La première neige de l'été: ou la vérité vraie
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À propos de ce livre électronique
Une chronique amusée de deux expatriés, rythmée par la musique pop et les substances illicites.
En 1968, le jeune peintre Julian Merryweather désespère de trouver un poste d'enseignant en Angleterre. Avec Camille, sa femme française, ils s'envolent pour le Nouveau Monde où il a obtenu un travail à l'obscure université d'été de Mountain Lake. À l'automne, le couple s'installe à la "Maison des Joyaux" un meublé tenu par Samuel MacIver, un homme déchu qui ressasse sa splendeur perdue.
Peinant à s'intégrer dans le milieu professoral de l'École d'Art, ils se lient principalement avec des étudiants, des étudiantes et de jeunes professeurs peu appréciés de la hiérarchie. Une galerie de personnages en transit à Plain City, une ville au milieu de nulle part. Une ville qui, grâce au boom pétrolier, se développe rapidement et détruit les rares vestiges de son passé.
Entre vie quotidienne, errances photographiques et affabulations, Camille se demande ce qu'elle fait dans ce pays glacial, redoutant la première neige de l'été.
Catherine-Alice Palagret
Catherine-Alice Palagret vit à Paris. Après une carrière dans l'audio-visuel, elle écrit son premier roman.
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Aperçu du livre
La première neige de l'été - Catherine-Alice Palagret
Au milieu de nulle part
Une grande plaine, vide, glaciale, recouverte de neige dès le mois d’octobre. Animée de troupeaux de bovins et de puits pompant le pétrole jour et nuit, obstinément. Au milieu, Plain City aux rues rigoureusement quadrillées. Au dégel, la rivière charrie de gros blocs de glace. Face à l’eau tumultueuse, de rares maisons victoriennes promises à la démolition. De l’autre côté du pont, la cité des affaires, bourgeonnante de gratte-ciels à la gloire de l’or noir. Nous y allions rarement, qu’aurions nous pu y faire ?
La ville est aujourd’hui balafrée d’autoroutes mais la « Maison des Joyaux » est toujours là. Par quel miracle cette modeste demeure a-t-elle survécu à la spéculation immobilière ?
Et qui aurait pu imaginer que « Days of our lives », le soap-opera favori de l’époque, dépasserait les 13000 épisodes. Plus de cinquante ans de péripéties, de rebondissements et de cliff-hangers dépassant, et de loin, les aventures des étudiants et des professeurs qui habitèrent là pendant le rude hiver 1968-1969 ? Qui se souvient encore d’eux ?
Une carrière prometteuse
Bien calé sur sa chaise, étourdi d’alcool et de soleil, le Sénateur Theodore T. Tuttle contemplait ses étudiants d'un oeil vague et souriait de contentement. Dix ans plus tôt, après avoir vu son élection annulée pour fraude, le Sénateur d'un jour avait créé cette Université d'Été à Mountain Lake, petite station de ski somnolente dès la fonte des neiges. C'était devenue une affaire florissante où des clients de tout âge venaient s'initier au chant, à l'aquarelle ou au yoga.
En ce début d’été, le Sénateur, boudiné dans son costume de lin blanc, présidait le pique-nique d'inauguration de la saison. Les montagnes encore enneigées se détachaient sur un ciel d'un bleu intense où le soleil brillait dans l'air léger. La pelouse vert émeraude descendait en pente douce vers la masse sombre de la forêt. Tout était parfait, trop parfait, écoeurant même pour Tuttle qui regrettait déjà Miami où il vivait toute l'année. De sa maison vert pistache, il gérait ses affaires par correspondance, ne s'intéressant vraiment qu'au recrutement des professeurs. La veille, il avait rencontré le dernier arrivé, un Anglais dont il regrettait déjà l’embauche.
À Mountain Lake, les salaires étaient bas et des débutants acceptaient ce poste peu glorieux, certains de trouver un travail plus digne de leur talent dès la rentrée suivante. En attendant, s'il fallait en croire le dépliant touristique, ils seraient presque en vacances dans une région au charme sauvage préservé.
Devant le bâtiment de trois étages, de longues tables couvertes de boîtes en carton, de bouteilles de soda et de thermos de café, étaient installées sur la terrasse. Quelques étudiants affamés tentaient de se servir mais les serveuses en coiffe et tablier blanc se montraient inflexibles : il fallait d'abord écouter le Sénateur.
Celui-ci, face au paysage grandiose qu'il s'efforçait d'ignorer, pérora devant un public peu attentif. Répondant d'un geste large aux maigres applaudissements, il prit place à l'unique table dressée sur l'herbe en l'honneur de ses invités : le Maire et quelques hommes d’affaires du Rotary Club. Tout naturellement, un des nouveaux professeurs suivit le Sénateur. Il parcourut les petits bristols posés devant les assiettes, cherchant son nom : il n’y était pas ! Le jeune homme resta là, indécis, regardant les convives déjà installés. Furieux contre ces notables qui ne lui prêtaient aucune attention et furieux contre lui-même pour s'être mis dans une situation aussi ridicule, il rejoignit sa femme dans la queue devant le buffet puis ils s'installèrent sur l'herbe avec les autres professeurs et élèves. Le poulet frit était froid et les frites ramollies collaient aux doigts.
Une adolescente en tablier blanc servait cérémonieusement le Sénateur et ses pairs : steak et pommes de terre bien chaudes.
