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Synthéisme: Créer dieu à l'âge d'internet
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Synthéisme: Créer dieu à l'âge d'internet
Livre électronique616 pages8 heures

Synthéisme: Créer dieu à l'âge d'internet

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À propos de ce livre électronique

Synthéisme a l'audace de décrire l'individualisme comme une religion, et la réalité comme surtout virtuelle et non physique.

Mais si les auteurs savent chambouler leurs lecteurs dans ce qu'ils pensent savoir d'eux-mêmes et du monde, ils cherchent avant tout à les libérer de leur passivité face au futur et à en faire des acteurs de premier

LangueFrançais
ÉditeurANIARA
Date de sortie27 nov. 2024
ISBN9789189954151
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    Aperçu du livre

    Synthéisme - Alexander Bard

    1

    Tout est religion

    Est-ce que Dieu existe ?

    Pour beaucoup, la simplicité de cette question est telle qu’elle en devient grotesque, ce qui en fait une interrogation provocatrice et querelleuse. Mais le problème est qu’y répondre soulève toujours de très lourdes et profondes dissensions. Pour certains, c’est un non évident et catégorique : bien sûr qu’il n’y a pas de Dieu ! Tout discours sur Dieu ne serait que l’expression de cette superstition qui aura collé aux basques de l’humanité tout au long de son histoire connue, dès les danses de la pluie des premiers chamans. Une irrationalité qui, selon toute vraisemblance, aurait de quoi s’étioler et mourir mesure que notre connaissance de la nature de la physique, aux niveaux macro et micro, se développera suffisamment pour réfuter toutes les notions religieuses, plus absurdes les unes que les autres, et nous expliquer leur association à diverses réalités socioculturelles.

    Mais, comme nous le savons, d’autres sont convaincus que Dieu existe, non seulement avec la plus inébranlable des certitudes, mais aussi en faisant de ce Dieu un pisteur de tous nos péchés et bonnes actions. Et comme si cela ne suffisait pas, ce même Dieu aurait créé notre planète et toutes ses innombrables formes de vie à l’aube des Temps. Ce Dieu, qui existe donc, imprègne chaque aspect de notre existence, et ne pas croire en Lui et ne pas l’admettre est quelque chose qui, tôt ou tard, commande le châtiment. Peut-être même pour toute l’éternité. Mais l’affaire se complique d’autant plus que les nombreuses personnes convaincues de son existence ne sont pas toutes d’accord sur ses caractéristiques. Ce qui aura donné lieu, au cours de l’histoire, à d’innombrables conflits, batailles et guerres, et à d’innombrables vies humaines perdues au nom de Dieu. Alors comment Dieu pourrait-il ne pas exister ?

    Ce qui fait que cette question, simple en apparence, nécessite d’être quelque peu nuancée et précisée pour nous permettre d’en discuter d’une manière satisfaisante. La réponse – et le sens de la question – dépendent de ce que nous entendons d’une part par « Dieu » et de l’autre par « exister ». Commençons par là, sans doute le point de départ le plus commode. Et mettons à profit un beau poème, sans titre, l’un des tout derniers écrits par le poète portugais Fernando Pessoa – le manuscrit est daté du 19 novembre 1935, onze jours avant sa mort :

    Il est des maladies bien pires que les maladies,

    Des douleurs sans douleurs, qui ne sont même pas dans l’âme

    Mais qui sont plus fortement douloureuses que les autres.

    Il est des angoisses rêvées qui sont bien plus réelles

    Que celles que la vie nous donne, il est des sensations

    Ressenties rien que dans le fait de les imaginer

    Et qui ne sont plus à nous que ne l’est notre propre vie.

    Oui, il est tant de choses qui, sans avoir l’existence,

    Jouissent d’exister, d’exister en prenant leur temps,

    Et en prenant leur temps d’être nôtres, d’être nous-mêmes…

    Au-dessus des verdâtres tourbillons du fleuve immense

    Il y a les accents circonflexes blancs des mouettes…

    Et au-dessus de l’âme, l’inutile volettement

    De ce qui ne fut pas, qui ne peut être, et qui est tout.

    Donne-moi plus de vin, puisque la vie n’est rien.

    Un poème comportant plusieurs affirmations sur la texture de l’existence. Qui dit que les choses sont de telle et telle façon. Qu’il y a des maladies pires que n’importe quelle maladie et qui sont donc aussi autre chose que des maladies (bien qu’elles le soient néanmoins), et les angoisses des rêves sont plus réelles que celles qui nous affligent dans ce que nous appelons la vie ou la réalité (ce qui signifie que les concepts de « rêve » et de « réalité » doivent être remis en question), et ainsi de suite. Maladies, angoisses, un soupçon d’espoirs insaisissables et une part importante de résignation. Si nous devions tenter d’identifier une quelconque caractéristique globale au poème de Pessoa, nous pourrions peut-être convenir qu’il résume un état d’esprit, voire une conception de la vie acquise au cours de son avancée. Et que cet état d’esprit et ce regard sont marqués par une tristesse de plus en plus lucide.

    Mais où existe exactement cette tristesse ? Eh bien, pas sur la feuille de papier ou sur l’écran où nous la lisons. Car là, si nous voulons être pointilleux, il n’existe qu’un ensemble de symboles graphiques abstraits dans diverses combinaisons. Le fait que ces combinaisons de ce que nous appelons des lettres s’assemblent pour produire ce que nous appelons des mots, et qu’en outre ces « mots » aient un sens et une valeur spécifique au contexte, dépend entièrement d’un contrat social auquel la plupart d’entre nous souscrivent par l’apprentissage, parce qu’il est réconfortant et, à bien des égards, également enrichissant. Nous regardons les symboles et en tirons diverses perceptions. Ce qui signifie que la question de savoir où cette tristesse existe réellement, dans la mesure où elle existe réellement, reste sans réponse, à moins qu’elle n’existe sur le morceau le papier ou l’écran.

