Guerres & Histoires

DES ARMES HORS DE PRIX ET DES GUERRES QUI DURENT

u matin du 31 mai 1916, la mer du Nord est parsemée de coques grises: 151 arborent le pavillon de la Royal Navy; 99 portent le drapeau noir et blanc de la Marine impériale allemande. Au large de la péninsule du Jutland, les deux flottes se précipitent l’une vers l’autre. À bord, mais aussi et peut-être surtout dans les deux amirautés, l’on attend la grande bataille, le Trafalgar de vapeur et d’acier qui décidera du sort de la guerre a déjà tenté à plusieurs reprises, sans succès: tendre une embuscade à une portion de la flotte britannique pour la détruire, rééquilibrant ainsi les forces en présence. Dans la Royal Navy, c’est en revanche l’ombre de Nelson qui plane sur la et son commandant en chef, l’amiral Jellicoe, pour qui il s’agirait d’en finir une bonne fois pour toutes avec l’escadre allemande, prélude à un blocus serré du littoral germanique (). Comme son rival Scheer, l’Anglais est bien conscient de présider à un choc historique. La bataille du Jutland a bien lieu. Mais il s’agit de part et d’autre d’un rendezvous manqué. Des combats indécis étalés sur deux jours ont fait plus de 8 600 tués: 6 094 Britanniques, avec 14 navires perdus, pour 2 551 et 11 navires chez les Allemands. Mais, sur le plan stratégique, les deux camps ne sont pas plus avancés au soir du 1er juin. Les Allemands sont toujours coincés au fond de la mer du Nord, et malgré la différence des pertes ils ne sont pas parvenus à altérer le rapport des forces. Les Britanniques sont passés complètement à côté de la victoire décisive qu’ils désiraient, subissant même plus de pertes que les Allemands – dont trois de leurs précieux mais fragiles croiseurs de bataille. Si, propagande oblige, les deux camps vont proclamer leur victoire – les Allemands au nom des pertes infligées, les Britanniques car ils ont malgré tout contraint la à retourner dans ses ports –, la bataille est plutôt un match nul, l’équivalent naval des batailles stériles livrées, au même moment, sur le sol français. L’impasse navale a toutefois des causes bien spécifiques: rien n’interdisait en théorie de livrer une bataille à fond, dans la tradition des grandes victoires britanniques du XVIIIe siècle et des guerres révolutionnaires et impériales. Nulle tranchée, nulle mitrailleuse pour entraver l’évolution des escadres, même si de part et d’autre l’espace de bataille est borné par de gigantesques champs de mines entretenus depuis 1914 et qui viennent contraindre la manoeuvre. Ceci n’empêche toutefois pas de rechercher le combat et de le pousser à fond. Il existe cependant, bien présent à l’esprit des amiraux des deux flottes, un autre facteur limitant, qui est certainement décisif pour expliquer non seulement le résultat médiocre de la seule grande bataille navale de la Première Guerre mondiale, mais surtout qu’elle soit précisément la seule de son genre. Ce facteur, c’est l’impossibilité de remplacer rapidement les pertes subies, transformant d’un coup un risque maîtrisé en un quitte ou double aux conséquences potentiellement désastreuses: Jellicoe en particulier est bien conscient d’être, selon la formule de Churchill, « ». Malgré sa supériorité numérique – 28 cuirassés modernes, les fameux , et 9 croiseurs de bataille contre respectivement 16 et 5 – l’amiral britannique ne peut se permettre de prendre le moindre risque, et son rival allemand encore moins. C’est que chacun de ces navires représente l’objet le plus complexe et le plus coûteux jamais construit jusqu’alors par l’être humain, et leur remplacement n’aura donc rien d’aisé ni de rapide. De là une extrême timidité, malgré des traditions favorisant l’agressivité, à pousser le combat à fond. L’exemple est à méditer plus que jamais aujourd’hui, ou chaque système d’arme, même le plus basique, est, proportionnellement aux capacités tactiques qu’il offre, à la fois très coûteux et lent à produire, tandis qu’il peut être détruit en un instant. La guerre russoukrainienne en offre des exemples chaque jour, et souligne à quel point la technicité ne compense la masse qu’occasionnellement et jamais dans la durée. La recherche de la performance individuelle des armements risque bien de mener à un effondrement de celle, collective, des armées, avec des conséquences potentiellement tragiques: qui veut vraiment être le stratège capable de perdre une guerre en un après-midi?

Vous lisez un aperçu, inscrivez-vous pour lire la suite.

Plus de Guerres & Histoires

Guerres & Histoires4 min de lecture
QUESTIONS-RÉPONSES Q&R
POSER UNE QUESTION: courrier.svgh@reworldmedia.com Quand, dans quelle arme et pourquoi les boulets chaînés et les boulets ramés ont-ils été utilisés? Et pourquoi ont-ils été abandonnés? M. Beaulen, Bastogne (Belgique) Les boulets ramés et les boulets
Guerres & Histoires3 min de lecture
L’armée Des Indes Se casse Les Dents en Afghanistan
La sécurité des Indes, fleuron de l’Empire, est une des principales préoccupations de Londres et de la Compagnie des Indes. Son point faible se situe dans les Provinces du Nord-Ouest, qui jouxtent la Perse (Iran) et l’Afghanistan. Non seulement parce
Guerres & Histoires6 min de lecture
Le Nez d’hitler Et L’œil Des Caméras Zeiss
En mars 1944, la péninsule du Cotentin et la côte normande sont encore faiblement défendues. Le 6 juin 1944, la situation sera différente car, en mai, le haut commandement allemand aura déployé des moyens supplémentaires dans la zone. La plupart des

Associés