon enfance. Le souvenir m’étreint et les évènements se fixent en images ou en peintures. On dirait des moments séparés : les étés et la lueur tremblante de l’aube, le vent sec de midi brûlant les fleurs, et enfin le soir qui tombe et efface les choses. C’est aussi le froid de février, les givres glissants et leurs pièges, la neige parfois avec ses chemins de poudre… tout recommençait depuis des siècles et il me fallait raconter mon histoire pour extraire de la vision d’enfer d’aujourd’hui les moments joyeux, la douceur des bras, la lumière palpitante. Un pays perdu est un effondrement.
Je suis née au cœur du vieil Alep dans le quartier chrétien de Jdaïdeh, surnommé ainsi dès le seizième siècle. Jdaïdeh voulait dire alors le Nouveau. Qui n’a pas traversé ces rues étroites ne peut comprendre l’art de vivre loin du regard des autres tout en essayant d’y figurer. Derrière des façades lisses et aveugles, les divinités des eaux, les muses de la musique et de la poésie entretenaient des soirées d’intérieur, dans les patios.
La ruelle de mon enfance s’appelait « Sissi ». Elle gardait une force du passé mais se greffait dans un monde contemporain sans vouloir s’y abîmer. Certains disaient que le nom provenait de saint François d’Assise, d’autres inventaient des lubies comme l’impératrice Sissi, qu’importe. La rue avait un charme fou, vivante, bigarrée ; c’était là qu’ouvrit le premier restaurant de la vieille ville « le Sissi », une fenêtre sur un monde nouveau où se bousculaient touristes et étrangers à la recherche d’un Orient décrit en mots, en musique, en peinture et toujours insaisissable.
Aucun arbre ne bordait les ruelles de ce vieil Alep, aucune fleur ne pendait des fenêtres, les murs gardaient les secrets des passions sans laisser une impression d’usure. À l’intérieur, la vie bougeait. Dans notre quartier, certaines maisons appartenaient à des familles patriciennes qui menaient une vie élégante, quand d’autres, d’une superbe architecture, étaient devenues des hôtels de charme. Les plus modestes, sous-louées par chambre aux moins favorisés, mettaient à l’abri, dans un même décor, des gens affairés à survivre. Cohabitation souvent tumultueuse autour de l’espace clos d’un patio où le pistachier portait dans sa sève, de ses racines jusqu’à son faîte, une histoire de famille. Le bassin carré peu profond laissait couler ses eaux dans les rigoles.
Dans cette rue Sissi, notre maison était la troisième à droite. Sa légende, sans doute fausse, gardait une simplicité romantique. Chaque printemps, un parfum intense de notre jasmin émanait des murs du patio, car l’ancien seigneur des lieux l’avait planté pour une femme qu’il aimait, un amour caché, l’obsession d’un corps d’albâtre intouché et toute cette blancheur, cette pureté devaient continuer d’être dans les fleurs. Les années passaient et le jasmin escaladait toujours les murs bien après le départ du maître au front. On disait que dans les nuits de sang, dans les tranchées, sous un ciel de feu, quand le ventre ouvert, la vie s’écartait de lui, il vit surgir cette même femme, se dénudant pour lui montrer ses seins, son ventre, ouvrir ses bras demeurés vides. Ses lèvres entrouvertes, fardées de rouge, lui dirent enfin un mot d’amour. Il mourut en enlaçant son spectre.
Enfin, nul ne s’intéressait vraiment à ce passé. Les plus jeunes le disaient inventé même quand le jasmin revenait comme sur la toile vierge d’un peintre. Légende, peut-être, mais, le printemps venu, nous étions quatre familles à penser au seigneur mort. Nous partagions les deux étages de sa maison, vieille de quatre siècles, toujours debout. Ma mère et moi gardions deux espaces au rez-de-patio quand les autres locataires grouillaient, plus nombreux et bruyants. Leur histoire, aux réalités différentes, racontait aussi la mienne, dans une respiration commune. Nous formions une petite communauté.
Ma mère s’appelait Thérèse et je l’appelais Mamy. Elle était couturière et souvent, alors que je voulais m’endormir, je l’entendais piquer à sa machine Singer pour terminer un travail urgent. Il m’est toujours doux de penser à elle mais, sans trop savoir pourquoi, je ressens à présent un abandon, une distance, comme si notre relation était demeurée inachevée. J’ai vite voulu lui dire que je désirais une autre vie que la sienne mais les mots sont restés des non-dits, l’amour était silence. Mon père, mécanicien, avait disparu très vite, avant ma naissance, espérant s’enrichir aux Amériques d’où il n’était jamais revenu. Il manquait souvent à la petite fille que j’étais et j’imaginais des dialogues avec lui, des présences irréelles, par exemple qu’il revenait un matin, à mon réveil, pour me prendre sur ses épaules et me promener dans la rue Sissi. Plus haute que tous, si fière d’avoir un père, je couvrais sa tête de baisers. Son destin fait d’absence me fascinait mais, hélas, petit à petit, il s’effaça de mes attentes comme s’il avait éteint un feu ou disparu derrière une porte close. Ma mère n’en parlait jamais, il avait été sa force puis sa faiblesse et enfin sa honte. Nous étions elle et moi toujours ensemble et l’inconnu qui formait le lien entre nous était le gardien absent de notre solitude.