Peu à peu, le protocole se relâcha à la table sénatoriale ; profitant des chaises abandonnées, de jeunes professeurs se mêlèrent aux hôtes de marque, essayant d'engager la conversation avec le Sénateur. Celui-ci somnolait. Bercé par le clapotis des vagues, il rêvait à sa maison ombragée de palmiers et à Graciela, sa très jeune cuisinière.
Le lendemain, le Sénateur repartait pour Miami et les cours commençaient.
Le professeur Julian Merryweather et Camille, sa femme française, étaient arrivés deux jours plus tôt. Sorti diplômé du Royal College of Art, Julian avait brigué un poste d'enseignant en Angleterre mais la concurrence était féroce. Face aux futurs employeurs, il bafouillait, grotesque. Les tableaux qu’il présentait ne suffisaient pas à convaincre ses juges qui voyaient en lui un homme anxieux, bref un problème potentiel. En attendant de pouvoir vivre de sa peinture, ou au moins d’enseigner, Julian travaillait de nuit dans une usine de plats cuisinés. Il revenait au petit matin, les cheveux imprégnés d’une odeur douçâtre, épuisé d’avoir enfourné des centaines de tourtes aux rognons. Il désespérait de sortir de cet enfer culinaire quand il reçut enfin une réponse positive à ses nombreux courriers. Theodore T. Tuttle, un lointain sénateur d’audelà de l’océan, lui proposait deux mois de cours en été à Mountain Lake, logé et nourri. Le Sénateur faisait aussi miroiter un poste d’artiste-résident à pourvoir. L’hiver, l’hôtel accueillait des séminaires de représentants de baignoire ou d’outils de jardin. Une touche de vernis culturel donnerait un petit plus à son entreprise.
Camille, quant elle, travaillait parfois sur le montage de la célèbre série « Docteur Who ». Mais elle devait se contenter de numéroter les rushes et ne voyait rien du palpitant feuilleton. Entre ce travail peu exaltant et les tourtes aux rognons, rien ne les retenant à Londres, Julian et Camille émigrèrent vers la Terre Promise. Mountain Lake serait un premier pas vers un poste plus renommé. Ils n’emportèrent rien sinon leurs vêtements et quelques tableaux roulés. Ils partaient pour un pays neuf ; là-bas la vie serait plus facile. Ayant échoué à revendre leurs meubles fatigués, ils les abandonnèrent sur place. Furieux, le propriétaire les brûla dans le jardin tandis que les émigrés atterrissaient à des milliers de kilomètres de là.
Accoudé au comptoir du bureau des admissions de l'Université d'Été, un bel homme au bronzage agressif plaisantait avec Molly Cranberry, l'assistante du Sénateur.
— Ah M. Merryweather, vous voilà enfin. Laissezmoi vous présenter le professeur Brian Meadows, notre aquarelliste californien. Il postule lui aussi pour le poste d’artiste-résident.
— Que le meilleur gagne, claironna Brian en écrasant la main de l’Anglais.
— Absolument, répondit celui-ci, écrasant en retour la main de son rival.
Julian était effondré. Traverser l’océan pour être en compétition avec cet Américain gribouilleur !
— Vous arrivez bien tard M. Merryweather, le réprimanda Molly Cranberry. Le Sénateur vous attend pour déjeuner. Vous remplirez les papiers plus tard.
Curieux de rencontrer Theodore T. Tuttle en personne, les Merryweather se hâtèrent.
— Le Sénateur a déjà dû inviter l'aquarelliste, réfléchit Camille.
— Il est là depuis une semaine. Ah le salaud ! On aurait dû venir plus tôt nous aussi.
— Tu savais que Tuttle n’est même pas sénateur ?
— Qu’est-ce que tu racontes, protesta Julian, c’est sur son papier à en-tête.
— Son élection a été annulée pour fraude avant même qu’il ait eu le temps de siéger. En Floride. T.T.T n’est qu’un sénateur d’opérette.
— Eh bien, sénateur ou pas sénateur, tant qu'il me donnera du travail, je lui donnerai du Sénateur long comme le bras. Et tu feras bien d’en faire autant.
— À vos ordres, Monsieur le Professeur.
Le Sénateur se leva péniblement pour accueillir ses hôtes. Son visage empâté avait dû être séduisant dans sa jeunesse et il détailla Camille de la tête aux pieds. Peu impressionné par cette petite brune pas maquillée, en pantalon et sandales plates, il lui adressa quand même un sourire qui se voulait charmant. Elle lui sourit timidement en retour.
— Je vous attendais plus tôt. M. Merryweather.
— Nous avons …
— Peu importe. Asseyons-nous. J’ai faim.
— Quel spectacle magnifique, Sénateur, s’extasia Julian devant la large baie vitrée du restaurant.
— Hum, marmonna le vieil homme.
La voix des convives résonnait dans la grande salle presque vide. Une serveuse, coiffe et tablier blanc, zigzagua entre les tables rondes et posa un saumon en sauce sur la nappe blanche damassée.
« On se croirait dans un film tourné derrière le rideau de fer : ( Complot à Bucarest ), s'amusa Camille.
Avec une rangée de serviteurs momifiés et des portraits à la gloire du Conductor, l'illusion aurait été parfaite mais ici les murs n'étaient décorés que de fresques aux couleurs agressives dont Julian s'abstint de dire ce qu'il en pensait. Même si le Sénateur n'était pas un espion de la Securitate, il n'en était pas moins dangereux. La mission de Julian était de le séduire, de l'impressionner, en un mot de le retourner afin qu'il le désigne, lui, comme artiste-résident.