    Et nous pouvons aller plus loin : L’art existe-t-il ? La plupart des gens ne remettent pas en question l’existence d’une foule d’objets physiquement tangibles prétendant être de l’art, bien qu’il y en ait beaucoup qui nieraient énergiquement l’expérience unique de l’art dont d’autres témoignent avec plus ou moins de loquacité et d’éloquence. Cette idée que l’art est en fait un canular organisé, orchestré dans le but d’enrichir tous ceux qui participent à ce racket tout en les faisant passer pour des gens extrêmement intelligents, est un concept philistin, solidement ancré dans la population. Lorsque les gens ne participent pas au contrat social, ils ne comprennent pas vraiment de quoi il s’agit et, par conséquent, ils y voient une sorte de fraude. Quelqu’un vous trompe et tous les autres font semblant que tout est comme il faut ou se laissent convaincre sans être capables de voir la supercherie. Ce qui s’applique d’ailleurs aussi, dans une large mesure, à la philosophie qui, en dehors de certaines réserves protégées, est considérée comme une activité des plus spécieuses. Peut-être n’existe-t-elle pas non plus.

    Mais pour en revenir à la tristesse de Pessoa – où existe-t-elle ? Car nous affirmons qu’elle existe. Et la réponse la plus à portée de main est certainement que nous sommes, lecteurs, ceux qui la créons. Avec le soutien ardent de l’auteur lui-même, bien sûr. Lui et nous la créons de concert à l’aide de cet ensemble de contrats sociaux qu’est la littérature et la poésie, exactement de la même manière que nous créons une multitude d’autres choses qui existent dans et par le langage à l’aide de divers autres contrats sociaux : nations, idéologies, communautés en tous genres. Cela signifie que la plupart d’entre nous qui lisent ou écrivent ce livre, et qui réfléchissent de temps à autre à des problèmes existentiels et ontologiques, ont une définition relativement souple de ce que signifie réellement « l’existence » de quelque chose. Il y a beaucoup de choses qui n’existent pas formellement, mais qui existent pourtant – dans le langage. La tristesse de Pessoa, ou plutôt la tristesse du poème, n’existe pas au même titre que la casserole qui se trouve là-bas sur la cuisinière, que nous pouvons toucher, mesurer, peser et photographier, et dont l’existence est irréfutable puisque le ragoût de viande qu’elle contient se renverserait certainement sur la cuisinière si la casserole n’existait pas formellement. Mais nous savons néanmoins avec une grande certitude que la tristesse du poème existe pourtant et que nous sommes particulièrement bien équipés pour en témoigner, puisque nous avons participé à sa création. Ainsi, nous savons aussi qu’il existe, comme l’écrit Pessoa, tant de choses qui n’existent pas, mais qui existent bien – qui persistent, en réalité.

    Le philosophe allemand Martin Heidegger construit l’existentialisme sur cette distinction fondamentale. Il range la casserole sur la cuisinière et tous les autres phénomènes existant physiquement de manière indiscutable dans la catégorie de l’ontique. Mais ce qui « existe » dans un sens plus large, en dehors et au-delà de l’ontique – comme la tristesse que nous lisons dans le dernier poème de Fernando Pessoa – Heidegger le résume dans sa notion d’ontologique. Heidegger estime que l’être humain existentiel ne vit pas simplement dans un Sein (être) dans le monde ontique, mais qu’il appartient tout autant au monde ontologique, dans un Dasein (l’être-là ou l’existence). Être là et faire l’expérience du Dasein, c’est, selon Heidegger, être pleinement humain. Ainsi, l’être humain est bien plus qu’un simple être physique. Le monde est plus que de simples casseroles. L’idée existentialiste du Dasein de Heidegger est un état métaphysique.

    Naturellement, du moins en théorie, vous pourriez choisir de vous tenir à l’écart de tous les contrats linguistiques que vous ne comprenez pas. Vous pourriez simplement ne pas y participer, et vous pourriez, à l’instar du Humpty Dumpty de Lewis Carroll, affirmer d’un ton méprisant que lorsque l’on utilise un mot, il signifie exactement ce que l’on choisit de lui faire dire – ni plus ni moins. Et avec le mot « existe », on veut donc simplement dire que quelque chose qui existe réellement doit exister de la même manière ontique et apparemment indiscutable que la casserole existe sur la cuisinière dans la cuisine, et que si elle n’existe pas de cette manière, elle n’existe pas du tout. Cependant, il faut également garder à l’esprit que Humpty Dumpty ne parvient pas à communiquer quoi que ce soit d’intéressant dans sa conversation avec Alice, qui en sort passablement agacée.

    Le problème avec ce genre de desperado de la philosophie du langage, c’est que votre existence devient plutôt ennuyeuse et solitaire au milieu des casseroles. En même temps, il faut souligner dans ce contexte que cet « être » ne constitue absolument pas une garantie de qualité, et que le vide cosmique que nous appelons « rien » dans le langage courant s’est avéré être tout sauf vide au sens classique du terme. C’est en effet à partir de ce « rien » apparent que l’Univers a été créé, ce que le cosmologiste et physicien Lawrence Krauss défend de manière convaincante dans son livre justement intitulé A Universe from Nothing. Pour le dire autrement, que quelque chose existe au sens ontique du terme n’a rien d’extraordinaire. Les bactéries E. coli existent elles aussi, et en masse. Tout en étant le seul truc qui n’existe assurément pas, le « rien » est quelque chose que même la physique actuelle tend à ignorer.

