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Rupture monétaire: Pourquoi notre système monétaire est défaillant et comment l'améliorer
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Rupture monétaire: Pourquoi notre système monétaire est défaillant et comment l'améliorer
Livre électronique948 pages11 heures

Rupture monétaire: Pourquoi notre système monétaire est défaillant et comment l'améliorer

Par Lyn Alden et Ludovic Lars

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À propos de ce livre électronique

ll existe plus de 160 monnaies différentes dans le monde, chacune bénéficiant d'un monopole local sur son propre territoire. À l'exception d'une poignée d'entre elles, la plupart se dévaluent rapidement et sont inutiles hors de leurs frontières. Naître dans le « mauvais » pays rend l'épargne beaucoup plus difficile qu'elle ne devrait l'être.
Rupture monétaire explore l'histoire de la monnaie à travers le prisme technologique. La politique peut influencer temporairement et localement, mais c'est la technologie qui fait progresser le monde de manière durable et globale. Ce livre explore aussi l'impact de la monnaie sur nos vies, et révèle la manière dont les nouvelles technologies monétaires transforment les structures de pouvoir au sein des sociétés. Une plongée captivante dans un monde en mutation, qui invite à découvrir les forces cachées derrière nos échanges quotidiens.

« Broken Money, le titre original, est d'une richesse difficile à retranscrire dans une traduction. Il fait référence au diagnostic que formule l'autrice, d'une monnaie cassée, qui ne fonctionne plus. Il correspond aussi à la cassure du système monétaire mondial, en plus d'une centaine de zones différentes, qui sont autant de prisons dans lesquelles vivent et dépérissent des milliards d'individus. » - Extrait de la préface par Alexandre Stachtchenko.
LangueFrançais
ÉditeurKonsensus Network
Date de sortie21 juil. 2025
ISBN9789916749623
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    Aperçu du livre

    Rupture monétaire - Lyn Alden

    Préface

    Elle est présente partout autour de nous, dans nos vies. On s’en sert tous les jours, ou presque. Sans elle, nous retournerions probablement à l’état de chasseur-cueilleur. Et pourtant, elle est tellement ancrée dans notre quotidien que la question de son existence, de son utilité ou de ses modalités pratiques ne se pose quasiment plus, ou du moins plus consciemment.

    Telle est la puissance de la monnaie : une institution sociale, une convention, sur laquelle l’humanité s’appuie depuis des millénaires pour faciliter le commerce, l’échange de biens et de services. Une institution aussi importante que le langage dans la coordination des activités humaine, et qui mériterait d’être bien plus étudiée, et insérée dans toute analyse systémique qui prétend porter un regard holistique sur les problématiques mondiales modernes.

    Des coquillages aux lingots d’or, en passant par le sel et les épices, jusqu’aux pièces et aux billets de banques, la monnaie a évolué avec son temps, s’inspirant des innovations et moyens techniques au cours des siècles.

    Le pari de l’autrice, Lyn Alden, est audacieux : analyser les évolutions de ce concept millénaire au prisme technologique.

    Ingénieure de formation, Lyn apporte un véritable vent de fraicheur sur l’objet d’étude, avec son regard atypique. Une focale en effet particulière, et souvent mise de côté par les habituels spécialistes de ces questions, principalement économistes, femmes ou hommes politiques. Un regard dont nous avons bien besoin en France, où ces derniers sont souvent tentés d’adapter le réel à l’idéologie politique ou économique préexistante, afin de justifier l’action ou l’inaction de l’Etat, ou les avantages divers et variés qu’il faudrait accorder à tel ou tel type d’agent économique.

    Vous l’aurez deviné aux dimensions de l’ouvrage que vous venez d’acquérir, l’ambition de Lyn Alden est grande : histoire de la monnaie, utilité structurelle dans une société fonctionnelle, évolutions subies au gré des révolutions industrielles et technologiques, jusqu’à l’analyse clinique, froide, mais nécessaire, des écueils, des gagnants et des perdants du système monétaire actuel. Mais cette ambition ne s’est pas formée au détriment de l’accessibilité. Le tour de force de l’autrice est d’avoir su rendre tout cela accessible au néophyte. Les concepts nécessaires à la compréhension sont abordés au cours de l’ouvrage, si bien qu’aucune expertise particulière n’est nécessaire pour comprendre le fil, le raisonnement et les conclusions.

    Broken Money, le titre original, est d’une richesse difficile à retranscrire dans une traduction. Il fait référence au diagnostic que formule l’autrice, d’une monnaie cassée, qui ne fonctionne plus. Il correspond aussi à la cassure du système monétaire mondial, en plus d’une centaine de zones différentes, qui sont autant de prisons dans lesquelles vivent et dépérissent des milliards d’individus.

    Car c’est bien de cette réalité dont peu de français sont conscients, et ce, de manière parfaitement compréhensible. Nous vivons dans une bulle informationnelle, bien loin de la réalité de l’être humain moyen. Mais cet écart incroyable est vécu par l’autrice de première main.

    D’une part, citoyenne des Etats-Unis, elle profite de ce que Giscard d’Estaing appelait le « Privilège Exorbitant » du dollar américain, monnaie de référence du monde entier. Grâce à lui, et pour reprendre les mots de De Gaulle dans les années 1960, les Etats-Unis peuvent payer leurs importations dans une monnaie qu’il ne tient qu’à eux d’émettre.

    D’autre part, avec des liens familiaux en Egypte, Lyn Alden a également une vision régulière de la situation totalement opposée, et bien moins connue des occidentaux : entre janvier 2014 et janvier 2024, la livre égyptienne a perdu quasiment 80% de sa valeur face au dollar américain. En d’autres termes, en dix ans, tout égyptien qui a simplement épargné, mis de l’argent de côté, a perdu plus des trois quarts de la valeur de son travail. Et ce sans compter la nouvelle dépréciation de la livre égyptienne, en mars 2024, ayant réduit sa valeur d’encore un tiers. La réalité absurde, ubuesque, des égyptiens n’est pas celle du « privilège exorbitant », mais celle d’une monnaie-prison, appauvrissant toute une nation, subissant dévaluation sur dévaluation, rendant quasiment impossible le développement économique.

    L’Egypte est-elle une anomalie ? un cas isolé ? La réponse est malheureusement négative.

    Sur les dernières années, le destin du pays des pharaons a été similaire à celui de nombreux autres Etats, et non des moindres : Argentine, Liban, Turquie, Iran, Zimbabwe, Pakistan…

    Le Venezuela tient la triste première marche du podium, avec ses 8 millions de pourcent d’inflation en quelques années. Une monnaie détruite disloque la société en empêchant les échanges marchands, et le pays de Bolívar ne fait pas exception. Dans le sillage de cet effondrement, la plus grave crise migratoire du continent sud-américain se déroule sous nos yeux.

    Le Nigeria, première démographie d’Afrique et sixième du monde, a vu sa monnaie s’effondrer de 75% en moins de 5 ans, malgré sa richesse en ressources pétrolières.

    Dans ces pays, où les faiblesses du système monétaire sont les plus criantes, un nouvel arrivé fait son apparition depuis quelques années et prend une place importante dans la population locale : la cryptomonnaie Bitcoin. D’ailleurs, selon l’entreprise d’analyse Chainalysis, qui publie chaque année un rapport sur l’adoption des « cryptos », le podium pour l’année 2024 était composé de l’Inde, du Nigeria et de l’Indonésie.

    Cet attrait, parfois difficilement compréhensible aux yeux occidentaux, est également analysé par l’autrice, qui voit dans Bitcoin, première monnaie native d’Internet et adaptée aux télécommunications modernes, une des propositions les plus crédibles pour l’avenir monétaire de l’humanité.

