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La lignée Dorval
La lignée Dorval
La lignée Dorval
Livre électronique322 pages4 heures

La lignée Dorval

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À propos de ce livre électronique

Lors d’un concert symphonique, Guillaume Dorval a la soudaine vision de voir la totalité de sa famille occuper les sièges du théâtre. Tous sont présents, les morts comme les vivants, de 1830 à nos jours. La représentation de l’opéra La Muette de Portici d’Auber met le feu aux poudres, dehors la révolution gronde. Un aïeul s’approche de Guillaume et le voilà projeté à l’époque où l’un de ses oncles perdit la vie à la suite d’un éclat d’obus, jour précis où il naquit à Verviers le 25 septembre 1830, alors que sa mère est déjà veuve. Un jour, lorsqu’il est âgé de 8 ans, alors qu’il est assis sur le seuil de sa maison, un homme un peu grassouillet lui tend une pièce d’or. Accusé de vol, avec sa mère ils fuient la ville. Débute ainsi l’épopée et le chemin de croix à travers le pays. À Bruxelles, Guillaume croisera de nouveau le bonhomme qui lui offrit la pièce et qui lui causa tant de malheur. C’est Victor Hugo. Il participera et sera aussi un témoin assidu de l’Histoire, tant au niveau politique, industriel, culturel et social. Il sera sidérurgiste, boulanger, soldat volontaire dans les tranchées de l’Yser, fermier, patriotique mais aussi attiré par les discours populistes de Léon Degrelle avant de s’en éloigner, appelé à combattre en 1940, commerçant, comédien, écrivain malchanceux. Autodidacte, il s’instruit par la littérature et la presse. Il assiste avec peine à son pays qui s’évapore; acteur et témoin, il l’incarne. Il est la Belgique.

"La lignée Dorval" brosse donc le portrait d’une famille sur cinq générations, mais surtout celui de la Belgique.

À PROPOS DE L'AUTRICE

: Né le 7 mai 1956 à Clermont-sur-Berwinne en Belgique. Ses parents étaient paysans et commerçants. À l’âge de 15 ans, il écrivit son premiers textes pour le cinéma, il réalisa deux court-métrages de fiction à petit budget. Diplômé en Littérature et Arts de la parole au conservatoire de Verviers, la littérature s’imposa à lui. Aujourd’hui il a publié 5 romans. "La lignée Dorval" a obtenu en 2023 le prix littéraire Saga Spécial 2020.




LangueFrançais
ÉditeurSantana Editeur - L’artisan littéraire
Date de sortie26 sept. 2025
ISBN9782960374117
La lignée Dorval

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    Aperçu du livre

    La lignée Dorval - Christian Janssen-Déderix

    En couverture : photo de mariage de Martin Déderix et Maria Spronck, grands-parents maternels de Christian Janssen-Déderix.

    LA LIGNÉE

    DORVAL

    Du même auteur

    Romans à paraître :

    Gâteaux de lune

    Les matins secs

    Au-delà de Madrid les oliveraies disparaissent

    Bouddha d’albâtre

    Palmeraie triste

    Les Tribunaux de Tartuffe

    La Métamorphose intérieure

    Ludo du Brésil

    Poème :

    À fleur de peau (Edipress)

    La tête à l’envers (Santana)

    Beau-livre

    De Verviers et d’ailleurs (Santana)

    Audiovisuel :

    Le coucou (court-métrage)

    Atmosphère du Brésil (documentaire)

    CHRISTIAN JANSSEN-DÉDERIX

    LA LIGNÉE

    DORVAL

    Tous droits réservés © Christian Janssen-Déderix

    Photo de couverture © Christian Janssen-Déderix

    « Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayant droit ou ayant cause, est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes des articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. »

    Santana éditeur

    98/2 rue Pierre Fluche - 4800 Verviers – Belgique

    www.christianjanssen.be

    Achevé d’imprimer en août 2020

    ISBN numérique: 978-2-9603741-1-7

    Dépôt légal : D/2020/14.992/01

    Prix : 16,00 euros

    À mon guide et ami

    Yves Berger

    Que dit ta conscience ?

    « Tu dois devenir celui que tu es. »

    Friedrich Nietzsche

    Le Gai Savoir

    La création

    Imaginez...

