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Le deuil des certitudes
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Livre électronique446 pages6 heures

Le deuil des certitudes

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À propos de ce livre électronique

Dans sa compagnie d’assurances, Roger avait atteint le sommet. Il était convaincu qu’il devait sa situation à un ensemble de convictions, celles d’une droite affirmée. Un licenciement brutal, un divorce lui font perdre tout ce qu’il avait acquis. Les premières fêlures dans ses certitudes. Un héritage lui permet de rénover une maison sur la falaise près du Tréport qui fait sa fierté. La découverte d’une jeune femme noire laissée pour morte par ses proxénètes sur le bord de la route et son histoire dramatique le bouleversent. En dépit de ses réticences pour lui venir en aide, il fait appel à une avocate au passé douloureux rencontrée lors d’un séminaire.

Au travers de différentes rencontres et différents parcours, Roger se trouvera à remettre en question nombre de certitudes et de préjugés.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Après une carrière de médecin hospitalier, Dominique Robert s’est lancé dans l’écriture. "Le Deuil des certitudes" est son deuxième roman.
LangueFrançais
Éditeur5 sens éditions
Date de sortie12 juin 2025
ISBN9782889497461
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    Aperçu du livre

    Le deuil des certitudes - Dominique Robert

    Couverture pour Le deuil des certitudes réalisée par Dominique ROBERT

    Dominique Robert

    LE DEUIL DES CERTITUDES

    Car c’est, en vérité, une violente et traîtresse maîtresse d’école que l’habitude. Elle introduit en nous son autorité, peu à peu, à la dérobée ; mais par ce doux et humble commencement, l’ayant affermi et incrusté avec l’aide du temps, elle nous montre bientôt un furieux et tyrannique visage, contre lequel nous n’avons même plus la liberté de lever les yeux. Nous voyons bien qu’à tous les coups elle enfreint les règles de la nature.

    Montaigne. Livre I. Sur les habitudes, et le fait qu’on ne change pas facilement une loi reçue.

    Novembre 2007

    Leur première rencontre fut le fruit du hasard ou plus exactement d’une fuite. L’un et l’autre avaient imaginé que l’immense parc qui entourait le château de P. assurerait la clandestinité souhaitée à la suite de la désertion de ce séminaire censé répondre à leur mal-être. Elle, arrivée la première au bord de l’étang situé à l’extrémité de la propriété, regardait, fascinée, un ballet de grandes carpes à la recherche de nourriture. Lui, lorsqu’il l’aperçut, hésita dans un premier temps à se montrer, puis décida qu’il devait assumer ses choix.

    – Vous aussi, vous êtes pour l’école buissonnière !

    Elle n’avait aucune envie de se justifier. Les carpes lui offrirent un sujet de diversion.

    – C’est étonnant à quel point ces poissons nous ressemblent. Ils cherchent un peu de nourriture à la surface de l’eau, la gueule ouverte. Espoir vite déçu. Ils repartent avec l’air de celui qui n’attendait rien et ils recommencent.

    Très vite, elle ajouta qu’elle avait froid et qu’elle voulait retourner au château. Il n’osa pas proposer de l’accompagner.

    En regagnant sa chambre, il croisa le coach du groupe auquel il était rattaché qui l’apostropha sur un ton d’ironie fielleuse.

    – Ce n’est pas dans la fuite que tu trouveras une solution à tes problèmes !

    Cette remarque l’avait blessé. Couché sur son lit, il la rumina encore et encore.

    Non, ils ne pouvaient pas le forcer à s’humilier devant des inconnus assis en cercle à la manière des alcooliques anonymes qui l’un après l’autre se mettaient à dégoiser leurs sordides histoires. Non, il n’imaginait pas une seconde se présenter par un « je m’appelle Roger » et raconter sa descente aux enfers, le licenciement, le divorce, tout cela ponctué par un « merci Roger » plein de contrition.

    Pour les alcooliques, la dépendance à l’alcool avait au moins l’avantage de les mettre sur un pied d’égalité.

    Est-ce que boire son humiliation jusqu’à la lie et au-delà aurait le pouvoir de s’en libérer ?

    Si c’était vrai, cela aurait dû être le cas depuis longtemps !

    Combien de fois n’avait-il pas raconté son histoire avec force détails ?

    À son médecin, à son psy, à son avocat, à des gens qu’il avait cru être ses amis et même une fois à un inconnu rencontré dans un train.

    Sans le moindre soulagement !

    Toujours la même peur. Toujours cette impression qu’au premier regard jeté sur lui, l’autre découvre à quel point il est un minus.

