Diapason

Gustav Mahler La tragédie humaine

Das klagende Lied

La complainte du progrès (1878-1880)

C’était perdu d’avance. Face à un aréopage de conservateurs patentés – Johannes Brahms, Eduard Hanslick, Hans Richter et d’autres –, Mahler n’avait aucune chance d’empocher le Prix Beethoven 1881 qui, espérait-il, lancerait sa carrière de compositeur. Entre cantate et ballade, les audaces de Das klagende Lied, la longue partition avec laquelle il concourt, ne pouvaient pas plaire au jury. Après des années estudiantines où un projet chasse l’autre, la première œuvre de grande envergure du jeune Gustav convoque solistes, chœur mixte et orchestre gigantesque, qui instaurent un climat gothico-fantastique basé sur un conte de Ludwig Bechstein (1801-1860) et autres emprunts aux frères Grimm. L’ambitieux créateur pense avoir trouvé sa voie.

Qui cueillera la fleur rouge que la reine veut qu’on lui rapporte de la forêt gagnera le droit de l’épouser. Deux frères partent la chercher : l’un la trouve, l’autre le tue pour la lui dérober. Le jour du mariage, le meurtrier est confondu par le chant d’une flûte magique taillée dans un os de l’assassiné. Mahler établit lui-même ce texte qui fera tiquer jusqu’à Liszt. Lequel, en bon progressiste, assure tout de même trouver beaucoup de « choses valables » dans la musique. Rythmes de marche, chorale sur le Dies Irae, échos de la nature, relents lugubres, fanfares, accents populaires, réseau de motifs en constante métamorphose : la patte de l’artiste s’entend déjà dans les trois parties de la version initiale – Le Conte sylvestre, Le Troubadour, La Noce. Sans le savoir, le jeune héritier de Wagner et Bruckner sème les graines de ses symphonies à venir. La version révisée de 1892 omet le premier volet, histoire de ne pas répéter le récit du fratricide. Mais tout n’est pas perdu : certaines idées resserviront ailleurs.

LES CHOIX D’EMMANUEL DUPUY

Dorotheä Röschmann, Anna Larsson, Johan Botha, Choeur de l’Opéra et Philharmonique de Vienne, Pierre Boulez. 2011, DG.

Boulez est le champion du Klagende Lied qu’il a gravé par deux fois. La seconde fut la bonne, avec des solistes, un chœur et un orchestre supérieurs. Cet enregistrement (contrairement au premier) se base sur la version révisée de 1892, plus concise, plus incisive, surtout sous cette battue qui imprime à la narration une tension de chaque instant. Quel autre chef pouvait à ce point exalter le mélange de romantisme et d’intrépide modernité dont l’œuvre est porteuse?

Susan Dunn, Brigitte Fassbaender, Werner Hollweg, Choeur du Musikverein de Düsseldorf, Deutsches Symphonie-Orchester Berlin, Riccardo Chailly. 1989, Decca.

Chailly offre une sérieuse alternative à Boulez, en se basant lui aussi sur la révision de 1892, tout en incluant la première partie issue de la version originale. Cette gravure regarde sans doute davantage vers le

XIX e siècle que vers le suivant, dans une veine plus lyrique, à laquelle participe un trio de solistes campant de vrais personnages d’opéra – en particulier une Fassbaender aux visions de pythie et au verbe incandescent.

Chants d’un compagnon errant

Feuille de route (1884-1885)

C’est un ménétrier itinérant qui jouait de la flûte désenchantée du « conte de fée » désigné comme Opus 1. C’est un « compagnon errant » qui traverse le cycle de Lieder dédié en 1885 à une certaine Johanna Richter, cantatrice du Théâtre de Kassel où Mahler, forcé de descendre dans la fosse pour gagner sa croûte, officie comme second chef. La mélodie initiale fait un premier emprunt au Wunderhorn (cf. infra). Les trois textes suivants portent la signature de Gustav, qui nous met déjà ici face à la passion malheureuse : la bien-aimée du narrateur mariée à un autre, l’éconduit n’a plus qu’à s’en aller de par le « vaste monde ». Couleurs Mitteleuropa, bonheur champêtre, processions funèbres, mélancolie, désolation, épisodes tempétueux, affliction et sentiment d’abandon, l’univers mahlérien se précise.

Comme les futures Symphonies nos 2, 4, 5, 7 et 9, aucun des quatre Lieder ne se clôt dans la tonalité d’origine – une manière, dans ce cas, d’anticiper le départ du Wanderer. « Lent et triste jusqu’à la fin », Wenn mein Schatz Hochzeit macht [Quand ma bien-aimée se marie] tourne autour d’un gruppetto que l’on entendrait en sillonnant les terres tchèques qui ont vu naître le musicien. Avec combien de trouvailles d’instrumentation?

Des ailes aux pieds, [Ce matin, j’allais à travers les champs] fournira son thème principal au mouvement liminaire de la  . Le dramatique et douloureux [J’ai un couteau brûlant] halète et panique : la vision d’abord ravie des yeux bleus de sa blonde ne provoque finalement que terreur chez le jeune homme. Prêt à prendre la route, il clôt le cycle en s’éloignant d’un pas morne et endeuillé. Le tilleul sous lequel il passe la nuit est

Vous lisez un aperçu, inscrivez-vous pour lire la suite.

Plus de Diapason

Diapason3 min de lecture
La Californie
Ernest Fleischmann (1924-2010). L’anniversaire fera peu de bruit, alors chantons. Né à Francfort, chef d’orchestre à neuf ans, le petit Ernest fuit l’Allemagne avec sa famille en 1936. Impresario entre Le Cap et Londres, le voici en 1969 executive di
Diapason6 min de lecture
I Am A Berliner
Vendredi 6 septembre 2002, Simon Rattle inaugure son poste de directeur musical des Berliner Philharmoniker avec la Symphonie no 5 de Mahler. Fixée les jours suivants par Emi, leur interprétation trône au sommet de notre discographie comparée. La 6e
Diapason24 min de lecture
8 étages Phono 10 Cellules De 230 € À 7490 €
Un circuit audio, c’est un peu comme une ville. Son efficacité se mesure à la qualité de son architecture, à la robustesse de ses canaux d’alimentation, à la bonne gestion de ses ressources avec un minimum de pertes. Cette métaphore urbanistique ill

Livres et livres audio associés