    On le voit donc, l’objet d’étude du livre est particulièrement important, central, dans la vie économique et politique nationale et internationale. Il est par conséquent crucial de comprendre les mécanismes qui régissent le système monétaire moderne. Enfant du XXe siècle, de ses guerres mondiales et révolutions technologiques multiples, il est aujourd’hui un système en rupture, qu’il faut comprendre et regarder en face pour espérer résoudre les problématiques globales du XXIe siècle.

    Alexandre Stachtchenko

    Remerciements

    L’écriture d’un livre de cette ampleur est un défi de taille, qui ne peut être relevé sans un soutien considérable.

    Je tiens d’abord à remercier ceux qui ont joué un rôle direct dans la conception de cet ouvrage. Mon mari, Mohamed Badran, m’a apporté une aide inestimable en termes de structuration et m’a offert de précieux retours préliminaires, ce qui a grandement amélioré la clarté du texte. Joakim Book, en tant qu’historien de la monnaie, a réalisé un travail minutieux de révision et de recherche, ce qui a considérablement enrichi ce livre.

    Cet ouvrage intègre plus de 400 références et s’inspire du travail de nombreuses personnalités tant historiques que contemporaines. Je considère certains des travaux cités, même s’ils divergent de mes opinions, aussi fondamentaux pour la recherche que ceux avec lesquels je suis d’accord, car ils contribuent à éprouver les idées et à affiner les conclusions. Ne pouvant tous les mentionner ici, j’encourage le lecteur à explorer les notes de bas de page et la bibliographie. Ma gratitude s’étend également à tous les auteurs dont les publications ont été citées ou qui ont inspiré ma réflexion.

    En plus des nombreux grands penseurs historiques qui ont exercé une influence sur l’ensemble, ce livre a aussi bénéficié des contributions de divers auteurs contemporains, investisseurs, humanitaires et chefs d’entreprise, parmi lesquels figurent Alex Gladstein, Ray Dalio, Stanley Druckenmiller, Barry Eichengreen, George Selgin, Luke Gromen, Saifedean Ammous, Nick Szabo, Adam Back, Elizabeth Stark, Michael Saylor, Jeff Booth, John Pfeffer, Caitlin Long, Gigi, Nic Carter, Obi Nwosu, Yan Pritzker et Anita Posch.

    L’ensemble des bénéfices des mille premiers exemplaires vendus sera reversé à la Human Rights Foundation, qui, en plus de son rôle humanitaire, a aussi été une source précieuse d’informations pour mes travaux.

    Introduction

    En septembre 2022, le Liban a été le théâtre de braquages de banques par des citoyens ordinaires.

    Ce qui rendait ces événements plus remarquables que les braquages habituels, c’est que la majorité de ces personnes ne cherchaient qu’à récupérer leur propre argent. En raison d’une crise financière au Liban, les banques empêchaient depuis longtemps les gens d’accéder à leurs dépôts.

    Parmi ces « braqueurs » faisant la une des journaux se trouvait une jeune décoratrice d’intérieur. Armée d’un pistolet factice, elle a menacé une banque de Beyrouth pour récupérer les économies destinées au traitement de sa sœur gravement atteinte d’un cancer. Bien que poignant et extrême, ce cas n’était pas isolé. D’autres braquages ont eu lieu durant cette période, perpétrés par des gens cherchant simplement à reprendre leur argent, parfois avec de véritables armes.

    Bien que ces événements au Liban soient ancrés dans un contexte national et temporel spécifique, ils s’inscrivent dans un récit plus global.

    Le Nigeria, un pays de plus de 200 millions d’habitants, a connu une inflation annualisée de 13 % au cours de la dernière décennie¹. En 2021, la banque centrale du pays a lancé une monnaie numérique, l’eNaira, qui jusqu’à présent a été très peu adoptée. En parallèle, les cryptomonnaies, notamment le bitcoin et les stablecoins en dollars américains, ont connu un taux d’adoption nettement supérieur, et ce malgré leur exclusion du système bancaire nigérian. En réponse, le gouvernement nigérian a mis en place une série de politiques visant à réduire la disponibilité de l’argent liquide et à encourager les paiements numériques, ce qui a provoqué des troubles politiques et des émeutes.

    En automne 2016, l’Égypte a brusquement réduit de moitié la valeur de sa monnaie par rapport au dollar américain, anéantissant des années d’économies pour une population d’environ 100 millions de personnes. En 2022 et 2023, le pays a de nouveau procédé à plusieurs dévaluations marquées de sa monnaie par rapport au dollar, entraînant une autre division par deux du taux de change. Je connais des personnes en Égypte qui achètent des dollars en espèces sur le marché noir et les conservent comme protection contre ce problème récurrent. Ce faisant, ils s’acquittent de frais de conversion importants sans percevoir d’intérêts sur ces billets. Lorsque ces dévaluations se produisent, cela oblige immédiatement tous les employés du pays à tenter de négocier des augmentations pour récupérer une partie de leur pouvoir d’achat perdu, étant donné que leurs salaires sont libellés dans la monnaie locale dévaluée.

    La Turquie et l’Argentine, toutes deux membres des nations du G20 et totalisant une population combinée de plus de 130 millions d’habitants, sont confrontées à une inflation galopante ces dernières années. En 2022, la Turquie a enregistré une inflation annuelle de 85 %, tandis que l’Argentine a dépassé les 100 % d’inflation en 2023².

    Dans les années 90, le Brésil a connu une véritable hyperinflation alors qu’il était le cinquième pays le plus peuplé du monde. Lorsque l’on pense à l’hyperinflation, les images de l’Allemagne des années 20 ou de certains États défaillants actuels viennent souvent à l’esprit, mais un nombre surprenant de pays l’ont traversée à un moment ou un autre pendant la seconde moitié du XXe siècle. Depuis les années 80, les habitants du Brésil, de l’Argentine, de la Yougoslavie, du Zimbabwe, du Venezuela, de la Pologne, du Kazakhstan, du Pérou, de la Biélorussie, de la Bulgarie, de l’Ukraine, du Liban et de plusieurs autres pays ont connu l’hyperinflation. D’autres pays tels qu’Israël, le Mexique, le Vietnam, l’Équateur, le Costa Rica et la Turquie ont connu une inflation à trois chiffres (c’est-à-dire frôlant l’hyperinflation) au cours de cette période.

    De 2016 à 2021, de nombreux marchés obligataires souverains dans les nations riches d’Europe et du Japon offraient des rendements nominaux proches de zéro, voire inférieurs, avec plus de 18 000 milliards de dollars d’obligations à rendement négatif au plus haut³. Les investisseurs devaient payer pour avoir le privilège de prêter à des États et à de grandes entreprises, au lieu de recevoir des intérêts. Les incitations du système financier étaient donc complètement inversées. Puis, au cours des années suivantes, une vague d’inflation mondiale a considérablement réduit le pouvoir d’achat des détenteurs de ces obligations.

    Durant les années 2010, plusieurs membres éminents de la Réserve fédérale des États-Unis ont déclaré à plusieurs reprises que l’économie se trouvait en dessous de leur objectif moyen d’inflation depuis trop longtemps et qu’ils souhaitaient une inflation plus élevée. Lors d’une audition au Congrès au début de 2021, alors que le taux d’inflation américain affiché était de 1,7 %, un représentant du Congrès a interrogé le président de la Réserve fédérale sur l’augmentation annuelle de 25 % de la masse monétaire au sens large (la plus importante depuis les années 1940), conséquence des récents efforts de relance fiscale, et sur ses éventuelles répercussions sur l’inflation ou sur la valeur du dollar. Le président a balayé ces préoccupations d’un revers de la main, affirmant qu’une telle hausse de la masse monétaire au sens large n’aurait probablement pas d’importantes implications et que nous devrions peut-être « désapprendre » l’idée selon laquelle les agrégats monétaires ont un impact significatif sur l’économie⁴.