Le Sénateur engloutit bruyamment son poisson tandis que le jeune peintre l’entretenait de ses artistes favoris, égrenant des noms que le pauvre homme n'avait jamais entendus. Devant son manque de répartie, Julian comprit enfin qu'il l'ennuyait. Il s'arrêta au milieu d'une phrase et s'intéressa à son assiette. Dans un anglais hésitant, Camille demanda alors à son hôte comment il avait créé cette Université d'Été. Trouvant la question excellente, il s'empressa d'y répondre. Ayant assez contribué à la conversation, Camille se contenta de hocher la tête tandis que Julian riait aux plaisanteries de Tuttle, trop ou pas assez. Agacé, le Sénateur finit par se taire. Les portes de l'office grincèrent et la serveuse apporta le dessert.
— De la jelly aux framboises, mon dessert favori, se réjouit le vieil homme.
Une jelly aussi tremblotante que les joues du Sénateur.
Revenus dans leur chambre, Camille et Julian se disputèrent.
— Mais pourquoi dire au Sénateur que tu ne trouvais pas de travail en Angleterre ?
— Comme ça, il sait que j'ai besoin de ce travail. Et quand il verra mes tableaux, il saura que je suis meilleur que ce barbouilleur Américain.
— Ne te fais pas d'illusion Julian, le Sénateur a déjà choisi Brian.
— Mais pas du tout !
— Brian était à la table d'honneur du pique-nique.
— Il était en bout de table ! protesta Julian.
— C'est mieux que de rester debout sans savoir où s’asseoir.
— Personne n’a rien remarqué.
Comment Julian aurait-il pu plaire au Sénateur ! Il y avait chez lui une inadaptation totale à la vie quotidienne, arrogance et humilité mêlées en une gaucherie incurable qui le rendrait toujours suspect aux yeux des Sénateurs et autres gens importants. Julian n'avait aucune chance contre les Brian Meadows de ce monde et Camille ne le savait que trop bien.
T.T. Tuttle relisait le contrat du futur artiste-résident : Meadows ou Merryweather ? Un combat par trop inégal ! L'Américain l'emportait haut la main sur l’Anglais dont la fébrilité le mettait mal à l'aise.
L'aquarelliste était un homme habile. Lors de leur premier déjeuner, Brian ne s'était pas extasié sur le paysage resplendissant, sachant que le sénateur vivait en Floride. Il l'avait diverti d’anecdotes de sa vie d'artiste à Venice. Il y possédait une galerie en bord de mer où ses aquarelles se vendaient très bien. Le Sénateur hochait la tête, pas dupe, aucun artiste reconnu n'avait jamais postulé à Mountain Lake. Au café, Brian lui offrit une petite marine joliment encadrée et, bien qu'il ne prétendît pas s'y connaître en art, Theodore T. Tuttle vit tout de suite que l'aquarelle ne valait pas grand-chose. On en trouvait de beaucoup plus jolies dans les centres commerciaux de Miami.
Un peu plus tard, il se débarrassa du cadeau.
— Molly, prenez cette jolie aquarelle.
— Oh, c'est ravissant Sénateur. C'est de Brian bien sûr ! Notre prochain artiste-résident, n'est-ce pas ?
— Molly !
« J'annoncerai ma décision le plus tard possible. Autant garder un esprit d'émulation entre mes candidats. »
— Je reviens dans quelques semaines, Molly. S'il y a le moindre souci, téléphonez-moi.
— Tout ira bien, vous pouvez compter sur nous.
« Enfin seule », se réjouit-t-elle. « Je vais pouvoir mettre au pas tous ces prétendus artistes que le Sénateur recrute n’importe où ».
À la cafétéria, Julian avalait ses Weetabix à toute vitesse de peur d’être en retard à son premier cours, le premier cours de sa vie. Pour l'occasion, il avait revêtu son seul et unique costume.
— Un costume noir, c’est un peu formel pour l’été non, objecta Camille.
— Je n'ai pas eu le temps de le mettre pour déjeuner avec le Sénateur, alors.
— Attention, tu t'es taché.
Elle se pencha pour nettoyer la trace de lait avec sa serviette en papier.
— Sais-tu que ton prédécesseur, le Professeur Erik Gunnar, est mort assassiné ?
— Mais non, tu inventes, comme d’habitude.
— Je n’invente rien du tout. Olivia, la secrétaire, m’a montré des coupures de presse relatant le meurtre. Le gros scandale de l’été dernier. Erik Gunnar est mort quelques jours après la fin des cours.
— Le Sénateur s’est bien gardé de m’en parler.
— Il ne voulait pas t’effrayer.
— Il m'aurait parlé de l’Abominable Homme des Neiges, je serais venu quand même. Tout plutôt que les tourtes aux rognons. On a trouvé le cadavre dans quel atelier ?
— Ce n’était pas ici mais dans la vallée, aux abattoirs de Plain City. Gunnar avait la gorge tranchée, sa tête tenait à peine. On a bien sûr soupçonné les bouchers, ils savent manier le couteau. On soupçonne aussi un règlement de compte, un trafic de drogue. Le coupable court toujours.
— Donc on ne sait rien.
— Erik Gunnar gisait au milieu des carcasses sanguinolentes, à moitié nu.
— Sans chemise ou sans pantalon ?
— Ah ça, l’article n’en disait rien.
— Ce n’est pas du tout pareil, s'amusa Julian. À propos, le Sénateur interdit aux modèles de poser nus pour ne pas choquer ces dames. Je suis sûr qu’elles survivraient à un tel choc.
— Ce n'est pas une vraie école d’art, Julian. Juste une petite université d’été.
— Oh ! Je me croyais encore au Royal College.
