Le Dernier Quart avant l'aurore
Par Aurélie Lauret
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À propos de ce livre électronique
Pour respecter ses dernières volontés, il fait la rencontre de son père, Dimitri Dabokov, capitaine du navire Le Triomphant.
Alors qu’ils sont de parfaits inconnus l’un pour l’autre, Oscar le rejoint pour un périple en direction de l’Inde. Tous deux vont apprendre à se connaître et à s’apprivoiser, mais c’est sans compter sur les préjugés et les mystères qui mettront leur relation à rude épreuve.
Du confort délicat de sa demeure familiale à la rudesse d’un bateau en plein océan, Oscar saura-t-il trouver sa place, dans un monde où tout reste à découvrir, en commençant par lui-même ?
À PROPOS DE L'AUTRICE
Aurélie naît à la Réunion, où elle réside toujours. Après des études littéraires et une maîtrise en
Histoire, elle occupe différents emplois avant de devenir mère au foyer. Son quotidien est partagé
entre ses diverses passions : le chant, la lecture et l’écriture.
Grande lectrice dès le plus jeune âge, elle lit tout ce qui lui fait envie, de Dickens à Poe en passant par
Gogol, Tolkien et Queneau. Elle aime particulièrement se plonger dans les enquêtes d’Agatha
Christie, dans les romans de Ken Follet et dans les mondes imaginaires de Robin Hobb, son autrice
préférée.
L’écriture, quant à elle, arrive plus tard dans sa vie, en 2019. Depuis, elle prend la plume un peu tous
les jours. Comme pour ses lectures, ses écrits vont au gré de ses envies : de la poésie, des textes de
réflexion, des nouvelles ou des romans.
"Le Dernier Quart avant l’aurore" est né du « jeu des dix mots », sous la forme d’une nouvelle. Face aux
nombreux retours positifs, elle se lance dans l’écriture du roman, à l’occasion d’un NaNoWriMo. Il lui
faudra en tout dix mois pour finaliser le récit.
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Avis sur Le Dernier Quart avant l'aurore
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Aperçu du livre
Le Dernier Quart avant l'aurore - Aurélie Lauret
Playlist de lecture
Afin de vous immerger pleinement dans votre lecture, l’autrice vous propose, chapitre par chapitre, une bande-son choisie avec soin. En scannant le QR code ci-après via l’application Spotify, vous pourrez découvrir la playlist en question.
Bonne lecture !
Chapitre 1 : Passacaglia / Handel - Instrumental Version – Johan Halvorsen, Santiago Melo
Chapitre 2 : Moonlight Sonata (1st Movement) – Rousseau
Chapitre 3 : Her – Jacob Ladegaard, Jacob’s piano
Chapitre 4 : Bo’s Theme – Jacob Ladegaard, Jacob’s Piano
Chapitre 5 : Autumn Breeze – Jacob Ladegaard, Jacob’s Piano
Chapitre 6 : Remembrance – Jacob Ladegaard, Jacob’s Piano
Chapitre 7 : Giorni Dispari – Ludovico Einaudi, Franco Feruglio, Gabriele Baffero, Marco Decimo, Mauro Loguercio
Chapitre 8 : Song Of Storms - from « The Legend of Zelda: Ocarina of Time » – Koji Kondo, Andrea Vanzo, Gentle Game Lullabies
Chapitre 9 : Oltremare – Ludovico Einaudi
Chapitre 10 : Le Onde – Ludovico Einaudi
Chapitre 11 : Nuvole Bianche – Ludovico Einaudi, Rousseau
Chapitre 12 : La Valse d’Amélie – Yann Tiersen, Jacob’s Piano
Chapitre 13 : Summer Night’s Dream – Sang Yoon, Sun Hee Kim, Yenne Lee + Wave – Antônio Carlos Jobim, Yenne Lee
Chapitre 14 : Supercharged – Daniel Carlos Alfaro, Flynn Hase Spence, Eternal Eclipse
Chapitre 15 : Find a Melody (Slowed) – Andrea Vanzo
Chapitre 16 : Furusato no Nioi - Piano – Makoto Yoshimori, sammy
Chapitre 17 : Moon River – Henry Mancini, Johnny Mercer, 2CELLOS, London Symphony Orchestra, Robin Smith
Chapitre 18 : Soulmate – Andrea Vanzo
Chapitre 19 : At the Bar Again – Franz Bengtsson, Franz Gordon + Heart of Africa – Brandon Fiechter