    Ce matin, l’exercice où il fallait se fixer les yeux dans les yeux pendant dix minutes était un véritable cauchemar. Mon partenaire m’a garanti une expérience fabuleuse, que cela procurait un vrai trip. Tu parles ! Absolument insupportable ! Au bout de trois minutes, je n’en pouvais plus, je l’ai envoyé balader.

    Il faut que je me tire d’ici ! Ce n’est pas pour moi.

    L’image de la femme surprise au bord de l’étang s’imposa.

    Pourquoi ne lui avait-il pas demandé les raisons qui l’avaient poussée elle aussi à fuir ?

    Son visage, son attitude témoignaient d’une sorte de découragement existentiel.

    Elle, elle n’est pas comme moi à tergiverser. Elle a pris ses cliques et ses claques et elle est partie.

    Elle est peut-être restée.

    Il est l’heure du repas. Si elle était au réfectoire ?

    En pénétrant dans la salle à manger, il dut se rendre à l’évidence. Il se trouvait le seul à être marginalisé. Contrairement au soir précédent où les participants s’étaient assis et mangeaient dans un silence quasi religieux, des tables avaient été mises bout à bout permettant l’agglutination. Ils avaient ignoré la recommandation de considérer le repas comme un moment de méditation. Il en résultait un brouhaha bon enfant d’où émergeaient même quelques éclats de rire. Il lui était difficile d’admettre que tous ces gens soient déjà guéris, qu’ils aient en moins d’un jour surmonté les séquelles de leur deuil ou de leur séparation. Ou alors, ils n’étaient pas vraiment concernés et ils envisageaient ce séminaire à titre de prophylaxie, pour le cas où.

    Il chercha du regard son inconnue, mais il ne la trouva pas. Elle, elle avait eu le courage de claquer la porte. Il mangea seul à une table isolée près de la porte de la cuisine. Il avait besoin d’une confirmation. À la réception de l’hôtel, il demanda si quelqu’un était parti en début de soirée, il lui fut répondu que non. Il décida alors de rester.

    Le lendemain matin, la journée commençait par des exposés théoriques qui réunissaient tous les participants. En entrant dans la salle de conférences, il la vit assise à l’écart des autres, à l’extrémité du deuxième rang de chaises. En étudiante studieuse, elle avait posé sur ses genoux un bloc de papier. Lui resta dans le fond de la salle, en biais pour l’observer. Contrairement à lui, elle écoutait attentivement, elle notait scrupuleusement les différentes étapes proposées pour un mieux vivre, les pièges à éviter. L’avoir retrouvée, l’incita à s’investir davantage. Elle avait peut-être raison de croire en ce stage. Il ne lui restait qu’à en découvrir les bienfaits.

    Pour le reste de la journée, ils étaient à nouveau répartis en deux groupes, les femmes d’un côté, les hommes de l’autre. Il s’appliqua autant qu’il le pouvait aux activités proposées : le contrôle de la respiration, la gymnastique douce pour une décontraction musculaire et une séance de méditation. Sa bonne volonté ne lui permit pas de franchir le cap d’une nouvelle séance de regard les yeux dans les yeux. Au bout de trois minutes, il se cabra et resta sourd aux injonctions du coach qui le poussait à reprendre l’exercice. Cet épisode le remit sur la défensive et lorsque vint le moment où assis en demi-cercle il fallait se raconter, le trop-plein fut atteint. Il ne restait pas d’autres possibilités que la fuite.

    En s’engageant vers la sortie, l’image de l’inconnue s’imposa à nouveau.

    Tu pensais l’impressionner en te comportant en parfait petit élève.

    Il faut être débile pour imaginer un truc pareil !

    Elle n’en a rien à cirer de tes états d’âme !

    Pour elle, tu n’es au mieux qu’une apparition fugitive.

    Arrivé à l’extérieur¸ il alluma une cigarette et se mit à faire les cent pas.

    C’est quoi ton problème ?

    Tu racontes ton histoire à un inconnu dans un train et tu es incapable de le faire devant plusieurs personnes qui te sont parfaitement étrangères.

    Non ! C’est totalement différent. En face-à-face, tu peux t’assurer de l’empathie de ton interlocuteur. Au moindre doute, tu laisses tomber.

    Je n’aurais jamais dû m’inscrire à ce truc. Ce n’est vraiment pas pour moi.

    Ma mère est hospitalisée en urgence, je dois y aller !

    Au moment où il s’apprêtait à rentrer pour annoncer son départ, l’inconnue se trouva devant lui. Cette fois, en souriant elle fit remarquer que pour la deuxième fois ils passaient pour les moutons noirs.