    Alors que l’inflation commençait à se manifester sérieusement fin 2021, le président de la Réserve fédérale l’a d’abord minimisée, la qualifiant de transitoire, et l’institution a continué d’augmenter la base monétaire avec l’assouplissement quantitatif. Cependant, lorsque les taux d’inflation les plus élevés depuis quatre décennies ont été enregistrés en 2022, le président et d’autres dirigeants de la Réserve fédérale ont paniqué et ont complètement modifié leur politique monétaire, désignant l’inflation des prix comme le principal problème à résoudre. Dans leur tentative de maîtriser l’inflation, ils ont augmenté les taux de manière si agressive — et réduit la base monétaire à un rythme record l’année suivante — qu’ils ont créé plus de 1 000 milliards de dollars de pertes non réalisées pour les banques sur leurs titres du Trésor et autres actifs dits à faible risque. En drainant les dépôts hors du système bancaire à un rythme aussi soutenu, ils ont contribué à certaines des plus grandes faillites bancaires de l’histoire américaine. En 2023, les banques de tout le pays ont vu leurs ratios de capital fortement dégradés en raison de la hausse rapide des taux d’intérêt. Pour la première fois dans l’histoire moderne, la Réserve fédérale elle-même enregistrait une perte d’exploitation, résultant du paiement de taux d’intérêt élevés sur ses passifs, comparativement aux revenus générés par ses actifs⁵. Ces décisions de la Réserve fédérale affectent la situation monétaire de 330 millions d’Américains et de milliards d’individus à l’étranger, et pourtant elles sont prises de manière manuelle et subjective par un groupe de douze personnes seulement.

    On dénombre environ 160⁶ monnaies différentes dans le monde, chacune bénéficiant d’un monopole local et la plupart n’étant pas, ou peu, acceptées en dehors de leur propre juridiction. À cet égard, l’ordre financier mondial s’apparente pratiquement à un système de troc. Quelques-unes des monnaies majeures sont conservées comme devises de réserve par d’autres banques centrales et jouissent d’un certain degré d’acceptation à l’international, mais elles se déprécient progressivement et leurs taux d’intérêt n’ont pas suivi l’inflation depuis plusieurs années. La plupart des autres monnaies sont beaucoup plus sujettes à de fortes dévaluations, à des périodes persistantes d’inflation à deux chiffres, et parfois à des hyperinflations, tout en ayant une acceptation faible ou inexistante à l’étranger. Dans les pays appartenant au second groupe, les habitants essaient souvent d’obtenir des devises étrangères, telles que le dollar, pour protéger leurs épargnes, et ils ne peuvent habituellement pas se fier à leurs banques locales pour les conserver.

    Même dans les économies les plus stables, mettre de l’argent de côté est un défi. Pour ceux qui ont le malheur de naître dans une économie instable, la tâche devient une lutte acharnée.

    Comment en sommes-nous arrivés là ? Pourquoi notre monnaie n’est-elle pas meilleure que cela ?

    Le système financier mondial a été défaillant pour les pays en développement tout au long de l’histoire moderne, et au cours des dernières décennies il a créé de graves déséquilibres même pour les pays développés. Ses fondations ne sont plus solides, entre autres parce que sa technologie de base est dépassée.

    Je soutiens que la montée du populisme aux États-Unis, en Europe et dans plusieurs pays en développement depuis la crise financière mondiale de 2008 est largement due à ce phénomène. Les citoyens, qu’ils soient de gauche ou de droite, peuvent sentir que quelque chose ne va pas, que le jeu est « truqué », sans pouvoir précisément en identifier la cause. Une grande partie du problème réside dans le fait que le système financier tel que nous le connaissons ne fonctionne plus.

    Nous avons observé lors des décennies précédentes que l’ordre financier mondial se désagrège progressivement, fragilisé par l’accumulation de déséquilibres économiques, l’apparition de bouleversements géopolitiques et l’émergence de nouvelles technologies. Lorsque cela s’est produit dans le passé, l’ordre établi s’est trouvé partiellement ou entièrement remanié, transformé en un nouvel ordre, et ce livre fournit des exemples de ces phénomènes. La plupart des indicateurs suggèrent que l’ordre financier dans lequel nous évoluons depuis les années 70 approche de sa phase finale et entame son processus de reconstruction et de réajustement.

    Ce livre explore le sujet de la monnaie à travers le prisme des évolutions technologiques. Il retrace son évolution historique, explique pourquoi les systèmes financiers actuels ne répondent plus à nos besoins et examine certaines des solutions envisageables aux défis économiques auxquels nous faisons face aujourd’hui. Rédigé dans un style clair et structuré de manière modulaire, il permet aux lecteurs de se focaliser sur les parties qui les intéressent le plus.

    La première partie du livre guide le lecteur à travers l’histoire des premiers registres et des monnaies-marchandises, analysant les raisons de l’émergence naturelle de la monnaie et les facteurs qui ont permis à certaines d’entre elles de surpasser les autres. Cela nous permet de déterminer les propriétés idéales de la monnaie et d’expliquer pourquoi ces caractéristiques ressurgissent constamment et indépendamment à travers l’histoire. Elle examine également la relation entre le crédit social et la monnaie-marchandise pour présenter un rapprochement des deux courants de pensée économique fréquemment opposés.

    La deuxième partie aborde les origines des services proto-bancaires et l’émergence des banques universelles. Elle examine comment diverses avancées technologiques ont accéléré les transactions monétaires, les abstrayant du processus plus lent de règlements monétaires physiques, ce qui a apporté de nombreux avantages mais également quelques inconvénients. Cette section se conclut en explorant comment, à l’aube de l’ère des télécommunications, l’écart croissant entre la vitesse des transactions et celle des règlements a conféré un pouvoir considérable aux banques et aux banques centrales, puisqu’elles sont devenues les principales entités capables de transmettre rapidement de l’argent à travers le monde.

    La troisième partie décrit l’organisation du système financier mondial depuis le début du XXe siècle, y compris les enjeux géopolitiques qui ont influencé sa création et les transformations qu’il a subis au fil du temps. Elle couvre la période de la défaillance des étalons-or autour de la Première Guerre mondiale, le système de Bretton Woods en vigueur des années 40 jusqu’au début des années 70, et le système eurodollar/pétrodollar qui l’a remplacé des années 70 jusqu’à nos jours. Enfin, le livre expose comment certaines failles du système actuel ont engendré ces dernières décennies des déséquilibres structurels mondiaux.

    La quatrième partie analyse en détail le processus de création monétaire au sein du système financier moderne et la façon dont la dette intrinsèquement déstabilise ce système avec le temps. Elle examine ensuite certains déséquilibres et incitations problématiques provoqués par la dévaluation constante des unités monétaires, alors que les épargnants tentent de maintenir leur pouvoir d’achat en achetant d’autres actifs non monétaires. Elle montre comment les législateurs ont été dotés d’un registre public flexible pour mener des guerres sans taxation, effectuer des sauvetages sélectifs par la dévaluation de l’épargne d’autrui et, en général, financer des dépenses de manière opaque.

    La cinquième partie se penche sur les innovations monétaires numériques du XXIe siècle, incluant Bitcoin, les stablecoins (jetons de valeur stable), les smart contracts (contrats autonomes) et les monnaies numériques de banque centrale. C’est la partie la plus spéculative du livre, car elle traite du présent et du futur, plutôt que du passé. Elle explore les nouvelles technologies disponibles et examine en détail les compromis et les risques associés, ainsi que les opportunités qu’elles offrent.

    La sixième partie explore l’éthique de la monnaie et de la communication, qui sont les deux composantes du commerce. Elle discute du rôle de la cryptographie en général (un élément critique de l’infrastructure moderne de la banque et d’Internet), des réseaux financiers ouverts par rapport aux réseaux fermés, et de l’intersection entre technologie financière et droits humains.

    Par essence, la monnaie est un registre. La monnaie-marchandise, régie par la nature, en est un exemple ; la monnaie bancaire, sous l’égide des États-nations, en constitue un autre ; et la monnaie open source (ou libre), contrôlée par ses utilisateurs, en représente un troisième. Comme l’explore le livre, d’une époque à l’autre l’évolution de la technologie transforme les structures de pouvoir en place et les incitations autour de la monnaie.

