Explorez plus de 1,5 million de livres audio et livres électroniques gratuitement pendant  jours.

À partir de $11.99/mois après l'essai. Annulez à tout moment.

Les Quatre Prétendants
Les Quatre Prétendants
Les Quatre Prétendants
Livre électronique459 pages6 heures

Les Quatre Prétendants

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Vive d'esprit et sûre d'elle, la princesse Laëtitia d'Avaritia obtient toujours ce qu'elle veut, jusqu'au bal pour ses 17 ans. Le roi et la reine, persuadés que le mariage permettra de contenir la nature rebelle de leur fille, surprennent la princesse avec non pas un, mais quatre prétendants : un philosophe, un astronome, un artiste et un nécromancien.

Si Laëtitia ne parvient pas à apprendre le métier d'au moins un de ses prétendants et à prouver qu'elle est une épouse digne de ce nom, elle perdra sa couronne, la chose à laquelle elle tient le plus. Laëtitia irrite ses prétendants autant qu'elle le peut, tout en en apprenant le moins possible sur eux et leurs soi-disant « métiers ».

Mais lorsqu'elle et Sire Blaxton ressuscitent l'un des nombreux paysans morts récemment d'une maladie sans précédent, les mots énigmatiques du cadavre les entraînent dans une course pour trouver des réponses. Quelle est la maladie ? Comment se propage-t-elle si rapidement ? Et pourquoi ne touche-t-elle que les paysans ?

Alors que Laëtitia tente de trouver des réponses, elle découvre un réseau de corruption qui a une emprise étouffante sur son royaume. Qu'elle le veuille ou non, elle aura besoin de l'aide de ses quatre prétendants, même s'ils doivent mettre leur propre vie en jeu.

LangueFrançais
ÉditeurSophie Jupillat Posey
Date de sortie29 sept. 2024
ISBN9798227093219
Les Quatre Prétendants

Auteurs associés

Lié à Les Quatre Prétendants

Livres électroniques liés

Catégories liées

Avis sur Les Quatre Prétendants

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Les Quatre Prétendants - Sophie Jupillat Posey

    Prologue

    Ils pensaient pouvoir la convoquer sur l’ordre du vizir ? Ses parents avaient osé envoyer des serviteurs, qu’elle avait réussi à esquiver tout à l'heure, pour la forcer à revenir au château ? Elle aurait dû savoir qu'une telle témérité viendrait de l'association du couple royal avec ce maudit vizir. Le vizir Lazro. Même son nom était stupide.

    La princesse Laëtitia, héritière du royaume d'Avaritia, la Colombe Blanche de la lignée de Thadéya, rien que ça, entra dans les écuries en faisant craquer ses rênes. Elle jeta à peine un coup d'œil au connétable, qui bafouillait des propos incohérents à son égard, ou à son amie, la princesse Moréna, qui se tenait derrière elle et qui soufflait en s'efforçant de descendre de cheval. Laëtitia jeta ses gantelets et traversa le grenier pour se rendre dans la cuisine. L'odeur de la cuisson du sanglier à la coriandre lui parvint, ainsi que celle, plus subtile, du manchet. L'eau à la bouche, elle s'empara d'un morceau de manchet que les cuisiniers avaient mis de côté. Elle ignora leurs cris de consternation et se dirigea vers la Grande Salle.

    Ses parents, le roi Léonardus et la reine Maloria, étaient assis sur leurs trônes, plus qu'agacés. Le vizir Lazro faisait les cent pas à côté d'eux, se frottant le menton, frappant avec irritation sa canne sur le sol en pierre. Il s'arrêta dès qu'il aperçut Laëtitia. Les pas de Moréna s'arrêtèrent derrière elle. Laëtitia sentit Moréna s'incliner, mais la princesse elle-même ne le fit pas.

    — Laëtitia, ma fille, nous avons des choses importantes à te dire.

    Sa mère se pencha en avant, sa tunique turquoise tombant sur le sol par-dessus des pantoufles ornées de bijoux, la bordure de fourrure pendant ridiculement à l'ourlet de sa robe.

    — Tu nous as manqué de respect à nous tous, dit son père, des plis profonds se creusant entre ses sourcils broussailleux.

    — Moréna, tu peux aller dans ta chambre. Demain matin, tu pourras monter à cheval et nos serviteurs t'escorteront jusqu'à ton palais, dit la reine.