    Mon Dieu, je dois trouver une réponse qui lui donne envie de poursuivre la discussion.

    – Ces groupes de parole me paralysent. Je n’arrive pas à me mettre à nu devant autant d’inconnus. Je dois fuir.

    – Je vous comprends. J’ai éprouvé la même nécessité.

    Un ange menaçait de s’éterniser, elle lui demanda s’il n’avait pas une cigarette.

    – Je ne fume plus depuis des mois, mais aujourd’hui j’en ai besoin.

    Ils fumèrent leur cigarette dans un silence habité par le désir de poursuivre la conversation. Tout dans leur attitude le laissait transparaître, mais il leur manquait le chemin d’accès. Pour sortir de cette impasse, elle proposa de faire quelques pas. L’un et l’autre avaient conscience que l’inscription à ce séminaire avait été une erreur. Alors qu’il testait les formules susceptibles de ne pas l’effaroucher, elle le devança.

    – Je me suis laissé avoir par l’emballage. Il faut reconnaître que leur site suscite l’envie avec le château, le parc, les chambres meublées à l’ancienne, la terrasse avec ses tables abritées par une pergola.

    – Bon, en novembre, la terrasse, on peut oublier.

    Ponctué d’un petit rire.

    Après un moment d’hésitation, elle ajouta :

    – J’essaye de sortir d’un deuil, le programme semblait adéquat.

    – J’ai cédé au même mirage. Pour moi, c’est une séparation. Je crois que l’intitulé du séminaire m’a rassuré. J’ai très longtemps hésité à m’inscrire à une manifestation de ce genre. J’ai toujours craint de tomber sur une secte ou sur je ne sais quel gourou.

    – C’est vrai ! Nous sommes des cibles idéales, déstabilisés, mal dans notre peau. Ils nous ont au moins épargné ça.

    Cette bulle d’appréhension qui nécessitait de peser chaque mot s’était dissipée de même que la peur d’un jugement. Elle l’avait regardé avec une bienveillance à laquelle il ne s’attendait pas. Habituellement, des femmes comme elle, belles, habillées avec autant d’élégance ne lui accordaient pas ou plus la moindre attention.

    Elle acceptait sa présence, elle l’invitait à poursuivre une promenade dans le parc.

    Ils s’engagèrent sur une allée qui menait à un petit bois, marchant côte à côte, en silence un peu à la manière d’un vieux couple. Ils sourirent aux invectives peu amènes d’un geai et s’arrêtèrent pour observer un écureuil assis sur une branche basse, totalement indifférent à leur présence. L’animal semblait sur le qui-vive, dans l’attente d’un évènement. Ils ne durent pas attendre longtemps. Un deuxième écureuil atterrit sur une branche au-dessus du premier qui, à la vitesse de l’éclair, chargea l’intrus dans une course-poursuite. Ils disparurent de leur vue, mais des cris d’une sauvagerie féroce témoignaient d’une bagarre sans merci. Presque d’une seule voix, ils se firent la remarque que la vie sauvage n’était pas plus simple que celle des humains. Cette unanimité les fit éclater de rire.

    Leurs pas les ramenèrent au bord de l’étang où ils s’étaient croisés la veille. À nouveau, elle contempla, fascinée, le ballet des grosses carpes qui semblaient attirées par leur présence.

    – Je me demande ce qu’elles viennent chercher à la surface de l’eau. L’attente d’un peu de nourriture que nous pourrions leur lancer ? Elles repartent toujours avec le même air déconfit. J’ai l’impression de ne pas être très différente. Je m’attache à un espoir et je finis déçue.

    – C’est vrai, les promesses n’ont pas été tenues.

    Après une longue hésitation, le visage devenu cramoisi, il risqua :

    – J’ai une proposition. À cinq six kilomètres d’ici, il y a un petit restaurant au bord de la route. Si pour changer d’air, nous allions y manger ? Avec un peu de chance, il est ouvert.

    Surprise, elle eut un mouvement de recul, mais très vite elle se reprit.

    – Pourquoi pas. Cela nous évitera les commentaires et les regards réprobateurs.

    – Si je comprends bien, vous y avez aussi eu droit.

    – Hier soir, la coach m’a dit qu’avec mon attitude, je n’arriverais à rien. J’étais la gamine prise en faute.

