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Hegel : ce que « penser » veut dire
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Livre électronique421 pages6 heures

Hegel : ce que « penser » veut dire

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À propos de ce livre électronique

On a coutume d’apparenter la pensée à la réflexion, voire au souvenir d’un impératif, et l’on dira par exemple : « Il faut que je pense à prendre du pain pour ce soir ». Or penser, ce n’est ni réfléchir ni ne pas oublier. Penser, c’est re-concilier, réunifier, réidentifier, car penser est l’œuvre de la raison spéculative et systémique. Le message de Hegel est clair : il faut dépasser la philosophie des Lumières.

À PROPOS DE L'AUTRICE 

Docteure en philosophie, enseignante et essayiste, Véronique Scherèdre propose ici un résumé de ses recherches sur la définition hégélienne du philosopher. Cette étude est née de son constat que la philosophie et sa pratique sont largement méconnues et sous-évaluées en France depuis plusieurs décennies. Désireuse de partager les résultats de son travail, elle a choisi de publier son étude, convaincue que le « texte » est un puissant vecteur de diffusion des idées.
LangueFrançais
ÉditeurLe Lys Bleu Éditions
Date de sortie3 mai 2025
ISBN9791042271879
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    Aperçu du livre

    Hegel - Véronique Scherèdre

    De la même auteure, paru aux éditions Le Lys Bleu

    La fin de vie d’Emmanuel Kant, 2022.

    Napoléon ou « L’âme du monde » – Essai de dialectique

    hégélienne, 2023.

    Famille, éduque-moi !, 2023.

    L’école est morte, vive le cirque !, 2024.

    Introduction

    Aux questions de savoir pourquoi s’être engagé dans un retour sur l’hégélianisme, après que tant d’autres, déjà, s’y sont employés, qui pour certains, avec une fécondité remarquable ; pourquoi s’être appesanti, si durablement, sur la dimension ésotérique de sa production, au prix d’un sacrifice de soi, laborieux mais inflexible ; pourquoi, enfin, avoir relevé le défi d’un acharnement quasi spartiate sur la simplicité complexe de cette philosophie, la réponse tient en peu de mots : l’hégélianisme clame une pensée à ce point exceptionnelle, une pensée d’une telle acuité et si résolument atypique, qu’on ne peut, ni ne sait passer outre, si toutefois l’on exige de soi-même de s’acquitter un jour d’un parcours abouti, dans le champ philosophique propre.

    Dans L’ordre du discours, Michel Foucault s’était interrogé sur le fait qu’il soit ou non possible d’éluder Hegel : « Toute notre époque [écrit-il], que ce soit par la logique ou par l’épistémologie, que ce soit par Marx ou par Nietzsche, essaie d’échapper à Hegel (…). Mais échapper réellement à Hegel suppose d’apprécier exactement ce qu’il en coûte de se détacher de lui ; cela suppose de savoir jusqu’où Hegel, insidieusement peut-être, s’est approché de nous ; cela suppose de savoir, dans ce qui nous permet de penser contre Hegel, ce qui est encore hégélien ; et de mesurer en quoi notre recours contre lui est encore peut-être une ruse qu’il nous oppose et au terme de laquelle, il nous attend, immobile et ailleurs ». Or – la déduction s’impose du propos foucaldien –, aucune des suppositions mentionnées n’a été satisfaite. La postérité n’est jamais parvenue à escamoter l’idéaliste, loin s’en faut, et la raison principale en est que vouloir se libérer de l’emprise de l’hégélianisme, c’est reconnaître implicitement la fermeté de sa poigne. Pareillement, aspirer au détachement de lui, c’est admettre lui être inhérent. Enfin, prendre l’option de sa réfutation, c’est introniser ladite philosophie, en tant que devant faire l’objet d’une négation. En bref, par quelque biais que ce soit, et dans quelque intention, l’appréhension de Hegel et de son système affirme, pour le moins, la puissance de son impression, au sens typographique du terme, sur les consciences.