    Grâce à cette compréhension flexible des différentes nuances du concept d’ « être », et grâce à l’intuition de Pessoa et de Heidegger selon laquelle il existe tant de choses qui n’existent pas au sens ontique, mais qui existent néanmoins, nous abordons avec prudence le concept de « Dieu » et posons des questions telles que la manière dont nous devrions comprendre ce concept assez correctement – ou, du moins, d’une manière raisonnable – et si ce qui est pris en compte dans la définition que nous choisissons finalement existe réellement au sens ontique ou ontologique. Ou est-ce que nous sommes finalement en train de parler pour ne rien dire ? Le traitement de la question devient cependant un peu plus facile lorsqu’on se rend compte que la question ontologique se résout d’elle-même, puisque Dieu – quel qu’il soit – est quelque chose que nous, les humains, avons créé nous-mêmes. Tout au long de l’histoire, il n’a jamais existé de société humaine où la religion n’était pas exercée sous une forme ou une autre. En tout cas, il n’y a eu nulle part de résultats de recherche d’aucune sorte indiquant la moindre trace de la présence de collectifs humains totalement dénués de communauté religieuse. Ceci est indiscutable. Même nos cousins morts, les Néandertaliens, enterraient leurs proches de manière rituelle indiquant la présence d’une certaine forme de religion. On peut donc en tirer plusieurs conclusions.

    L’une d’entre elles, qu’on aura souvent et éloquemment croisée au tournant du millénaire, est que Dieu – et nous parlons ici principalement du Dieu chrétien et de ses collègues omnipotents du judaïsme et de l’islam – serait une pure illusion. C’est même le titre original de l’œuvre de référence de l’athéisme radical, Pour en finir avec Dieu de Richard Dawkins, célèbre biologiste de l’évolution et athée pugnace. De nombreux autres titres écrits par d’autres personnes partageant les vues de Dawkins développent des arguments assez similaires. L’idée commune et récurrente est celle qui décrit comment, grosso modo jusqu’à aujourd’hui, les êtres humains auraient été si ignorants et superstitieux qu’il leur a été nécessaire d’inventer diverses variétés de religion afin d’en extraire diverses choses utiles telles que le réconfort, la morale communautaire et ce qui pourrait ressembler à un modèle dans, et un sens pour, une existence morne pleine de privations et de souffrances.

    Dans ce contexte, on pourrait affirmer – non sans raison – qu’avec le temps, la religion devient l’histoire que les détenteurs du pouvoir racontent au peuple afin de légitimer l’ordre dominant et, par conséquent, leurs propres privilèges. Aux sujets obéissants s’acquittant de leurs impôts et acceptant sans se plaindre leur place de serviteurs dans cette vie sur cette Terre, ceux qui sont au pouvoir promettent d’abondantes récompenses dans l’au-delà. De cette façon, l’empereur obtient tranquillement ce qu’il veut et, en pratique, sans qu’il lui en coûte quoi que ce soit. La religion devient à la fois l’opium qui maintient le peuple endormi et le prétexte avec lequel on le commande à la guerre chaque fois que cela sert les intérêts de ceux qui sont au pouvoir. Celui qui réussit à usurper la fonction de porte-parole de Dieu ici sur Terre ne doit pas risquer d’être contredit outre mesure, du moins pas au sein de sa propre communauté de foi. Et ce que les autres – les infidèles – ont à dire n’a par définition que peu ou pas de valeur. Car c’est contre eux que l’on fait la guerre, ce sont eux que l’on chasse des lieux que l’on considère comme sacrés, eux que l’on pille, qu’on torture et qu’on tue avec la bénédiction de Dieu. Que les infidèles croient en un mauvais dieu permet de leur ôter toute humanité.

    Pratiquement personne ne nierait que des atrocités et des cruautés hideuses ont été commises au nom de tel ou tel dieu au cours de l’histoire : les exemples sont légion et un catalogue complet de tous les crimes perpétrés sous une bannière religieuse nécessiterait un livre à lui seul. Il ne s’agit pas non plus d’une spécificité des religions abrahamiques. En Polynésie, les prisonniers de guerre et les hérétiques étaient sacrifiés aux dieux. Les Aztèques faisaient du sacrifice humain une activité quasi-industrielle, gérée par l’État et le clergé dans une symbiose des plus efficientes. Des soldats envoyés en mission effectuaient des raids sur les peuples voisins afin de ramener des prisonniers en grande quantité, qui, grâce au clergé, étaient ensuite sacrifiés au grand dieu Huitzilopochtli en leur arrachant vivants le cœur et en les faisant rouler, plus trop vivants, sur les marches descendant de l’autel.

    Mais lorsqu’il s’agit de l’ampleur de tels crimes et, plus particulièrement à l’époque actuelle, si les hindous mènent une effroyable guerre aux musulmans en Inde, entre autres, les abrahamiques occupent la première marche du podium. Les islamistes militants terrorisent d’autres musulmans ainsi que le reste de la population avec une intensité affectant toutes nos vies et nos communautés : nous réfléchissons à comment nous voyageons et nous déplaçons à l’international, à qui nous choisissons de faire confiance et d’interagir, ce que nous osons écrire et publier, et ce que nous nous permettons de dire en public. Une grande partie de l’autocensure est exercée tant dans les pays islamiques qu’en Occident en raison d’une peur effrénée des attaques physiques des fondamentalistes religieux. Ce que l’on peut et doit se demander dans ce contexte, c’est quels sont les liens de cause à effet, et dans quelle mesure ces religions en tant que telles sont coupables de l’exercice de la violence et des atrocités commises au nom de divers dieux.