    Le restaurant était ouvert. En dépit de sa situation au milieu de nulle part, le jeune couple qui le tenait avait réussi à attirer une clientèle nombreuse. Ils occupèrent la dernière table libre. Ils se laissèrent séduire par le menu du jour qui proposait entre autres un civet de chevreuil. Ils commandèrent une bouteille de Saumur. La commande passée, il y eut un moment de flottement où l’un et l’autre se demandaient quelle attitude prendre. Ils se dévisageaient, s’efforçaient d’afficher un sourire avenant (en réalité un peu crispé) tout en cherchant les mots susceptibles de remplir ce vide. Ne trouvant rien d’original, il se jeta à l’eau.

    – Je m’appelle Roger Perrier, cinquante-cinq ans, ancien cadre mis au rebut, divorcé, père de deux filles qui ne m’adressent plus la parole. J’espère que cela ne vous donne pas l’envie de fuir.

    – Seigneur non ! Mon parcours n’est pas plus enthousiasmant. Je m’appelle Atika Desmoles, quarante-huit ans, avocate. J’essaye de venir en aide à des femmes victimes de violence, souvent contraintes de vivre dans l’illégalité. Je n’arrive pas à me défaire de l’idée que je suis responsable de la mort de l’homme que j’aimais.

    Jamais, elle n’aurait imaginé être capable d’évoquer aussi facilement la mort de Gabriel, surtout face à un étranger. Était-ce le début d’une trahison ? Elle ne le connaissait pas, mais pour d’obscures raisons il lui inspirait confiance. Il n’avait pas induit cet état de vigilance qu’elle ressentait dans tous ses muscles depuis sa disparition sitôt qu’un homme tentait de s’insinuer dans sa sphère de confort. Sous prétexte de la distraire, de l’arracher à un isolement morbide, des collègues et même un ou deux clients au courant de son malheur avaient insisté, parfois lourdement, pour l’inviter, qui à un repas, qui à une soirée ou à une excursion. Elle avait toujours décliné, mais à chaque fois elle s’était sentie offensée par ces tentatives de la distraire de son amour perdu. Pour la première fois depuis ce jour où elle avait découvert ce corps sans vie, en parler n’avait pas la couleur du reniement. C’était si nouveau que pour y croire, elle devait trouver une justification. Ni l’âge ni l’apparence physique, un air de chien battu, ni l’étrangeté de leur rencontre ni même la déception liée au fiasco de ce séminaire n’étaient des réponses satisfaisantes, la seule qu’elle trouvait convaincante se trouvait dans cette peur presque palpable de blesser qui se traduisait par sa façon de tester chacune de ses phrases pour être certain d’en avoir éliminé toutes les aspérités. Il ne va pas me resservir ces poncifs habituels qui sont de vraies insultes.

    Lui, il n’osait plus parler. Son histoire ne faisait pas le poids face à une situation aussi tragique. Vivre avec de tels remords ne pouvait être qu’un chemin de croix sans commune mesure avec des problèmes d’une banalité telle que les siens. Ce « responsable de » le préoccupait. Que fallait-il comprendre ? L’avait-elle tué ? Non ! Elle l’aimait. Il ne pouvait l’imaginer en meurtrière. Peut-être un accident ? Elle conduisait, elle avait commis une imprudence et il était décédé des suites de l’accident. Ou il conduisait et elle avait capté son attention au mauvais moment. Il est mort, les causes du décès ne me regardent pas. Il me revient de lui témoigner un peu de sympathie, un peu de chaleur. Tous les mots qui lui venaient à l’esprit lui paraissaient inconvenants, inappropriés. Finalement, un « c’est terrible » lui échappa. Elle le regarda avec un sourire reconnaissant. Elle pouvait lui faire confiance. Il lui avait épargné ces tentatives de consolation bidon que tous lui servaient à longueur d’année. Ces « il faut laisser du temps au temps » ou « vous verrez, la vie va reprendre ses droits » qui la hérissaient, car ils titillaient un malaise de plus en plus prégnant. De mois en mois, il lui devenait plus difficile de mobiliser le visage, le corps, la façon de marcher de Gabriel, tout devenait flou, l’esquisse d’une ombre. Seule l’image de son corps inanimé au pied du lit gardait la netteté de sa découverte.

    – Il y a un peu plus de huit ans, on m’avait demandé d’animer à Toulouse un séminaire sur un week-end. Il s’agissait d’analyses de dossiers où la demande de régularisation butait sur un obstacle apparemment insurmontable. C’est tout sauf rare. Dans certains cas la loi permet de résoudre le problème, dans d’autres il faut trouver les moyens de se mettre en conformité. Peu d’avocats maîtrisent véritablement le sujet ce qui me vaut d’être souvent invitée. Le vendredi matin, au petit-déjeuner, lorsque je lui ai dit ce que je croyais être un rappel : je suis à Toulouse ce week-end, il s’est mis dans une colère noire.

