Les espérances inachevées - Tome 3: Viduité
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À propos de ce livre électronique
Les trois sœurs se retrouvent 50 ans après la mort de leur père, veuves à leur tour. Au sein de cette improbable triade, l’une est dévastée, l’autre est consternée et la dernière est triomphante. L’ombre d’Elvina plane au-dessus de ce huis clos de femmes en veuvage.
La viduité des trois sœurs n’est pas leur apanage. Noah et Simone, les enfants de Catherine vivent aussi un certain état d’abandon, d’isolement affectif. Les choix faits par leur mère au cours de sa jeunesse pèsent sur leurs vies. Déchirés par un questionnement sur l’identité de leur père, connaîtront-ils enfin la félicité ?
Un roman sur le poids du passé, sur la réconciliation, avec soi et les autres.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Christian Beaudry est un auteur québécois. Il a reçu le Prix du Roman Gay 2024 dans la catégorie : Roman historique pour L’exhumé, le tome 2 de la série historique "Les espérances inachevées". Il nous offre ici un roman fluide, à l’intrigue solidement maîtrisée. Dans ce dernier tome fort attendu s’emboitent les destinées de trois générations de personnages. Chacun d’entre eux a un rôle à jouer, chacun d’entre eux est une pièce d’un grand casse-tête dont les morceaux achèvent de se mettre en place.
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Avis sur Les espérances inachevées - Tome 3
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Aperçu du livre
Les espérances inachevées - Tome 3 - Christian BEAUDRY
Citation
Chaque matin, délabré, je me refais une espérance,
l''espérance de beaux voyages.
Yves Navarre
Chapitre 1 - 1898 – Haut-Richelieu
L’officier de police sanglé dans sa longue vareuse bleu foncé, presque noire, abaisse ses jumelles. « Cette fois, je te tiens, maudit Loranger ! » se dit-il.
Le sergent Lavry, l’officier en question, commande une petite escouade de quatre hommes, trois détectives privés et lui-même, chargés de mettre fin à la contrebande d’alcool entre le Canada et le Vermont. Lavry s’est adjoint trois détectives privés selon la pratique en vigueur depuis que la responsabilité des enquêtes criminelles en région a été confiée à la Police provinciale en 1884. Les effectifs réduits du corps policier ne lui permettant pas d’assigner plusieurs agents à une affaire, les enquêtes en région se déroulent sous la supervision d’un officier appuyé par des détectives privés.
Depuis quelque temps, Lavry soupçonne Joseph-Antonio Loranger d’avoir mis en place un réseau de contrebande. Après d’interminables semaines d’enquête et de filature, il espère mettre la main au collet du chef d’un groupe de bootleggers qui dé-fient les autorités. Pour s’assurer d’une condamnation, même si le juge est acheté par le prévenu, il lui faut prendre le malfrat en flagrant délit.
Lavry a été affecté à cette opération de la Police provinciale sur l’insistance du député du coin. C’est que les relations entre le Dominion du Canada et les États-Unis ne doivent pas être fragilisées par le trafic d’alcool auquel se livrent en toute impunité des petits gars de la vallée du Richelieu. Dès le début de la prohibition au Vermont, des tenanciers de débits de boissons établis dans diverses localités à proximité de la frontière, passés à la clandestinité, ont sollicité de jeunes Canadiens afin qu’ils les approvisionnent en alcool.
Un alambic artisanal avait notamment été mis en service par quelques audacieux, utilisant des pommes de terre ou des bette-raves, selon la disponibilité. Les résultats avaient été, au mieux, médiocres. Peu expérimentés, ne disposant pas des matières premières adéquates, les distillateurs clandestins n’avaient réussi à produire que de la bibine. Les acheteurs américains avaient promptement flairé l’arnaque et refusé toute livraison de cet alcool frelaté. Des producteurs de New-York, où la prohibition ne sévissait pas, avaient alors été sollicités et mis à contribution. Toutefois, les autorités du Vermont mirent le holà à ce trafic en engageant des poursuites pénales contre lesdits producteurs.