    Mon parcours combine ingénierie et finance, et j’utilise une approche d’ingénierie système pour analyser divers aspects du système financier mondial. L’ingénierie système est un domaine pluridisciplinaire qui se concentre sur la conception, l’intégration, le fonctionnement et la maintenance de systèmes complexes tout au long de leur cycle de vie. Je traite le système financier mondial comme le système ingénieusement conçu qu’il est réellement, et j’ai constaté que cette méthode d’analyse aboutit à des conclusions nouvelles qui remettent parfois en question la pensée économique conventionnelle.

    Mon objectif en écrivant ce livre est d’aider les gens à mieux comprendre comment fonctionne la monnaie, et pourquoi le système financier mondial ne fonctionne plus aussi bien qu’autrefois. Ce livre ne traite pas uniquement des raisons pour lesquelles notre système financier ne fonctionne pas bien cette année ou cette décennie, mais propose plutôt une analyse approfondie de la nature de la monnaie, de son évolution jusqu’à ce jour, et des problèmes fondamentaux auxquels nous sommes actuellement confrontés.

    Je n’ai pas toutes les réponses et je ne peux pas vous dire à quoi ressemblera le monde de la finance dans les décennies à venir, mais j’aspire avec ce livre à partager mes recherches pour permettre aux lecteurs de trouver plus de réponses par eux-mêmes. Si la politique peut influencer les choses de manière locale et éphémère, la technologie, en revanche, a le pouvoir de transformer le monde de manière globale et durable, c’est pourquoi j’analyse principalement la monnaie à travers le prisme technologique.

    Ceci n’est pas un ouvrage sur l’or, ni sur la banque, ni sur le bitcoin, ni sur la politique. Il s’agit plutôt d’explorer les technologies monétaires dans leurs myriades de formes passées, présentes et futures et d’aborder ces thèmes et bien d’autres, pour nous aider à mieux comprendre nos origines et à envisager les voies possibles pour l’avenir.

    Notes


    ↩︎ IMF, « Consumer Prices, End of Period », Datamapper.

    ↩︎ Zeynep Dierks, « CPI Inflation Rate in Turkey », Statista, 3 mars 2023 ; Patrick Gillespie, "Argentina Inflation Surpasses 100% as Economic Recession Looms », Bloomberg, 14 mars 2023.

    ↩︎ Cormac Mullen and John Ainger, « World’s Negative-Yielding Debt Pile Hits $18 Trillion Record », Bloomberg, 11 décembre 2020.

    ↩︎ Howard Schneider, « Powell’s Econ 101: Jobs Not inflation. And Forget About the Money Supply », Reuters, 23 février 2021.

    ↩︎ Erica Jiang et al., « Monetary Tightening and U.S. Bank Fragility in 2023 ». Note du traducteur : voir aussi « La BCE annonce une perte record pour 2023 avec les hausses de taux », Les Echos, 22 février 2024.

    ↩︎ XE.com. « ISO 4217 Currency Codes ».

    ↩︎ Nick Szabo, « Shelling Out: The Origins of Money ».

    Première partie

    Qu'est-ce que la monnaie ?

    « Les ancêtres de la monnaie, conjointement avec le langage, ont permis aux premiers humains modernes de résoudre des problèmes de coopération inaccessibles aux autres animaux — y compris les problèmes d’altruisme réciproque, d’altruisme familial, et d’atténuation de l’agressivité. Ces précurseurs partageaient avec les monnaies non fiduciaires des caractéristiques très spécifiques — ils n’étaient pas de simples objets symboliques ou décoratifs⁷ »

    — Nick Szabo

    Chapitre 1: Les registres, fondation de la monnaie

    Beaucoup pensent que le concept de monnaie commence avec quelque chose comme des pièces ou des coquillages, mais l’histoire débute bien avant cela. Elle débute avec un registre.

    Un registre est un bilan des transactions et il est utilisé pour tenir à jour la propriété de chacun. Les plus anciens registres écrits connus datent de plus de 5 000 ans et proviennent de la Mésopotamie antique, où ils étaient gravés sur des tablettes d’argile. Selon l’Encyclopedia Britannica, le sumérien est la plus ancienne forme d’écriture connue, et les premières occurrences découvertes de cette écriture sont des registres en argile qui consignaient les stocks de marchandises¹. Les tablettes montraient des images de divers produits avec des points à côté représentant les quantités. Autrement dit, les premières idées que les humains sont connus pour avoir consignées avec leurs proto-écritures étaient des listes de propriété, de crédit ou de transactions².

    Cependant le concept de registre peut être encore plus simple que cela. Avant l’invention de l’écriture, les registres existaient probablement à un certain degré dans la mémoire des gens et sous forme orale. Chaque fois que quelqu’un devait quelque chose à quelqu’un d’autre, de manière formelle ou informelle, il tenait de fait un registre oral élémentaire.

    À l’échelle la plus simple, prenons un exemple moderne avec deux frères et sœurs, Alice et Bobby. Ils sont suffisamment âgés pour que leurs parents leur confient des tâches ménagères. Comme ils grandissent et commencent à mener des vies de plus en plus complexes, ils ont parfois besoin de réajuster leurs emplois du temps. Alice, par exemple, pourrait avoir besoin de sauter des corvées un soir pour pouvoir sortir avec ses amis. Dans ce cas, elle peut suggérer à son frère Bobby que, si lui s’occupe de ses corvées aujourd’hui, elle prendra en charge les siennes demain. En acceptant l’offre, ils viennent de créer un registre mental basique et une forme de crédit. Alice doit maintenant à Bobby un ensemble spécifique de tâches. Cela n’est applicable qu’à travers la confiance et la réputation : si Alice ne rembourse pas ses dettes, alors Bobby refusera probablement les échanges futurs. Si la situation reste assez simple, leur petit registre ne sera qu’un registre verbal, mais si leurs emplois du temps deviennent suffisamment complexes et qu’ils échangent régulièrement des corvées, ils pourraient utiliser un calendrier comme registre écrit. Il n’y a pas d’unité monétaire spécifique associée à ce registre — c’est juste un système de troc. Les seules unités impliquées sont les corvées individuelles. Le registre ne fait que suivre les corvées individuelles qui sont échangées au fil du temps, sous forme de crédit.

    Nous pourrions aussi imaginer un groupe de chasseurs, il y a peut-être des dizaines de milliers d’années dans une tribu quelque part, comptant chacun le nombre de leurs prises ou gardant vaguement en mémoire qui a rendu service à qui. Les tribus du monde entier avaient (et ont toujours) diverses manières, formelles ou informelles, de choisir leurs chefs. Le processus est souvent méritocratique dans une certaine mesure. Qu’ils le veuillent ou non, les gens conservent de manière approximative une trace des actes et de la réputation des autres, pour voir qui apporte un surplus au groupe et qui est un fardeau.

    Les premiers groupes humains étaient généralement composés de dizaines d’individus, formant un groupe. Divers groupes dans une zone géographique donnée, avec une culture étroitement liée, se reconnaissaient souvent comme faisant partie d’une culture tribale plus grande et interconnectée. Au sein d’un groupe où tout le monde se connaissait, la monnaie n’était pas nécessaire, hormis pour les registres basés sur la parole et la mémoire. Les services rendus pouvaient être suivis de manière approximative, et il était généralement facile de voir qui faisait sa part du travail et qui ne le faisait pas. De tels groupes se composaient principalement de relations familiales et amicales, rendant ainsi inutile le suivi d’un « score » précis. Le registre était approximatif, souple et flexible³.