    Il est bien sûr possible de trouver des appels à la cruauté envers les impurs de la foi dans la Bible et le Coran, ainsi que dans d’autres textes sacrés, mais il est également possible de trouver des appels à l’amour et la bienveillance. Les incohérences programmatiques des textes sacrés font partie intégrante de leur nature, puisqu’il s’agit d’un collage produit à partir d’une foultitude de textes différents, écrits par des personnes différentes à des occasions différentes et dans des conditions différentes à des fins complètement distinctes, ce qui signifie que l’on peut trouver un soutien pour presque n’importe quelle position en citant divers versets de la Bible et des sourates du Coran. Et c’est avec cette citation minutieusement sélective des textes sacrés – ou bien sans le moindre soutien dans aucune source significative – que divers groupes invoquent la bénédiction de Dieu pour leurs actes de violence à l’encontre des dissidents. Ce qui devrait inviter à une certaine prudence lorsqu’on pointe du doigt telle ou telle religion comme responsable de tel ou tel acte de violence.

    S’il est vrai, pour prendre un exemple qui a fait couler beaucoup d’encre, que le facteur déclenchant du meurtre du réalisateur néerlandais Theo van Gogh a été un film, Soumission, qui traite de manière critique de l’oppression des femmes motivée religieusement, et s’il est vrai que le meurtrier lui-même a confirmé le lien entre son acte et son propre intérêt fanatique pour la protection de la vraie foi, il est également vrai que ce type de pratique agressive et conflictuelle de la religion est rejeté par de nombreux musulmans, sinon la plupart. On peut donc imaginer que la religion a été conçue pour servir, et l’a continuellement fait, au cours de l’histoire, d’excuse fantaisiste pour les fanatiques dogmatiques et les puissants sans scrupules qui, pour diverses raisons stratégiques, ou parce que la violence était tout simplement enivrante, ont choisi de terroriser des ennemis réels ou imaginaires. À titre d’exemple, le conflit entre Israéliens et Palestiniens au Moyen-Orient est politique et social plutôt que religieux au sens propre, même s’ils choisissent de se battre pour de prétendus lieux saints – des biens strictement symboliques – de temps en temps, lorsque cela est opportun pour faire monter la pression rhétorique. Idem pour la guerre civile en Irlande du Nord, où les appellations « catholiques » et « protestants » ne nous apprennent rien de pertinent sur la nature réelle des conflits historiques et multidimensionnels qui ont existé et, dans une certaine mesure, existent toujours.

    En outre, on peut se demander si c’est vraiment le sport qui doit être tenu pour responsable lorsque des groupes organisés de hooligans s’affrontent, ou s’il ne s’agit pas plutôt d’individus voulant simplement exercer une violence collective soumise à certains rituels, et que cette fonction imposée au football dans ce contexte doit être considérée comme purement symbolique. Car les différentes équipes qui s’affrontent sur le terrain encapsulent, formalisent et disciplinent cette agressivité dans des limites très strictes. Après le match, les adversaires se donnent une poignée de main amicale et s’échangent des maillots. Le sport est en soi rassembleur, du moins au niveau de ses pratiquants. Le fait que les hooligans ne veuillent rien d’autre que se battre avant, pendant et après le match – et que des gens prennent plaisir à s’engager dans la violence collective, à se déresponsabiliser et à s’enivrer en s’abandonnant à la volonté du groupe qui se place au-dessus de toutes les lois et réglementations formelles de la société, quelle que soit la cause ou l’identité du groupe pour lequel on prétend se battre – a un rapport extrêmement négligeable avec la pratique sportive en elle-même.

    En grande partie, ce raisonnement peut être transposé à la question des excès et des crimes commis au nom de Dieu. Dieu est innocent, dans la mesure où il existe réellement : c’est nous, les humains, qui sommes coupables. On ne peut donc pas accuser la religion avec un minimum de crédibilité, et soutenir que c’est la religion qui nous a obligés à agir brutalement envers notre prochain, alors que la vérité est que – d’innombrables fois au cours de l’histoire et sous tous les prétextes possibles – nous avons torturé et massacré des personnes qui, d’une certaine manière, appartenaient à un groupe autre que le nôtre, tout à fait volontairement et joyeusement. Nous n’aimons tout simplement pas les étrangers ou ce qui est différent : la chose est profondément ancrée en nous. Le remède est la civilisation, mais elle est loin d’être universelle et ne le sera probablement jamais. Néanmoins, tous ces péchés et crimes ecclésiastiques constituent l’un des deux principaux arguments de l’athéisme articulé contre la religion telle qu’elle s’est jusqu’à présent manifestée.