Chapitre 20 : South of Heaven’s Chanting Mermaids (From « Pirates of the Caribbean: On Stranger Tides »/Soundtrack Version) – Gabriela Quintero, Rodrigo Sanchez, Rodrigo y Gabriela
Chapitre 21 : Fire Burns Inside Me – Andrea Vanzo
Chapitre 22 : Mitwa – A.R. Rahman, Javed Akhtar, Alka Yagnik, Srinivas, Sukhwinder Singh, Udit Narayan
Chapitre 23 : Ecstasy – B. Sivaramakrishna Rao
Chapitre 24 : Meadows in Småland – Franz Gordon + String Quintet in E Major, Op.11, No.5, G.275 : III. Minuetto – Luigi Boccherini, Budapest Strings, Béla Bánfalvi
Chapitre 25 : Intimacy – Andrea Vanzo
Chapitre 26 : Bole Chudiyan (From « Kabhi Khushi Kabhie Gham ») – Jatin Pandit, Lalit Pandit, Sameer Anjaan, Alka Yagnik, Amit Kumar, Kavita Krishnamurthy, Sonu Nigam, Udit Narayan
Chapitre 27 : Winter Melody – Jacob Ladegaard, Jacob’s Piano
Chapitre 28 : First Step (From « Interstellar ») – Jacob’s Piano
Chapitre 29 : Yumeji’s Theme - Theme From « In the Mood for Love » – Shigeru Umebayashi + Red Tea – Franz Bengtsson, Franz Gordon
Chapitre 30 : The french library – Franz Bengtsson, Franz Gordon
Chapitre 31 : Variation on the « Oh Holy Night » Theme – Adolphe Adam, Andrea Vanzo + Carol Of The Bells – Tommee Profitt
Chapitre 32 : Theme from Schindler’s List (Reprise) (From « Schindler’s List ») – John Williams, Jacob’s Piano + Unfinished… – Gates Of Hopeless
Chapitre 33 : Adagio in G Minor – Tomaso Albinoni, Chamber Orchestra of Miemo
Chapitre 34 : Spanish Romance – Pablo Sainz Villegas + La Valse D’augustine – Vladimir Cosma, Ghost Notes
Chapitre 35 : Goodbye – Jacob’s Piano
Chapitre 36 : Now We are Free – Hans Zimmer, Klaus Badelt, Lisa Gerrard, 2CELLOS, London Symphony Orchestra, Robin Smith
LDQCet ouvrage a été publié sous la direction de Sarah Abel.
© Éditions Hurlevent, 2024
Conception graphique : Julie Gaudillat
ISBN papier : 978-2-494109-13-1
ISBN numérique : 978-2-494109-28-5
Je voudrais que tu entendes ce que je ne dis qu’à la mer
Pour faciliter la compréhension, un lexique maritime est proposé à la fin de l’ouvrage.
1
Garden Hill, Bristol, janvier 1865
Il avait choisi une triste sonate pour laisser couler ses larmes. La préférée d’Elizabeth, qu’il faisait résonner en pensant à elle. Il pouvait encore sentir sa présence, là, rêvassant sur le lit de jour en velours bleu où la forme invisible de son corps épousait toujours la couchette. Il la berçait quotidiennement de délicates mélodies les emportant tous deux vers d’autres ailleurs. Pourtant, aujourd’hui, à mesure qu’il laissait aller ses doigts sur son bel instrument, la douceur cédait sa place à une colère sourde. L’effondrement. La mort de sa mère dansant sur les touches sur lesquelles il commençait à appuyer trop fort. On frappa et il interrompit son douloureux récital. Sortant un mouchoir de sa poche, il essuya à la hâte son visage ravagé.
« Entrez ! » grogna-t-il, la gorge nouée.
Agathe apparut, dans un concert froufroutant de jolies étoffes et de perles fines. On aurait pu la croire veuve, ainsi endimanchée dans cette robe garnie de dentelle d’un noir profond qu’un collier de nacre sobre et sa broche assortie rehaussaient délicatement. Mais même comme cela, dans cette tragique tenue de deuil, même ronde de quelques mois de grossesse, même les yeux gonflés par les larmes, elle demeurait d’une folle élégance.
« C’est l’heure », déclara-t-elle, solennelle.
L’heure pour lui de quitter Garden Hill, l’heure pour lui d’enterrer sa mère. Oscar se leva et referma soucieusement son piano tout en caressant son bois clair. Un instrument précieusement entretenu depuis toujours, au son feutré et à la touche à peine entamée, malgré toutes les mains qui l’avaient sollicité. Il jeta un dernier coup d’œil à son reflet dans la psyché près de son lit afin de s’assurer que rien ne détonait, puis suivit sa tante dans le couloir.