« Un professeur décapité ! Vraiment, Camille sait me réconforter. »
Julian avait prévu d’arriver à son cours en avance pour reconnaître les lieux mais, comme d’habitude, il était en retard. Un brouhaha provenait de la salle six, la seule encore ouverte. Il perçut aussitôt une odeur de poussière et de solvant. Des chevalets maculés de peinture étaient disposés autour d’une petite estrade où un modèle viendrait poser. Quelques élèves debout discutaient entre eux, d’autres assis attendaient. Cette scène si familière lui parut menaçante. Pour la première fois il n’était plus un élève mais un maître. Il inhala goulûment la fumée de sa cigarette, les yeux clos, puis il écrasa le mégot presque intact dans une petite boîte métallique qui ne le quittait jamais. Il entra et quinze visages se tournèrent vers lui : des adolescents et des personnes plus âgées. Il hésita, ne s’attendant pas à un public si hétérogène.
— Bonjour euh, je suis votre professeur Julian Merryweather, euh ...
Engoncé dans un costume qui lui tenait trop chaud, son front se couvrit de sueur tandis qu’il fouillait les poches de son pantalon puis de sa veste. Désespérant de trouver son mouchoir, Julian monta lentement sur l’estrade.
— Aujourd’hui, euh, nous allons euh ...
Un adolescent ricana, d’autres chuchotèrent.
« Ils se moquent de mon costume. »
À Londres, Julian avait commandé un costume à un tailleur de quartier. Il en aurait besoin pour les réunions officielles où il devrait assister dans ses nouvelles fonctions. Malheureusement le costume était mal coupé. Vexé par l’attitude de ses élèves, Julian martela ses phrases, sans se douter que seul son accent britannique amusait son public. Il ressemblait à celui des snobs anglais caricaturés dans les films hollywoodiens.
Peu à peu, les rieurs se calmèrent et les derniers mots du professeur résonnèrent dans le silence. Déconcerté, Julian laissa là un discours dont il avait perdu le fil et quêta un regard compréhensif. Une dame d’une soixantaine d’années à la permanente bleutée, lui sourit gentiment, comme on sourit à un enfant légèrement attardé.
Se reprenant, il détailla le programme des cours à venir. Puis il posa un Cicéron de plâtre sur la sellette.
— Voilà, dessinez ce buste, sil vous plaît.
Bientôt on n’entendit plus que le crissement des crayons sur le papier. Le professeur passait de l’un à l’autre, évaluant leur niveau, rectifiant une perspective ou un trait. Un adolescent très maigre dessinait une série de minuscules bustes d'empereurs romains. Julian ne le corrigea pas ; la composition était intéressante.
— Ah, j’oubliais, demain nous aurons un modèle.
Un murmure de satisfaction parcourut la classe qui se leva bruyamment. Resté seul dans l’atelier, le débutant épuisé se laissa tomber sur un tabouret qui manqua de basculer.
« Oui demain nous aurons un modèle, mais un modèle demi-nu seulement ! »
Ignorante des épreuves que son époux affrontait, Camille lisait tranquillement dans la chambre lorsque Julian revint.
— Alors cette première journée ?
— J’ai cru mourir ! gémit Julian, roulant un joint en tremblant. J’ai failli être dévoré tout vif. Ils me détestent, je les hais.
— Ne fume pas ça ici, tu vas te faire repérer.
— Mais non, dit-il en ouvrant la fenêtre. Seule une vieille dame m’a souri.
— Tu plais beaucoup aux vieilles dames.
— La classe est un mélange d’adolescents et de personnes âgées. Une majorité de femmes. Tous incultes : j’ai cité quelques peintres et ils m’ont regardé d’un air vide. Jamais entendu parler de Pollock ni de Richard Hamilton.
— Tu leur apprendras. Le cours leur coûte cher, ils ont envie d’en retirer quelque chose. Ils sont doués ?
— Pas vraiment à part Lucas, un adolescent filiforme un peu bizarre. Il est resté en retrait sans parler à personne. Il devait copier le buste de Cicéron et il a crayonné Tibère, Caligula, Claude, Néron etc.
— Il se moquait de toi.
— Je ne crois pas, il suivait son idée.
Julian inhala longuement la fumée, les yeux clos de contentement.
— Une gamine m’a fait un éblouissant sourire en partant, Diane elle s’appelle, ajouta Julian, tout guilleret soudain à l’idée de son triomphe.
— Hum, méfie-toi des chasseresses. Bon, allons en ville mais enlève ce costume de croque-mort.
— C’est du bon tissu tu sais, je l’ai payé cher.
— Est-ce que le Professeur Merryweather a remis sa feuille de présence, demanda Molly ?
— Non, il a oublié, répondit Olivia, sa secrétaire.
— Je ne l’aime pas ce snob anglais. Il a l’air de ne pas savoir sur quelle planète il habite. Il a quel âge déjà ?
— Vingt-neuf ans et sa femme vingt-quatre.
— C’est un peu tard pour un premier poste.
— Les études, ça prend du temps.
— Peut-être, admit Molly qui n’avait qu’un certificat de dactylo.
— Moi je l’aime bien, il a un sourire tout à fait charmant et
— Ils sont fauchés. Merryweather m'a déjà demandé une avance. Comment a-t-il été engagé celui-là, grinça Molly.
— Par correspondance, tu le sais bien.
— Et on voit le résultat : des énergumènes pas possibles. Rappelle-toi le musicien !
— Ah là là, gloussa Olivia, encore émue au souvenir du violoniste qui jouait à minuit sous la fenêtre d’une élève mineure. Heureusement, la demoiselle avait refusé de s’enfuir avec lui.