    L’autre argument – beaucoup plus puissant à nos yeux – touche à l’exigence formulée par la religion traditionnelle de jouir d’un traitement préférentiel par rapport aux autres systèmes idéologiques et prenant la forme d’une révérence et d’un respect tout à fait uniques. Ainsi, il n’est pas rare que la religion se considère par définition comme étant au-dessus de toute forme de remise en question. Nonobstant des propos plus ou moins opaques sur son existence qu’elle choisit de son propre chef, la religion ne devrait avoir aucune obligation de s’expliquer. Critiquer la religion, ou simplement l’étudier comme n’importe quel phénomène naturel et social, revient à profaner la doctrine sacrée et à offenser tout un monde de croyants. Sur ce thème, le philosophe américain Daniel Dennett a écrit un manifeste athée astucieux, Breaking the Spell, où il constate que les Lumières sont enterrées et oubliées et que la sécularisation progressive de la société moderne – que l’on pouvait observer depuis longtemps et que l’on pensait bientôt achevée – s’effrite désormais sous nos yeux. La religion est plus importante que jamais. Mais la religion échappe à toute étude sérieuse, déplore Dennett : elle ne se laisse entraîner que dans ce qui ressemble à un dialogue sur son propre terrain, derrière les écrans de fumée et les palais des glaces, où elle utilise la suggestion pour produire des connexions troubles entre la foi, par exemple, dans l’immortalité de l’âme sacrée d’une part, et le raffinement moral du croyant de l’autre. Mais sans jamais préciser en quoi consistent réellement ces liens.

    Dans la mesure où ce type de raisonnement absurde gagne du terrain, il y a bien sûr de bonnes raisons de critiquer la religion. Tout ce qui est de cet ordre conduit tôt ou tard à une oppression plus ou moins brutale des opinions divergentes, ce qui conduit ensuite à une destruction totale du savoir au nom de Dieu. Ce qui, bien sûr, implique indiscutablement que l’ignorance dans des domaines importants est une condition préalable nécessaire pour au moins certains types de religion. Lorsque, par exemple, les fondamentalistes chrétiens tentent de lancer le créationnisme sous l’étiquette ridicule de dessein intelligent comme une alternative sur un pied d’égalité avec la théorie de l’évolution de Darwin – c’est-à-dire suffisamment respectable pour qu’elle fasse partie du programme des écoles américaines – il s’agit en fait d’un cas de sabotage intellectuel de la pire espèce. La connaissance authentique s’oppose ici à un non-sens extravagant. Quiconque prétend sérieusement que le « dessein intelligent » est une « théorie » adéquate, méritant d’être discutée dans les mêmes salles d’apprentissage où est étudié le processus d’évolution par la sélection naturelle (et sexuelle) – qui, selon ce raisonnement, n’est également qu’une « théorie » – ne sait pas ce qui constitue réellement une théorie, et refuse de comprendre ce que la théorie de l’évolution dit et explique réellement.

    Une religion qui, à l’instar des nombreuses variantes du monothéisme abrahamique, repose en grande partie sur des contes de fées contrefactuels peut choisir soit de s’édulcorer jusqu’à l’anéantissement et de proclamer que tous les anciens dogmes et convictions en conflit avec les connaissances acceptées doivent être considérés comme des paraboles historiquement conditionnées à interpréter de manière allégorique et non littérale, soit de suivre la voie du déni total et de combattre la connaissance réelle par tous les moyens à sa disposition afin de garantir sa propre survie. Cette dernière alternative devient considérablement plus facile à mettre en œuvre si l’individu détient non seulement le pouvoir religieux, mais aussi le pouvoir politique, ce qui est bien sûr le cas dans de nombreux pays gouvernés par l’Islam où religion et loi vont de pair. Mais même dans les États-Unis démocratiques, où la liberté d’expression est protégée par la Constitution, de nombreuses communautés chrétiennes réussissent à suivre la voie du déni et de la destruction de la connaissance, ce qui est probablement, et paradoxalement, facilité par la dynamique réticulaire qui s’est développée sur Internet.

    Alors qu’auparavant, il était possible d’être au moins raisonnablement d’accord sur certains faits de base et de discuter ensuite de la manière de les interpréter, il est aujourd’hui tout à fait possible pour divers groupes de maintenir des ensembles exclusifs de faits déterminés par leur propre foi fixe et s’accordant bien avec elle. La raison en est que la plupart des gens, si cela ne tenait qu’à eux, préféreraient adhérer et s’associer à groupes composés d’individus avec lesquels ils sont d’accord plutôt que d’être contredits et remis en question. Et c’est ce qu’ils pourraient bien faire. Ce qui permet cette évolution vers une polarisation sociale croissante, tant sur le plan politique qu’en termes de conception de la vie, c’est que sur Internet, on a tendance à choisir les sources d’information disant exactement ce que l’on veut entendre et confirmant sa propre vision du monde. Et ce, alors que l’on s’isole hermétiquement de ceux qui ont des opinions divergentes et on s’abstient tout simplement de débattre, tant une conversation sérieuse devient en principe impossible – puisqu’on n’est même pas d’accord sur les bases et les règles du jeu. Ainsi, Internet n’est pas devenu un grand village planétaire où tout le monde communique avec tout le monde d’une manière reflétant la compréhension et la confiance mutuelles – ce que de nombreux pionniers du numérique avaient naïvement espéré. Non, le paysage qui se dessine sur le Web est un trop vaste archipel de communautés fermées et sans connexions entre elles.

    La fixation du capitalisme sur l’exploitation est donc suivie par l’obsession de l’informationalisme pour son pendant, l’imploitation, c’est-à-dire une maximisation de la valeur de l’information au moyen d’une délimitation délibérée de la communauté, plutôt qu’une ouverture naïve sur le monde extérieur (voir Les Netocrates). Au sein d’un tel collectif hermétique, on peut donc affirmer que le « dessein intelligent » est une « théorie » largement supérieure à la théorie de l’évolution, ou n’importe quoi d’autre tant qu’il obtient l’approbation de l’appréciation intersubjective du collectif. Quand les protestations et l’indignation du monde extérieur s’infiltrent au travers des murs, elles ont plutôt tendance à renforcer le sentiment de communauté, puisque cette contestation peut facilement être rejetée comme une propagande de l’ennemi. Et plus les idées proclamées par une communauté religieuse ou une secte sont bizarres, plus la résistance qu’elles déclenchent dans le monde extérieur hostile est forte, et plus elles renforcent le sentiment de communauté interne et la production d’une identité sociale.