Il peinait à réaliser qu’il ne reviendrait pas ici après. Qu’il ne retrouverait ni ses appartements ni ses habitudes. Et pourtant, à mesure qu’il longeait les tapisseries, passant devant les pièces qui lui paraissaient cruellement vides et froides, l’immense demeure familiale lui semblait déjà dépossédée de sa présence. Elizabeth avait, depuis longtemps, désinvesti de nombreux espaces, ne vivant qu’entre son boudoir, la salle à manger, sa chambre et celle d’Oscar, quand elle ne s’occupait pas à la serre ou au jardin. Elle s’était peu à peu éloignée affectivement de cette maison dans laquelle elle était morte à petit feu jusqu’à s’éteindre tout à fait un gris matin de janvier. Peut-être était-il temps pour lui de s’écarter aussi de Garden Hill ? Non qu’il l’eût désormais en horreur – ce vaste domaine laissé par son grand-père assurerait sans mal sa subsistance et plus encore, les multiples terres de sa famille mises en fermage le garderaient à l’abri du besoin pour le reste de ses jours –, mais il savait que plus rien n’y serait jamais comme avant. Il ne lirait plus avec sa mère à l’ombre du tulipier, ne jouerait plus pour elle de fous quadrilles pour la faire danser, ne se promènerait plus en sa compagnie dans la roseraie, pas plus qu’il n’irait jeter un œil curieux dans la serre où elle faisait ses boutures. Même ses longues heures d’apprentissage n’auraient plus le même goût. Sans sa mère, rien n’aurait jamais plus le même goût.
Il passa devant le grand salon et lança un dernier regard à la série de portraits de ses ancêtres accrochés au mur. Le plus imposant représentait un homme déjà âgé, observant le monde d’un air revêche : feu Sir Alexander Tellan, son grand-père. Même sur cette toile, il semblait toujours nimbé d’une aura d’autorité et régner en maître dans sa maison. Un autre cadre abritait le visage d’une femme au sourire effacé : Lady Anita, sa grand-mère emportée par la typhoïde dans la fleur de sa jeunesse. Ses deux filles, Elizabeth et Agathe, lui ressemblaient indubitablement : les cheveux bruns et lisses, le nez droit et le charme doux. Cette dernière avait fait accrocher au mur un portrait que sa sœur s’était fait réaliser lorsqu’elle avait appris sa maladie. Elle n’y était pas encore émaciée, comme à la fin, respirant toujours une relative santé. Il contempla un moment son regard grave, ne reflétant absolument pas le caractère qu’il lui connaissait, puis secoua la tête et sortit.
Sa tante l’avait devancé dans l’air frais auquel s’ajoutait un crachin qui forcissait. Henry aida son épouse à monter en voiture, puis Oscar s’installa à leurs côtés. Un mot au cocher et les chevaux se mirent en branle. Direction le cimetière d’Arnos Vale. Oscar brûla longtemps ses yeux sur la jolie façade de son héritage dans un adieu silencieux, jusqu’à ce qu’ils se fussent trop éloignés et qu’il ne distinguât plus que quelques pans de murs grisâtres sous la pluie à présent drue.
Le trajet lui parut interminable alors qu’ils longeaient tranquillement les marronniers bordant l’allée intérieure de la propriété. Leurs branches nues qui se découpaient sur le ciel blanc et s’agitaient avec légèreté dans la bise glaciale leur donnaient des allures de squelettes vivants et sinistres. Le paysage habituellement verdoyant était, du reste, assez morne en cette saison, paralysé dans un écrin de froidure. Ils passèrent finalement le haut portail et Oscar sentit son souffle se couper. Il demeura un moment absent, vide de toute pensée, sa tête dodelinant simplement au gré des cahots du trajet fait de routes parfois incertaines. Agathe avait plaqué un mouchoir devant sa bouche, régulièrement prise de haut-le-cœur. Henry lui tenait l’autre main, tout en lui chuchotant sa tendresse à l’oreille. Ils étaient à présent sa seule famille. Eux, qui seraient bientôt parents, alors que lui venait de perdre la personne qu’il aimait le plus au monde.
*
Les gouttes tombaient en rythme soutenu sur les parapluies sombres. Oscar grelottait dans sa redingote dégoulinante. Sur ses joues glacées coulaient quelques perles que l’on aurait pu prendre pour des larmes, mais il ne semblait même pas s’en apercevoir. Il fixait, immobile, le trou béant creusé devant lui. Il chercha machinalement la main de sa mère afin de la serrer et d’atténuer le froid qui s’insinuait en lui, mais il n’attrapa que le vide.
Seul un petit comité s’était déplacé au cimetière d’Arnos Vale par cette journée austère et pluvieuse ; ils étaient moins nombreux encore que pour l’enterrement de son grand-père. Elizabeth Tellan ne fréquentait personne : seule la famille – du moins celle qui ne leur avait pas tourné le dos – lui rendrait un dernier hommage, ou presque.