    — D'accord. Merci Votre Altesse, dit Moréna en s'inclinant à nouveau et en jetant un regard d'excuse à Laëtitia.

    Moréna, avant de quitter la salle, serra la main de Laëtitia en passant à côté d’elle.

    — Laëtitia, le vizir nous a informés que ton comportement est épouvantable. Tu lui manques constamment de respect, ainsi qu'aux serviteurs que nous t’avons assignés. Tu sors du palais sans prévenir personne, au péril de ta vie. Tu es la princesse. Agis en tant que telle ! Assume tes responsabilités, lui asséna sa mère.

    Laëtitia eut un sourire narquois. Si seulement c'était tout. Elle aurait pu citer d'autres frasques : jeter des poires pourries au visage du vizir, enduire la selle de son cheval de champignons vénéneux, casser sa canne avant les grands rassemblements pour qu'il soit obligé de boiter en public, mettre des cailloux sous la semelle de ses bottes, saupoudrer ses perruques de poivre pour qu'il éternue sans arrêt.

    Le vizir Lazro se racla la gorge.

    — J'ai attiré l'attention du roi et de la reine sur bien plus que votre comportement méprisable. Je trouve consternant qu'un enfant de la monarchie n'ait aucune connaissance. Votre amie, la princesse Moréna, a déjà commencé à étudier les sciences, les arts, la politique et l'économie. Elle étudie pour devenir reine. Vous serez la reine d'un des royaumes les plus importants du monde et pourtant, vous ne savez rien. Vous êtes aussi ignorante qu'un nouveau-né. C'est une honte. Il faut que vous commenciez rapidement les leçons qui vous permettront de devenir une reine sage et juste. Au bout d'un moment, il grimaça et toussa : ma princesse.

    Laëtitia ouvrit la bouche pour parler, mais son père se leva, affreusement pimpant dans son manteau somptueux rouge sang sur son horrible culotte jaune et son gilet vert tilleul.

    — Laëtitia, tu sais que nous te considérons comme une enfant intelligente, qui porte en elle les germes de la sagesse et de la douceur. Mais le vizir Lazro a raison. Tu n'as pas été scolarisée. Tu as beaucoup à apprendre sur le trône et ton royaume. La reine et moi avons décidé de te donner des tuteurs et des tutrices, pour t'enseigner ce qui te manque. Tu auras des cours tous les jours. Tu apprendras à entretenir une maison, à coudre, à tisser et à filer. Tu apprendras à monter à cheval, à parler correctement, à danser comme il faut, à chanter et à jouer d’un instrument. Tu apprendras à lire, à écrire et à parler dans notre langue maternelle et dans les langues de nos royaumes alliés. Ces cours t’enseigneront la grammaire, la logique, la rhétorique, l'astrologie, la politique et les mathématiques. Telle est notre décision finale.

    La tête de Laëtitia tourna. C'était trop. Sa voix gronda bruyamment dans la salle.

    — J'ai onze ans. Pourquoi devrais-je apprendre à coudre et à tisser ? Mes serviteurs et mes servantes peuvent le faire pour moi. Chanter et jouer d’un instrument ? Nos concitoyens penseront que je me donne des airs. L'astrologie et les mathématiques ? Ce sont des choses inutiles. D'autres personnes peuvent le faire pour moi. Je ne veux pas !

    — Ne discutez pas, Princesse. Vos leçons commencent demain, fit le vizir, satisfait de lui-même.

    Laëtitia plissa les yeux.

    — J'exige que mes tuteurs soient les mêmes que ceux de la princesse Moréna.

    Le roi et la reine secouèrent la tête.

    — La princesse Moréna apprend des choses dont tu n’auras pas besoin tout comme il y a des choses que tu auras besoin de savoir et qu'elle n'apprendra pas. Nous avons choisi des tuteurs juste pour toi. Respecte-les, Laëtitia.

    Laëtitia secoua la tête, horrifiée. Elle jeta un regard enflammé au vizir, qui le lui rendit. Il sourit d’un air narquois. Oh, elle les ferait payer. Tous. Ils allaient regretter d'avoir pensé à la scolariser.