    Mais revenons à notre toute première question : Dieu existe-t-il ? Celle-ci porte sur le Dieu du christianisme que Friedrich Nietzsche déclara mort dès le XIXe siècle. L’athée Dennett lui répond à la fois par oui et non. Ce qui n’existe pas, c’est le Dieu surnaturel, omniscient et omnipotent dont parle la Bible, le Dieu qui a créé notre monde et tout le reste, et qui a envoyé son fils unique sur notre Terre pour qu’il meure en sacrifice sur la croix et rachète ainsi, dans une transaction parfaitement ambiguë, notre libération de nos terribles péchés (dont Dieu lui-même n’assume pas la responsabilité, lui qui nous a apparemment créés comme les misérables pécheurs que nous sommes). C’est du moins le propos de Dennett lorsqu’il envisage, entre autres, l’inutilité des « preuves » de l’existence Dieu. Prenons par exemple l’argument ontologique d’Anselme de Cantorbéry, affirmant que Dieu doit tout simplement exister par nécessité logique : Dieu étant par définition au-dessus de tout, Dieu ne peut dès lors pas manquer d’existence, tant cet impensable scénario rendrait Dieu incomplet et, du moins à un important égard, inférieur à tout ce qui possède indiscutablement une existence, à l’instar de cette casserole sur la cuisinière où mijote le ragoût. Or l’idée de Dieu communément admise le place au-dessus de tout, notamment des casseroles.

    Comme on peut le constater, cet argument tourne gentiment en rond, et il en faut plus pour impressionner Dennett. Suivant cette même logique, tout ce qui est dit parfait et complet devrait également nécessairement exister, ce que nous ne pouvons à l’évidence pas accepter. Et si la chose ne s’applique qu’à Dieu, alors il n’en va pas d’une logique bien folichonne. L’argument cosmologique – tout doit avoir une cause et tout ce qui est créé doit avoir un créateur, ce créateur est ce que nous appelons Dieu – ne semble pas non plus particulièrement convaincant lorsqu’on y regarde de plus près. Ici, l’idée est que le lien de causalité ne peut pas s’étirer éternellement : cela semble déraisonnable. Mais si Dieu s’est en quelque sorte créé à partir de rien et sans cause primaire, qu’est-ce qui empêcherait l’Univers de s’être lui-même créé à partir de rien ? Comme nous le savons aujourd’hui, cette hypothèse n’est absolument pas exclue. Précisément, notre connaissance de l’Univers indique qu’il s’est créé à partir de ce que, par ignorance, nous considérions comme du rien, et qui s’avère en réalité être du bon gros quelque chose.

    Selon Dennett, il n’y a aucune bonne raison de croire qu’un tel Dieu existe, contre un nombre quasi infini de bonnes raisons de croire qu’il n’existe pas. Ce qui amène Dennett à se définir comme athée. Tout en affirmant, avec un argument emprunté à Dawkins, que nous sommes tous, même en étant les plus dévots et les plus littéralistes des théistes de notre sphère culturelle, des athées radicaux de tous ces autres dieux auxquels d’autres portions de l’humanité peuvent et ont pu croire : Baal et le Veau d’or, Thor et Wotan, Poséidon et Apollon, Mithra et Amon-Rê, etc. Les théistes du monde entier ne croient donc pas seulement à un dieu ou à un autre, mais aussi à la chance fantastique que le dieu auquel ils croient au sein de leur congrégation particulière, et auquel ils ont été élevés pour croire – tant qu’ils ne sont pas convertis – se trouve être le seul dieu qui existe réellement, par opposition à tous les autres faux dieux, qui n’existent donc pas.

    Reste que ce qui existe réellement, et sans aucun doute selon Dennett, c’est l’idée de Dieu. Quoi de plus évident ? On peut y croire et l’y assigner n’importe quelle valeur sans croire réellement que seul le Dieu chrétien (ou Baal ou le Veau d’or) existe réellement. Pour Dennett, il s’agit de croyance dans la croyance. Vous pouvez croire qu’une foi religieuse fournit diverses denrées et donc vous pouvez, comme beaucoup le font, croire en cette foi sans pour autant croire en ce croient tous les fidèles de cette religion. On peut aussi voir combien, du temps des religions populaires jusqu’à aujourd’hui, l’idée de Dieu aura changé de contenu jusqu’à en devenir méconnaissable. Un phénomène mis en évidence dès la fin du XVIIIe siècle par David Hume dans son Histoire naturelle de la religion, où il qualifie les polythéistes d’ « athées superstitieux », tant ils ne « croient à aucun être qui corresponde à notre idée de la divinité ».

    Dennett affirme qu’aucune idée n’aura jamais subi de transformation aussi spectaculaire que celle de « Dieu ». Ce qui, d’une part, génère naturellement un grand degré d’incertitude. En élargissant la définition de Dieu pour y inclure ce qui a créé la vie sur Terre, il se peut que Dieu soit, ou du moins puisse être, la sélection naturelle de Darwin, auquel cas tous les athées sont en principe d’ardents croyants en Dieu. Mais le fait que l’idée de Dieu ait conservé son nom à travers tous ces glissements sémantiques – de monstres jaloux et vengeurs autocratiques faisant l’Homme à son image à un être suprême, diffus et nébuleux – signifie, d’autre part, que la religion et l’attitude religieuse auront agrégé de larges segments, voire la totalité de l’existence ; et que la marque Dieu, du fait de sa longue histoire, peut se targuer d’une clientèle aussi solidement fidèle qu’extrêmement précieuse.