C’est alors que Joseph-Antonio Loranger était entré en scène. Voyant là l’occasion de s’enrichir rapidement, il s’était ouvert à son père, Miville Loranger, de ce projet de commerce transfrontalier. Miville Loranger était un prospère entrepreneur du village de Richelieu situé près de Chambly sur la rive sud de la rivière Richelieu, un important axe de circulation prenant sa source dans le lac Champlain puis s’étirant vers le nord sur près de 125 kilomètres jusqu’au fleuve Saint-Laurent, non loin des îles de Sorel. Miville y possédait un moulin à scie, un atelier de menuiserie ainsi qu’une beurrerie. Cette dernière entreprise était particulièrement florissante, drainant la production laitière des cultivateurs à plus de 50 kilomètres à la ronde. Dur en affaire, Miville Loranger avait élevé son fils aîné, Joseph-Antonio, avec rudesse et sagesse. Il lui avait inculqué non seulement les bonnes valeurs canadiennes-françaises traditionnelles - respect, piété et labeur - mais surtout l’âpreté au gain, la méfiance envers les filous du gouvernement et la débrouillardise. Fier partisan de Wilfrid Laurier, le chef du Parti libéral fédéral et premier ministre du Dominion du Canada, Miville Loranger faisait partie de ces libéraux modérés favorables au laisser-faire économique et au statu quo social. Il n’était pas anticlérical ni un radical comme les anciens membres du Parti rouge. Il était convaincu que chaque individu était libre d’améliorer sa condition et que l’État n’avait pas à se mêler de cela.
Fort de l’encouragement et d’une référence de son paternel, Joseph-Antonio avait pris contact avec un représentant de la Seagram, la grande distillerie du quartier Lasalle à Montréal, qui avait accepté de l’approvisionner en alcool. Pour compléter son plan, Joseph-Antonio avait loué un espace dans un entrepôt appartenant à Théodore Harvey, un détail qu’il avait préféré taire à son père.
Théodore Harvey était le roitelet d’Iberville, un important village agricole également situé sur la rive sud de la rivière Richelieu, mais plus au sud, face à la petite ville de Saint-Jean. Pour Joseph-Antonio qui envisageait de traverser régulièrement la frontière séparant le Québec du Vermont, le village d’Iberville constituait l’endroit idéal pour entreposer sa marchandise.
La présence de la famille Harvey dans la région d’Iberville remontait à 1777. Un lointain ancêtre de Théodore, un loyaliste irlandais fidèle à la Couronne britannique, qui fuyait les Treize colonies américaines après la révolution, était devenu censitaire de la seigneurie de Bleury. La seigneurie de Bleury, une étendue de terres représentant un peu plus de 14 kilomètres carrés le long du Richelieu, avait été accordée en 1733 à titre de fief et seigneurie à Clément de Sabrevois de Bleury, bourgeois et homme d’affaires. Après le Traité de Paris, signé en 1763 et par lequel le roi de France cédait la Nouvelle-France à la couronne britannique, deux hommes d’affaires anglais devinrent propriétaires de la seigneurie de Bleury.
En devenant censitaire de ladite seigneurie, l’ancêtre de Théodore Harvey avait obtenu, sans verser le moindre denier, la concession de l’usufruit d’une terre de trois arpents par 30, sa censive. Comme le voulait le régime seigneurial en vigueur à l’époque, cette concession lui avait légalement transmis le domaine utile de cette censive, c’est-à-dire le droit de l’exploiter à son bénéfice, de la morceler, de la léguer par héritage et même de la vendre. Les seigneurs en avaient conservé le domaine éminent, c’est-à-dire qu’ils demeuraient propriétaires du fonds de terrain mais n’avaient pas le droit de l’exploiter eux-mêmes. En considération de cette concession, l’ancêtre Harvey devait verser annuellement et toute sa vie durant, un cens aux seigneurs du lieu, soit une redevance en argent ou en produits agricoles et participer à des corvées.
Il s’avéra que le sol de sa censive de l’ancêtre Harvey, comme celui de la quasi-totalité de la seigneurie De Bleury au demeurant, possédait un potentiel exceptionnel pour la culture maraîchère. Les descendants de ce premier Harvey demeurèrent dans la région, obtenant au fil des générations de nouvelles concessions.
Le grand-père de Théodore avait hérité de la censive originelle, celle du premier Harvey de la lignée. Il avait combattu lors de la rébellion des Patriotes de 1837-38, mais pas aux côtés de ces derniers. Le feu de la révolte couvait alors depuis un certain temps dans la colonie du Bas-Canada, alors aux mains des Anglais. Il avait pris de l’ampleur lorsque, au printemps de 1837, le Parlement britannique avait rejeté la réforme des institutions politiques du Bas-Canada proposée par le Parti patriote alors dirigé par Louis-Joseph Papineau. Le Parti patriote, qui réunissait des membres de la bourgeoisie canadienne-française, irlandaise et écossaise, revendiquait notamment la mise en place d’un gouvernement responsable, c’est-à-dire un gouvernement élu ayant pleins pouvoirs sur les revenus et dépenses de l’État, plutôt qu’une assemblée législative contrôlée en pratique par les représentants d’un monarque, comme c’était alors le cas. Ce rejet avait entraîné un durcissement des positions ainsi que des appels à une insurrection armée contre le pouvoir colonial.