    Lorsque j’étais ingénieure, nous avions souvent l’habitude de déjeuner ensemble à l’extérieur avec certains de mes collègues. Nous tenions vaguement trace de qui prenait le volant pour conduire le petit groupe à chaque fois, afin de pouvoir équilibrer grosso modo les tours de conduite. Rien n’était écrit, et ce n’était pas précis, mais il existait bel et bien un registre mental approximatif que nous tenions collectivement à jour. La même chose était vraie pour conduire des collègues chez le mécanicien ou à l’aéroport et se voir rendre la faveur plus tard (avant que les applications de covoiturage ne soient monnaie courante), ou pour prêter un peu d’argent à quelqu’un en cas de besoin momentané (par exemple, lorsqu’il fallait partager l’addition d’un restaurant en liquide, ce qui arrivait plus souvent à l’époque). Ces faveurs n’étaient jamais formulées en termes de « Je fais cela pour toi maintenant, mais tu dois me le rendre plus tard. » Au contraire, une telle faveur était volontiers offerte comme un cadeau lorsqu’elle était demandée, et on supposait alors que si une faveur réciproque était demandée plus tard, elle serait rendue avec plaisir.

    De nombreuses recherches menées par des anthropologues sur les tribus de chasseurs-cueilleurs ont révélé un comportement similaire axé sur l’échange de cadeaux comme thème récurrent. Bien que les cultures varient considérablement, les individus qui se connaissent tendent généralement à offrir des cadeaux ou des faveurs et s’attendent naturellement à une réciprocité⁴. Cela constitue une part essentielle de ce qu’est l’amitié⁵.

    La situation devient plus délicate dès lors que nous commençons à interagir avec des personnes que nous ne connaissons pas bien, en qui nous n’avons pas nécessairement confiance ou que nous pourrions ne jamais revoir. La rencontre de deux groupes dans un environnement primitif, par exemple, peut introduire un risque de violence, mais aussi ouvrir une possibilité d’échanges commerciaux.

    L’échange direct est une première étape évidente pour effectuer des transactions avec des personnes que nous ne connaissons pas bien. Plutôt que de leur octroyer une sorte de crédit informel sous forme de cadeau, comme nous le ferions avec notre famille et nos amis, nous souhaitons idéalement finaliser toute transaction sur le champ, car il est très probable que nous ne les verrons plus jamais. Deux groupes se rencontrent, tous deux ayant des ressources mais étant également capable de violence si nécessaire, et grâce à une langue simple ou des gestes, ils réalisent un échange. Peut-être qu’un groupe a un excès de lances mais a besoin de fourrures, tandis que l’autre groupe a un excès de fourrures mais a besoin de lances. Ils peuvent troquer des fourrures contre des lances sur place, et ainsi, les deux groupes en sortent avantagés. Les anthropologues ont documenté de nombreux cas de commerce ritualisé entre différents groupes de chasseurs-cueilleurs, impliquant souvent aussi la possibilité d’unions entre individus des deux groupes.

    Si aucun processus rituel n’est déjà établi entre des groupes relativement égaux dans la région, et que certains se rencontrent plutôt de manière aléatoire, il y a une forte probabilité qu’une tentative de commerce échoue, faute de répondre à la « double coïncidence des besoins ». La double coïncidence des besoins est une description économique qui signifie que pour que l’échange soit réussi, chaque partie doit avoir un excédent de ce que l’autre désire. Si les deux parties manquent de lances, l’échange échouera. Si les deux parties manquent de fourrures, l’échange échouera. Il y a plus de combinaisons qui mènent à un échec commercial qu’à un succès commercial.

    Il est beaucoup plus facile de commercer avec les membres de notre groupe d’amis qu’avec des inconnus, car avec la famille et les amis nous avons le luxe de la confiance et du temps, que nous pouvons considérer comme une forme de crédit social flexible. Quelqu’un peut me demander une faveur, et je peux l’accorder, même s’il n’y a actuellement rien que je souhaite de leur part. Je pourrais disposer de toute la nourriture, des fourrures et des outils dont j’ai besoin en surplus, mais si quelqu’un que je connais a un besoin ou requiert mon aide pour quelque chose, je peux lui rendre ce service⁶.

    En plus de la satisfaction que cela me procure, je suis enclin à offrir ce « crédit-cadeau » à quelqu’un que je connais parce que je prévois qu’il viendra un moment où j’aurai besoin d’aide. Peut-être que je tomberai malade, serai blessée ou enceinte et incapable de trouver de la nourriture pendant un certain temps. Je devrai alors compter sur la personne que j’aide maintenant. En accordant plus de faveurs que nécessaire, j’augmente mon statut social et par conséquent ma sécurité au sein du groupe. La même logique s’applique de nos jours lorsque j’aide des amis, des voisins et des membres de ma famille. Bien sûr, je ne pense probablement pas de manière aussi calculatrice quand je rends un service ; je peux simplement le faire parce que je suis biologiquement programmée pour me sentir bien quand je viens en aide à quelqu’un, suite à des milliers de générations de sélection biologique pour ce trait de caractère qui a permis à mes ancêtres de survivre et de prospérer en tant qu’animaux sociaux intelligents et altruistes. Mais dans le fond de mon esprit, les calculs mentaux conscients sont inévitablement présents également : en rendant ce service, je renforce tout le groupe, y compris moi-même, et je constitue une sorte d’assurance personnelle ou d’épargne sociale pour moi-même et/ou mes proches dans le futur. J’utilise mes ressources et mon travail actuels en période d’abondance et, en retour, je constitue des économies dans notre registre social collectif. Ce crédit social, ce registre mental informel, est la solution du groupe d’amis et de la famille au problème de la « double coïncidence des besoins ». Avec un crédit social flexible, nous pouvons aisément nous entraider quand une personne a besoin de quelque chose, même si l’autre n’a actuellement besoin de rien.

    Dans une étude de 2010, Wealth Transmission and Inequality Among Hunter-Gatherers, qui s’appuie sur un large éventail de travaux, les chercheurs ont noté que l’assurance sociale peut, dans certains cas, être basée sur la réputation de la personne dans le besoin et la qualité de son réseau social :

    « Dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, la majorité des adultes participent activement à la production et à la transformation des aliments, ainsi qu’à la fabrication et à l’entretien des outils. De plus, la prise en charge des enfants et leur approvisionnement incombent généralement aux parents. Ces divers travaux nécessitent une force et une endurance considérables, une bonne acuité visuelle, ainsi que d’autres attributs liés à une bonne santé. Par conséquent, on peut s’attendre à ce que la richesse somatique soit d’une importance primordiale dans le succès et le bien-être. D’un autre côté, ceux qui souffrent périodiquement de capacités somatiques suboptimales peuvent généralement compter sur l’aide des autres sous forme de partage de nourriture, d’aide aux soins des enfants et de protection dans les conflits. Cette assurance sociale est normative et largement disponible, mais certaines preuves suggèrent que la qualité de cette aide variera selon la « richesse relationnelle » (réputation, taille et qualité du réseau social) de l’individu ou du ménage dans le besoin (Gurven, et al. 2000 ; Wiessner 2002 ; Nolin 2008)⁷. »

    Au début du célèbre film Le Parrain, un homme demande une faveur à Vito, le parrain de la mafia, qui la lui accorde. Plutôt que de demander de l’argent en retour, le parrain exige une faveur indéterminée à un moment futur. En d’autres termes, il veut un crédit social flexible. Cet homme a besoin d’un service, tandis que Vito n’a actuellement rien à lui demander, mais reconnaît son appartenance à sa communauté élargie. Le parrain excelle dans l’art de collecter des faveurs pour les utiliser lorsque cela lui est avantageux. Plus tard dans le film, il réclame effectivement cette faveur. Un besoin se présente, auquel cet homme peut répondre de manière unique, un besoin qui n’existait pas au début de l’histoire. Le récit du parrain illustre la quête de maximisation de la richesse relationnelle de sa famille en maintenant un vaste registre de faveurs. Ces dernières servent de monnaie basée sur le crédit dans l’économie souterraine de la mafia.