    Nous avons donc toutes les raisons de nous attendre à ce que l’idée de Dieu poursuive sa transformation, parce que les structures sociales ne cessent de changer et parce que, logiquement, les croyants ne cesseront d’exiger des choses toujours plus utiles de Dieu. Ces exigences constituent les fondements de ce livre. Comme l’écrivait Voltaire : « Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer ». Et c’est exactement ce que nous, les humains, faisons invariablement : réinventer sans cesse Dieu, en remplissant cette idée flexible et robuste de rêves et de désirs toujours nouveaux. Le synthéisme n’est que le nom de la prochaine phase révolutionnaire de cette évolution infinie.

    Sigmund Freud, grandiose père de la psychanalyse, considérait la religion comme une « illusion », une pensée développée dans son ouvrage de 1927, L’Avenir d’une illusion. Son ambition était de permettre à la psychanalyse de contribuer à la compréhension de la religion en tant qu’élément de la culture, dont la tâche principale serait, par le biais de diverses instructions et mesures coercitives, de défendre les humains contre une Nature effrayante, et à bien des égards cruelle et dangereuse. Des instructions surplombant toute critique et toute remise en question, du fait de l’origine divine qui leur est accordée. « Est créé de la sorte », écrit Freud, « un trésor de représentations, né du besoin de rendre supportable le désarroi humain, et construit à partir du matériau que constituent les souvenirs du désarroi de l’enfance de chacun et de celle du genre humain ». Voilà comment naît la religion : comme un vœu pieux toujours plus systématique figurant des forces supérieures et menaçantes dotées de traits propres à la figure paternelle précisément parce que la vulnérabilité de l’enfant solitaire génère son lot d’impuissance existentielle. Si cette construction illusoire est devenue si puissante, c’est en raison même de la force de ce vœu pieux. La consolation qu’il offre est aussi profonde que bienvenue : les pénibles questions sur la genèse du monde et la relation de l’âme au corps trouvent une réponse commode, et la peur face aux dangers dont regorge la vie se voit apaisée par la providence divine. La terreur aiguë que nous cause l’impuissance est soulagée par la sophistication d’une illusion faisant écho à notre appel collectif et personnel au père.

    Freud prend soin de souligner que l’illusion ne doit pas nécessairement être confondue avec le délire. Erreurs et fureurs contredisent toujours la vérité, ce qui n’est pas nécessairement le cas d’une illusion. Ce qui la caractérise, c’est qu’elle vise la réalisation de souhaits. Nous voulons une figure paternelle et nous la trouvons là-haut, au paradis. Que l’enfant serait une pure et innocente créature dénuée de sexualité est aussi, selon Freud, une illusion typique débordant de vœux pieux. Sans se prononcer sur la valeur de vérité de la religion – car le terme « illusion » relève avant tout de mécanismes psychologiques – Freud affirme que la religion correspond à la phase névrotique que doit traverser l’enfant humain dans son développement avant de devenir un être culturel doté d’un surmoi complet. Un développement qui devrait aussi concerner l’espèce humaine, en laissant derrière elle la névrose infantile de la religion – c’est ce que Freud espère – puisque la science ne cesse de progresser et de supplanter l’ignorance. Dès lors, il n’y a donc aucune raison que nous, êtres humains modernes, reprenions sans réserve la foi des précédentes générations : nous avons mieux à faire que de croire en ce qu’elles croyaient. Dans cette perspective archi-athée, l’espèce humaine devrait être sur la voie de la maturité et bientôt pouvoir fonder ses pensées et ses actions sur des considérations rationnelles. Mais n’y-a-t-il jamais eu de vœu pieu plus naïf et illusoire que celui-là ?

    L’historien français François Furet choisit le même mot que Freud – l’illusion – dans son livre de 1995, Le passé d’une illusion, pour analyser et juger le communisme. L’ouvrage se consacre en priorité à la révolution russe, ses lendemains et ses conséquences, et tout au long de son livre, Furet parle de cette illusion politique savamment orchestrée en des termes religieux. De facto, le bolchevisme est une secte religieuse : c’est très consciemment qu’il veut refléter et se prévaloir de l’héritage mythique de la Révolution française. Il célèbre la dictature du Comité de sûreté générale de 1793 à 1794 et légitime sa terreur, ciment de son pouvoir, en évoquant les mêmes menaces contre-révolutionnaires qu’exploitaient les Jacobins dans leur propre règne de la terreur. Naturellement, Lénine est dépeint comme un Robespierre des derniers jours, tout aussi incorruptible. Par ces effets d’identification, le mythe de la révolution russe a pu se renforcer toujours plus. Et c’est ainsi qu’on a pu combiner les avantages d’une stupéfiante nouveauté avec la séduction d’un passé glorieux. Dans une Europe ravagée et épuisée par la guerre, la Révolution d’Octobre aura volontairement, et avec un succès remarquable, fait sienne l’utopie déjà ancienne de l’Homme nouveau.