Mamy m’aimait de toutes ses forces, et je ressemblais parfois à une princesse tant elle me faisait, avec des chutes de tissus, de belles robes que je portais le dimanche à la messe. Elle me mettait une fleur dans les cheveux, puis se maquillait pour être « endimanchée », expression désuète que répétaient les grands-mères.
Ma maman vivait dans la tension constante d’assurer plus que le nécessaire et ainsi, elle abandonnait la contrainte et l’intimité de notre petit espace pour se diriger vers ce qu’elle appelait l’ampleur du monde. Les jours de semaine, elle partait très tôt pour aller dans les familles bourgeoises d’Azizieh faire des travaux de couture. Elle ne rentrait que le soir avec toujours une confiserie gardée pour moi. De leurs intérieurs somptueux, elle ne connaissait que la chambre de couture où, dans des armoires dévernies, abondaient restes de tissu, fils, boutons, épingles, aiguilles et ciseaux. On ne jetait rien. Ma mère, à l’esprit analytique, aimait observer et se disait philosophe quand on riait ensemble le soir. En fait, ses réflexions puisaient dans la sagesse des proverbes populaires. Elle aimait ordonner, ranger les gens en catégorie et rire de ses propres classements. Certains de ses clients, les plus nantis, étaient dévorés par leur argent, d’autres, les esthètes, semblaient les idoles de la beauté. Les plus obtus se perdaient dans la précision factice d’un art de vivre, imitant les plus riches, croyant les égaler ou les surpasser. Les décadents, extravagants, envieux, dilapidaient des restes de fortunes et rabâchaient les exploits de leurs ancêtres. Les familles se critiquaient et Maman, dans ses pérégrinations de couture, fréquentait les plus grandes, subissant souvent leurs mêmes histoires de rivalité, d’héritage, de mésalliance, de revers, d’éclats ou d’amants… Elle admirait leurs toilettes venues de Paris ou de Rome quand d’autres, moins chères, arrivaient d’Istanbul. Toujours disponible pour ses clientes, appréciée pour sa modestie, sa discrétion et sa compétence, elle ne calomniait ni ne médisait. Ses histoires prenaient vie rien que pour moi, pour relater des moments différents, contre l’ennui.
Je suis encore une enfant mais rêve déjà de sortir de ma cellule. J’observe les passantes chez ma mère qui m’offraient des bonbons, des femmes, sans doute moins riches que dans la haute bourgeoisie, mais qui venaient pour des essayages, ou de simples retouches dans notre modeste maison. Je m’amusais à admirer celle que Maman appelait « La Pompadour ». Cette femme me rendait sentimentale. Quand elle ouvrait ses bras pour passer sa robe elle semblait semer des étoiles et, parlant des hommes, elle répétait le mot « Allah » pour dire leur séduction.
Il m’a fallu grandir pour apprendre son histoire commencée du temps du mandat français par son aïeule qui était corsetière. Voyant les femmes du jour se dénuder chez elle pour des dessous souvent froufroutants, l’ancêtre imagina cette nudité plus lucrative à une heure plus tardive. Ainsi, grand-mère Joséphine, la corsetière, se trouva une double vocation et le lucre la rendit plus belle et plus intelligente. Installé rue Baron depuis le temps du mandat, son bordel était fréquenté par les officiers français comme par les fils de la bourgeoisie. Tout ceci se faisait dans une grande discrétion. Les filles portaient des noms de fleurs et des parfums captivants. Une de ses créatures, Jasmin, se promenait nue sans aucune coquetterie de voiles, d’une aisance folle pour une rescapée de la rue, si heureuse dans une contrée propice à la luxure. À force de sensualité lascive, elle emporta le gros lot et épousa le descendant d’une lignée fameuse, héritier d’une immense fortune. Celui-ci, issu d’une famille conservatrice et hermétique encombrée d’interdits religieux, découvrit dans ses bras l’éveil des sens, la vraie vie. Plus tard, ayant dilapidé ses biens au poker et ne pouvant plus payer ses dettes, il l’abandonna à la table de jeu… Elle alla rejoindre le ruisseau.
Joséphine, l’aïeule, passa le métier de génération en génération et la cliente de ma mère, par ses poses précieuses, ses robes surfaites, ses décolletés débordants, mérita de Maman le nom de Pompadour, bien que moins nantie que son homonyme. Petite, j’admirai longtemps ses boucles brunes qu’elle lâchait pour reposer ses chignons aux multiples épingles. De ses poches, elle sortait des pâtes d’amande pour moi et je l’adorai en silence. Souvent, épuisée par rien, elle s’étendait sur mon sofa de jour, mon lit de la nuit, et quand elle partait, son parfum demeurait, empreinte de son passage.