    Si l’on revient à notre exemple de commerce entre des groupes distincts de personnes, puisqu’ils n’ont pas l’option de crédit social flexible ou de registres (ils ne se font pas confiance et pourraient ne jamais se revoir après cette rencontre), que pourraient-ils apporter à un échange qui aurait de très fortes chances d’être désiré par l’autre partie ? Si j’étais dans leur situation, pourrais-je penser à quelque chose à apporter que presque tout le monde veut, tout le temps ? En d’autres termes, existe-t-il un bien qui soit le plus vendable ? Pour de nombreuses tribus, une première réponse a été les coquillages.

    Les coquillages, en particulier ceux qui étaient sculptés et polis pour devenir des perles de bijoux, ont émergé comme des actifs monétaires il y a des milliers d’années dans plusieurs régions différentes. Leur utilité était esthétique : ils pouvaient être façonnés en bracelets, transformés en ceintures, utilisés comme boucles d’oreilles, cousus dans des vêtements ou accrochés dans les cheveux. L’avantage des coquillages dans le commerce est qu’ils sont petits, rares et durables. De plus, le fait de les enfiler pour les porter évite de devoir les tenir à la main, ce qui les rend facilement transportables.

    Dans son essai de 2002, Shelling Out: The Origins of Money, Nick Szabo développe en détail les raisons pour lesquelles les coquillages et autres formes primitives de monnaie collectionnables sont vraisemblablement apparus. Comme il le souligne dans son résumé :

    « Les ancêtres de la monnaie, conjointement avec le langage, ont permis aux premiers humains modernes de résoudre des problèmes de coopération inaccessibles aux autres animaux — y compris des problèmes d’altruisme réciproque, d’altruisme familial et de réduction de l’agressivité. Ces ancêtres partageaient avec les devises non-fiat des caractéristiques très spécifiques — ils n’étaient pas de simples objets symboliques ou décoratifs⁸. »

    Sur la côte Pacifique de l’Amérique du Nord, les tribus ramassaient des dentales, des coquillages longs qui ressemblent à des dents. Ils jouaient un rôle de monnaie et étaient échangés jusqu’à l’intérieur des terres du Dakota du Nord. Les dentales, qui sont des tubes naturels avec des ouvertures à chaque extrémité, étaient enfilés ensemble en longs brins. Certains membres de ces tribus avaient des tatouages sur leurs bras qu’ils utilisaient comme longueurs de référence lors de la mesure des brins pendant les échanges. Certaines tribus se spécialisaient dans la collecte de ces coquillages en eaux profondes⁹.

    Sur la côte Atlantique, on utilisait un autre type de coquillage, appelé le wampum. Ils étaient fabriqués à partir de coquilles de palourdes et leur confection nécessitait un polissage minutieux et l’utilisation d’un foret à archet pour percer de petits trous en vue de les enfiler. Les créateurs de ces coquillages ne les considéraient généralement pas comme de la « monnaie » en tant que telle. Les perles étaient respectées pour avoir été autrefois des êtres vivants et étaient souvent utilisées à des fins cérémonielles, telles que la fabrication de ceintures inestimables pour honorer des traités et d’autres grands événements. Toutefois, d’autres tribus, et même des colons, commencèrent à les utiliser comme monnaie, ou comme réserve de valeur et symbole de statut social. Les groupes tribaux de l’intérieur des terres les collectionnaient minutieusement¹⁰.

    Dans certaines régions d’Afrique et d’Asie bordant l’océan Indien, les coquillages de cauris étaient utilisés comme monnaie pour des raisons similaires. Les commerçants internationaux emmenaient ces coquillages avec eux pour le commerce, et l’histoire de cette pratique qui a perduré jusqu’à des époques récentes est abondamment documentée¹¹.

    Bien que les coquillages fassent partie des premières protomonnaies les plus répandues, il existait également d’autres types de monnaies en perles. Les perles faites à partir d’œufs d’autruche ou les chaînes de dents provenant de grands prédateurs comme les lions ou les loups, remplissaient parfois un rôle similaire. Dans Shelling Out, l’un des exemples de Szabo est celui du peuple !Kung :

    « À l’instar de la plupart des peuples chasseurs-cueilleurs, les !Kung passent la majeure partie de l’année en petits groupes dispersés et se regroupent quelques semaines par an avec d’autres groupes. Ces regroupements ressemblent à des foires avec des caractéristiques supplémentaires : du commerce se fait, des alliances se consolident, des partenariats sont renforcés et des mariages sont négociés. La préparation de ces rassemblements inclut la création d’objets échangeables, en partie utilitaires mais surtout de nature collectionnable. Le système d’échange des !Kung, appelé hxaro, implique un commerce significatif de bijoux en perles, y compris des pendentifs en coquille d’autruche très semblables à ceux trouvés en Afrique il y a 40 000 ans. »

    Comme on pourrait s’y attendre, le continent africain est le berceau des plus anciennes perles connues. Sur le site archéologique de la grotte de Blombos en Afrique du Sud, de petites coquilles d’escargot percées de minuscules trous, datant de 75 000 ans, ont été mises au jour. La National Science Foundation aux États-Unis a rapporté cette découverte en 2004 :

    « Des coquilles perforées trouvées dans la grotte de Blombos en Afrique du Sud semblent avoir été enfilées comme des perles il y a environ 75 000 ans — ce qui les rend 30 000 ans plus anciennes que tout autre ornement personnel connu à ce jour. Les archéologues qui ont fouillé le site sur la côte de l’océan Indien ont découvert 41 coquilles, toutes avec des trous et des marques d’usure similaires, dans une couche de sédiments déposée au Mésolithique.

    « Les perles de la grotte de Blombos présentent une preuve absolue de ce qui pourrait être le plus ancien stockage d’informations en dehors du cerveau humain », déclare Christopher Henshilwood, directeur du programme du Blombos Cave Project et professeur au Centre d’études du développement de l’université de Bergen en Norvège.

    Les coquillages, trouvés en grappes pouvant atteindre 17 perles, proviennent d’un petit mollusque charognard, le Nassarius kraussianus, qui vit dans les estuaires. Elles ont vraisemblablement été apportées jusqu’au site de la grotte depuis les rivières les plus proches, à 20 kilomètres à l’est ou à l’ouest sur la côte. Ces coquillages, choisis pour leur taille et percées intentionnellement, semblent avoir été transformés en perles soit directement sur le site, soit avant d’être transportés à la grotte. Des traces d’ocre rouge indiquent que soit les perles en coquillage elles-mêmes, soit les surfaces contre lesquelles elles étaient portées, étaient enduites de ce pigment d’oxyde de fer couramment utilisé¹². »

    La nourriture se gâte, et donc dans un monde sans congélateurs, les gens n’ont pas d’incitation à en conserver beaucoup plus que nécessaire. De même, les lances et les fourrures sont encombrantes à transporter ; au-delà d’une certaine quantité, en posséder davantage n’a pas beaucoup d’intérêt. Le commerce de ces objets avec d’autres tribus est difficile car chaque partie doit avoir précisément ce que l’autre partie veut. Cependant, avoir des perles en coquillage taillées et polies résout ce problème. Elles ne pourrissent pas et ne sont pas volumineuses, ce qui rend leur accumulation avantageuse une fois que les autres besoins sont satisfaits. Dans un monde avec ce niveau de technologie rudimentaire, elles sont presque universellement prisées. Même si quelqu’un n’aime pas les porter, son conjoint, son frère, sa sœur ou son ami pourrait les apprécier. Et il est bien connu que la plupart des membres des autres tribus les valorisent, ouvrant ainsi des perspectives de commerce futur.