Selon Molly, les professeurs n’étaient que caprices et extravagances. Après le musicien séducteur, le professeur de danse avait monté un spectacle où les élèves portaient des collants couleur chair donnant la scandaleuse impression qu’ils étaient nus ! Et le potier avait commencé à ériger un champignon géant sur la pelouse, ressemblant étrangement à un phallus. Dans un État où les cinémas et les bars fermaient le dimanche afin que les habitants se consacrent pleinement au Seigneur ! Molly l’avait interrompu à temps.
— Ah, pourquoi fallait-il que ce pauvre Gunnar se fasse égorger, soupira Olivia. Il était si doux, si poli.
— Heureusement, nous pouvons compter sur Brian, séduisant et plein d’humour. Nous n’avons rien à craindre de lui.
— Et Merryweather ne séduira pas les élèves, il est marié.
— Comme si ça gênait les hommes, persifla Molly. Et je me méfie de sa femme, une Française. Il y a eu de terrifiantes émeutes en France, au mois de mai. Des voitures brûlées, des barricades, des policiers sauvagement agressés, des dizaines de morts !
—Des dizaines de morts !
Les deux femmes frémirent mais Paris était loin.
— Je suis sûre que Camille n’est pas dangereuse. C’est juste une jeune mariée.
— Ce mariage ne durera pas.
— Qu’est-ce que tu en sais, protesta Olivia.
Le récent divorce de Molly, après trente-cinq ans d’un mariage routinier mais acceptable, l’avait laissée pleine de fiel. Telle une mauvaise fée, elle guettait les failles dans le mariage des autres et leur prédisait le pire. Elle détestait par-dessus tout les nouveaux mariés et, si elle avait su, elle leur aurait bien jeté un sort.
Pour son deuxième jour de cours, Julian renonça à son costume et choisit un jean de velours côtelé beige et une chemise sans cravate, plus en accord avec la tenue des estivants. Il entra dans l’atelier d'un pas ferme et fit l'appel : trois élèves manquaient. Trois jours plus tard, il ne restait plus que dix inscrits mais ceux-là lui restèrent fidèles jusqu'à la fin de la session. Julian, qui rêvait d'enseigner dans une prestigieuse école d'art de Londres ou de New-York, ne méprisait pas ses élèves, même s'ils connaissaient mieux les croûtes vendues dans les centres commerciaux que les oeuvres des grands maîtres, que, de toute façon, ils n'avaient vues qu'en reproduction. Oscillant entre exaspération et compassion, Julian retenait son souffle. Il n'avait guère le choix : ou bien il se laissait aller à saccager l'atelier ( et cette option ne manquait pas de charme ) ou bien il aidait ceux qu'on lui avait si imprudemment confiés.
Inconscients des supplices que leur professeur rêvait de leur infliger, les élèves s’appliquaient. Nancy Cross était la plus assidue. Grande brune âgée d'une quarantaine d'années, elle aimait à croire qu'elle en paraissait dix de moins et regardait le monde avec l'assurance que donne la certitude de plaire et l’habitude de régenter un mari et quatre enfants encore dociles. Loin de sa pesante famille, elle entendait savourer chaque seconde de son séjour. Cependant, elle était mal à l'aise entre les adolescents qui l'ignoraient et les femmes plus âgées qui voulaient l'intégrer à leur cercle. Quand le modèle se présenta, Nancy reprit espoir. Enfin une deuxième personne à qui parler de plus de dix-huit ans et de moins de soixante ! Mais était-ce correct de s'adresser à un homme qu'elle allait voir nu devant elle ? De plus, cet homme était un métis amérindien. À Plain City, Nancy n'avait jamais fréquenté d'Amérindiens bien qu'ils soient nombreux en ville, principalement près de I'Armée du Salut où, une fois l'an, elle déposait un ballot de vêtements. Assis sur les chaises pliantes du réfectoire ou du hall, ils gardaient les yeux baissés et Nancy n'avait jamais croisé leur regard. Le nouveau venu, entièrement vêtu de noir, était bien différent. Il dévisagea les élèves avec hauteur et, cette fois-ci, ce fut elle qui baissa les yeux.
— M. Whitehead va poser pour nous aujourd'hui. Nous allons faire de rapides esquisses, pas plus de cinq minutes chacune.
Le modèle sortit de derrière le paravent vêtu d’un slip.
— Vous ne posez pas nu ? s'étonna Julian.
— Non, le Sénateur s'y oppose formellement.
Julian regarda ses élèves qui ne perdaient pas un mot de l'échange. Tous pourraient supporter la vue d'un homme nu !
— Je veux bien poser nu M. Merryweather, mais vous aurez des ennuis.
— Non, ça n'a pas d'importance M. Whitehead. Restez debout s'il vous plaît, pliez légèrement la jambe gauche, comme ça, voilà. Merci.
M. Whitehead prit la pose, parfaitement immobile. Quand Julian lui indiquait une nouvelle posture, il la trouvait facilement. D’une trentaine d’années, avec un beau visage sombre, il avait un corps harmonieux, ce qui était rarement le cas des modèles. Seules de méchantes cicatrices sur les bras et les jambes gâchaient sa plastique.
Lorsque qu'il fut rhabillé, Nancy s'approcha de lui.
— Bonjour, je m'appelle Nancy Cross.
— Bonjour. Whitehead, Amadeus Whitehead.
— Amadeus ! s'étonna Nancy. Un nom charmant !
— Tonnerre grondant vous plairait peut-être mieux.