    Elle avait caché son visage entre ses mains. Il croyait qu’elle pleurait. Il se sentait coupable.

    Tout avait si bien commencé.

    Gabriel me réveille en m’embrassant dans le cou, un privilège réservé aux vacances.

    Toute guillerette, je descends à la cuisine avec ma valise prête pour le week-end.

    Gabriel, étonné. C’est quoi cette valise ?

    Le séminaire à Toulouse. Tu as oublié ?

    Non ! Il y a un mois, lorsque je t’ai demandé si tu avais un projet pour ce week-end, tu as affirmé que tu étais libre.

    Je suis certaine de t’avoir parlé de ce séminaire.

    Oui ! Tu as dit le dernier week-end d’octobre. La semaine prochaine !

    La tendresse du réveil s’était volatilisée. Il ne restait qu’une voix froide, coupante, pleine d’une colère à peine contenue.

    C’est n’importe quoi ! Tu vas me dire que tu ne peux pas te dédire !

    C’est impossible ! Pas un jour avant !

    Si tu étais malade…

    Oui, mais je ne suis pas malade et je veux y aller !

    C’est ça ! Tu préfères me laisser comme un con réserver une soirée à l’opéra plutôt que de renoncer à un de ces fichus séminaires !

    Il est parti en claquant les portes.

    J’étais furieuse. Il y avait peut-être eu un malentendu sur les dates. Mais cela ne justifiait pas qu’il me traite ainsi.

    Qu’il reste dans son jus, cela lui passera !

    Au cours de la journée, chaque fois que je repensais à cette scène, j’étais saisie d’aigreur.

    J’attendais qu’il s’excuse.

    Le soir, à Toulouse, le doute s’est installé. Je n’étais plus aussi certaine que le matin d’avoir communiqué la bonne date. Il me revenait peut-être de m’excuser.

    Combien de fois j’ai appelé ? Dix, vingt fois, toujours sans réponse.

    De même pour mes messages où je lui disais que je l’aimais, que je m’excusais, que j’étais désolée, que j’étais une conne qui ne le méritait pas. Mais rien ! Pas une réponse.

    Samedi et toute la journée du dimanche, à chaque moment de libre, j’ai appelé, envoyé des messages et toujours l’absence de réponse.

    Ce silence vengeur me mettait dans un état d’irritation de plus en plus envahissant. Des instants de colère où je m’insurgeais du traitement qu’il m’infligeait suivis de périodes de culpabilité où je m’accusais de tous les maux.

    J’ai commis une erreur, mais il ne peut quand même pas en prendre prétexte pour me quitter !

    Je ne voulais pas imaginer une rupture. La simple évocation de ce mot me plongeait dans un gouffre d’angoisse.

    – J’ai besoin d’une cigarette. Ne pouvons-nous pas sortir un instant ?

    Dehors, un vent froid s’était levé accompagné d’une petite pluie drue. Un auvent leur procura un abri. Protégée par l’obscurité presque totale dans laquelle ils se trouvaient, elle reprit son récit.

    – Gabriel était un être adorable, d’un caractère aimant et pacifique, mais parfois il avait tendance à prendre ses désirs pour des réalités. Il était convaincu que je n’avais aucune obligation prévue ce week-end. Il avait réservé des places à l’opéra et voulait m’en faire la surprise.

    Sa voix se brisa sur une sorte de hoquet. Elle allait éclater en sanglots et il ne savait pas quelle attitude prendre. Il ne s’imaginait pas la prendre dans ses bras pour la consoler ni ignorer sa détresse. Après un long moment d’efforts pour se contrôler, elle s’excusa. Elle évoquait cette dispute pour la première fois depuis son décès. Il avait insisté pour qu’elle renonce à ce séminaire, ce qu’elle avait refusé. Il était parti furieux. Elle s’était sentie horriblement coupable. Pour la punir, il avait refusé de répondre à ses appels et ses messages. Du moins, c’est ce qu’elle croyait.

    – J’ai froid, je crois que nous devrions rentrer.

    Ils avaient repris leur place à table. Il était la proie d’une hésitation qu’il n’arrivait pas à masquer. Devait-il lui dire que son mascara avait coulé ? Il était ému par ce visage de clown triste que des trainées brunâtres lui procuraient. Mais il aurait été déloyal de se taire. Pris d’une brusque inspiration, il mouilla le coin de sa serviette dans son verre, l’approcha de son visage. Permettez. Surprise par ce geste incongru, elle commença par se raidir, puis elle comprit. Elle remercia d’un sourire, sortit un miroir de son sac et acheva le travail.