    Quelle mouche avait donc piqué mon amie Cécile de me suggérer une idée aussi saugrenue, celle d’acheter une entrée de concert où des œuvres de Franz Joseph Haydn seraient mises à l’honneur par l’Orchestre Philharmonique de Liège ! Franz Joseph Haydn ? Un inconnu, m’étais-je dit sur le coup. Je ne révélai surtout pas mon ignorance en matière de musique classique et fis un bel effort pour ne pas la laisser paraître. J’avais probablement mal compris le nom du compositeur. Il s’agissait sans doute de Haendel. À coup sûr, l’opéra et moi ne faisions pas bon ménage. Aucune haine ne se justifiait non plus, il y avait juste une douce indifférence : nous ne faisions pas partie du même monde. Toutefois, je n’étais pas totalement inculte au point de ne rien connaître au sujet des opéras et des symphonies. Bien des années auparavant, j’avais sillonné de long en large les couloirs défraîchis et les classes du Conservatoire à Verviers où les arts de la parole devaient en principe me mener à une glorieuse carrière de comédien. Les compositeurs des siècles passés hantaient chaque jour cette vieille bâtisse austère et il m’arrivait quelques fois de reconnaître l’une ou l’autre de leurs œuvres. Lors de la remise annuelle des diplômes au Théâtre de la ville, joliment nommé « la Bonbonnière », les illustres compositeurs clôturaient toujours la cérémonie académique. En résumé, la musique lyrique ne m’était pas spécialement étrangère, mais pour une simple affaire d’affinités, à mes yeux elle manquait d’intérêt. Par conséquent, jamais il ne m’était venu à l’esprit de pousser la porte d’un disquaire et de farfouiller dans le bac réservé à la musique d’opéra. Franz Joseph Haydn, me répétais-je encore plus tard. Inconnu à ma mémoire. Cela dit, tout en ignorant son nom, je connaissais peut-être l’une de ses mélodies.

    Au regard d’un pareil programme, la perspective d’une telle soirée promettait un regrettable ennui. J’étais bien décidé à ne pas accepter cette invitation. En principe, rien ne devait me faire changer d’avis, quand tout à coup une mystérieuse petite voix aiguë me susurra de répondre par l’affirmative. Il y avait soudain en moi une envie irrésistible de pénétrer dans ce théâtre de la ville, antre magnifique de la Culture supposée de qualité, ce lieu dans lequel j’avais jadis rêvé de brûler les planches, malgré mon médiocre talent de comédien. Là, où je reçus jadis mon diplôme à la fin de mes études artistiques. Dans ce cocon de la Science du Savoir, mon seul fait d’armes fut celui de responsable technique de la sonorisation du spectacle d’un comédien Belge originaire de Verviers ayant réussi dans le cinéma à Paris et qui fêtait ses 25 ans de carrière. Maigre consolation pour celui qui avait rêvé de tenir un grand rôle dans une célèbre pièce de théâtre. Je me souviens m’être imaginé dans la peau du personnage principal dans « Le Malade imaginaire » de Molière. Malgré mon modeste talent, je croyais détenir le don extraordinaire de faire rire ; cette perception n’engageait bien sûr que moi, élève plein d’illusions.

    Mon souhait, connu de tous, était celui de devenir un acteur réputé au cinéma. En sortant des salles obscures aux environs de vingt-trois heures, faute d’un service d’autobus dans cette ville en pleine déchéance, je rentrais chez moi à pied et je m’imaginais en héros adulé du public, tel un nouveau Mythe, l’incarnation même du Nouveau Cinéma, un comédien exceptionnel capable d’affronter seul dans les rues désertées n’importe quelle bande de voyous. À la fois acteur et justicier !

    À cette époque de ma jeunesse, les nuits de la ville étaient aux mains d’une bande de casseurs. Alors, faute d’avoir un super-maire et une super-police, laquelle préférait arriver prudemment quand tout était fini, quand les bars avaient été saccagés, vidés de leur contenu et le patron lardé de coups de couteau, un super-héros n’aurait pas fait de tort.

    Une heure et demie avant le concert, je m’étais attablé face à mon assiette garnie d’une petite portion de quiche lorraine et de quelques feuilles de salade. D’ordinaire mon estomac réclamait une quantité plus importante de nourriture mais, ce soir-là, mon appétit s’était envolé. J’éprouvais un incroyable stress, comparable au trac des comédiens à l’instant de monter sur la scène. Je fus incapable de terminer mon repas.