    * * *

    « Princesse ! »

    Le cri que sa tutrice de couture et de tissage poussa ne fit que faire glisser un peu les doigts de Laëtitia, qui continua à enrouler le fil de mohair autour des doigts de celle-ci. La main libre de sa tutrice s'agrippa à sa main attachée, essayant de prendre l'aiguille et le fil, mais elle ne pouvait rien faire de décisif, personne ne pouvait toucher la princesse sans sa permission.

    Laëtitia continua son travail, puis grimaça lorsque l'aiguille glissa et transperça le pouce de sa tutrice. Le visage de la jeune fille perdit ses couleurs : à peine plus âgée que Laëtitia, la préceptrice s'évanouit. Laëtitia se leva et épousseta les nœuds et les fils cassés qui jonchaient sa cotte. Elle passa en revue « ses travaux » dans la chambre : des pièces de tissu qu'elle avait piétinées portaient encore ses empreintes, et de beaux coupons de tissu présentaient des déchirures massives dues à son travail de couture catastrophique à l'aiguille. Faire cela lui avait un peu coûté, c'était un gaspillage de matière. Mais il fallait qu'elle marque un point.

    Elle sortit de la chambre et se dirigea vers le hall d'entrée. Elle s'approcha du vizir, qui fixait les portes ouvertes du château, regardant les précepteurs qui l'avaient formée plus tôt dans la matinée fuir le château sans un mot ni un regard en arrière.

    — Je ne pense pas que la tutrice de couture et de tissage continuera à donner des cours, déclara-t-elle.

    Il lui lança un regard noir.

    — Qu'avez-vous fait ? demanda-t-il, un peu perplexe, alors que d'autres tuteurs se bousculaient devant eux.

    — Elle est une menace, souffla le tuteur de danse, qui passa la porte du château en boitillant.

    — Qu'a-t-elle fait ? insista le vizir, mais personne ne répondit.

    Laëtitia se contenta de sourire. Celui-ci s'élargit lorsque le vizir s'empara d'un serviteur qui s’éclipsait.

    — Au nom d'Ylus, qu'est-ce que la princesse a fait à ses tuteurs ?

    Le serviteur jeta un regard craintif à Laëtitia et se mouilla les lèvres.

    — Elle a tellement effrayé le cheval du connétable qu'il ne pouvait plus trotter ni marcher. Elle a tellement piétiné les pieds du tuteur de danse qu'elle a failli lui casser les orteils.

    Devant le regard noir du vizir, le serviteur déglutit, mais continua néanmoins. Laëtitia espérait que le serviteur se souviendrait de plus de choses. Elle avait eu une matinée bien plus productive que cela.

    — Elle a cassé quelques touches du clavecin et a refusé de chanter. Elle a renversé de l'eau sur les partitions et sur le tuteur lui-même. Elle a déchiré les cartes du ciel de son tuteur d'astrologie et les a jetées par la fenêtre. En cours de mathématiques, elle jouait avec les perles du boulier et répétait sans cesse la même réponse. Voulez-vous que je continue ? demanda-t-il, tandis que le vizir le lâchait.

    — J'en ai assez entendu, dit le vizir Lazro à voix basse, la rage secouant sa petite carcasse osseuse.

    Le vizir, et c’était tout à son honneur, insista pour embaucher d'autres tuteurs, mais là encore, Laëtitia les renvoya plus vite que la course d'un lièvre effrayé. Elle s'exprima délibérément de manière si grossière et cassante que son professeur de langue pensa qu'elle n'avait jamais appris les rudiments de sa propre langue, et encore moins à lire et à écrire. Son tuteur de logique et de rhétorique s'arracha presque les cheveux lorsque Laëtitia continua à demander bêtement : « Pourquoi ceci ? Et pourquoi cela ? » sur des sujets et des questions qu'il avait déjà abordés à plusieurs reprises. Il ne savait pas comment les reformuler après la cinquantième, la soixante-dixième fois.

    Au début, elle s'entendit bien avec le tuteur de politique, mais elle lança tellement d'idées et de règles despotiques qu'elle prétendait mettre en œuvre en tant que reine qu'il se fâcha et refusa de lui donner des cours.

    Il y eut d'autres précepteurs, mais ils partirent tous sans un mot d'adieu, même à ses parents. Ceux-ci malgré la colère qu’ils éprouvaient, croyaient encore que Laëtitia pouvait se racheter. Au lieu de précepteurs, ils lui donnèrent davantage de servantes, espérant qu'un contact féminin apaiserait son caractère épineux.