Agathe, que sa grossesse commençait à ralentir, arriva finalement près d’Oscar, se délesta avec sa voisine des lourds bouquets d’hellébores et de chrysanthèmes qu’elle portait et serra son neveu contre elle. Il aspira aussitôt une bouffée de son haleine, chargée de tristesse et d’une légère odeur de putréfaction. L’haleine des morts, comme il la nommait en lui-même. Celle que l’on avait lorsque l’on veillait un défunt et qu’il sentait lui-même dans sa propre bouche. Comme si la mort cherchait à envahir les vivants alors qu’ils respiraient, sans même s’en apercevoir, ses insidieux effluves. Il détourna la tête, incommodé, puis, devant son insistance silencieuse, s’abandonna finalement contre elle. Un homme ne devait pas pleurer, surtout pas en public, mais il n’était pas encore tout à fait un homme. Et à présent que la vie le rendait orphelin, il avait peut-être le droit de laisser se répandre cette tristesse, cette trop grande sensibilité que son grand-père lui avait si souvent reprochée, la jugeant l’apanage des faibles et des femmes. L’éloge convenu du pasteur ne réussit pas à l’émouvoir, mais les écluses se brisèrent finalement lorsque le cercueil descendit dans la cavité et que les fossoyeurs s’activèrent à jeter par-dessus des pelletées de terre boueuse. Le temps s’arrêta une nouvelle fois, et son chagrin coula dans une partie de son cœur d’où il savait qu’il ne pourrait jamais s’extirper.
La bière recouverte, les gens défilèrent, tel un élégant cortège de merles cintrés de crêpe et de cachemire, déposant quelques sobres gerbes sur la terre fraîchement remuée. La pluie se calmait, se répandant en fin crachin s’accrochant aux manteaux et aux âmes.
Sous les regards pleins de commisération de ses proches, Oscar plaça finalement sur la stèle où était écrit son nom le petit pot de violettes qu’il avait rapporté de la serre de sa mère. Les fleurs lui semblaient trop colorées pour ce jour funeste et elles mourraient à la nuit froide, mais elles étaient les préférées d’Elizabeth.
Le flot de ses larmes finit par se tarir, et ne resta que la douleur. Lentement, il retourna près de sa tante. Les funérailles s’achevaient là, et tandis qu’il paraissait découvrir le visage des ombres qui avaient accompagné sa mère vers sa dernière demeure, il reconnut celui d’Elsie, légèrement à l’écart sous un arbre perlant de gouttelettes gelées, aux côtés de ses parents qui chuchotaient entre eux. Elle ne le quittait pas des yeux, attentive et discrète, comme elle l’avait toujours été. Il la retrouvait, hors saison, l’âme en hiver et le cœur brisé, mais il allait bientôt la revoir, et cela calmait un peu l’insoutenable sentiment d’abandon dans lequel il se noyait depuis des jours.
À la pluie succéda un vent glacial qui força les gens à regagner rapidement leurs pénates.
« Oscar, je vais accompagner ta tante jusqu’à la voiture pour éviter qu’elle ne prenne froid, déclara Henry, mais tu peux rester encore un moment si tu veux. Tu nous rejoindras quand tu auras fini. »
Le jeune homme acquiesça sans mot dire, absent, les yeux rivés sur la terre labourée. Il n’avait aucune envie de partir, il voulait demeurer là comme ces statues angéliques ornant parfois les tombes de leur beauté paisible. Il se perdit un instant dans son rêve et, lorsqu’il releva la tête, fut surpris d’être complètement seul.
Retrouvant la raison et, après avoir promis à sa mère silencieusement qu’il reviendrait très vite, il se rendit au mausolée où reposaient ses grands-parents et d’autres membres du clan Tellan. Elizabeth, qui n’avait pas souhaité être inhumée avec eux, avait acheté une concession à l’opposé du cimetière comme pour se tenir éloignée de sa famille même dans la mort. Oscar doutait que, de l’Autre-Coté, on fît encore cas de telles considérations, mais Elizabeth Tellan avait toujours eu un penchant un peu fantasque. Il déposa une gerbe sur le mur extérieur du caveau, puis se recueillit. Il ne lui vint aucune prière, et il quitta finalement les lieux au bout de quelques minutes de pensée vide.
N’ayant pas encore le cœur à rejoindre les siens, il déambula un moment, seul, dans la nécropole, sinuant entre les flaques qui inondaient les allées, lisant les noms sur les tombes et les cénotaphes, s’appropriant le sanctuaire où reposait désormais sa mère, découvrant qui seraient ses nouveaux voisins. Le vent faisait trembler les branches des arbres dépouillés et frissonner les gouttes sur les grands épineux. Arnos Vale était désert mais ne lui imposait pas le sentiment d’une entité vide : c’était presque comme si les défunts chantaient dans l’invisible. Il venait rarement au cimetière, mais s’y sentait toujours étrangement en paix, trouvant même un certain charme à ces mornes lieux. Le lierre qui recouvrait le sol par endroits et rampait sur les pierres, les statues et autres monuments semblait y puiser une sève immortelle, leur redonnant une illusion de vie.
