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Hasardeuse envolée
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Livre électronique344 pages4 heures

Hasardeuse envolée

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Mai 1948. Bien qu’il ait atteint la majorité, Thomas subit toujours le joug d’un père dénaturé. La fuite vers l’inconnu représente la seule option s’offrant à lui, dans sa quête d’une liberté à apprivoiser. Enrôlé dans l’effervescence de la vie citadine du Québec d’après-guerre, il se découvre des talents prodigieux, qu’il tentera de cultiver. De difficiles retrouvailles se produiront avec une personne disparue depuis longtemps de son existence, et dont la vie a pris un tournant dramatique. Quelles embûches perturberont leur rapprochement ? Thomas parviendra-t-il à déjouer les tractations des magouilleurs à l’origine de ces manœuvres ?  Quel ignoble individu tire les ficelles derrière cette scabreuse affaire ? Imprégné tout au long de sa rédaction de la culture musicale propre à cette époque enfiévrée, le roman nous enseigne que les pensées chez l’humain influencent son comportement. Et qu’elles définissent aussi sa vie.
LangueFrançais
Date de sortie15 mai 2024
ISBN9782897758998
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    Aperçu du livre

    Hasardeuse envolée - Réjean Pigeon

    CHAPITRE 1

    Insoutenable acharnement

    Le mercredi 12 mai 1948, 6 heures du soir

    Le souper ne s’éternise pas indûment chez les Gaudin. Odilon, le père, sort de table et remue sa tasse afin d’y boire sa dernière gorgée de café. Affichant un air grognon – habitude ancrée depuis longtemps chez lui –, il enfile sa vieille veste en laine du pays. Accompagnée de quelques jurons bien sentis, sa démarche énergique s’accélère jusqu’à la porte arrière de la résidence. L’enragé se retourne alors d’un coup sec, en n’oubliant pas de foudroyer son fils Thomas du regard. Un regard despotique, chargé de haine et de dédain.

    Le jeune ne répond pas, se contentant de recevoir comme autant de coups d’assommoir les paroles disgracieuses que lui profère Odilon. Sa violente diatribe complétée, le déchaîné claque la porte, puis part vers la scierie qu’il exploite et qui occupe un grand terrain derrière la maison. Il y restera jusqu’à 8 heures, au moins, à affuter les multiples scies qui servent à débiter les billots en planches et en madriers. L’entreprise embauche à maigre salaire une dizaine de travailleurs résidant au village et fonctionne six journées par semaine, à partir d’avril jusqu’à la fin octobre.

    Situé à l’est du village de Saint-Donat, aux abords de la rivière aux Sarcelles, comme on la surnomme, l’endroit séduit par son charme, pourtant. La fascination opère le matin très tôt ou à la tombée du jour. Se tait alors l’assourdissante cacophonie journalière causée par les bruits entrecroisés des scies qui s’amusent, de leurs crocs acérés, à pénétrer les billots de toutes espèces et de toutes dimensions. On y entend seulement la douce incantation des oiseaux venus se réfugier sur les branches des arbres avoisinants et le clapotement de l’affluent qui ondule en évitant les rochers placés sur son passage, avant de poursuivre son chemin en fendant les champs.

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    Pendant que sa mère Amaryllis dessert la table, Thomas ne bouge pas et se tient le front à deux mains. Il songe à sa destinée et aux châtiments encourus depuis les vingt-et-une années le séparant de sa naissance, lui, le souffre-douleur d’un impitoyable bourreau, l’innocente victime des pires sévices. Combien de fois, entre l’enfance et l’adolescence, a-t-il été roué de coups jusqu’au sang ? Frappé avec tout ce qui tombait sous la main de son tortionnaire et enseveli sous les injures les plus dégradantes ? Malgré un contexte différent, cette injustice envers le jeune persécuté se poursuit à l’aube de sa majorité. Sauf qu’elle ne doit plus durer, la coupe étant pleine jusqu’à la lie. La douleur ressentie avec une rage mal contenue l’enferme à présent dans une colère intérieure qui réveille en lui d’obsédantes pensées. Des pensées risquant d’occasionner l’irréparable.