    Le choix de ma tenue vestimentaire fut problématique. J’aime les toilettes simples, décontractées : un jeans avec un pull. Enfiler une tenue de ville ou un costume avec une cravate fut toujours un exercice difficile, une forme de supplice. J’admets toutefois volontiers l’élégance d’un deux-pièces, il donne de l’allure. Un trois-pièces ou, pire encore, le smoking engonce la personne et lui donne une raideur artificielle. Sauf, si on met le prix ! Ce qui ne serait pas mon cas ; il s’agirait plutôt d’une carapace qui me tirerait les épaules en arrière et à la moindre respiration excessive mes coutures lâcheraient. Bref, selon mon éducation et les usages de la société, il me semblait que chaque évènement exigeait sa propre tenue, et j’optai pour la sécurité, le classique des classiques qui me fait toujours penser au manchot empereur, voire même aux gangsters des années 50 : pantalon noir, chemise blanche, veste noire, souliers noirs, manteau noir, feutre noir… Tant qu’à faire, autant choisir un borsalino. Bizarrement, une fois dans la rue, je remarquai qu’à mon approche les gens changeaient de trottoir. Le grand théâtre était situé à deux pas de la gare, bâtisse datant de la fin du XIXème siècle. Malgré l’épaisse brume du soir, je constatai l’état déplorable de l’édifice, la peinture blanche qui craquelait à différents endroits de l’immense coupole située au-dessus du Paradis.

    Derrière la caisse, mon amie Cécile m’accueillit d’un large sourire. Elle semblait ravie de son tour de force : elle avait réussi à me faire sortir de ma tanière pour assister à un opéra symphonique. Je me gardai bien de lui révéler mon ignorance au sujet de l’auteur : Franz Joseph Haydn ! Certes, j’aurais pu me documenter un peu, découvrir sa biographie, mais l’idée ne m’avait même pas traversé l’esprit. À quoi bon… Le programme qui accompagnait le ticket me donnait désormais assez d’indications. Le compositeur était né à Vienne et avait vécu à l’époque de Mozart. Il fut un précurseur. C’était le père de la symphonie, du quatuor à cordes et du trio avec piano, rien que cela. Je me mis à imaginer un style, un son, celui que j’entendais chaque premier jour de l’an neuf à la télévision, en direct de Vienne.

    « Papapapam… Papapapam… »

    Mon siège était situé entre le parterre et le premier balcon, près de la scène, une sorte de loge surnommée « baignoire ». Un lieu idéal pour observer le public. Je soupçonnais mon amie Cécile d’avoir choisi cet endroit pour me permettre de m’occuper au cas où je m’ennuierais durant le spectacle. On peut penser que la plupart des personnes qui choisissent cette loge sont là pour observer et être vues et non pour assister à la représentation. En attendant le début du spectacle, je me mis à admirer ce bel édifice, la salle décorée de dorures. Au bout de quelques minutes à peine, mon imagination me gagna et m’entraîna vers un autre siècle, durant lequel je visualisais les intrigues amoureuses qui se développaient autant sur la scène que dans les loges ; l’amant délaissant son épouse pour rejoindre sa maîtresse tapie dans le noir, au fond d’une alcôve toute en velours rouge. Quand tout à coup, les sons des violons, des flûtes, des violoncelles, des contrebasses, des hautbois, des cuivres et des percussions emplirent la salle. En une fraction de seconde, une étrange vision m’apparut ; le public que j’avais vu s’installer au fond des sièges avait laissé sa place à un autre public. Désormais, aucune tête ne m’était inconnue. Il y avait untel, untel et un untel… Il m’était possible de mettre un nom sur chacun d’eux ! Il s’agissait de la totalité de ma famille : les morts comme les vivants. Et lorsque je dis la totalité, c’était la totalité depuis 1830 au moins. Tous étaient attentifs à la représentation, le visage tourné vers la scène, captivés par l’orchestre et la musique. Quant à moi, je ne pouvais me détacher de cette vision surréaliste. À diverses reprises, pour me réveiller, je me pinçai le bras, le nez, les oreilles. Je détournai plusieurs fois mon regard vers la scène avant de le poser à nouveau sur la salle dans l’espoir de revenir à la réalité. Rien n’y faisait, ils étaient toujours tous là, attentifs au concert. Je me demandais si je n’étais pas devenu fou. Je me mis à l’épreuve avec un exercice idiot et à la fois naïf :