À une intersection, un petit panneau l’invita soit à poursuivre son chemin vers une partie du cimetière où il n’avait jamais mis les pieds, soit à revenir vers l’entrée où l’attendait sa famille. Il observa le ciel et estima qu’il ne pleuvrait plus. Rentrer ne lui disait rien : il préférait respirer encore un peu, seul, ici, dans la maison des morts, qu’étouffer bien trop tôt dans une autre maison que la sienne. Il s’engagea dans l’allée de gauche et s’enfonça dans le labyrinthe des croix.
L’air, dans cette partie du cimetière, semblait étrangement figé. Il chercha les inscriptions sur les caveaux et les pierres tombales, et y lut ici et là certains noms de dynasties connues. Les stèles joliment sculptées se succédaient, le lierre serpentant sur elles comme une couverture vivante.
Au détour d’un gigantesque mausolée, il aperçut une curieuse silhouette assise sur une tombe un peu plus loin sur sa gauche. Du coin de l’œil, il la prit d’abord pour une statue funéraire, mais lorsqu’il la vit tourner la tête dans sa direction, il se figea. Sa poitrine se comprima sur l’instant, puis il recula, d’instinct, comme pris en faute. Cet homme, affublé d’une énorme moustache et d’un manteau vaporeux, aurait pu tout aussi bien être un vagabond à l’esprit dérangé ou une apparition mystérieuse.
Il se remémora la première fois où il avait assisté à une chose si singulière. Le souvenir d’un spectacle de rue où sa mère l’avait emmené alors qu’il était enfant. Il aurait été incapable de dire quelle était l’histoire que contaient les marionnettes qui s’agitaient entre bois et rideaux, mais il se rappelait clairement sa joie de les voir s’ébattre de façon grotesque. Autour de lui, les garçons et filles de son âge riaient à semblables éclats, galvanisés par l’atmosphère légère. Et puis, le brouillard les avait encerclés doucement tel un insidieux serpent. Et puis, un homme était soudain apparu à côté de la scène, son visage grêlé se tournant vers lui alors qu’il le fixait, terrorisé ; un homme, frappé d’étonnement devant ses petits yeux insistants bientôt emplis de larmes. Et puis, sa mère s’était penchée sur lui alors qu’il sanglotait sans pouvoir s’arrêter. Il se souvenait de ses bras chauds qui l’enveloppaient avant de l’emporter loin du brouillard et du grêlé. Elle ne l’avait pas remarqué, elle, ni même les autres qui n’avaient pas pleuré. Plus tard, au calme, elle lui avait dit que sa propre mère voyait parfois semblables choses qui existaient sans exister vraiment. Il n’avait pas compris sur le moment. Lorsqu’il avait atteint l’âge de raison, elle lui avait raconté les visions de son aïeule : un cousin décédé qu’elle avait aperçu en train de cueillir des roses dans le jardin, des personnes mortes dont elle rêvait et qui lui livraient des messages, des gens dont elle commentait l’allure dans la rue alors qu’elle et Agathe ne rencontraient personne. Il avait trouvé cela terrifiant, mais Elizabeth lui avait assuré que sa grand-mère ne s’en était jamais effrayée. « Cela faisait partie d’elle, de sa vie », avait-elle ajouté, même si feu leur père n’avait jamais voulu entendre parler de ses « histoires de folle ».
Quelle que fût cette étrange silhouette assise sur une tombe, il s’en éloigna, se sentant coupable de l’avoir dérangée. Il retrouva la sortie puis rejoignit la voiture où l’attendaient son oncle et sa tante.
« Tout va bien ? » lui demanda Henry, empli d’une sincère commisération.
Non, rien ne va, eut-il envie de répondre.
« Oui, dit-il simplement.
— Tu es tout pâle, mon chéri, fit remarquer Agathe. Rentrons ! L’air des cimetières ne fait de bien à personne. »
Elle-même avait toujours le cœur au bord des lèvres et, après une heure de trajet chaotique, fut soulagée de regagner enfin sa demeure.
Hidden Woodhouse était une perle enchâssée dans un écrin de feuillages. Un manoir de taille moyenne mais néanmoins cossu, entouré d’un bois luxuriant à la terre féconde. Le cocher arrêta l’attelage juste devant l’entrée et ils descendirent. Des domestiques vinrent aussitôt à leur rencontre, les uns pour aider Agathe à monter les quelques marches du perron, les autres pour s’emparer des valises d’Oscar. Il chercha des yeux quelqu’un qu’il ne vit pas, puis, un peu déçu, précéda tout de même le personnel jusqu’à l’intérieur, en habitué des lieux.