    Écopant de corrections aussi abusives que dégradantes dès l’âge de trois ans, le bambin connut une jeunesse perturbée. Ses moments libres se passaient de façon régulière à réfléchir dans un coin, à genoux et les bras en croix pendant des heures. La punition suivait souvent les gifles et les fessées pour des futilités. Le garçon ne comprenait pas les agissements de celui qui devait le protéger et il en vint donc à les accepter comme l’aboutissement d’un processus éducatif et formateur.

    Soumise aux diktats imposés par son mari et malgré son effroi, Amaryllis intervenait rarement lorsque l’offensive contre le petit s’intensifiait. Elle s’en remettait alors à la Sainte Vierge ou se plaçait entre l’ogre et son fils, au risque de recevoir elle aussi son lot de grossières épithètes.

    Odilon retira son rejeton de l’école avant sa cinquième année du primaire. Il lui réservait contre son gré les exigeants travaux à la scierie, pendant la période sans neige où l’entreprise fonctionnait à plein régime. L’hiver, il l’amenait bûcher sans rétribution aucune sur son lot à bois situé à faible distance de la demeure. « Te loger et te nourrir me coûtent suffisamment cher », évoquait-il régulièrement, en se justifiant à bon compte de sa grossière pingrerie.

    Ses notes le situant parmi les meilleurs élèves, Thomas était fort doué pour les matières scolaires. Brillant en français, en histoire et en musique, c’est à contrecœur qu’il se résigna à faire le deuil de son unique motivation, la chanson, celle qui ranimait en lui la flamme de la confiance. Il adorait particulièrement les périodes libres du vendredi après-midi lorsque son enseignante, mademoiselle Apollonie, lui permettait de s’exécuter devant ses camarades. L’artiste en herbe poussait alors quelques mélodies apprises en écoutant discrètement la radio, à la maison. Sans jamais échapper une parole, il interprétait Fleur bleue, popularisée par Charles Trenet et Marinella, qui devait lancer Tino Rossi. Pour dérider son auditoire, l’imitateur s’appliquait à rendre les plus grands succès de La Bolduc, tels que La cuisinière, La bastringue, J’ai un bouton sur le bout de la langue…

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    L’adolescent d’alors approchait déjà six pieds sur une charpente de 150 livres, à 14 ans. Rare avantage, le travail dans les bois et à la scierie le dotait d’une musculature enviable pour son âge. Voyant que ses méthodes coercitives risquaient de se retourner contre lui s’il s’attaquait par la force au costaud, Odilon modifia complètement sa stratégie. Petit, maigre comme un poulet, le gringalet s’exposait à la riposte, surtout que grondait dans le cœur du fils une colère mal contenue.

    Raffinant son procédé, il alla jusqu’à le dégrader complètement par des pratiques psychologiques honteuses pour un parent en autorité. Les nombreuses menaces de placement en hôpitaux psychiatriques alternaient avec les négligences alimentaires, vestimentaires, hygiéniques et même celles relatives à la santé. Sans exclure, on s’en doute, le rejet affectif, une somme de travail disproportionnée pour un jeune encore pubère et l’isolement quasi permanent à sa chambre. Comment échapper à ces calamités lorsque l’on réside au fond d’un rang désertique, sans autonomie autre que le travail ?

    Pareille tyrannie occasionnait des ravages chez Thomas. Torturé mentalement, ses nuits viraient au cauchemar, autre prétexte pour l’infâme de l’injurier sans retenue. Son état d’anxiété permanent ainsi que le repli sur lui-même l’amenèrent à la réclusion, sauf pour quelques rares manifestations sportives aux alentours. Son père aimait bien le voir exhiber sa force pour mieux, par la suite, vanter ses pratiques disciplinaires axées en très grande partie sur des contraintes draconiennes.