    Du reste, l’auteur emploie le verbe « échapper », comme si l’hégélianisme les avait agrippées ou encloses, comme s’il les détenait sous sa coupe, comme s’il exerçait sur elles une espèce de tutelle. Si tel est bien le cas, alors concédons que, assurément, depuis Hegel, tout philosophe digne de cette appellation – c’est-à-dire tout artisan d’une recollection conceptuelle, dans l’objectif de faire jaillir le sens – est indispensablement contraint de situer son travail et son rapport à l’histoire des idées dans l’horizon de l’hégélianisme, sauf à courir le risque de s’auto-classifier dans le registre des philosophes de l’entendement (tels les penseurs des Lumières), ou celui des essayistes. Car, l’hégélianisme se caractérise, frappe et s’impose par son omniprésence et son atemporalité. Ce lien qu’il a pré-tissé avec son temps et la succession n’est sans doute susceptible d’aucune rupture, en raison du degré d’affinité qu’il a réussi à viser avec eux.

    Foucault évoque l’« approche », par Hegel, de la pensée post-hégélienne, mais il s’agirait plus exactement d’une véritable rencontre-choc, générant un processus d’infiltration : sa doctrine, invasive, a impacté toute la philosophie, en aval, mais également en amont, parce qu’elle a définitivement apposé son empreinte sur notre acception du philosopher, le mode sur lequel nous le pratiquons, et jusqu’à notre mise en rapport avec lui et ce, que nous y consentions ou pas, que nous ayons ou n’ayons pas la clairvoyance ou l’humilité de le confesser, que nous nourrissions ou ne nourrissions pas la naïveté de pouvoir nous cacher derrière le déni.

    Jacques D’Hondt, en 1971, ne soutenait nulle autre thèse, dans son ouvrage De Hegel à Marx :

    « On n’escamote pas Hegel. Il a existé, il a travaillé, on l’a lu, on persiste à le lire. En ce sens, on ne peut pas ne pas être hégélien. Il en va de lui, sur ce point, comme de tous les autres. Pour éviter une imprégnation, l’oubli ne suffirait pas. Ni le mépris des livres ! Il y faudrait la destruction radicale de toutes les bibliothèques. L’autonomie de la philosophie n’est que relative, mais elle ne reste pas la moindre cause d’un renouvellement continuel. Cassons, donc, Hegel, sans remords, la dialectique va jaillir comme un diable de sa boîte détraquée ». En d’autres termes, il en va de Hegel comme de Socrate : il est indétrônable.

    Or, à l’époque où vivait Hegel (et le fait s’était déjà insinué durant tout l’âge classique), les philosophes n’étaient, au fond, pas assez (voire pas du tout) pédagogues. Retirés dans leur tour d’ivoire, ils ne mettaient jamais à l’épreuve de la réalité le fruit de leur étude, se contentant de l’exposer au monde, sous la forme – il faut bien en convenir – d’ouvrages plutôt rebutants, susceptibles d’attester de la complexité de leurs travaux, comme de l’originalité et de la génialité de leur esprit. C’était du moins l’image qu’ils donnaient d’eux-mêmes et de leur activité. Autre façon de dire qu’ils témoignaient une indifférence certaine à toute dimension de la praxis. Car, de leurs prédécesseurs antiques à eux-mêmes, l’histoire de la pensée avait emprunté le détour par l’anti-idéalisme, elle n’établissait plus le lien du réel avec le rationnel, elle ne déduisait plus le bien-vivre du bien-raisonner. Elle était entrée dans la scission : d’un côté, l’expérience, de l’autre, l’idée. Il suffit de se rappeler le Manuel d’Épictète, pour en prendre l’entière mesure, car aucun livre, plus et mieux que lui, n’illustre cette aura dont jouissait la philosophie, de la part et au sein de la culture qui avait préformé son berceau : de page en page, ce sont les gestes et les mots du quotidien le plus prosaïque, qui sont percés au vif de leur justification, ce qui n’aura d’autre effet que de les sacraliser. Qu’il en aille d’une réception chez le voisin, de l’achat d’une laitue, ou de la perte d’un proche, tout est passé au crible du bon sens et du bon ordre, naturels. Dans un tel contexte, la question du pourquoi de la philosophie, pourquoi transmettre son histoire, tant formellement que substantiellement, pourquoi s’en soucier, ou pourquoi lui accorder une place particulière, dans un cursus intellectuel et scolaire, ne se pose évidemment pas. Ou bien alors, comme le remarque Épictète, cette question porte sur la vie elle-même et sur sa nécessité : « Pourquoi vis-tu, si tu ne cherches pas à bien vivre ? » Ainsi, vivre est une fin (en soi), le bien-vivre est son moyen, l’idée étant la suivante : si tu travailles sur la dimension qualitative de ton existence (le bien-vivre), tu lui garantiras de passer, de survie à vie. Or, quelle discipline, davantage et mieux que la philosophie, a-t-elle la compétence pour tuteurer ce passage ? Les « sciences dures » sont seulement instrumentales, pourvoyant un savoir-faire sur la matière ; les arts (littérature comprise) relèvent de l’ornementation, apportant consolation par l’évasion ; les activités physiques offrent compensation et rééquilibrage énergétique. Tous ne constituent qu’un moyen de prolonger le vécu (primat, matérialiste, accordé à la quantité) le moins douloureusement possible ; tous sont autant de tentatives, quasi désespérées, pour ajourner le pire (ce dernier n’étant autre que la mort, qui ne se déplace jamais en vain). Mais, la philosophie ne leur ressemble en rien. Car elle, est une science spéculative et systémique : elle est à elle seule, à la fois, la fin et le moyen de réaliser cette fin, le fond et sa forme, la substance et sa structure. La fin, car elle restitue le sens (la direction et la signification) de l’être et de l’être-là ; le moyen, car son exercice, seulement, donne accès à l’auto-accomplissement.