La demeure n’avait aucun secret pour lui. Il y était encore l’été dernier, comme depuis douze ans qu’il se rendait chez son oncle et sa tante, avec sa mère. Henry et Agathe leur permettaient de changer d’air sur leur domaine quelques semaines, alors qu’eux-mêmes s’évadaient sans complexe dans les cités balnéaires en vogue. Ses plus beaux souvenirs d’enfance, il les avait vécus ici.
Il avala la collation servie dès leur arrivée, puis s’exila dans sa chambre avec son chagrin. Renonçant à déballer tout de suite ses affaires, il resta un moment à la porte-fenêtre à contempler le bosquet sous la pluie fine. Jamais il ne l’avait vu aussi triste et terne. Jamais il n’avait franchi les grilles de Hidden Woodhouse aussi malheureux.
On frappa soudain au battant dans un rythme précis de légers coups secs, et le cœur d’Oscar sortit de sa poitrine. Il s’empressa d’ouvrir et de la faire rentrer. Elle était enfin là, avec son modeste tablier blanc, la seule personne qu’il désirait voir, qui comprendrait son chagrin et apaiserait sa peine. Il la serra sans dire un mot, et Elsie le laissa faire, accueillant ses larmes, attentive et maternelle, comme elle avait jadis consolé ses petits malheurs d’enfant.
2
La première nuit passée chez sa tante, Oscar ne dormit pas. Pas plus que la deuxième ou la troisième. Il ne sortit pas de sa chambre, se nourrissant de repas froids déposés devant sa porte, et s’exilant dans une sinistre déprime. Il refusait de voir qui que ce fût, et ne laissait entrer personne, pas même Elsie. Des déménageurs avaient tout de même amené son piano, et il avait consenti à ce qu’ils l’installassent dans son nouvel antre. Mais il l’avait à peine regardé. Il n’avait envie de rien : ni de parler ni de vivre. Lui d’ordinaire coquet avait aussi renoncé à se vêtir convenablement. Sa tante, rongée par l’inquiétude, finit, au bout de quatre jours, par faire forcer sa porte, accompagnée de deux domestiques. Elle le découvrit en sous-chemise débraillée et caleçon non moins suspect, dépeigné comme un vieux pissenlit. Elle fit ouvrir rideaux et fenêtres malgré les protestations molles du jeune homme, et le contraignit à prendre un bain dans lequel il se décrassa pendant presque une heure avant de se décider à s’habiller.
L’abondance de linge propre, frais et parfumé, qu’Oscar trouva dans ses armoires acheva de le sortir de sa torpeur. Il s’en vêtit, ou plutôt s’en revêtit, comme on se couvre d’un masque pour se cacher, ou d’une armure en prévision de luttes. Avoir au moins la main sur cela à défaut de l’avoir sur sa vie. Il choisit ses couleurs et ses pièces, ajusta sous-vêtements et chemise, vérifia le tombé des culottes et le cintrage de son gilet, coiffa ses cheveux, puis se mira longuement, déplorant de ne pas encore voir poindre le moindre poil sur sa peau de pêche, lui qui rêvait d’une jolie moustache ou de belles rouflaquettes. Il prit ensuite le brassard de deuil en crêpe d’un noir de jais qu’il porterait pendant un an et le serra autour de son biceps. Il enfila bas et chaussures et, après une dernière inspection dans la délicate psyché en acajou trônant à côté de la baie vitrée, il descendit manger.
« Neveu ! Tu nous fais enfin l’honneur de ta compagnie », lui lança Henry, mi-figue, mi-raisin.
Oscar le salua brièvement et s’installa à table, maussade. Une domestique remplit son assiette sans qu’on le lui proposât, et il se sentit aussitôt mieux en reconnaissant Elsie. Elle lui fit un discret sourire et continua son service, l’air de rien, avant de retourner dans un coin de la pièce, invisible telle une statue. Cela calma instantanément sa mauvaise humeur et il fit honneur au repas. Les pommes de terre, le rosbif, les haricots verts, le pâté en croûte, puis le plateau de fruits, la crème et le pudding au chocolat disparurent aussi vite qu’Elsie les servait. Agathe fut soulagée de le voir manger, et Henry se réjouit du coup de fourchette du jeune homme. La silhouette de ce dernier restait élancée malgré son appétit, et nul doute que ses traits fins, ses yeux bleus et ses cheveux d’un blond vénitien ne passeraient pas inaperçus auprès de la gent féminine. Être bien fait de sa personne était toujours un atout, surtout dans son cas.