    « Connais-tu l’origine des chiffres phéniciens ? Pourquoi 1 c’est 1, 2 c’est 2… ? Alors, 1 c’est 1 parce qu’il y a un angle dans le tracé du chiffre. 2 c’est 2 parce qu’il y a deux angles, etcetera … »

    Ah, je n’étais donc pas fou ! Pas complètement. Pourtant selon certaines théories, le fait de connaître ce genre de truc attesterait de la folie. Cela dit, il est périlleux d’établir une frontière en la matière, car à quel moment peut-on établir le stade de la folie, à partir de quelle marche de l’escalier entrons-nous dans l’irréel ? Et l’irréel, est-ce un stade de la folie ou du rêve ? Mon cerveau était-il alors rongé par les perce-oreilles ? La légende dit que c’est possible de voir les petites bêtes pénétrer dans la tête par le canal des oreilles et la médecine moderne dit que non. Qu’importe, je voulais comprendre la raison pour laquelle ma famille était réunie dans ce théâtre. Dans un premier temps, en un rapide coup d’œil, je reconnus les frères et les sœurs de mon père, accompagnés de leur moitié, puis une petite centaine de cousins. Du côté de ma mère, la famille n’avait jamais été très étendue ni prolifique. Par contre, la famille côté paternel était très grande. La dernière réunion organisée dans la salle des fêtes d’un petit village avait rassemblé au moins trois cent cinquante personnes. Elle avait survécu avec des hauts et des bas. Au cours des cinq dernières générations, l’aîné des garçons avait toujours hérité du prénom de Guillaume. En réunissant toutes les branches, le nombre d’ancêtres apparus depuis 1830 était impressionnant. Par conséquent, le théâtre était plein à craquer, jusqu’au Paradis. Les sièges du parterre étaient occupés par les plus proches et les plus anciens. Rien n’indiquait un ordre déterminé dans l’occupation du terrain. Je cherchai ma mère… La foule était dense, cela revenait à chercher une aiguille dans une botte de foin. Ah, voilà ma chère sœur, avec qui je ne parle plus depuis une bonne dizaine d’années ! Sa présence confirmait que cette réunion demeurait un mystère. En quel honneur pouvait-elle être là ? Pour sûr, ce n’était pas pour moi. Depuis toujours elle avait ignoré mon activité, comme la totalité des éditeurs du reste. Jamais personne n’avait émis la moindre curiosité de lire ne fût-ce qu’une seule ligne de ce que j’avais écrit. Rien. Je n’existais pas ! Mes productions n’existaient pas ! C’est bien connu, une œuvre commence à vivre au moment de sa diffusion dans le public. Si elle demeure dans un placard ou dans un tiroir, elle est morte. J’étais donc mort !

    Était-ce la raison pour laquelle aucune des personnes de l’assemblée ne se regardait, comme si elles n’avaient ni les unes ni les autres la moindre notion ou la conscience de l’existence de son voisin. Leurs regards étaient figés, fixés vers la scène. La symphonie n° 7 de Franz Joseph Haydn captait toute leur attention… Sauf la mienne. Mes yeux allaient et venaient sans cesse sur la salle ; ils atterrissaient rarement sur la scène. Les musiciens fagotés d’une veste queue de pie, d’une chemise blanche et de mocassins noirs vernis, me rappelaient le fameux spectacle des manchots empereurs. De ses bras un brin agités, le chef d’orchestre coordonnait les groupes d’instruments, à droite les violons, à gauche les violoncelles et contrebasses, devant lui, d’abord les instruments à corde, les instruments à vent et, enfin, les percussions. Mon attention fut attirée par l’un des flûtistes. Lorsqu’il gonflait les joues, son visage prenait la forme d’un acteur américain, on aurait dit Nick Nolte à l’époque de la quarantaine. Cela me rappela le film dans lequel il tenait le rôle d’un journaliste, qui couvrait la guerre civile au Nicaragua, Under Fire. Il y avait à ses côtés le génial Gene Hackman, lui aussi journaliste, qui finira par être abattu par les militaires aux ordres du dictateur Somoza. Ce genre de film m’a toujours donné envie de passer à l’acte créateur, dénonçant les dictatures, les violations de la démocratie, les abus de toutes natures. Le Film Missing de Costa Gavras faisait partie de mes préférés, il pointait du doigt le régime d’Augusto Pinochet au Chili. Il y avait encore Le juge Fayard d’Yves Boisset, avec le mythique et regretté acteur Patrick Dewaere. Mes préférences allaient aux réalisateurs des films engagés qui criaient haut ce que certains voulaient voir étouffer. Malheureusement, nous vivions une époque moins fertile, moins audacieuse où l’autoritarisme du Pouvoir avait jeté les bases d’une désastreuse auto-censure, où la publicité et les télévisions régnaient en maître sur la création. Les producteurs s’inclinaient par contrainte pour sucer au biberon de la Finance. La presse de tout bord était tombée à son tour sous le charme des nababs médiatiques, des suzerains et du fromage pasteurisé….