    D’un ton plus assuré, elle reprit son récit. Le dimanche soir, elle avait trouvé la maison plongée dans une obscurité totale et dans un silence absolu. La présence de sa voiture l’avait réconfortée. Il n’était pas parti. Il ne répondait pas à ses appels. En pénétrant dans leur chambre, elle trouva un lit qui n’était pas défait. Espoir vite déçu, elle le découvrit, caché par le lit, étendu face contre terre. Son visage avait pris une couleur terreuse, sa peau était glacée. Il était mort. Prise de terreur, elle s’était jetée sur lui, pour le réchauffer, le ramener à la vie.

    – Je ne sais combien de temps je suis restée ainsi, avant de comprendre que mes tentatives étaient vaines. Dans mon affolement, j’ai appelé le docteur Jolivet, un ami de Gabriel en lui disant que je l’avais tué.

    Il craignait qu’arrivée à ce stade de l’histoire, elle se mette à pleurer, alors qu’il était toujours dans les mêmes affres sur l’attitude à prendre, mais un petit sourire éclaira son visage.

    – Dans de tels moments, c’est fou ce qu’on peut être idiot. Je n’aurais jamais dû dire que je l’avais tué. C’était pathétique. Il s’attendait à une scène de crime. Si vous aviez vu son soulagement quand il a découvert le corps et l’absence de signes de violence.

    Le sourire avait disparu. Elle resta plongée dans ses pensées.

    Que m’arrive-t-il ?

    Je parle de sa mort au premier venu et je fais de l’esprit.

    T’es complètement folle !

    Elle en avait trop dit, elle devait continuer. Après ce fut la culpabilisation, la possibilité d’un suicide. Non, elle n’avait trouvé ni mot ni lettre. Le médecin avait voulu une autopsie médico-légale. La police, leurs questions insidieuses sur son emploi du temps. Ils étaient polis, mais si froids, si distants qu’il était impossible de ne pas se sentir coupable. Le lendemain soir, Jolivet l’avait appelée pour lui donner les résultats de l’autopsie, une rupture d’anévrisme cérébral. Il n’y avait, semblait-il, pas eu de signes précurseurs. La fatalité. Elle n’avait aucun reproche à se faire.

    – Mais vous vous sentez encore et toujours coupable.

    – Cela remonte à huit ans et je n’arrive pas à me défaire de l’idée d’être coupable de sa mort.

    Elle avait dû se renseigner sur ce qu’était une rupture d’anévrisme. Un pic de pression artérielle aurait pu entraîner cet accident. Jolivet n’y croyait pas, car Gabriel n’était pas connu pour une hypertension.

    – Peut-être que je l’avais mis suffisamment en colère pour que sa pression monte. Je ne sais pas. En revanche, je suis certaine que sans cet abandon il serait encore en vie.

    Il aurait voulu trouver les mots adéquats, mais aucun ne venait. Il sentait au plus profond de lui qu’il était dépourvu de toute crédibilité pour l’absoudre, mais aussi qu’il était inimaginable de la fortifier dans cette flagellation. Une fois de plus il apparaîtrait comme le niais de service incapable de transmettre cet élan de sympathie qui bouillait en lui, mais qu’il ne savait pas traduire en phrases acceptables. Un « c’est vraiment terrible » assorti d’une main posée sur la sienne lui permit de sortir de cette impuissance viscérale. Il réalisa avec soulagement qu’elle n’en demandait pas plus. Sur un ton presque allègre, elle l’invita à manger.

    – Ce serait dommage de manger froid, ça a l’air très bon.

    Le silence qui s’ensuivit avait perdu sa densité. Il ne pesait plus comme une chape, il s’était transformé en une forme de complicité.

    – Ces groupes de parole vous paralysent. Il y a de quoi. Cet après-midi, j’ai vécu une scène vraiment pénible.

    Dans son groupe, la première à avoir pris la parole devait avoir une cinquantaine d’années. Sans vouloir être méchante, cette femme n’était pas gâtée par la nature, obèse, le visage boursouflé, mais surtout attifée d’un sweat rouge arborant un Mickey Mouse. Déjà, son apparence prêtait un peu à sourire, de plus, elle parlait avec un accent difficile à comprendre. Quelqu’un a dit qu’elle était du Nord. Elle racontait la mort de son mari écrasé par une cheminée arrachée du toit au cours d’une tempête. Une histoire tragique. Mais elle ne s’était pas contentée d’évoquer les faits sobrement. Elle mimait la tempête, avec des woooh woooh grotesques, un craaash pour le bruit de l’arbre qui s’était effondré sur la voiture des voisins. Arrivée à la discussion pour dissuader son mari de sortir de la maison, le refus de celui-ci de l’écouter et la chute de la cheminée, toutes étaient prises d’un fou rire incoercible. Affreux, absolument insupportable. Il était hors de question qu’elle reste.