En octobre 1837, une très importante rencontre politique, l’Assemblée des six comtés, avait eu lieu à Saint-Charles-sur-le-Richelieu, réunissant près de 6 000 sympathisants du Parti patriote. Le 6 novembre qui avait suivi, un affrontement violent avait opposé à Montréal des membres des Fils de la liberté, une association de patriotes, et des citoyens fidèles à la Couronne britannique, désignés comme les Loyaux. Parmi ces derniers se trouvaient de nombreux membres du Doric Club, une organisation paramilitaire aux idées radicales, qui avaient mis le feu aux poudres. Peu après, craignant que cet affrontement ne soit le prélude à une insurrection, le gouvernement colonial avait lancé des mandats d'arrestation contre une vingtaine de leaders du mouvement patriote, accusés de haute trahison. L’armée britannique avait été mobilisée et des troupes envoyées dans la région du Bas-Richelieu afin de soutenir les officiers publics chargés de procéder à l’arrestation desdits leaders. Des troupes avaient également été envoyées dans la région de Saint-Eustache puisqu’il s’y trouvait également un grand nombre de partisans des patriotes.
Il y eut à Saint-Denis-sur-Richelieu ainsi qu'à Saint-Charles-sur-Richelieu et Saint-Eustache des combats mortels entre les patriotes et l’armée britannique appuyée par des milices civiles composées de volontaires Loyaux, parmi lesquels quelques membres de la famille Harvey. Après leur défaite, les leaders patriotes se réfugièrent aux États-Unis. Ils tentèrent un nouveau soulèvement en 1838 qui se solda par une défaite encore plus retentissante. Des dizaines de patriotes furent emprisonnés puis déportés en Australie. Une douzaine furent pendus. De nombreux autres prirent encore une fois la fuite vers les États-Unis. Le soulèvement et sa brutale répression laissèrent des séquelles parmi la populace, les partisans du camp des patriotes vouant une haine farouche aux troupes britanniques et aux Loyaux qui les avaient soutenus.
De nombreux censitaires de la vallée du Richelieu se trouvaient parmi les patriotes qui avaient fui aux États-Unis ou qui furent exilés. Autour de 1840, les cens qu’ils avaient ainsi délaissés firent l’objet de ventes par adjudication forcé. Le grand-père de Théodore Harvey, fin renard, en profita pour accroître son emprise sur davantage de riches terres agricoles en se portant acquéreur à vil prix de nombreuses censives abandonnées par des patriotes en fuite ou en exil.
En 1854, le gouvernement du Québec mit fin au régime seigneurial. La loi d’abolition avait aboli tous les droits seigneuriaux ainsi que les devoirs féodaux des censitaires. Elle y avait substitué une tenure libre, accordant ainsi aux censitaires la pleine propriété des terres de leur ancienne censive. La loi avait toutefois obligé les censitaires à verser une indemnité au seigneur dépouillé de ses droits. La loi prévoyait également qu’un censitaire pouvait différer le paiement de cette indemnité. Dans un tel cas, celle-ci était transformée en rente dite constitutive, sujette à un versement annuel jusqu’à complet remboursement de l’indemnité due. Peu avant l’entrée en vigueur de cette loi, le père de Théodore avait hérité de la censive originelle et de celles acquises à vil prix par son propre père. Plutôt que de se retrouver encore une fois débiteur de son ancien seigneur, il puisa dans son vieux-gagné et acquitta les indemnités dues pour toutes ses terres, constituant ainsi une vaste exploitation agricole libre de tous droits autour du village d’Iberville.