    Le jeune hercule se mesurait occasionnellement aux meilleurs du canton, dont il se riait lorsque venait le temps de soulever les charges les plus lourdes. Rare et timide éclaircie dans un ciel tourmenté où l’espoir d’une vie meilleure s’atténuait jour après jour, comme un amas de bois que le feu finit par consumer.

    Par ses sortilèges, le sexagénaire parvient maintenant à atteindre son objectif inavoué, soit contrôler l’esprit du fils en ne lui accordant aucune liberté autre que celle qu’il désire lui octroyer. Pour en finir, il l’exploite à volonté comme un esclave qui satisfait ses moindres caprices et qui écope de ses humeurs acariâtres.

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    Thomas peut, heureusement, compter sur la présence rassurante de sa mère, Amaryllis. Cinquantenaire depuis peu et ayant dix ans de moins que son despotique époux, la frêle femme aux cheveux cendrés et aux yeux bruns et étincelants, malgré la tristesse, essaie au mieux de combler les manques chez son fils. Se soustrayant à l’étroite surveillance exercée par Odilon, elle perfectionne son éducation en lui inculquant les notions élémentaires pour avancer dans la vie. Bien que démodés par l’usure, ses vêtements ont toujours été propres et le jeune se distingue constamment par le respect porté envers les autorités civiles et religieuses ainsi que par son parler soigné.

    Amaryllis le gave encore de cette tendresse si absente chez lui. Mais le rude combat qu’il mène quotidiennement contre cette langueur et ses insupportables pièges diminue sa résistance. Son cœur ne supportera plus longtemps les affres de cette douleur trop ravalée et que rien ne pourra alléger. Et ça, la brave femme le sait.

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    Au départ, le mariage d’une si avenante personne qu’Amaryllis avec le rustre Odilon ne reposait pas sur des bases solides. L’alliance résultait plutôt d’un arrangement confus entre leurs pères respectifs, l’un devant une certaine somme d’argent à l’autre. Encore mineure, la jeune fille agit alors à titre de « promesse » au prétendant du clan adverse. Les fréquentations ne s’éternisèrent point et la cérémonie nuptiale eut lieu quelques mois plus tard.

    Femme à la foi ardente, Amaryllis s’en remet aux principes sacrés de l’Église catholique pour maintenir les liens qui l’associent à son mari. Lors de la célébration des noces, le prêtre leur rappela d’ailleurs que l’homme ne pouvait séparer ce que Dieu avait uni. La contrainte apparaît à présent lourde de sens.

    En dépit d’une relation chaotique où l’amour s’étiole comme les pétales d’une éphémère marguerite, la dame remplit ses tâches avec abandon. Elle prie de toute son âme et avec une ferveur dévorante, invoquant surtout l’intervention de Marie, mère de Jésus, et celle de sa propre mère pour que cesse le dégradant traitement infligé à son grand. D’abondantes larmes perlent souvent de ses yeux éplorés devant ce qui semble être une fermeture divine à écouter ses supplications. Tenace, la dévote n’abandonne jamais ses appels à l’Au-delà, se disant qu’on finira par l’exaucer, un de ces jours.

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    Un autre membre compose cette famille déchirée par la hargne d’un père dénaturé. Onze mois après la consécration de son engagement solennel envers Odilon, Amaryllis donna naissance à un joli poupon de sexe féminin, que l’on prénomma Eulalie. Son cadet par une bonne dizaine d’années, Thomas n’avait que 11 ans lorsque l’aînée quitta la maison dans des circonstances nébuleuses. Tellement qu’il ne conserve que quelques évasifs souvenirs de cette inconnue, presque, pour lui.

    Quoique la question relative à ce départ brusque le trouble davantage depuis son entrée dans l’adolescence. « Elle devait endurer les mêmes brutalités que moi », se narre-t-il intérieurement, même si pareille infamie est difficilement concevable à un niveau aussi élevé. Un père équilibré n’oserait jamais, avec sa fille surtout, s’égarer dans les bassesses les plus ignobles. Ce déménagement non planifié comporte quand même son lot de questionnements demeurés sans réponses, à ce jour.