« Alfred reprendra son service le mois prochain, annonça Agathe, le temps que tu ailles un peu mieux. »
Oscar hocha la tête, soulagé : quelques congés ne feraient pas de mal à son précepteur. Alfred s’était occupé de son instruction depuis son plus jeune âge. Puis lorsqu’il avait été refusé à la fameuse Westminster School que son grand-père aurait tant aimé qu’il intégrât, il avait continué sa formation avec lui. Ce refus avait été un coup dur pour Sir Tellan, mais un enfant illégitime n’avait visiblement sa place nulle part, fût-il de la haute société.
L’intendant entra soudain et se dirigea vers eux d’un pas décidé.
« Veuillez me pardonner, mais un certain Mr Dabokov vient de se présenter à la porte. Il affirme connaître madame et demande s’il est possible de s’entretenir avec elle.
— Oh, Seigneur ! Dimitri est ici ! » murmura la maîtresse de maison qui se leva aussitôt avec un sourire ravi.
Le jeune Tellan blêmit. Ce patronyme aux consonances étrangères, il l’avait mille fois lu dans la lettre que lui avait laissée sa mère. Agité de sentiments troubles, il quitta la table lui aussi et suivit discrètement sa tante jusqu’à l’entrée. Demeurant en retrait, il observa une domestique récupérer le veston marine ainsi que le chapeau du visiteur. Un homme, peut-être dans la quarantaine, à la barbe soignée et au teint tanné par le soleil. Il portait une petite boucle d’or à l’oreille gauche, et posait sur le monde des yeux bleus et profonds. Il ne l’avait jamais vu, pourtant, il le détesta à l’instant. Comment cet individu pouvait-il se présenter à leur porte ? Et comment sa tante pouvait-elle accepter de le recevoir ? Irrité, il allait se retirer dans sa chambre, mais Agathe le saisit au vol dans le couloir.
« Viens par ici ! »
Il pesta silencieusement, mais plaqua néanmoins un masque de courtoisie sur son visage avant de rejoindre sa tante.
« Dimitri, voici Oscar, dit-elle en le désignant. Oscar, je te présente Dimitri Dabokov. Un vieil ami. »
Elle avait hésité sur les derniers mots, comme si elle peinait à révéler ce que son neveu avait déjà compris. Les regards des deux hommes se croisèrent avant qu’Oscar ne détournât le sien. Il aurait été inconvenant de ne pas le saluer, alors il lui tendit la main sans conviction. L’étranger la serra avec vigueur. Il sentit une poigne dure et calleuse, tout en contraste avec la sienne, mais il ne lui rendit pas sa fermeté. Son oncle les rejoignit et salua le visiteur après une brève introduction de son épouse.
« Si vous voulez bien vous donner la peine », dit ensuite le maître de maison en indiquant le petit salon.
Dimitri le suivit, son regard glissant sur tout ce que l’on pouvait attendre d’une maison de rang : tentures sophistiquées, argenterie, boiseries et meubles de qualité, napperons délicats, tableaux sans âge, vaisselle en abondance et alcools raffinés.
Ils sortaient de table, et pourtant, fidèle aux usages, Agathe disparut aux cuisines en compagnie de la domestique, en vue d’une collation. Oscar aurait mille fois préféré se réfugier dans sa chambre, mais la bienséance exigeait qu’il demeurât avec leur hôte. Il s’enfonça donc dans une petite bergère près de la cheminée en espérant se camoufler dans le velours côtelé. Henry offrit à Dimitri un verre de bourbon et s’en servit un lui-même. Puis, après les banalités d’usage entre inconnus, ainsi qu’une rapide évocation des funérailles, un silence lourd de sous-entendus s’installa. Oscar ne quittait pas les flammes des yeux, incapable de soutenir la moindre conversation, surtout pas avec lui. Les secondes s’égrenaient, pesantes, sur la magnifique horloge en bois d’ébène sculptée de plantes grimpantes. Des secondes qui paraissaient figer le temps dans cette tristesse qui lui broyait l’âme.
« Je vais voir où en est Agathe », annonça soudain Henry comme s’il revenait à lui.
Une plate excuse pour laisser son neveu en tête-à-tête avec l’homme à la boucle d’oreille.
Ce dernier, debout face à la baie vitrée, contemplait, immobile, le bois dormant sous la rosée qui, dans la nuit, deviendrait givre. Seule sa main agitait de temps à autre le verre de bourbon comme pour lui rappeler qu’il devait le boire.
« Est-ce que… tu sais qui je suis ? Enfin, ta mère t’a-t-elle parlé de moi ? » demanda-t-il en se retournant tranquillement quand il fut assuré qu’ils étaient seuls.
