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MARTY

DES ANNÉES DURANT, Martin Scorsese s’est posé la question: que se passera-t-il quand il sera vieux ? Enfant, il avait régulièrement des crises d’asthme et, devenu adulte, il a passé une bonne partie de sa trentaine à affaiblir son cœur, à coups d’excès et d’abus en tout en genre, au point d’atterrir à l’hôpital. Le spectre de la mortalité a toujours plané sur sa vie, comme d’ailleurs sur ses films, vaste catalogue de fins aussi violentes que précoces. Pourtant, la mort n’était pas tant le sujet de cette question récurrente. Non, ce qu’il voulait savoir c’était plutôt : que se passera-t-il quand je serai vieux? Quel genre de travail serai-je capable de produire ? Aura-t-il plus de profondeur? En novembre, Scorsese aura 81 ans. Depuis son premier film en 1967, Who’s That Knocking at My Door, il n’a jamais cessé de travailler, du moins sans interruption notable. Il a continué malgré l’addiction, quatre divorces, l’échec critique et commercial, et malgré treize défaites (et une victoire) aux Oscars. Il a fait tant de bons – tant de grands – films et documentaires qu’il serait vain de tous les énumérer, du moins peut-on s’émerveiller devant une liste partielle: Mean Streets, Italianamerican, Taxi Driver, La Dernière Valse, Raging Bull, Les Affranchis, Casino, No Direction Home, Les Infiltrés, Le Loup de Wall Street, Silence, The Irishman. Un sujet de conversation marrant pour vos dîners: Scorsese a-t-il réalisé le meilleur film de chaque décennie depuis les années 1970? Probablement pas (je pense qu’il a eu un petit coup de mou lors de la première décennie de ce siècle), mais ça se discute, et beaucoup ne s’en privent pas. Toujours pourtant, dans un coin de sa tête, cette question au sujet de son talent et de savoir s’il va durer : “Je me suis toujours demandé, est-ce que ça va se développer en quelque chose quand je serai vieux ? Si je devenais vieux. Est-ce que ça va devenir autre chose ? Est-ce que je ferai toujours le même film? Et si je fais toujours le même film, est-ce que c’est une mauvaise chose ?”

LE LIVRE de son œuvre est encore en train de s’écrire, ces sept décennies, dans toute leur splendeur. Mais Scorsese sait désormais quelque chose au sujet de ce qui arrive quand on vieillit. Vieillir est un processus incessant de délestage. Un exercice de lâcher prise. Se défaire de la colère : “Je suis aujourd’hui à un âge où… où tu vas mourir.” Se défaire de l’envie d’en être à tout prix, d’être dans les petits papiers des gens importants. Se défaire de l’opinion des autres : “Ça ne veut pas dire que l’on n’écoute pas les conseils et que l’on n’échange plus, que l’on ne discute plus, mais il arrive un stade où tu sais ce que tu veux faire. Et tu n’as plus le choix.” Se défaire de l’idée de visiter un jour l’Acropole. Se défaire de l’idée qu’un film doit avoir un début, un milieu et une fin : “Peut-être que le milieu englobe tout, vous voyez ?”

Se défaire des honneurs, des récompenses, de l’idée même de faire partie de Hollywood : “Je ne m’y sens pas vraiment à ma place de toute façon.” Se défaire de l’expérimentation pour le seul plaisir de l’expérimentation : comme cette séquence d’action dans Les Nerfs à vif; ou diriger Paul Newman dans La Couleur de l’argent. “J’ai essayé plein de choses au fil des ans. Cette époque est révolue.” Se défaire du système des studios : “Je pensais que je faisais partie d’un groupe à Hollywood. Ça n’a pas fonctionné.” Cesser de se mentir à soi-même, peut-être ce dont il est le plus difficile de se défaire. Faire de l’objet que vous créez une pure expression de l’objet que vous créez: “Dégraisser, délester du superflu, et se débarrasser de tout ce que les gens attendent.”

L’autre jour, Scorsese a pris le temps de s’asseoir et de regarder son nouveau film, Killers of the Flower Moon, en entier. Il travaille sur cette adaptation de La Note américaine de David Grann, qui relate les événements liés à une série de morts mystérieuses au sein de la tribu amérindienne des Osages, depuis 2017. Killers dure 206 minutes, un engagement, même pour l’auteur du film. Pas toujours simple pour Scorsese de trouver du temps ces jours-ci, de désencombrer son esprit, de se défaire des nombreuses angoisses rampantes auxquelles il doit désormais faire face quotidiennement. “J’ai l’esprit occupé,” explique Scorsese. “J’ai un certain âge maintenant, comme on dit, et j’ai des problèmes familiaux, ce genre de choses. Et j’ai dû regarder le film en entier, pour vérifier le mixage. Et ça allait prendre un bout de temps. Comment je suis censé faire ça ? Comment me concentrer ?”

Il a pressé la touche Play. “Et quand ça a commencé, je… je l’ai regardé.” est un film en forme de long rêve agité sur l’amour, la tromperie et la cupidité. Leonardo DiCaprio tient le rôle principal, celui d’un est violent, triste, exaspérant, et parfois très drôle : en d’autres termes, c’est un film de Scorsese. Et ce dernier a été absorbé. Il s’est dit que peut-être, d’une manière ou d’une autre, il avait encore une fois réussi à tenir l’ennui à distance. “Je ne sais pas comment ça s’est passé,” dit-il. “Ça fait presque six ans que je porte ce projet, depuis 2017. Que je vis avec lui. Et il a un truc… Enfin, je… Il me plaît.”

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