Théodore succéda à son père et prit la tête de ce petit empire agraire. Alors que son père et son grand-père avaient trimé comme des forçats, Théodore comprit rapidement que c’est en faisant travailler les autres que l’on s’enrichit. Après des études dans un collège classique, il emprunta une somme rondelette auprès de la Banque de Saint-Jean dont le président était le père d’un compagnon de collège. Avec l’argent du prêt, Théodore spécula sur des terres agricoles de la région. Profitant des difficultés financières de plusieurs fermiers, il acheta de nombreux lots qu’il revendit au bon moment, réalisant de substantiels profits. Les bénéfices de ces transactions lui permirent de faire construire un vaste entrepôt ainsi que des bureaux à Iberville. Il fut un précurseur en y faisant installer le téléphone. Par la suite, il se lança en affaires à titre de grossiste en fruits et légumes.
Lorsque Théodore Harvey avait accepté de louer une partie de son entrepôt à Joseph-Antonio, il avait également consenti, moyennant finance, à fermer les yeux sur le contenu des caisses que le jeune homme y stockait. Chaque jour, un chariot fermé aux couleurs de la Beurrerie Loranger & Co., tiré par deux chevaux, se présentait à l’entrepôt de Théodore pour y prendre une cargaison de bouteilles d’alcool puis se dirigeait au Vermont. La couverture offerte par les activités commerciales légitimes de la Beurrerie était idéale. L’entreprise de Miville Loranger avait une très importante et fort lucrative clientèle outre-frontière. Les Américains appréciaient autant la qualité des produits de la Beurrerie Loranger & Co. que leur bas prix. De fait, c’est ce commerce transfrontière qui avait permis à Joseph-Antonio d’entrer en contact avec les tenanciers du Vermont avides de se procurer autre chose que du beurre.
Par esprit de famille et surtout par souci d’éviter un coup fourré, Joseph-Antonio avait demandé à son frère Uldège de s’associer à lui. Uldège, plus jeune de quelques années, était le portrait tout craché de leur mère, une Irlandaise filiforme au charme discret. Joseph-Antonio tenait surtout de leur père, Miville, une grande pièce d’homme, fort bien tourné. Les deux frères se partageaient toutes les tâches reliées à leur combine, ne faisant confiance à personne pour livrer la précieuse marchandise. Il aurait été trop facile pour un homme engagé de prétendre avoir été dévalisé en cours de route puis de s’enfuir avec une cargaison valant son pesant d’or.
De tels risques étaient bien réels. Uldège avait été arraisonné à deux reprises. La première fois, bien qu’élevé à la dure, il n’avait pas résisté bien longtemps aux coups de ses assaillants, mieux armés que lui qui n’avait alors que son fouet et son couteau de chasse. À la seconde attaque, il n’avait pas hésité à faire usage du Colt New Pocket que les deux frères portaient désormais à la hanche lors de leurs livraisons. Tous deux avaient été séduits par cette arme compacte, mais létale, au corps gris-bleu, à la gâchette et au chien à percussion d’un beau bleu métallisé. Faisant d’abord feu sur celui qui lui avait semblé être le chef de la bande, Uldège n’avait pas eu le temps de mettre en joue les deux autres malabars que ceux-ci s’étaient enfuis à bride abattue. Depuis, la rumeur avait produit son effet et les frères pouvaient tranquillement vaquer à leurs affaires.
-oʃo-
Le sergent Lavry, qui vient d’abaisser ses jumelles, se tourne vers le détective privé qui l’accompagne et éructe :
— Curateau ! Signalez aux gars d’en face que Loranger arrive.
— À vos ordres, sergent !
Curateau s’empare de deux petits drapeaux montés sur de courtes hampes. Levant les bras vers le ciel, il les agite avec force afin de prévenir ses deux collègues postés plus loin sur la route de terre battue que le suspect approche. Cela fait, Curateau rejoint Lavry qui se dissimule derrière des buissons.
Quelques instants plus tard, un chariot fermé, sur les flancs duquel on retrouve une calligraphie de grande taille vantant les mérites de la Beurrerie Loranger & Co., passe devant Lavry et son acolyte. Conformément au signal de Curateau, les deux man-dataires de la Police provinciale, jusque-là cachés plus avant, se placent au travers de la route à l’approche du véhicule hippomobile, lui bloquant le chemin. À la vue des hommes qui braquent leurs revolvers, le conducteur tire sur les rênes et les chevaux s’immobilisent promptement. Lavry et son acolyte, qui se trouvent à une certaine distance en arrière du véhicule depuis que celui-ci les a dépassés, accourent. Avant que Lavry n’arrive, l’un des détectives qui a barré le passage se dirige vers le conducteur et l’apostrophe. Ce dernier, casquette enfoncée sur la tête, grossier foulard de lainage enroulé autour du visage pour se protéger de la fraîcheur matinale, gesticule et refuse de descendre de son banc. Lavry s’approche d’un pas résolu. Reprenant le contrôle des opérations, il tonne :
— Pied à terre, Loranger, c’t’un ordre !