    « Les événements de l’année 1917 en Russie, dès l’année suivante, au moment où les peuples d’Europe sortent de la guerre, ne sont quasiment plus des événements russes », écrit Furet. « Ce qui compte est l’annonciation bolchevique de la révolution universelle. D’un putsch réussi dans le pays le plus arriéré d’Europe par une secte communiste, dirigée par un chef audacieux, la conjoncture fait un événement modèle, destiné à orienter l’histoire universelle tout comme le 1789 français en son temps. De par la lassitude générale de la guerre, et la colère des peuples vaincus, l’illusion que Lénine s’est forgée sur sa propre action est partagée par des millions d’individus ». Dans la révolution, il faut lire la promesse d’un royaume futur où l’Homme nouveau trouvera son bonheur. Les faits gênants s’évaporent sous la chaleur de la rhétorique radicale. Cette doctrine du salut, incomplètement sécularisée, signifie que la politique supplante les prétentions totalisantes de la religion. « La passion révolutionnaire veut que tout soit politique », écrit Furet. La politique produit son clergé et ses hérétiques, et il devient alors impossible de la distinguer de la religion, autant dans son expression que dans son contenu. Non seulement la religion sait astucieusement se métamorphoser et prendre un autre sens lorsque cela est nécessaire, mais elle peut aussi changer de nom et adopter une appellation totalement différente. Elle peut devenir de la politique, par exemple. Ou n’importe quoi d’autre.

    « La guerre n’est qu’une continuation de la politique par d’autres moyens », écrit le général allemand Carl von Clausewitz dans son livre De la guerre de 1832. Il répond ici à la question : Qu’est-ce que la guerre ? De même, si nous nous demandons ce qu’est réellement la politique, on peut répondre qu’elle n’est que la continuation de la religion par d’autres moyens. Ce qui ne s’applique certainement pas qu’au bolchevisme ou à d’autres mouvements plus ou moins doctrinaux et éthérés tout à fait sectaires. Ce qui se passe aujourd’hui dans les capitales des démocraties occidentales n’est en rien une exception à cette règle, qu’importe ce qu’aimeraient croire de nombreux hommes et femmes sécularisés au sein des gouvernements et des oppositions.

    À cet égard, un exemple intéressant est la résistance acharnée qui s’est mobilisée contre la réforme des soins de santé du président Barack Obama – l’Affordable Care Act – au cours de son second mandat. Une résistance qui aboutira finalement à un arrêt de la Cour suprême des États-Unis qui, à une voix près, établissait que cette loi ne violait pas la Constitution et ne pouvait donc pas être abrogée. Mais le plus intéressant est sur quoi la résistance républicaine s’est concentrée, ce qu’elle a si énergiquement prétendu incompatible avec la Constitution : le principe d’un mandat individuel, soit le fait que la responsabilité de l’assurance repose sur le citoyen individuel et non pas, par exemple, sur l’employeur. Le plus curieux et bizarre dans cette affaire, c’est que cette notion de mandat individuel – une obligation pour les gens de se protéger par une assurance, un peu comme la loi les obligeant à se protéger avec une ceinture de sécurité lorsqu’ils montent en voiture – comme base d’un projet de loi sur les soins de santé avait été au départ proposée par les républicains eux-mêmes après avoir été conceptualisée en 1989 par The Heritage Foundation, un think-tank conservateur.

    Par conséquent, le mandat individuel était la base du système que le rival d’Obama, Mitt Romney, mettra en œuvre en tant que gouverneur du Massachusetts, ainsi que de l’alternative républicaine au projet de loi que Bill Clinton n’a pas réussi à faire passer au Congrès, et qui était construit sur le principe de la responsabilité de l’employeur (ce que Clinton finira par juger comme une erreur décisive). Toutes les péripéties du revirement spectaculaire de l’establishment républicain, passé de l’amour à la haine du mandat individuel, sont décrites dans un article particulièrement éclairant du journaliste et blogueur Ezra Klein dans le magazine The New Yorker (25 juin 2012). Barack Obama n’avait pas l’intention de répéter l’erreur de Bill Clinton en proposant une loi que ses adversaires politiques détestaient par principe. Il a donc fondé sa loi sur la santé sur une idée que les républicains eux-mêmes avaient introduite autrefois et à laquelle ils avaient exprimé à plusieurs reprises leur soutien : le mandat individuel. Obama lui-même a été l’un des derniers démocrates à se rallier à cette idée républicaine. Qu’allait-il donc se passer ? Lors d’un vote en décembre 2009, tous les sénateurs républicains ont voté contre la loi et pour la déclarer inconstitutionnelle, précisément à cause de son architecture construite sur un mandat individuel qu’ils avaient eux-mêmes défendu vingt ans durant.

    Les partis avaient donc tourné casaque et faisaient tout leur possible pour ne pas dévoiler leur jeu. Ce que, peu de temps avant, les républicains jugeaient exemplaire et adoptaient les yeux fermés était devenu, aux yeux de ces mêmes républicains, soudainement inepte, répréhensible, mais également blasphématoire à l’Amérique des Pères fondateurs – un revirement tout à fait comparable à l’adoption par Joseph Staline du concept de socialisme dans un seul pays, loin des ambitions de Lénine et Trotski d’exporter la révolution bolchevique dans tout le monde industrialisé. Mais là où Staline, pour mettre toutes les chances de son côté, s’est servi de purges, d’intrigues et de liquidations pour maintenir la discipline du parti, il a suffit aux membres de la résistance républicaine de s’appuyer sur des mécanismes psychologiques de renoncement et de loyauté envers le collectif auquel on s’identifie – et qui garantit son statut et son soutien. Assez rapidement, l’impensable – que l’Obamacare puisse faire l’objet d’un arrêt de la Cour suprême à cause du principe du mandat individuel – ne devient pas seulement pensable, mais réel. Il suffit que quelques

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