    Interrogée à ce sujet, Amaryllis répond toujours qu’Eulalie travaille dans la grande Ville. Mais quelle ville, justement ? Pourquoi est-on sans nouvelles d’elle depuis une éternité ? Escompte-t-on la revoir un jour, au moins ? Étrange, mais le mystère persiste dans toute son opacité chez la mère. Elle ferme les yeux et entre en transe chaque fois que le sujet est abordé avec Thomas, cherchant sans doute à exorciser le mal qui l’accable.

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    Malgré leur désaccord, Odilon et son fils partagent un attachement mutuel pour Sésame, un jeune caniche qu’Amaryllis reçut en cadeau de sa sœur Alma, à son anniversaire. Le sexagénaire cherche cependant à s’arroger un monopole exclusif sur les allées et venues du chien lorsqu’il entre au domicile, au soir tombant. Le même scénario se répète quotidiennement depuis l’arrivée de l’animal. Épuisé et fourbu suite à sa longue journée de travail, le père enlève ses lourdes bottes avant de se laisser tomber dans la berçante, face au gros poêle L’Islet. Il allume ensuite sa pipe, remplie à ras bord du tabac de marque Alouette et, d’un vif claquement des doigts, l’austère personnage commande à Sésame de s’approcher afin de le couvrir de caresses désordonnées. Comblée, la petite bête sautille sur place et exprime sa joie en poussant quelques joyeux jappements.

    Amaryllis ne s’en défend pas, mais le spectacle la désole, elle qui se bute depuis des lustres à l’indifférence complète chez son mari. Une absence amplifiée par les fréquentes crises du malappris alors que se tisse une toile opaque dans leur relation. Les rapprochements, autant physiques qu’affectueux, sont inexistants entre eux. À l’évidence le couple vole en éclats, mais ne se séparera point, chose impossible selon les lois de l’Église.

    Thomas, lui, profite des nuits où le caniche se glisse dans son lit pour le câliner à satiété. Il n’oserait jamais défier ouvertement la mainmise qu’exerce sur la petite bête celui qui règne en maître dans la maisonnée. Le geste engendrerait des répercussions désastreuses, autant pour lui que pour sa mère. Ces quelques caresses distribuées à la dérobade suppléent, en partie au moins, à ses misères.

    7 heures du soir

    Le garçon ne suivra pas son père à la scierie, en cette fin de journée. Après quelques minutes à se secouer la tête comme s’il cherchait à exorciser l’implacable sort qui s’acharne contre lui, il se lève et s’achemine vers la pièce d’à côté. Autre contrainte imposée à sa famille, le modeste boudoir ne sert qu’à admettre de rares visiteurs, rigoureusement sélectionnés. Seul le curé, lors de ses visites paroissiales, ainsi que le docteur Portelance, pour des interventions urgentes, peuvent être reçus dans cette chaumière quasi désertée par l’outrancière exigence.

    Le petit salon ne compte que quelques meubles de piètre qualité : un divan éventré en grande partie sur sa longueur, un fauteuil plutôt inconfortable, deux chaises mal rembourrées ainsi qu’une rustique table aux pattes branlantes, sur laquelle repose une vieille radio Marconi. La même qui diffuse les émissions musicales qu’écoute discrètement le dominé. Deux images à saveur religieuse fixées à un mur à la peinture craquelée et mal séchée complètent le triste décor.

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    Thomas se rend à un vaste coffre situé près de l’escalier et l’ouvre avec infinie précaution. Après une brève fouille, il en retire la vieille carabine Winchester que son père utilise l’automne pour la chasse à la perdrix. Une recherche poussée à travers les objets les plus hétéroclites l’amène à un article convoité, une boite contenant trois balles qu’il enfile dans sa poche de pantalon.

    L’arme placée dans son étui, le garçon revient à la cuisine en longeant le poêle afin d’échapper à l’attention de sa mère. La ménagère lave avec énergie la vaisselle utilisée lors du repas,

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