Il s’approcha d’un pas hésitant du fauteuil dans lequel Oscar s’était installé et s’assit en face de lui. De près, il avait l’air plus jeune malgré sa barbe et sa moustache, mais ses traits tirés trahissaient son manque de sommeil. Il lui sembla pouvoir lire la nostalgie dans ses yeux clairs et francs.
« Elle m’a laissé une lettre, répondit Oscar dans un souffle.
— Je vois. Alors nous sommes deux », constata l’homme en sortant un papier plié de la poche intérieure de son gilet.
Il le lui tendit, mais ce dernier l’observa sans faire un geste. Il ne voulait rien venant de cet homme.
« Qu’est-ce que vous désirez ? demanda-t-il d’un ton dont la dureté le surprit lui-même.
— Je crois qu’elle aurait aimé qu’on se connaisse, du moins c’est ce qu’elle écrit. »
Il y avait la même injonction dans la lettre que sa mère lui avait adressée, mais malgré tout le respect qu’Oscar avait eu pour elle, rien ne l’obligeait à s’y soumettre.
« Je ne le souhaite pas. »
Un flot de colère montait en son for intérieur sans qu’il comprît vraiment pourquoi.
L’homme remit le pli dans sa poche et resta un moment silencieux, abattu.
« Écoute Oscar, si j’avais su que… J’ignorais tout de toi. Elizabeth et moi, nous…
— Je ne vous autorise pas à évoquer ma mère, le coupa-t-il.
— Nous nous aimions, insista le visiteur.
— Partez ! Je ne veux rien savoir de vous !
— Oscar ! intervint Agathe en entrant dans la pièce. Je t’interdis de lui parler sur ce ton ! »
La domestique et Henry la suivaient, la première un plateau sur les bras, le second son verre à peine entamé entre les doigts.
« Je lui parle comme je veux ! répliqua le jeune homme en se levant subitement. De toute façon je n’ai rien à lui dire ! »
Il sortit en trombe du salon et monta les escaliers quatre à quatre. Une porte claqua, puis le silence s’imposa.
Agathe soupira.
« Laisse-le. Il est malheureux. Et puis c’est l’âge…, étaya le visiteur.
— Ce n’est pas une raison. Tu lui as avoué, n’est-ce pas ? »
Dimitri secoua la tête.
« Je n’en ai pas eu besoin, il le savait déjà : Liz lui a aussi légué une lettre, apparemment.
— Il ne m’en a rien dit, mais j’aurais dû m’en douter. C’est du Elizabeth tout craché », répondit-elle un peu amère.
Elle fit un geste en direction de la table basse où la domestique déposait le plateau et ils s’installèrent sur les canapés en velours. Henry adressa un léger signe de tête à son hôte, puis alla se caler contre l’accoudoir d’une banquette devant les portes-fenêtres, assez loin pour s’assurer qu’on ne lui demanderait pas de prendre part à la discussion. Dimitri posa ses lèvres sur le cristal du verre et l’arôme chaleureux du bourbon le réconforta.
« Ton époux ne se joint pas à nous ? lui murmura-t-il.
— Non, il préfère ne pas trop se mêler de nos vieilles histoires de famille. Et puis, même s’il n’intervient pas, il entendra tout de notre conversation. »
Elle tourna la tête et lança un sourire de connivence en direction de son mari qui eut un léger mouvement approbateur.
« J’ai de la chance d’avoir rencontré un gentleman tel que lui, peu regardant sur certaines choses, et que père l’ait agréé, sinon j’aurais probablement fini vieille fille… Excuse-moi, cela m’a échappé. »
Agathe avait effectivement eu de la chance, mais son obstination à ne pas rester célibataire n’y avait sans doute pas été pour rien. Elle avait fait la connaissance d’Henry Burrows lors d’une promenade par une journée d’avril où elle s’était autorisé une excursion en compagnie de Wilma, cousine de leur mère, loin de l’atmosphère toujours sous tension de Garden Hill. C’était cette même Wilma qui, malgré son âge et son statut de veuve, avait joué les entremetteuses et encouragé Agathe à laisser tomber son mouchoir après avoir croisé un gentilhomme qui les avait gratifiées d’un signe de tête poli. Henry avait ramassé le petit carré de soie, ignorant alors qui était sa charmante propriétaire. S’en était suivi un échange courtois et plein de promesses. En découvrant qui elle était, il avait hésité tout d’abord, puis avait considéré ce qu’elle pourrait lui apporter – la fortune des Tellan n’était un secret pour personne. Les qualités d’Agathe avaient fait le reste. Alexander Tellan n’avait pas lésiné sur sa dot, soulagé de marier sa cadette de son vivant. Elizabeth n’avait pas eu ce bonheur : Dimitri Dabokov, marin sans le sou, d’origine étrangère, même s’il avait été follement