    Cependant, depuis Hegel (et jusqu’aujourd’hui), c’est le schéma inverse qui prévaut : les pédagogues sont insuffisamment philosophes. C’est pour cela, qu’il s’est avéré incontournable de revenir à celui qui, pour avoir été viscéralement soudé à la science, celui qui, parce qu’il vibrait à la plus imperceptible de ses ondes, celui qui, parce qu’elle constituait sa subsistance journalière, a réclamé pour elle et jusqu’à son dernier souffle, qu’elle soit (ré)intronisée à l’état pur. Or philosopher, c’est penser. Ce n’est pas pré-penser, ce n’est pas produire une pensée d’entendement prédicatif, mais c’est au contraire, s’efforcer jusqu’à préfigurer la pensée de raison, spéculative et systémique. Penser requiert ainsi, de passer par la médiation des penseurs des Lumières, puis et pour les convertir en ce qu’ils ont échoué à incarner, comme à générer. Les Lumières ont alimenté le clivage, la discrimination, l’ambivalence (en un mot, la dualité), elles s’y sont établies, elles l’ont entretenue, s’abstenant (et revendiquant) de (ne pas) trancher, de (ne pas) résoudre, de (ne pas) dire le vrai. Il s’agira de réaccéder à l’unité. Mais, non pas à l’unité originelle, laquelle est pauvre, car abstraite : à celle qui, en process, s’est enrichie de son autre, pour advenir pleinement. Car penser, c’est réconcilier. Alors, la philosophie aura atteint au terme de son parcours : le concept. Alors, l’esprit se saura, la conscience aura pleinement occupé son rang de sujet, et l’individu se sera fait homme. Après quoi, « aux suivants ! ».

    D’où il appert que, si l’hégélianisme n’a été qu’un combat contre l’oubli de la philosophie, il s’est présenté sur la scène historique dans l’étendue de sa sensibilité, dans sa nue fragilité, dans sa simple humanité. Car, le guerrier a beau être armé, viril, voire aguerri, il n’en est pas moins vulnérable, en tant que mortel, en tant que passible de finitude. Ainsi, cheminer sur les pas de Hegel et sous son autorité aérienne, c’est indispensablement s’avancer à la rencontre de l’homme qu’il fut. Un homme seul, comme l’est tout soldat, quelle que soit sa guerre. Un homme courageux, eu égard à sa foi inébranlable dans la cause qu’il sert ; un homme obstiné, parce qu’il sent, de toutes les fibres de son être, qu’il est sur la voie ; un homme néanmoins éprouvé par les écueils, dont ses détracteurs se plaisent à jalonner son parcours ; et pour toutes ces raisons, il s’impose comme un homme émouvant.