— Mais qu’essé qu’vous m’voulez ? répond le conducteur d’une voix fluette.
— Descends, mon sacrament ou j’tire !
— Tirez pas ! J’m’rends, lance l’interpellé en levant les bras.
Ce faisant, le prévenu fait tomber sa casquette, libérant une cascade de longs cheveux châtains, révélant un minois féminin juvénile. La présence inopinée de cette jeune femme, plutôt jolie de surcroît, trouble momentanément Lavry et ses hommes. L’officier se ressaisit cependant rapidement :
— Qui êtes-vous ? s’enquiert-il d’une voix de stentor.
— Léonide Loranger, pour vous servir ! répond la jouvencelle en souriant.
— Qu’essé qu’vous faites icitte ?
— Ben... mon travail !
— Vot’ travail ? s’étonne Lavry.
— J’m’en vas livrer du beurre aux States, ct’affaire !
Se tournant vers ses hommes, Lavry leur ordonne de fouiller le chariot.
— Sergent, y a jusse du beurre là-dedans, s’écrit Curateau après un court moment, les joues un peu rouges.
— C’est ben normal ! réplique la gonzesse avec un petit sou-rire narquois.
— Circulez, circulez ! lui enjoint Lavry, exaspéré.
Ce soir-là, autour de la table familiale des Loranger, sous le doux éclairage des lampes à l’huile en faïence, Léonide raconte son aventure avec grand plaisir. Les plus jeunes enfants rient à gorge déployée. Toutefois, le père Loranger se rembrunit. Son épouse ne comprend rien au regard chargé de sous-entendus de son mari. Regardant Léonide, elle ne peut s’empêcher de s’exclamer avec son bel accent :
— Dans quel monde qu’on vit ? Tu fasais rien de mal, ma pôvre…
— Depuis quand qu’tu fais des voyages aux États ? l’interrompt le chef de la famille d’un ton bourru en s’adressant à Léonide.
— Euh, c’tait pour… commence l’interpellée en se raidissant.
— C’est moé qui y a d’mandé, intervient Joseph-Antonio.
— Tais-toé ! lance Miville Loranger d’un ton sans appel, en jetant un regard mauvais à son fils aîné.
Tout autour de la table, les sourires s’effacent sur-le-champ. Le paternel a parlé. Le reste du repas se passe en silence. Dès sa dernière bouchée de tarte au sucre nappée de crème épaisse engloutie, Miville fait signe à Joseph-Antonio de le suivre dehors.
— C’est quoi, c’te manigance ? tonne le père aussitôt la porte franchie.
— C’est rien, commence le fils, un petit sourire pendu au coin des lèvres.
Le père franchit d’un pas leste la distance qui le sépare de son fils et lui assène à l’estomac un violent coup du manche de la fourche qu’il a empoignée en sortant de la maison. Le jeune homme en a le souffle coupé et tombe à genoux, recroquevillé sur lui-même aux pieds de son géniteur qui le frappe au dos du revers de la fourche. Un dernier coup étend le contrebandier au sol. Lâchant la fourche, Miville saisit les cheveux de son fils, lui relève la tête et le regardant droit dans les yeux, déclare calmement :
— Fas pas ton smatte avec moé, Josaph ! Pis, mêle pus jamais une de tes sœurs jumelles à tes micmacs, mon finfinaud. Ni aucun de tes p’tits frères !
Agrippant son aîné sous les aisselles, le père le soulève comme un fétu de paille et le mets debout.
— Asteure, tu vas m’dire ce qu’y s’est passé !
— C’est Curateau...
— Quessé que c’t’insignifiant a à voir là-dedans ?
— L’aut soir, en jouant aux dés, y m’a dit qu’y avait queuque chose à m’raconter si j’étais acheteur…
— Bon yenne ! Combien de fois j’t’ai dit qu’y est pas fiable, c’te joualvert ! T’as lancé ton argent par les portes pis les fenêt’ !
—Laissez-moi finir, l’père.
— Enwèye...
— Curateau m’a dit qu’un dénommé Lavry, sergent de son état, m’courait après.
— C’est la Police provinciale, ça ?
— Ouin !