    La création de perles en coquillage taillées et polies était un processus très laborieux. Les coquillages devaient d’abord être collectés à la main sur la côte, puis, selon leur type, ils étaient taillés, polis et percés manuellement avec un foret à archet pour qu’un fil puisse être passé à travers. Cela permettait de les fixer ensemble ou sur autre chose, les transformant ainsi en un ornement pratique. Ces perles, une fois créées, avaient une longue durabilité et une valeur considérable comparée à leur taille et leur poids, en raison de leur esthétique et de l’effort nécessaire pour les fabriquer. Quelqu’un qui échange de la nourriture en surplus contre des perles, ou qui consacre du temps à leur création, peut conserver ces perles pendant des mois ou des années, jusqu’à ce qu’il trouve quelque chose qu’il désire ou dont il a besoin pour les échanger. Entre-temps, elles sont portables et esthétiques.

    En d’autres termes, ces perles en coquillage servent d’objets accumulables, pouvant augmenter ou se substituer au crédit social flexible et même remplacer le registre oral — surtout dans les interactions avec des personnes peu fiables ou qu’on ne reverra peut-être jamais. En tant que biens presque universellement désirables et durables, les perles en coquillage permettent à quelqu’un de commercer avec des gens même s’il n’a rien besoin d’eux, car il peut toujours simplement demander des perles qui servent de substitut jusqu’à ce qu’il trouve quelqu chose dont il a besoin ou envie. De plus, il sera toujours en mesure d’utiliser plus de coquillages que ce qu’il possède actuellement, car ces derniers représentent une valeur portable et stockée qu’il pourra échanger contre des ressources dans le futur, soit avec les membres de son groupe, soit avec d’autres groupes. Comparés à la nourriture qui se gâte, ou aux fourrures et lances trop encombrantes, ces petits coquillages faciles à porter représentent l’invention d’une technologie d’épargne à long terme — un moyen de convertir un excédent de temps ou de ressources en une réserve financière. On peut les porter au poignet, autour du cou, aux chevilles, dans les cheveux, en guise de ceinture, etc. On peut les mettre sur les enfants ou les offrir aux conjoints. Chaque petit bijou en coquillage est intrinsèquement désirable et représente un travail considérable.

    Dans leur rôle de bien le plus vendable, chaque rangée de perles en coquillage agit comme l’une des futures faveurs non spécifiées de Vito. Une personne ou un groupe qui a amassé beaucoup de perles en coquillage en dépensant du temps et des ressources pour les accumuler (ou qui en a hérité de la génération précédente) détient désormais une valeur considérable à échanger en cas de besoin de ressources plus immédiates. De plus, contrairement à une faveur, une rangée de perles en coquillage représente un règlement final ; sa valeur ne repose pas sur la mémoire du bénéficiaire.

    Outre l’appréciation esthétique personnelle des perles en coquillage, celles-ci symbolisaient souvent un statut social. Quelqu’un qui avait beaucoup de ces perles avait beaucoup de richesse, littéralement et socialement. Dans ce contexte tribal, si nous voyons un individu couvert de magnifiques ceintures, bracelets, colliers en perles en coquillage et ayant de ces perles cousus dans ses vêtements, nous pouvons supposer qu’il a dû fournir beaucoup de valeur à d’autres personnes par le passé pour en avoir accumulé autant, ou qu’il est étroitement lié à d’autres personnes qui en possèdent. Il porte littéralement sur lui un tas de faveurs précieusement accumulées et a donc dû jouir d’une période significative de surplus de ressources. Il semble être une personne intéressante à connaître, à respecter, et éventuellement à courtiser. Il signale socialement qu’il a connu l’abondance par le passé.

    Dans l’étude mentionnée précédemment — Wealth Transmission and Inequality Among Hunter-Gatherers — les chercheurs ont noté que les biens mobiliers étaient généralement possédés individuellement dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, tandis que la terre tendait à être possédée de manière plus communautaire.

    « Les biens mobiliers, tels que les outils, les vêtements et les objets de valeur, sont généralement traités comme des propriétés individuelles et sont souvent transmis aux descendants. Cependant, dans la plupart des sociétés de subsistance, une telle propriété peut généralement être fabriquée par tout adulte du sexe approprié, ou obtenue assez facilement ; les exceptions comprennent les articles nécessitant une fabrication hautement spécialisée ou obtenus par des contacts commerciaux limités, ainsi que les biens de richesse et de prestige dans certaines sociétés sédentaires et moins égalitaires¹³. »

    Il est à noter que les « articles nécessitant une fabrication hautement spécialisée » et les « biens de prestige » sont identifiés parmi les biens difficilement accessibles. En d’autres termes, ils sont réellement rares. Les chercheurs ont conclu que, bien qu’elles soient généralement communautaires à bien des égards, les sociétés de chasseurs-cueilleurs ne sont pas nécessairement aussi égalitaires que nous pourrions l’imaginer.

    « En effet, comme détaillé dans l’article introductif de cette revue par Bowles et al., β=0.25 implique qu’un enfant issu du décile le plus riche a cinq fois plus de probabilités de demeurer dans cette tranche de richesse que celui né dans le décile le plus pauvre. Même un β de 0,1 implique qu’un enfant né dans le décile de richesse le plus élevé a deux fois plus de chances de s’y maintenir que celui né dans le décile inférieur. Ces résultats suggèrent que dans les populations de chasseurs-cueilleurs, y compris celles pratiquant un partage étendu de la nourriture et autres mécanismes d’équilibre (Cashdan 1982), la descendance des plus favorisés tend à conserver son statut, et vice versa¹⁴. »

    Contrairement à un registre littéral, aucune des parties dans la transaction ne sait à quoi ressemble le registre complet des perles en coquillage. Si vous et moi sommes impliqués dans une transaction, aucun de nous ne sait exactement combien de ces perles existent dans notre région. Cependant, nous connaissons leurs propriétés, combien elles sont difficiles à fabriquer et nous savons combien de fois nous les voyons portées par d’autres, ce qui nous aide à juger de leur rareté et de ce que nous pourrions envisager d’échanger contre elles.

    Les perles en coquillage, et plus globalement les monnaies-marchandises, servent de registre décentralisé de la nature. En remettant des coquillages à quelqu’un d’autre en échange de quelque chose de valeur, nous mettons à jour l’état du registre, et c’est par la possession physique que l’état complet du registre est maintenu et actualisé. Tous les participants comprennent et interagissent avec des parties de ce registre naturel, mais aucun d’entre nous ne connaît l’état complet du registre.

    Qui contrôle ce registre ? La réponse est pour l’essentiel « la nature ». En termes pratiques, cela signifie qu’aucun humain ou groupe ne le contrôle. La fabrication de perles en coquillage nécessite d’investir de l’énergie et du temps — de la bonne manière avec les bons matériaux — ce qui signifie que personne ne peut tricher. Certains participants côtiers pouvaient consacrer leur temps libre à fabriquer directement des perles en coquillage, tandis que d’autres participants de l’intérieur des terres pouvaient consacrer leur temps à accumuler d’autres ressources excédentaires, puis échanger une partie de ces ressources contre ces perles. Dans les deux cas, les perles en coquillage représentaient une mesure du temps et des ressources disponibles en excédent, un indicateur d’épargne et de valeur, souvent accompagné de cérémonies importantes.

    Pour le reste, ou dans les cas particuliers, la réponse à « qui contrôle le registre ? » est dans la détention de la technologie la plus avancée. Ce système de monnaie-marchandise est efficace lorsque tous les acteurs ont des capacités de production similaires, ce qui a été le cas pour une grande partie du monde pendant des milliers d’années. Si une civilisation extrêmement avancée, venant de l’autre côté de l’océan et possédant des outils métalliques spécialisés, comprend le fonctionnement du système monétaire basé sur les coquillages, alors elle peut sûrement produire beaucoup plus de perles en coquillage par unité de travail que quiconque. Ainsi, en inondant le marché de ces perles, elle peut déprécier la valeur des coquillages de tous, tout en accumulant de nombreuses ressources, car il faudra un certain temps aux tribus pour comprendre que cette nouvelle civilisation peut produire les perles bien plus rapidement qu’ils ne le peuvent, et que la valeur générale des perles en coquillage diminue progressivement à cause de cette offre croissante.