    Assurément, Hegel suscite l’amitié. Sur ce sujet, il faut savourer les pages mémorables de sa biographie rédigée par J. D’Hondt, dont voici un extrait parmi tant d’autres : « La vie d’un grand philosophe se révèle aussi humainement intéressante que celle de toute autre célébrité. Mais ceux qui la contemplent comme un spectacle [allusion aux pré-hégéliens], l’expliquent comme un problème [allusion aux mêmes, hégélianisant], y prennent part en sympathie [allusion aux hégélianisants, devenus hégéliens], ne peuvent plus recevoir sa doctrine comme avant : elle sursaute aux chiquenaudes de l’existence. Hegel n’a pas fini de ressusciter. On n’en viendra pas aisément à bout. Un homme ne s’enferme pas pour toujours dans un dessin, dans un récit, comme dans un tombeau. Cela, Hegel, mieux que tout autre, le savait ». Au demeurant, au crépuscule de ce 16 novembre 1831, le jour même de ses funérailles, à n’en pas douter, l’oiseau de Minerve rechignerait probablement à battre des ailes.

    Chapitre 1

    Le préalable à l’acte du philosopher

    La pratique balbutiante, maladroite et peu productive de l’activité philosophique, telle que menée par les penseurs de l’entendement (les philosophes des Lumières et leurs homologues d’Outre-Rhin, les Aufklärer) prouve, si besoin était, que philosopher ne va pas de soi, que l’expérience du philosopher n’est pas immédiatement accessible (et qui plus est, à chacun), que philosopher ne relève assurément pas d’un innéisme, mais d’une acquisition et requiert, par voie de conséquence, un préalable. Car, l’homme a beau, Kant l’a rappelé, se situer à l’endroit même de l’articulation de la sphère sensible et de la sphère intelligible ; il a beau, par son appartenance à cette dernière, asseoir sa supériorité sur l’animal, comme sur tout autre vivant (pour le moins, le croit-on à l’époque), il n’est pas, par le seul fait de sa naissance, un être effectivement intelligent. En langage hégélien, il s’agirait ici d’évoquer l’en soi de son intelligence, c’est-à-dire la potentialité de son intelligence, laquelle en l’état, demeure néanmoins stérile. Car, il lui manque de s’être actualisée. Si je ne suis intelligent qu’en soi, je ne suis pas (encore) intelligent. L’état d’intelligence est, certes, mon devoir-être, puisqu’il m’est accordé dès ma conception. Je suis donc, en quelque sorte, programmé pour son établissement. Cependant, à défaut d’avoir opéré sa réalisation, je ne présente aucune compétence pour l’intellection. À tout le moins, je ne suis que pré-compétent pour elle. Je ne suis, par conséquent, pas du tout habilité à me mêler de philosophie. Pour y prétendre, pour pouvoir me revendiquer comme apte à penser, il me faut d’abord dresser ma sensibilité, il m’est nécessaire de la dompter, dans le but de la modeler, il m’est indispensable de soumettre, tant mon corps que mon esprit à l’éducation, dans le sens le plus large et le plus noble du terme. Cela, le philosophe Hegel le pense et le sait, et le pédagogue Hegel le pressent et le constate chaque jour, dans l’exercice de ses fonctions, qu’il s’agisse de l’enseignement ou du directorat du gymnase de Nuremberg, dont il a eu la charge, de 1808 à 1816. Dès lors, il va s’agir pour lui, en raison de son double statut, ci-dessus mentionné, d’élaborer le programme préparatoire à la pratique de la philosophie, de se demander quelles disciplines rendront cette pratique envisageable et selon quelles modalités, enfin de solliciter les instances susceptibles d’y contribuer. Or, tout cela suppose d’avoir commencé par cerner à bon escient la nature, et tout à la fois le but, de l’entreprise philosophique.

    A) Qu’est-ce que la philosophie et quel but vise-t-elle ?

    Ou, pour le dire autrement, en quoi consiste-t-elle ? Sur le sujet, Hegel est prolixe et son œuvre foisonne d’enseignements. Qu’il nous suffise de répertorier et d’étudier les plus éloquents, dans l’ordre de leur parution.

    1) Qui pense abstrait ?