    – Je n’ai même pas eu votre courage. Je suis parti avant.

    – Tout à l’heure, vous avez dit cadre mis au rebut. C’est vraiment ce qui vous est arrivé ?

    – Je crois que j’ai toujours été un incorrigible naïf. Jusqu’au jour de mon licenciement, je n’ai jamais pensé que le chômage pourrait me concerner.

    Non seulement, tu ne l’imaginais pas, mais tu ne craignais pas d’afficher un certain mépris, pour ne pas dire un mépris certain, à l’égard des chômeurs qui, selon toi, pour la majorité d’entre eux n’étaient que des glandeurs.

    La preuve : pour chaque poste à repourvoir, les candidats chipotaient, trouvaient les conditions proposées insuffisantes, certains n’hésitant pas à les qualifier d’insultantes.

    Le salaire proposé n’était souvent que les deux tiers voire la moitié du salaire antérieur, mais cela ne te posait aucun problème.

    Tu étais aussi de ceux qui voulaient de l’expérience, mais pas trop car elle coûte cher.

    – Mon parcours m’avait appris la confiance. J’ai fait toute ma carrière dans les assurances. Après une licence en économie, j’ai commencé au bas de l’échelle, démarcheur dans une agence d’une petite ville en Normandie. Moins d’une année plus tard, on m’a demandé de prendre la direction de cette agence, la responsable ayant été nommée au siège.

    Irène… Si elle n’avait pas poussé à cette promotion pour des raisons sans relation avec ton travail, tu ne serais probablement jamais sorti du lot. Ce jour-là, tu as compris que la compétence était nécessaire, mais pas toujours suffisante.

    Il aurait voulu se montrer léger, faire preuve d’autodérision pour marquer la différence entre la perte d’un travail et la mort subite de l’être aimé, mais il s’en montrait incapable, les blessures étaient encore trop fraîches, trop profondes. Il s’enferrait dans un CV qui aurait peut-être impressionné un agent d’assurances, mais pas une jeune femme si injustement traitée par le sort. Il parla de sa seconde promotion à la direction générale, au service de la gestion des sinistres. Il gérait le montant des remboursements et veillait au-delà à la bonne santé de l’entreprise. À l’époque, il travaillait dans une compagnie de taille moyenne implantée essentiellement dans le quart nord-ouest et la concurrence était vive. Il n’existait que deux possibilités de survie : manger ou être mangé. À deux reprises, sa société avait tenu le rôle du prédateur et les deux suivantes celui de victime. À chaque fois, pour les employés, une vraie partie de billard commençait, personne ne savait à l’avance qui resterait sur la table ou qui disparaîtrait. Pour lui, trois fois le sort lui avait été favorable avec des promotions à la clé et la dernière fois, tombé sous le joug d’un mastodonte, il avait giclé.

    Bel euphémisme que voilà !

    Tu ne crois pas qu’elle mérite mieux, quelque chose d’un peu plus véridique.

    Tu veux passer sous silence tes pitoyables tentatives de conjurer le hasard qui ont conduit à ton éviction et à mettre ta femme dans le lit de celui dont tu convoitais le poste ?

    Tu n’as pas dit un mot de ton réseau qui devait te permettre de retomber sur tes pieds quoi qu’il arrive.

    Tu as cru que ta stratégie de circonvenir tes futurs concurrents avec des invitations dans des restaurants gastronomiques, en prêtant ton appartement sur la Côte t’assurerait toujours de te trouver parmi les gagnants.

    Tu n’as jamais imaginé tomber sur plus frimeur que toi et c’est ce qui est arrivé.

    Tu savais que A. lorgnait sur vous et que rien ne les empêcherait de vous acheter. Tu t’y es pris à l’avance, tu as réussi à approcher un des pontes, à l’inviter dans un de tes trois étoiles. Mais tu n’y as vu que du feu.

    Il est venu seul et tu étais là avec Sylvie.

    Tu pensais avoir réussi à te vendre, mais c’est une autre partie qui s’est jouée.

    Il a tenu le crachoir toute la soirée.

    Boute-en-train, il voulait qu’on s’appelle par nos prénoms. Lui se prénommait Albert.

    Il ne passait pas ses vacances sur la Côte, mais dans sa villa en Martinique ou sur son yacht à naviguer dans les Caraïbes.

    Ce jour-là, ta femme a compris qu’elle avait misé sur le mauvais cheval.