    Mais la musique me rappela.

    « Papapapam, papam, papam… ! »

    Un violoncelle répondait au violon. Dans la salle, personne n’avait détourné le regard, la scène était restée le centre de toutes les attentions. Dans la baignoire voisine, sans pouvoir distinguer le visage de la dame, je l’entendis prononcer le nom du violoncelliste.

    « Maurice Baquet. »

    Maurice Baquet, répétais-je pour moi-même. Et pourquoi pas le russe Mstislav Rostropovitch, mort lui aussi, ai-je eu envie de lui répondre par-dessus le muret qui nous séparait.

    Heureusement, je calai ma langue sur le haut du palais, car lorsque je laissai glisser mon regard vers la scène, il y avait bien le comédien et musicien dénommé derrière l’archet de l’instrument planté sur une planche. Dès lors, je me mis à énumérer les musiciens et musiciennes présents et quelle ne fut pas ma surprise de découvrir avec un archet à la main le ténor Andrea Bocelli et à ses côtés l’assassin Landru. Et puis, était-ce Dieu possible, ma petite Hanoi ! L’amour de ma jeunesse. Vietnamienne de naissance, morte assassinée, non par son voisin Landru mais par l’armée populaire de Libération lors de l’invasion du Nord, là où elle se trouvait à l’époque.

    « Coucou », lui fis-je discrètement de la main.

    Par malheur, elle ne me vit pas. J’attendis qu’elle lance un nouveau regard dans ma direction, mais en vain. Des larmes roulaient sur mes joues.

    « Ma petite Hanoi… », murmurai-je.

    Je ne voyais plus qu’elle… Je me souvenais encore, comme si c’était hier, de la saveur de notre premier baiser, de nos quelques nuits agitées sous un toit à Bruxelles. Elle y était venue pour participer au concours Reine Élisabeth. Elle avait été éliminée en quart de finale, je crois. Je la rencontrai en toute simplicité sur la terrasse du bar Métropole. Elle sirotait un thé vert, en compagnie d’une dame coiffée à la manière d’une aristocrate, surgie d’un film de Federico Fellini. À cette dernière, j’avais demandé si elle accepterait de jouer dans un film. Sa réponse avait été un large sourire ironique, avant de me faire remarquer que les nobles n’ont pas pour vocation de devenir des saltimbanques, mais des mécènes pour les arts majeurs : la littérature, la peinture, la sculpture, la musique classique. J’appris par la suite que cette femme avait été propriétaire d’une plantation au Sud du Vietnam et qu’elle avait découvert la musicienne par le biais de l’Ambassadeur de France. Au bout d’un moment, la dame s’éclipsa pour rejoindre son mari présent dans l’une des salles de l’Hôtel Métropole où était organisé un cocktail par un aïeul du fondateur de la Compagnie des Wagons-lits. Hanoi préféra poursuivre un peu la conversation avec moi. Elle parlait très bien le français. Elle avait beaucoup aimé mon humour, en particulier cette proposition de rôle à son Pygmalion. Mais elle avait aussi très vite compris que mon objectif était d’arriver à lui parler. Très vite nous avons sympathisé et tout de suite nous nous sommes désirés.

    « Salut ! », fis-je encore de la main. En vain.

    Grâce à moi, Hanoi resta quelques jours supplémentaires à Bruxelles avant de rentrer au Vietnam, où elle trouva la mort. De mon côté, j’avais regagné la ville de Verviers sans avoir réussi à convaincre un producteur de financer mon projet de court-métrage. Cela avait sonné le glas de mon parcours cinématographique. Je m’ouvris ensuite à la littérature.

    À travers mes larmes, je vis non loin de ma petite Hanoi, la silhouette d’un éditeur de Bruxelles, en train de gesticuler avec son archet.