    L’article Qui pense abstrait ? dont les historiens de l’hégélianisme s’accordent aujourd’hui à le dater de 1807 (l’année même de la parution de la Phénoménologie de l’Esprit), sans avoir découvert pour autant à quelle fin Hegel le destinait, et qui vient occuper une place incontestablement originale et singulière dans son corpus (il se présente, en effet, comme un ensemble d’exemples et de contre-exemples, que Hegel charge manifestement de répondre à la question-titre), ne renseigne qu’implicitement. Cependant, à le lire en profondeur, on comprend que la philosophie se situe du côté du « concret », que donc, philosopher consiste à penser concrètement, c’est-à-dire à mener cette activité par laquelle, celui qui s’y adonne dans un esprit de fermeté, effectuera le passage progressif le conduisant de son inculture initiale, lieu du penser abstrait, à son achèvement spirituel, rendu possible par un long travail de concrétude (c’est-à-dire, comme le souligne Ari Simhon, dans sa notice explicative dudit article, un travail consistant à « Tenir fermement et surtout ensemble les termes opposés […]) ». Alors, il sera maître, parce qu’il aura substitué le penser dialectique et spéculatif au penser prédicatif d’entendement, lequel achoppe sur l’unilatéralité, faute de pouvoir envisager l’entreprise de réconciliation, spécifique de la raison. C’est sous son emprise, que le « non cultivé » [car c’est bien lui, dont il s’agit : « Qui pense abstrait ? L’homme inculte, non pas le cultivé »], clame et se convainc que « l’assassin est un assassin » – entendons : que l’assassin n’est qu’un assassin –, alors que celui qui appartient au « beau monde », celui qui évolue dans les hautes sphères, ou pour le moins en perçoit inconsciemment quelque chose, fût-il de condition modeste [à l’instar de la vieille dame résidant à l’hospice, qui parvient à regarder le criminel comme ce visage humain éclairé par le soleil divin et, ce faisant, perpètre en quelque sorte un « abstracide » : « Dans un esprit tout différent, j’entendis un jour une vieille femme du peuple, une femme de l’hospice, tuer l’abstraction de l’assassin puis le rendre vivant dans l’honneur »], a pertinemment compris qu’il n’en est rien, lui qui peut convoquer nombre de registres et d’arguments susceptibles de distinguer l’acte de l’homme, le crime de son contexte, l’histoire factuelle de l’intention première. Le texte hégélien est explicite : « C’est avoir pensé abstraitement de n’avoir vu dans l’assassin rien d’autre que cet abstrait qu’il est un assassin et anéantir en lui, avec cette qualité simple, tout le reste de son essence humaine ». Ainsi, la stagnation au degré abstrait constitue une erreur, parce qu’elle abandonne sur la voie sans issue du principe d’identité [A est A] ; cependant que l’abstrait, l’« an sich » en langage hégélien, parce qu’il n’en désigne pas moins le moment du commencement, s’impose comme nécessaire et primordial, chose que les Anciens avaient déjà parfaitement intégrée [« le commencement est plus que la moitié du tout », affirme Aristote).

    L’abstrait, c’est ce potentiel qui convoite sa propre actualisation, c’est-à-dire la réunification avec soi-même dans le « für sich », l’acte de rejoindre son concept et d’entrer à nouveau en pleine et totale conformité avec lui. En d’autres termes, le penser abstrait marque le premier penser, il en préfigure les prémices, il inaugure l’activité pensante, il en illustre les balbutiements, mais aussi toutes les insuffisances. Et c’est pourquoi, il requiert l’intervention du travail dialectique par lequel, s’auto-niant, par lequel, opérant sa propre conversion en son contraire – le penser concret –, il se fera penser de raison, soit penser universel et vrai. Hegel débute son article par cette exclamation : « Penser ? Abstrait ? Sauve qui peut ! » ! Car, d’une certaine façon, « penser abstrait » est une contradiction dans les termes. L’authentique penser, le penser accompli, ne saurait être abstrait, sauf à vouloir demeurer dans la scission, pour autant qu’il serait alors, toujours l’œuvre de l’entendement – ce « grand séparateur » –, caractérisant dès lors la « conscience malheureuse » ; mais, dans le même temps et par évidence, il se perdrait comme « penser accompli ». Car, seul penser concret est proprement philosopher, puisque seul penser concret parvient à réunifier, à réconcilier dans et sous la raison spéculative et systémique, cette opération ayant pour effet de combler la conscience : elle, qui souffrait d’être déchirée, va de nouveau former une unité avec elle-même.