— Mais pas du tout, Amadeus est un prénom un peu inhabituel et ...
L'Indien la regarda froidement puis s'éloigna sans rien ajouter.
— En voilà des manières, protesta Nancy.
— Amadeus, quel nom ridicule pour un Indien, s'indigna la dame à la permanente bleutée. Et quel regard effrayant, un vrai sauvage.
— Mais il est magnifique, non ?
— Nancy, voyons !
Julian emmenait parfois sa classe en extérieur. Nancy et Diane marchaient à côté de lui. Trois pas en arrière, le comité de surveillance des femmes plus âgées les trouvait bien audacieuses. Dépitée, Mme Macaulay, la dame à la permanente bleutée, pensait avoir quelques droits sur le Professeur. Ne lui avait-elle pas souri quand tous se moquaient de lui ? Julian gardait un souvenir confus de cette première journée mais il comprenait maintenant que son accent britannique amusait les gens. Depuis, il l'atténuait, essayant même d'imiter leurs inflexions nasillardes.
Dès qu'on s'élevait au-dessus des bâtiments de l'université, les montagnes enneigées s'étageaient à perte de vue sur un ciel radieux à peine tacheté de rares nuages. Guidée par un habitué, la classe quittait la route et s'aventurait près d'une cascade. Dominant la vallée, le Professeur scrutait longuement le paysage.
— On va s'installer ici, disait-il enfin.
Julian n'appréciait vraiment la nature qu’en référence à des tableaux. Sans leur médiation, en dehors de ses références culturelles, il se sentait menacé par la brutalité du réel. C'est seulement armé d’un crayon qu'il en dominait l’exubérance. Par petites touches rapides, il la réduisait à l'immutabilité de la toile. Une fois inscrite dans un cadre, la beauté du monde se révélait pleinement dans sa représentation.
Sagement assis sur l’herbe ou sur des pliants, les élèves évaluaient les proportions, leur crayon tendu à bout de bras. Julian passait derrière eux, leur parlant à mi-voix. Avide de ses conseils, Emily Macaulay surveillait auprès de qui il s'arrêtait.
— Nancy, bougonna-t-elle, Julian ne devrait pas perdre son temps avec Lucas Pelletier. Ce demeuré dessine des palmiers ! Vous voyez des palmiers, vous ?
— Chacun son style, voyons Emily!
— Votre perspective est bonne Mme Macaulay, lui dit le professeur, continuez comme ça.
Ainsi complimentée, Mme Macaulay se calmait.
Camille accompagna la classe plusieurs fois mais certains élèves n'aimaient pas que la femme du professeur soit là. Ce n'était pas sa place, elle gênait. Alors, elle se promena seule jusqu’à ce qu’elle rencontre Yazmeen. Grande et athlétique, l’étudiante photographe fuyait des cours trop théoriques et préférait la nature au laboratoire. Chaussée de hautes bottes noires, elle arpentait vigoureusement les sentiers. Camille la suivait en trébuchant sur les racines dénudées, les jambes égratignées par les buissons épineux. À bout de souffle, elles s'arrêtaient au bord d'une falaise où les rochers plongeaient droit vers l'abîme. Yazmeen prenait des photos panoramiques, notant l'heure et le lieu dans un carnet.
Camille, après quelques plans larges, observait les petites mares stagnant dans le creux des rochers.
— Arrête de photographier ça Cam, c'est pas intéressant.
— Les couleurs des lichens sont fascinantes.
— Tu perds ton temps.
Le mot « peut-être » ne faisait pas partie du vocabulaire de la jeune femme. Elle avait un avis sur tout : ce qu'il fallait photographier, les cours inutiles, le monde courant à sa perte et surtout, surtout, l'arnaque de l'amour, son sujet favori.
— C'est vraiment idiot de se marier Cam, ça t'entrave.
— Pas forcément.
— Pas besoin de se lier. Baiser suffit amplement.
— Bien sûr mais être ensemble …
— Ô le doux rêve. On t'a bien bourré la tête, parfaite petite épouse.
— Tu ne fais que des photos de nature ? l'interrompit Camille.
— J'ai déjà enregistré toute la résidence Tuttle. Dans les années folles, c'était un hôtel de luxe, l'Hôtel du Lac d’Argent, avec piscine, casino, théâtre, etc. On y organisait des fêtes somptueuses, des bals costumés, des concours de beauté. Imagine toutes ces donzelles parées de plumes en train de se pavaner devant de vieux mâles bedonnants. Dégoûtant !
— J'ai vu des photos de cette époque dans le grand salon.
— Pendant la guerre, le propriétaire de l'hôtel a fait faillite après avoir escroqué ses riches amis. Cet homme d'affaires un peu trop inventif a fini par se suicider ici, dans la suite royale. C'est là que dort notre ridicule sénateur. Il n'a pas peur du fantôme qui, paraît-il, rôde toujours !
— Et un gardien a entendu des rires la nuit dans la salle du casino, plaisanta Camille. Quand il est entré, la roulette tournait mais il n'y avait personne !
— Tout à fait. Les bâtiments sont restés à l'abandon jusqu'à ce que Tuttle les rachète.
— Il a bien tout restauré. Surtout le théâtre à l'italienne.
— À l'économie, oui. La piscine est à l’abandon.
Camille cadra une tache de lichen vert acide à coté d’une touffe de bruyère aux dégradés violets.
— Pourquoi ne suis-tu pas les cours, Yazmeen ?