    « Il est musicien, lui ? » me demandais-je avec scepticisme.

    Selon un article paru dans un journal, il était adepte du marathon, pas mélomane. Une question me traversa l’esprit : pourquoi était-il là ? L’interrogation pouvait aussi se poser pour les autres. Mais il y avait, me sembla t-il, une différence de taille entre ces derniers que je ne connaissais pas du tout et l’autre qui avait refusé tous mes manuscrits. Il préférait sortir des livres écrits par des personnages ayant trempé dans de multiples scandales judiciaires et politiques, en surfant sur la vague de l’émotion populaire. Je n’avais aucun droit de regard sur sa maison d’édition, mais je lui en tenais rigueur pour ses choix éditoriaux, sa cécité littéraire. J’avais l’incroyable prétention de claironner que la Belgique attendait depuis des lustres l’arrivée d’un éditeur de romans digne de ce nom, un visionnaire capable de donner à la littérature produite dans ce pays ses titres de noblesse. Mes désillusions nationales me portaient à rêver de voir un jour une nouvelle entreprise éditoriale, capable de créer la confiance du public par le seul fait de la qualité des œuvres éditées. Je n’étais pas totalement idiot. Quand je voyais le public déambuler dans une librairie pour acheter un roman, il se dirigeait tout droit vers les présentoirs réservés aux éditeurs de France. Comment ne pas éprouver une grande peine en voyant la petite production nationale sur un rayon près de la porte des toilettes ?

    En pleine symphonie, j’avais éprouvé un urgent besoin naturel. Je quittai ma loge et me rendis au premier étage, où se trouvaient les sanitaires. Une odeur d’ammoniaque me prit à la gorge. Ce relent désagréable allait, me dis-je, me replonger dans la réalité. En achevant cette nécessité de tout un chacun, pour m’en convaincre, je me répétais que cette divagation passagère serait un agréable souvenir. Je repris le chemin de ma loge, enveloppé par la musique qui me prenait dans ses bras. Cette sensation me surprit. En descendant les escaliers, tout à coup je croisai deux inconnus sortis tout droit du XIXème siècle. Ils soulevèrent leur couvre-chef pour me saluer, tout en parlant de l’opéra d’Auber, La Muette de Portici, exécuté le 25 août 1830 au théâtre de la Monnaie à Bruxelles, où durant le cinquième acte, les spectateurs échauffés par le thème qui contait le patriotisme des Napolitains contre l’oppresseur espagnol, avaient fini par quitter la salle en pleine représentation pour rejoindre la foule qui manifestait dehors, réclamant le départ des Hollandais.

    Mon rêve se poursuivait donc. Au bout du couloir, je vis le pli d’une robe disparaître furtivement derrière la petite porte de ma loge. Inquiet, j’hésitai à regagner ma place. Mon imagination rejoignait furieusement la réalité de l’époque dans laquelle j’étais plongé malgré moi. Ma main trembla sur la poignée de la porte. Le battant s’ouvrit sans effort. L’obscurité m’empêchait de distinguer la personne dissimulée dans le coin le plus reculé. Seule l’effluve d’un parfum féminin attestait de la présence d’une dame. À première vue, coup d’œil rapide, dans la salle rien n’avait changé, il y avait toujours les membres de ma famille, plus immobiles que jamais. On aurait cru voir des personnages en carton-pâte, ou une peinture en trompe-l’œil. Dans un théâtre, ce genre de décor est pour le moins très ordinaire. Mon regard revint sur la silhouette, que je vis surgir de l’ombre et qui posa aussitôt un court et doux baiser sur mes lèvres avant de disparaître de nouveau dans le coin. Ni le parfum, ni la saveur de ses lèvres ne me rappelaient quelqu’un de particulier. J’avançai alors vers elle pour dévoiler le mystère et je ne vis qu’un bouquet de roses posé sur un siège.

    Troublé, je repris ma place et tentai de faire abstraction de tout ce qui existait en dehors de la scène. Je revins sur l’acteur américain, sur Maurice Baquet, Andrea Bocelli, Hanoi… Mon amour… « Hiroshima, mon amour », pensai-je aussitôt. Un roman de Marguerite Duras. Ensuite, il y avait Landru, l’éditeur… Et après… Oui, après… Je crus mourir…

    Ma petite maman, assise derrière un violoncelle. Elle était toute vieille, toute menue, le dos courbé, le crâne rasé. Elle était de profil.

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