    Mesurons, alors, à quel point les non-philosophes et les novices en philosophie de tous les temps sombrent dans la confusion, quand ils se complaisent dans l’opinion que la philosophie est « abstraite », détermination – à leur sens légitimement péjorative – à cause de laquelle, ne traitant, ni du monde réel, ni de ce qui interpelle réellement les vivants, elle ne servirait finalement à rien. Et c’est ainsi que, de fil en aiguille, ils l’assimilent au verbiage de l’oisif.

    2) La Phénoménologie de l’Esprit

    La Phénoménologie de l’Esprit, parue la même année, n’est non plus pas avare de leçons sur ce qu’est la philosophie (entendons : ce qu’elle est dans l’absolu, son concept, sa vérité). Déjà, la préface de l’ouvrage, tant redouté (car indéniablement redoutable) fournit un paragraphe fort édifiant : « Nature de la vérité philosophique et de sa méthode ». Hegel y entre d’emblée dans le cœur même du sujet, en posant que la philosophie est considération d’elle-même, son élément et contenu n’étant, ni plus ni moins, l’effectif : « La philosophie (…) ; ce n’est pas l’abstrait ou l’ineffectif qui est son élément et contenu, mais l’effectif, ce qui se pose soi-même et vit dans soi, l’être-là dans son concept ». Ainsi, est parfaitement étayé l’article précédemment abordé. Mais, Hegel n’en a pas terminé pour autant, et c’est au paragraphe traitant du « penser ratiocinant dans son comportement négatif » qu’il déplore le fait que la philosophie souffre de méconnaissance, voire d’irrespect. Plus exactement, elle est méprisée parce qu’elle est ignorée : « Sous cet aspect [à savoir : celui de l’inconsistance dans la philosophie et à son égard], il est particulièrement urgent que l’on fasse à nouveau du philosopher une affaire sérieuse ». Soulignons, comme elle le mérite, la locution adverbiale « à nouveau » : le philosopher a, déjà et autrefois, fait l’objet de sérieux de la part des hommes ; en d’autres termes, il fut un temps où l’on avait conscience de la valeur de la philosophie, parce qu’on avait déterminé sa nature et admis ses exigences spécifiques. Mais, cette époque est révolue. À la question de savoir sur quoi porte précisément cet irrespect, Hegel oppose l’attitude commune à l’égard des sciences, des arts ou autres formes de savoirs à celle adoptée à l’égard de la philosophie. La première admet le besoin d’une formation et d’un entraînement, quand la seconde opte en faveur de l’aisance spontanée. Ainsi, nul n’oserait se prononcer en matière de sciences ou d’arts, sans avoir préalablement observé le terrain ; en revanche, pour ce qui touche à la philosophie, le détour par l’étude passe pour être totalement inutile : « À propos de toutes sciences, arts, habiletés, métiers, vaut la conviction que, pour les posséder, est nécessaire un effort multiforme touchant leur apprentissage et exercice. En ce qui regarde la philosophie, par contre, paraît maintenant dominer le préjugé que, si tout un chacun, certes, a des yeux et des doigts, et si on lui donne cuir et outil, il n’est pas pour autant en état de faire des chaussures, chacun pourtant immédiatement s’entend à philosopher et à juger de la philosophie parce qu’il possède en sa raison naturelle l’unité de mesure à cette fin ». À noter que, pour venir renforcer l’expression « à nouveau » mentionnée ci-avant et lui faire écho, l’adverbe « maintenant » confirme bien l’état de détresse dans lequel se trouve la philosophie, en ce début de XIXe siècle. Or, qu’est-ce à dire d’autre, sinon qu’il faut indispensablement et urgemment (ré)apprendre ce qu’elle est et ce que requiert sa méthode propre. Car, cette méprise à son sujet est, d’abord, imputable à la précipitation : Hegel dénonce un « préjugé », soit un jugement par anticipation, un préjugement, un jugement sans fondement, par conséquent un jugement instable, passible d’effondrement et qui, de fait, entraîne dans sa chute ce sur quoi il a porté : en l’occurrence, la philosophie. Ensuite, elle émane tout droit de la fatuité dont fait montre chacun, lequel « s’entend » (tout seul) à philosopher, c’est-à-dire s’accorde à soi-même (mettons en exergue le pronom personnel « se ») la compétence et l’autorité requises pour le faire. Ici, la vacuité du raisonnement est aussi exemplaire que grotesque : dans toutes disciplines, le recours au maître est, non seulement nécessaire, mais normalement suffisant, le spécialiste connaissant évidemment son affaire, ce par quoi il ne peine pas à obtenir des résultats. Concernant la philosophie, en revanche, chacun trempe dans un bain d’auto-suffisance ; la philosophie est le lieu de l’autarcie par excellence ; en philosophie, qu’importe sa provenance ou son parcours, il n’y a, ni premier, ni dernier, puisqu’il n’y a que des autodidactes se prenant, chacun, pour mesure de son art.