    Comme nous le verrons dans le prochain chapitre, l’histoire des monnaies-marchandises est une histoire de progrès technologique. Ces monnaies servent de systèmes de registre honnêtes et équitables jusqu’à ce que l’évolution technologique donne à un groupe un avantage inégal, poussant ainsi tous les autres à s’adapter ou à renoncer.

    Notes


    ↩︎ Ignace Gelb, « Sumerian Language ».

    ↩︎ William Goetzmann, Money Changes Everything: How Finance Made Civilization Possible, 15–25.

    ↩︎ Justin Pack, Money and Thoughtlessness, 51–70.

    ↩︎ Voir par exemple Marcel Mauss, Essai sur le Don ; Marshall Sahlins, Âge de Pierre, âge d’abondance ; et Paul Einzig, Primitive Money.

    ↩︎ Elise Berman, « Avoiding Sharing ».

    ↩︎ Paul Seabright, La société des inconnus : Une histoire naturelle de la vie économique, traduction de Julien Randon-Furling, 21–24, 149–170.

    ↩︎ Eric Smith et al., « Wealth Transmission and Inequality Among Hunter-Gatherers », 21. Note du traducteur : voir aussi Alain Testart, Les chasseurs-cueilleurs ou l’origine des inégalités, 39–55, 205–215.

    ↩︎ Szabo, « Shelling Out »

    ↩︎ Dror Goldberg, « Famous Myths of ‘Fiat Money’ » 962–963.

    ↩︎ Marc Shell, Wampum and the Origins of American Money. Note du traducteur : voir aussi Paz Núñez-Regueiro et Nikolaus Stolle, « Wampum. Perles de diplomatie en Nouvelle-France ».

    ↩︎ Bin Yang, « The Rise and Fall of the Cowrie Shell: The Asian Story ».

    ↩︎ National Science Foundation, « Shell Beads from South African Cave Show Modern Human Behavior 75,000 Years Ago ».

    ↩︎ Smith et al., « Wealth Transmission », 21.

    ↩︎ Smith et al., « Wealth Transmission », 31.

    Chapitre 2: L’évolution des marchandises en tant que monnaie

    Comme nous l’avons expliqué dans le chapitre précédent, les membres de petits groupes de parenté et d’amitié n’ont pas besoin de monnaie ; ils peuvent gérer les ressources entre eux manuellement, avec tout au plus des registres oraux informels. Ils peuvent suivre qui apporte régulièrement un surplus au groupe et qui semble constamment en déficit. Au sein de petits groupes, les gens résolvent naturellement « le problème du troc » avec un crédit social flexible avant même que ce problème ne se pose.

    Cependant, les tribus qui commercent régulièrement avec des groupes extérieurs, ou qui développent l’agriculture et atteignent des populations plus grandes que la taille tribale typique, commencent inévitablement à identifier et à utiliser une forme de monnaie. Cela leur donne une unité de comptabilité plus liquide, divisible, portable et largement acceptée pour stocker et échanger de la valeur avec des personnes qu’ils ne connaissent pas. En plus d’utiliser encore des systèmes de crédit social, ils comptent également sur le registre de la nature, ce qui leur permet de contourner la double coïncidence des besoins qui réduirait autrement le taux de réussite des échanges.

    L’usage de protomonnaies collectionnables, qui nécessitent beaucoup d’efforts à produire, semble souvent arbitraire aux yeux des personnes extérieures à cette culture. Pourquoi passer tant de temps à fabriquer des perles en coquillage, par exemple ? N’est-ce pas un gaspillage de ressources, dans un environnement dur, à faible niveau technologique de chasseurs-cueilleurs où chaque ressource compte et où plus d’un tiers des enfants ne parviennent même pas à l’âge adulte ? Ne devrait-on pas allouer le temps excédentaire à d’autres activités ? La réalité est que cette tâche est une utilisation judicieuse des ressources en périodes d’abondance et s’avère largement bénéfique, car disposer d’un moyen d’échange et d’une réserve de valeur standardisé et fiable rend l’ensemble des autres transactions économiques plus efficaces.

    À mesure que l’économie devient plus complexe, le nombre de combinaisons possibles de troc entre différents types de biens et services s’accroît. Par exemple, si une économie produit cinq produits différents, il existe 10 paires d’échange uniques. Avec 20 produits différents, il y a 190 paires d’échange uniques. Une économie qui produit 100 produits différents a 4 950 paires d’échange uniques. Dans un tel contexte, la plupart des formes de troc, hormis pour les produits de base, deviendraient extrêmement inefficaces.

    Ainsi, si une société requiert des interactions plus complexes ou ne reposant pas sur la confiance, au-delà de ce que le crédit social flexible peut offrir, alors elle nécessite une unité de compte standardisée — autrement dit, une monnaie — qui sert de contrepartie dans chaque échange avec tout autre bien ou service.

    Plus précisément, parmi les actifs échangés dans une société, un ou deux des biens les plus rares, divisibles, durables, portables et liquides finissent généralement par prédominer. Une agricultrice qui produit des pommes et qui a besoin d’outils (donc d’un forgeron), de viande (d’un éleveur de bétail), de travaux de réparation (d’un charpentier), et de médicaments pour ses enfants (d’un médecin), ne peut pas passer son temps à rechercher des individus qui ont ce dont elle a besoin et qui, par hasard, souhaiteraient une tonne de pommes à ce moment précis. Un système de troc aussi étendu entre voisins ne se développe pas naturellement. Au lieu de cela, elle doit simplement pouvoir vendre ses pommes (hautement saisonnières et à courte durée de vie) contre une unité d’épargne durable et largement acceptée qu’elle peut utiliser pour acheter ces choses au fil du temps selon ses besoins.

    En 1776, Adam Smith a abordé l’émergence de la monnaie comme solution au problème du troc dans son livre La Richesse des nations. Les théoriciens du crédit contestent cet exemple et la séquence des événements relatifs au troc, mais ces objections et le débat plus large y afférent sont traités en détail au chapitre 4 de ce livre. Suite à l’étude de Smith, la question de la monnaie-marchandise a été particulièrement mise en avant par les membres de l’école autrichienne d’économie, fondée par Carl Menger au XIXe siècle, et développée ultérieurement par Ludwig von Mises, Friedrich Hayek et d’autres.

    Dans cette logique, la monnaie doit être divisible, portable, durable, fongible, vérifiable et rare. Elle possède aussi souvent (mais pas systématiquement) une utilité propre. Différents types de monnaie peuvent être évalués selon des « scores » variables basés sur ces critères :

    Divisible implique que la monnaie peut être fractionnée en différentes quantités, correspondant à des tailles d’achats variées.

    Portable signifie que la monnaie est facile à déplacer sur de longues distances, impliquant qu’elle concentre une valeur élevée dans un poids réduit.

    Durable indique que la monnaie est facile à conserver dans le temps ; elle ne pourrit pas, ne rouille pas et ne se casse pas aisément.

    Fongible implique que les unités individuelles de la monnaie sont interchangeables et ne présentent pas de différences notables ; une unité est aussi bonne que n’importe quelle autre.

    Vérifiable veut dire que le vendeur des biens ou services contre la monnaie peut aisément s’assurer de la légitimité de cette dernière, c’est-à-dire qu’elle correspond bien à ce qu’elle semble être.

    Rare signifie que l’offre de monnaie n’augmente pas rapidement.

    L’utilité implique que la monnaie est en quelque sorte en elle-même désirable ; elle peut être consommée ou elle présente une valeur esthétique, par exemple.

    En réunissant ces attributs, la monnaie devient « le bien le plus vendable » d’une société, c’est-à-dire le bien qui peut le plus aisément être vendu. La monnaie est le bien le plus universel, dans le sens où les gens le veulent, ou réalisent

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