— Mes parents m'ont offert le dernier Leica et m’ont inscrite ici sans me demander mon avis : « Amuse-toi bien ma chérie, tu aimes tant la photographie. » Et ils sont partis en vacances en Toscane. Ils voulaient juste se débarrasser de moi. L’été prochain, je les rançonne et c'est moi qui ira en Italie. Et en France et en Espagne et ...
Elle décapitait les fougères avec rage tandis qu'elles s'aventuraient de plus en plus loin dans la forêt. En fin d'après-midi, la montagne se couvrait d'ombre et des mouvements furtifs agitaient les buissons.
— Il y a peut-être des ours, s'inquiéta Camille. Il est temps de rentrer.
— Oui, tu vas avoir froid avec ton joli petit chemisier.
—Tu crois que je pourrais utiliser le labo en douce, avec toi.
— Je ne développe jamais mes photos, je croyais que tu l'avais compris, petite Cam, dit-elle en lui mettant le bras autour des épaules.
Camille se dégagea, incertaine.
— Ah, tu ne comprends pas grand-chose. Appuyer sur le déclencheur est une performance en soi. Le désir de la photo est plus important que sa révélation.
— Alors tu jettes tes rouleaux ?
— Je les étiquette soigneusement et je les range dans un coffret à l’abri de la lumière.
— Et après ?
— Et après rien.
— Tu pourrais aussi bien ne pas mettre de pellicule dans le boîtier.
— Mais ça ne serait pas du tout pareil ! répliqua Yazmeen, vexée.
Vexée elle-aussi, Camille partit de son côté, ruminant ce qu'elle n'avait pas su exprimer. Que devenait l'incertitude de l'achèvement ? Yazmeen savait-elle seulement développer correctement ses pellicules ? Et en mettait-elle vraiment dans son boitier ? Elle ne l'avait jamais vue faire.
Fatiguée du persiflage de Yazmeen, Camille reprit son errance solitaire. Les mélèzes majestueux, les rochers déchiquetés, l’espace infini étaient magnifiques mais elle regrettait Paris et Londres où les vieux bâtiments et les affiches publicitaires déchirées captaient plus facilement son regard. Revenue en ville, elle cadrait la banalité radieuse des façades peintes de neuf, les panneaux routiers, les enseignes lumineuses des boutiques. Cadrer, déclencher, développer, c'était là sa démarche, aussi banale fut-elle.
— Tu traînes toujours avec Yazmeen, lui demandait Julian ?
— Parfois.
— Je ne l'aime pas. Elle me fixe comme si j'étais un bout de bois mort.
Le soir, dans l'atelier désert, Nancy Cross aidait Julian à ranger le matériel et elle en profitait pour lui demander un dernier conseil. Julian, ne pouvant lui conseiller d’étudier plutôt le macramé, se contentait de lui suggérer des couleurs plus douces. Nancy se doutait bien que ses oeuvres manquaient de grâce mais, comme les autres élèves et peut-être même plus que les autres, elle se laissait prendre aux encouragements de son mentor. Cependant, en dehors du domaine artistique où elle lui reconnaissait une supériorité incontestable, Nancy s'adressait au jeune professeur avec une joyeuse agressivité, laissant transparaître une certaine condescendance. Julian adoptait lui aussi le ton de la moquerie. Peu à peu leurs échanges devenaient plus tranquilles et le jeune homme confiait son inquiétude à son élève. Il doutait d'obtenir le poste d’artiste-résident.
— Vous ne l’aurez pas. Le Sénateur choisira Brian.
— C’est ce que me dit Camille.
— Elle a raison. Rappelez-vous le pique-nique.
— Le pique-nique, rougit Julian.
— Brian était assis à la table du Sénateur.
— Je ne m'en souviens pas, marmonna-t-il en feuilletant des dessins.
Il bouillait encore de rage au souvenir de son humiliation. Heureusement, personne ne l'avait remarqué, ça s'était passé si vite. Nancy, elle, se souvenait parfaitement de ce jeune homme, hésitant derrière les chaises attribuées aux invités du Sénateur. Il était resté là quelques secondes, quelques secondes de trop. Sa jeunesse, sa maladresse, l'avaient émue et amusée à la fois.
— Vos cigarettes sont sur la table, dit Nancy en le voyant fouiller ses poches.
Les objets se cachaient toujours là où il ne les cherchait pas.
— Ah merci.
Une pile de dessins glissa par terre et, en aidant Julian à les ramasser, Nancy effleura sa main. Il ne s'en aperçut pas.
— Lucas a beaucoup de talent, dit-il. Il devrait exposer.
— Mais il exposera comme tout le monde, à la fin de la session.
— Non, je veux dire exposer dans une vraie galerie. Ses paysages édéniques palpitent de couleurs.
— Mais vous me dites toujours d'adoucir les couleurs, protesta Nancy.
— Oui mais … là, c'est, comment dire ... très maîtrisé.
— il ignore totalement la somptueuse nature qu'il a sous les yeux.
— Lucas peint les images qu'il a dans la tête.
— Il ne parle qu'à vous.
— Nous discutons de Kandinsky, du Douanier Rousseau
— Ah !
— Moi, je ne laisserais pas mon mari aussi longtemps seul avec cette Nancy Cross, commenta Molly en surveillant Camille qui lisait sur la terrasse.
Comme si elle avait entendu cette mauvaise fée, la jeune femme regarda sa montre et rejoignit Julian dans l'atelier.
« La voilà encore », regretta Nancy, l’accueillant avec un grand sourire.