    Or (et là réside, tout à la fois, l’intérêt de ce corpus hégélien et l’enjeu de sa relecture), les choses n’ont guère évolué, sur ce sujet de l’appréciation populaire de la philosophie, depuis le XIXe siècle. De cela, tout enseignant prend, tôt ou tard, la mesure avec ses élèves de terminale : les copies qu’il corrige sont parsemées de « Pour ma part, je pense que… » n’ouvrant que sur des « opinions », c’est-à-dire des points de vue subjectifs, particuliers, arbitraires et, par-là, contingents, preuve que de toute évidence, les élèves – qui pourtant découvrent tout juste la matière – s’estiment déjà rompus à l’exercice du « penser ». C’est que, bien sûr, ils définissent très improprement le verbe, comme l’acte qu’il désigne. Quant au fait, courageux, mais en même temps aléatoire, de réussir à leur donner un aperçu de ce en quoi consiste le penser essentiel, il est totalement suspendu à la maestria dudit enseignant. En d’autres termes, l’instructeur en philosophie doit, avant même d’entamer son programme, s’employer à se faire reconnaître dans sa fonction, justifier devant ses élèves – pourtant incultes dans sa spécialité – qu’il n’a usurpé, ni sa place, ni son rôle, lesquels lui reviennent par conséquent de plein droit et lesquels se portent garants de son habilitation. Or, force est de remarquer que dans les autres disciplines, il n’en va pas ainsi. Qu’il s’agisse de l’histoire et de la géographie, des SES, des langues, des mathématiques, de la physique/chimie, de la SVT, voire du français (même du français !), chacun convient qu’il peut y essuyer un échec, lequel sera imputé, soit au manque de potentiel de l’élève (qui ne comprend rien à…, ou n’est pas fait pour…), soit à l’incompétence du pédagogue, dont on s’accorde à le trouver moins bon que ses collègues. Rien de tel, en philosophie, où l’échec n’est pas même mentalement conçu : comment pécher par ignorance, quand il n’y a rien à « savoir » ? Comment être montré du doigt pour son manque d’aptitude, dans un domaine n’en requérant aucune ? Pourquoi, dans ces conditions, alourdir l’emploi du temps déjà bien chargé, avec des cours n’ayant aucune légitimité ? Car, en philosophie, chacun est maître, et ce naturellement, c’est-à-dire de naissance (Hegel s’en étonne, au sens sonore du terme : « (…) il possède en sa raison naturelle l’unité de mesure à cette fin ») ; autre manière de dire que chacun naît (déjà) philosophe, chacun s’entendant immédiatement à philosopher. À partir de là, se soumettre à l’enseignement d’un égal en la discipline n’a, effectivement, aucun sens.