Lors de ses visites chez nous, sa présence bouleversait toute la maison. Les hommes l’observaient comme une grâce, les femmes comme une damnation. Quand elle partait, la grosse Georgette, la femme atroce du second étage épiait sa présence, crachait du haut de son perchoir puis claquait sa fenêtre et retrouvait sa solitude.
Georgette était odieuse et infatuée. Son éternel désir de diminuer autrui entretenait ses conversations toujours amples et piquantes. Monumentale, comme une armoire de grand-mère, sa corpulence liftait son visage qui demeurait ingrat, dévoré par d’énormes lèvres toujours maquillées d’un rouge violacé. Les cheveux teints en roux, crépus, cachaient un front qu’on devinait étroit. Le nez brusqué durcissait une expression déjà toute en laideur. L’on se demandait si, dans son espace de chambre unique, il n’y avait jamais eu quelque part un miroir pour un reflet du réel. Aussi, Georgette avait des prétentions de grande naissance et jouissait d’une suffisance à tout sujet. Elle devenait plus émouvante quand abondaient les histoires d’amoureux transis qui s’étaient jetés à ses pieds. Ma mère disait qu’elle vivait en couple avec ses amants imaginaires mais était restée vierge et esseulée.
Georgette souffrait de descendre les marches de son second étage. Son obésité débordante, son souffle court, l’étroitesse de l’escalier rendaient ses sorties très rares. Dans notre maison, l’on se demandait comment coulaient ses heures, et d’où elle glanait des nouvelles. Sur une table recouverte d’une nappe en crochet trônait sa petite télévision en noir et blanc. Son transistor aurait pu figurer dans un musée des technologies passées.
Georgette lisait dans le marc du café, seul élément qui la rendait populaire dans un monde naïf d’avenir.
Ce monde d’Alep s’est écroulé et je l’ai beaucoup rêvé avant de l’écrire. Le sentiment que ce texte demeure inachevé, qu’il pourrait être repris, me rassure. Comment dire l’insouciance et l’amour, puis les brûlures et les ronces avec les mêmes mots ? J’écris, mais à la relecture le récit ne m’appartient pas. Il déchire ce que je voudrais enfouir et qui me hante. Je revois les visages des grands et des enfants, comme si leurs photos étaient accrochées aux arbres. Ils m’attendent. Tous morts, ils voudraient sortir de l’ombre.
Dans notre maison du bonheur de la rue Sissi, toujours animée avec ses contes usés et ses vents tièdes, Georgette vivait à part. Deux autres familles se partageaient notre logement, l’une à l’étage et l’autre au rez-de-patio, cet espace de l’Orient intime aux fleurs rabougries, chez nous, mais rafraîchi par l’eau d’un bassin. Les voisins qui nous faisaient face n’avaient aucun sens de la discipline et vivaient dans un désordre absolu, une sorte de déchéance. Maman les avait surnommés les bactéries. La mère, rêveuse et éthérée écrivait, jadis, de petits poèmes qu’elle offrait aux uns ou aux autres pour leur anniversaire. Ne pouvant guère atterrir dans ce monde matériel dépourvu d’élévation, elle avait fui la violence d’un mari agressif et toujours saoul en abandonnant sans nul remords ses trois garçons. Certains disaient qu’elle vivait sur la côte, à Tartous, avec un militaire, d’autres crachaient sur elle qui avait failli à son devoir, si sacré, d’épouse et de mère. Enfin, dans ce désordre familial, une prostituée par intermittence remplissait tous les rôles manquants. Quand l’âge eut raison d’une profession très liée à la jeunesse de la chair, elle se dit repentie et finit par être tolérée dans le vase clos d’une maison orientale, d’un patio entouré de chambres. Elle paraissait souvent, toujours peinte de poudre de riz avec des yeux brunis de Khôl. Belle et fanée, Basma, qui voulait dire sourire, savait calmer les colères du père que ma mère appelait Patapouf tant il était gras d’alcools. Toute sa vie, elle exhala des parfums capiteux achetés dans les souks, qu’elle semait comme une identité aérienne, le sceau d’un glorieux passé.
Les trois garçons s’amusaient à escalader le pistachier du patio et je les appelais les grimpeurs d’arbres. Les deux aînés, de vrais jumeaux, avaient fui l’école. Leurs liens étaient physiques et ils prenaient parfois les mêmes poses ou accomplissaient des gestes identiques. Leur jeu favori était de se remplacer pour rire de la méprise des autres. Complémentaires dans la vulgarité, ingénieux pour blesser autrui, ils avaient des fréquentations souvent louches, espérant une vie riche et facile. L’un s’appelait Rami et l’autre Fadi, et c’est moi qui leur avais trouvé les surnoms de Rat et de Fat. Entre un père ivre et des enfants fainéants, l’on se demandait d’où venait la manne. Le plus jeune, Hicham, avait mon âge. Il semblait extrait d’une autre branche comme l’enfant d’un fruit défendu. Sensible, poli, nous avons grandi ensemble. Ma mère disait qu’il était comme une âme errante dans un lieu qui ne