Camille se tenait près d'eux sans un mot, ne semblant pas suivre la conversation. Bientôt son regard traversait Nancy, l’ignorant complètement. Parlant mal l’anglais, peut-être ne comprenait-elle rien à ce qui se disait ou bien s'en moquait-elle. Quoi qu'il en soit, l'élève et le professeur ne restaient jamais longtemps seuls et pour cela Nancy détestait Camille. Elle détestait ses apparitions furtives, elle détestait son silence et plus que tout, elle détestait sa jeunesse.
Un soir dans un bar, Julian et Camille rencontrèrent le modèle Amadeus. Crayonnant sur un bloc, l'Indien jetait des regards rapides vers une tablée animée où Nancy, vêtue d’une légère robe à fleurs très décolletée, riait aux éclats en secouant ses cheveux mi-longs.
— Je peux voir ? demanda le professeur.
Amadeus dessinait des couvertures de romans policiers dans un style violent et vulgaire qui amusait Julian. Là, il avait représenté Nancy tenant un couteau ensanglanté au-dessus d'un homme terrifié. Des cadavres deminus étaient accrochés aux chevalets tout autour.
— Beau carnage Amadeus, mais tu saurais te défendre.
— Mais c'est toi Julian. Regarde, j’ai dessiné ta boîte de mégots à moitié fumés, là.
— C'est bien toi, acquiesça Camille.
— Tu exagères, Nancy n'est pas si terrifiante que ça. Moi je l'aime bien.
— Elle t'aime bien aussi, fais attention.
— Attention à quoi ?
Amadeus et Camille rirent tous les deux.
— Vous êtes fous, elle pourrait être ma mère.
— C'est une belle femme.
Devinant qu'on parlait d'elle, Nancy leur fit un grand signe.
« Oui, elle est belle, séduisante même, avec cependant quelque chose de trop dur, de trop… vorace ».
— Si elle m'aime bien, pourquoi me poignarderaitelle ?
— Parce que tu la décevras.
— Nancy est une banale mère de famille, elle n'a rien d'une femme fatale !
— Je sais comment elle m'a regardé.
— Mais elle t'a regardé comme tous les élèves te regardent. Ils doivent observer ton corps, dessiner chacun de tes muscles ...
— Les élèves oublient vite que je suis une personne, je deviens un objet qu'ils étudient avec sérieux. Elle non, elle n'oublie pas que je suis vivant.
— Mais c'est terrible d'être réduit à un objet, protesta Camille.
— Non, c'est rassurant, je n'existe pas, ainsi je me préserve.
— Il n'y a rien d'humiliant ni de honteux dans ce travail, Amadeus. Le corps humain est magnifique.
— Il y a quand même quelque chose d'ambigu dans un atelier, objecta Camille. Ne sois pas hypocrite Julian. Rappelle-toi d'Iris.
— C'est vrai, admit-il encore ému au souvenir de la jeune modèle de Londres. Mais dès que je commençais à la dessiner je l'oubliais, concentré sur mon travail. Les écoles d'art ne sont pas des lieux de perdition, c'est une idée du dix-neuvième siècle !
— Et bien Nancy est une femme du dix-neuvième siècle, conclut Amadeus. Tiens, garde mon dessin, c'est un avertissement.
En rangeant son bloc dans sa parka, il fit tomber une affichette qui se déplia. C’était le portrait assez mièvre d'une adolescente brune aux yeux verts :
« Sidonie de Belle-Vallée
« Représentation à dix-neuf-heures
au Grand Théâtre de Cody
le dix-sept avril 1948. »
— Tu la connais, demanda Julian ?
— Elle n'existe pas, dit Amadeus en riant. C’est un projet de couverture de roman sentimental, genre Harlequin : « Troublante romance ». Une ravissante chanteuse de music-hall ambulant disparaît sans laisser de trace.
— Follement amoureuse, elle s’est enfuie avec son nouvel amant mais l’ancien les poursuit sans relâche ?
— C’est presque ça.
— Et la date ? 17 avril 1948 ?
— Je l’ai inventée, pour faire plus vrai.
Amadeus replia son affichette et partit.
— Il avait l'air embarrassé, dit Camille.
— S'occuper de romans sentimentaux n'est peutêtre pas assez viril.
« Oh, il ne doute pas de sa virilité » s’amusa Camille en voyant le bel Indien s’éloigner.
Le soir venu, des groupes d’étudiants et de professeurs voguaient de cocktails surprises en réceptions improvisées dans les chambres de la résidence. L'alcool y était interdit mais les vigiles se laissaient facilement corrompre par une bouteille de bourbon. Ou même par un peu d’herbe comme au foyer du théâtre où les plus jeunes dansaient.
« You know I love you, I always will.
There's no beginning, there'll be no end. » ¹
La tête appuyée sur la poitrine de Julian, Camille chantonnait ces banales paroles d'amour éternel auxquelles elle aurait aimé croire. Son mari avait déjà dit « I love you, I always will » à une autre. Divorcé avec deux petites filles, il venait de l'épouser. Comment lui faire confiance ? Peu à peu cependant, dans le cocon de la pénombre trouée d'éclairs psychédéliques, ses doutes s’évanouissaient.
« Love is all around me. It's written on the wind,
it's everywhere I go. » ²
Oui, l'amour était partout et la nuit était douce. Bercés des paroles sirupeuses des Troggs, les corps se collaient les uns aux autres.
— Le fantôme, le fantôme du suicidé ! cria un étudiant en désignant le couloir.
Tous s’immobilisèrent, guettant un mouvement furtif. Un chat tigré s’avança, les regarda avec réprobation puis il se faufila prestement entre cette forêt de jambes pour rejoindre un abri plus sûr.
Toutes les nuits, les