    En réponse, le paragraphe intitulé « Du connaître scientifique » et qui débute la préface, se charge de repositionner la philosophie, conformément au vœu de Hegel, qui s’est « proposé » de lui faire entreprendre le passage de son statut d’amie de la sagesse, qu’elle a toujours endossé, à celui de savoir effectif, qu’elle doit obtenir, parce que c’est très exactement ce qu’elle est en vérité, mais c’est aussi ce dont peu ont conscience, car peu la connaissent. Or, incarner le savoir effectif, c’est s’imposer comme authentique science : « Contribuer à ce que la philosophie approche de la forme de la science – du but qui consiste à pouvoir renoncer à son nom d’amour du savoir et à être savoir effectif – c’est là ce que je me suis proposé ». Du reste, la philosophie n’est-elle pas la science par excellence (« […] en vérité la reine des sciences […]) ». Certes, il y eut des antécédents : « Que l’élévation de la philosophie à la science soit dans l’air du temps, le mettre en évidence serait par conséquent la seule vraie justification des tentatives qui ont cette fin, parce qu’elle exposerait la nécessité de cette même fin, plus encore parce qu’elle l’exécuterait en même temps ». Kant, on le sait, a déjà rêvé d’ériger la métaphysique au rang de science, mais il s’est ravisé : seul ce qui relève de l’expérience est connaissable [il ne peut y avoir de science que du phénoménal], les idées métaphysiques [l’âme, le monde et Dieu] sont, quant à elles, des illusions de la raison. Mais elles ne sont cependant pas vaines, en ce que, pour emprunter à Luc Ferry, elles vont pouvoir servir de « foyer imaginaire » ou de « principe régulateur », sorte d’arrière-plan de la réflexion, grâce auquel l’homme pourra penser deux grands problèmes le concernant : celui du progrès scientifique et celui de l’esthétique. En effet, tant l’homme de science que l’artiste ont besoin de nourrir l’idée du « dieu », car elle détermine leurs projets respectifs, en les incitant à repousser toujours plus loin les limites de la connaissance, comme celles de la création.

    En cela consiste la dimension métaphysique de la science et de l’art. Cependant, Hegel qui a assisté au surgissement, puis au déploiement du kantisme (rappelons que, jeune étudiant au Stift de Tübingen, il a « découvert » Kant, puis suivi sa « percée », au fur et à mesure de ses publications, ce qui va lui permettre de mûrir et d’objectiver l’œuvre de son aîné, au point d’être un jour en mesure de la soumettre à son jugement propre) ; puis, qui a aussi constaté sa stagnation fatale (en tant que philosophie de l’Aufklärung, c’est-à-dire philosophie de l’entendement, le kantisme achoppe sur la dualité (noumènes/phénomènes), qu’il échoue à réconcilier), vise, en ce qui le concerne, bien au-delà. Avec lui, la philosophie est le siège de l’Absolu, ce qui suppose l’idée et l’acte de réunification.

    Et, c’est dans le paragraphe traitant de « l’exigence dans l’étude de la philosophie » qu’il met l’accent sur ce qu’il est convenu de prendre pour condition, et tout à la fois, clé d’accès au champ scientifique proprement dit : le « concept », car lui seul concrétise et illustre cette réadjonction de la chose à son essence, productrice de l’Un. « Begriff » en allemand, « conceptus » en latin, le concept traduit l’idée de saisie, ce par quoi, très précisément, il se distingue de la « notion » (distinction que n’établit, curieusement, pas Jean Wahl).

    Là, où elle fait place à la polysémie, il exige la monosémie ; là, où elle engage un mouvement centrifuge, il exhorte au mouvement centripète ; alors qu’elle prône la diversité, il brandit l’idéal d’unicité. Car, le concept est, non pas le contraire de la notion, mais son devenir. Lieu de réconciliation de la pensée et de l’être (du ciel et de la terre, du divin et de l’humain, du rationnel et du réel), en tant qu’il intègre, voire qu’il agrippe les différences en leur identité, il est, par là même, le lieu d’achèvement de l’Idée universelle et de la vérité.

    C’est pour cela que tout travail spécifiquement scientifique lui est subordonné, voire assujetti : « Ce qui (…) importe en l’étude de la science est de prendre sur soi l’astreinte du concept ». Plus loin : « Pensées vraies et intellection scientifique ne peuvent être gagnées que dans le travail du concept ». Bref, s’il s’agit bel et bien de « (…) gagner la science au concept », c’est parce que ce dernier constitue le point d’aboutissement de la dialectique philosophique, laquelle en sa fin vespérale célèbre l’accomplissement du Savoir Absolu. À présent que le décor de l’activité philosophique est dressé : elle est travail de concrétude (ce que nous a appris l’article Qui

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