— Faque t’as envoyé ta sœur faire une livraison de beurre avec le fourgon…
— Pis moé, pendant c’temps-là, j’ai passé les lignes en prenant le p’tit rang.
— Josaph, mon p’ti torrieu, s’exclame le père en se tapant sur la cuisse. J’suis fier de toé !
-oʃo-
Depuis qu’il a du muscle dans le pantalon, Joseph-Antonio a connu bien des filles. Charnellement parlant. Très précoce, il a d’abord taponné à plusieurs reprises le bas du corps d’une petite cousine qui lui rendait la pareille sans trop se forcer. Rapidement, toutefois, il s’est lassé de ces gamineries et a décidé de passer aux choses sérieuses.
Il avait entendu dire qu’une fille de joie offrait ses charmes à prix raisonnable dans le coin de Saint-Paul-de-l’Île-aux-Noix. Un dimanche après-midi, prétextant avoir à faire, il avait pris un cheval et s’était rendu au lieu-dit de la Marchette. Après avoir demandé son chemin à plusieurs reprises et croisé bien des regards désapprobateurs, il avait finalement trouvé l’endroit. Un shack délabré, entouré de champs en jachère. Le pied aussitôt mis à terre, il avait été assailli par une nuée de mouches. En poussant la porte de la masure, une forte odeur d’étable l’avait accueilli. Dans la pénombre, il distingua une silhouette étendue sur un tas de paille faisant office de couche. Son entrée fit se dresser une femme qui portait une longue jupe ayant connu des jours meilleurs ainsi qu’un ample chemisier jauni sous les aisselles. Repoussant de la main sa généreuse chevelure noire, la péripatéticienne lui avait souri par en dessous. Elle n’était pas belle, mais il la trouva néanmoins attirante. Une aura de volupté émanait de chacun de ses mouvements. Preste comme une chatte malgré son âge assez avancé, la marchande d’amour lui prit la main et l’attira contre elle.
La puanteur qu’elle dégageait lui fit penser à des relents de vieux caillé et le rebuta quelque peu. Il fut toutefois subjugué par les yeux de jais de la professionnelle. Il jouit deux fois. D’abord dans la bouche édentée du succube. Et puis entre ses cuisses, décharnées, mais puissantes. Repu, ayant acquitté son dû, Joseph-Antonio avait quitté les lieux en se faisant la promesse solennelle de ne plus jamais payer pour de tels services. Dès lors, il avait multiplié les aventures et les conquêtes. Cela, ainsi que sa belle allure, lui conféra une réputation flatteuse par monts et par vaux.
Cette fois, toutefois, la situation est fort différente. Il en a des papillons dans le ventre. Il s’est énamouré de la fille cadette de Théodore Harvey, Elvina. La fille la plus convoitée de tout le comté, rien de moins.
-oʃo-
Joseph-Antonio décide de manœuvrer stratégiquement. Revêtu du beau complet qu’il s’est fait confectionner sur mesure par un tailleur de Chambly, il se présente au bureau de Théodore Harvey, à Iberville.
— M’sieur Harvey, j’passerai pas par quat’ chemins. J’viens vous d’mander votre permission pour fréquenter Elvina, vot’ plus jeune...
— Calvence ! répond l’autre d’un air interloqué.
— J’suis un bon parti ! J’ai fini ma septième. J’parle anglais, de par ma mère. J’ai d’la bonne argent… Et pis, j’ai queuque chose à vous proposer…
— Enwèye, t’es ben parti…
— Vous avez besoin de quequn, à Montréal. Pour watcher vos affaires. Pis attirer d’aut’ clients... Ça pourrait être moé… Vot’ futur gendre…
— Ouan... L’problème, sacrament… c’est qu’y a un autre prétendant…
— Quoi ?
— Ben oui, viarge ! L’notaire L’Écuyer, d’la rue Richelieu, d’l’aut côté du pont. Y m’a approché, y’a queuque temps…
Quelques jours après cette conversation, Joseph-Antonio et son frère Uldège arpentent la rue Richelieu, au cœur de Saint-Jean. Après le terrible incendie de juin 1876 qui a ravagé une grande partie de la ville, la rue Richelieu a été reconfigurée et rebâtie à neuf. Ce n’est plus un chemin construit au fil du temps, à la va-comme-je-te-pousse. C’est désormais une artère commerciale digne de ce nom, urbanisée selon les standards les plus modernes. Les sabots des chevaux des deux hommes glissent légèrement sur le pavé de gros cailloux mouillés auquel ils