    Six mois avant ton licenciement, Sylvie t’a avoué qu’elle était la maîtresse d’Albert et qu’elle voulait le divorce.

    Elle savait que tu allais être viré.

    – Il y a licenciement et licenciement. Je crois que j’ai connu la forme la plus humiliante. L’annonce de rachat par une grande société s’est officialisée un vendredi soir. Le lundi matin, en arrivant au bureau, on m’a dit que je devais me rendre à la direction. Le directeur des ressources humaines m’attendait. Il m’a remis un dossier que je devais lire sur-le-champ. J’étais licencié avec effet immédiat. On m’accordait des indemnités généreuses à la condition que j’accepte sans discussion les clauses contenues dans le document. Je devais lui remettre mon ordinateur ainsi que mon téléphone et j’avais le droit de retirer mes effets personnels de mon bureau. Pour s’assurer que je ne vole rien ou que je ne fasse pas du scandale, ils avaient mis un gorille sur mes pas.

    – J’aurais de la peine à me remettre d’un tel procédé.

    – C’est moderne. À l’américaine. Pour les humiliations, j’en étais à la deuxième en peu de temps. Six mois auparavant, ma femme m’avait annoncé qu’elle était la maîtresse d’un ponte de la société qui devait nous acheter et qu’elle voulait divorcer. Avec le divorce, je perdais tout, un train de vie où l’argent ne comptait pas, l’appartement à Paris, la villa sur la Côte, tout lui appartenait.

    – Décidément, rien ne vous aura été épargné.

    – Au cours de ma carrière, j’ai toujours cherché à entretenir de bons rapports avec mes concurrents. J’imaginais avoir tissé des liens d’amitié. Je croyais disposer de ce fameux réseau censé permettre de retrouver rapidement un travail. Les uns après les autres, je les ai appelés et pour être plus convivial je les invitais dans un bon restaurant. J’avais l’espoir qu’on me propose une nouvelle situation. Un seul m’a proposé un poste quasi au bas de l’échelle, payé au lance-pierre. Outré, j’ai refusé, persuadé que je trouverais une meilleure offre. J’ai tout entendu. Que j’étais trop gourmand, trop vieux, trop cher, dépassé, has been. Les réponses, je les ai reçues une fois l’addition payée.

    Ces derniers mots se perdirent dans un brouillard de gêne poisseuse. L’un et l’autre avaient conscience que ces confessions loin de les soulager, les renvoyaient dans ce marécage de culpabilité, de regrets et de solitude qui les avaient poussés à s’inscrire à ce séminaire.

    Arrête ! N’en jette plus !

    Elle n’en peut plus de tes jérémiades.

    Trouve rapidement un autre sujet si tu ne veux pas qu’elle demande à partir.

    – Désolé de vous importuner avec mes problèmes. Mais surtout, je vous remercie d’avoir accepté cette invitation. Vous allez me trouver ridicule, mais pour la première fois depuis des mois, j’ai l’impression d’être à nouveau vivant. Je n’imaginais pas qu’une femme comme vous consentirait à m’écouter.

    Elle regrettait d’avoir trop ostensiblement manifesté son ennui, mais surtout elle devait lui faire oublier ses tentatives de séduction.

    – Merci pour cette proposition de venir ici, c’est vraiment très agréable. Si je comprends bien, vous n’avez toujours pas trouvé de travail.

    – J’ai mis du temps à trouver, mais maintenant je suis dans l’autre camp. Je propose à des particuliers ou à des entreprises d’analyser leur portefeuille d’assurances pour éliminer les doublons et combler les trous. Vous n’imaginez pas à quel point les gens ignorent ce pour quoi ils sont assurés.

    Cette fois, il réussit à être léger et même drôle lorsqu’il raconta ses démêlés avec une vieille dame qui craignait de se mettre à dos des assureurs qui avaient réussi à lui faire signer trois contrats couvrant les mêmes risques auprès de trois compagnies. Il avait passé des heures à expliquer qu’en cas de sinistre une seule compagnie la rembourserait, que contrairement à elle les assureurs savaient se protéger. Finalement, après bien des tergiversations, elle avait accepté de résilier deux contrats inutiles, parmi ceux-ci un de son ancien employeur. Il y avait des petits plaisirs qu’on ne devait pas se refuser.

    Ce n’est pas avec tes histoires d’assurances que tu vas capter son attention.

    Trouve autre chose ! Ta maison par exemple !

    – Peu après mon divorce, ma mère est décédée. Pas vraiment une histoire tragique. Elle avait quatre-vingt-dix ans, depuis près de dix ans en EHPAD dans un état de

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