    Alors même qu’elle tourmentait les nouvelles servantes elle se disait qu’elle devait canaliser son attention sur le vizir. Ce vizir, ce mordiable, ce chiabrena, cette boursemolle ! Il fallait qu’il quitte son château, et le plus tôt serait le mieux. Elle n'aimait pas la façon dont il s'accrochait à ses parents, les guidait et les poussait dans toutes les affaires diplomatiques du royaume. Ses parents étaient des dirigeants intelligents et sages. Ils n'avaient pas besoin de ce sale type pour prendre la moindre décision. Elle devait trouver un moyen de libérer ses parents de sa présence une fois pour toutes.

    L'occasion se présenta au mois du Foin, lors de la succession du nouveau souverain de Kala. Ses parents décidèrent de faire venir au château le nouveau roi Jadflayer, élevé au trône alors qu'il n'était qu'un archiduc, avec sa cour et des représentants des royaumes voisins pour une réunion diplomatique. Les parents de Laëtitia le conseilleraient et rétabliraient l'alliance commerciale. Les autres royaumes auraient également leur mot à dire, concluraient des alliances et prodigueraient des conseils au nouveau roi.

    Le vizir Lazro tournait sans cesse autour du château à la veille de l'arrivée du roi Jadflayer. Il harcelait les parents de Laëtitia au sujet de ce qu'ils devaient négocier, ce qu'ils devaient offrir en cadeau, ce qu'ils devaient établir en matière de hiérarchie de pouvoir. Cela faisait bouillir le sang de Laëtitia. Ses parents avaient survécu bien avant l'arrivée de cet homme dans le royaume. Il n'avait pas besoin d'être aussi pressant. Elle voulait le « discréditer », et l’idéal serait de le faire pendant la réunion diplomatique. Il avait dit que c'était lui qui parlerait le plus, ce qui déplaisait fortement à Laëtitia. C'était le rôle du roi et de la reine de diriger une réunion et de guider les nouveaux monarques. Le vizir Lazro devait se taire. Elle voulait faire en sorte qu'il ne puisse pas interférer. Mais elle ne savait pas comment s'y prendre. Peut-être l'humilier à tel point qu'il n'aurait d'autre choix que de s'enfuir ? Elle savait que la dignité et l’apparence comptaient beaucoup pour le vizir.

    Laëtitia fit les cent pas dans sa chambre à coucher en se frottant le menton. À l'arrière-plan, ses servantes et ses domestiques discutaient tranquillement entre eux. Ils savaient qu'il ne fallait pas l'interrompre pendant qu'elle ruminait. Laëtitia écarta les rideaux aux motifs colorés de jade de sa fenêtre. Le cortège royal ne tarderait pas à arriver. Elle devait humilier le vizir. Elle pourrait trouver des moyens de lui provoquer des éruptions cutanées, frotter ses vêtements avec de l'ortie et du sumac vénéneux... Mais il gardait ses appartements fermés à clé, et ni lui ni ses serviteurs ne la laisseraient s'en approcher. Peut-être pourrait-elle mettre de la digitale dans sa soupe ? Mais elle ne connaissait pas les bons dosages. Elle ne voulait pas tuer cet homme. Elle pourrait utiliser des fleurs de houblon pour l'endormir. Mais ce qui était ennuyeux, c’est qu’elle ne s’y connaissait pas assez dans les herbes et les fleurs pour faire quelque chose qui ne serait pas dangereux. Elle ne voulait pas consulter un herboriste au village, ce serait admettre son manque de connaissances. Non, elle avait besoin d'une solution radicale.

    Elle poussa un cri de joie lorsqu'une idée germa dans son esprit. Elle tourna sur elle-même, sa houppelande crème virevoltant comme des ailes de papillon de nuit autour d'elle. Elle se dirigea vers un petit coffre sur sa table de nuit et fouilla parmi les bracelets, les colliers, les boucles d'oreilles et les ornements de cheveux jusqu'à ce qu'elle trouvât quelque chose de petit, de froid et de couleur métallique. La pilule d'antimoine que Moréna lui avait donnée et qu'elle avait utilisée pour se jouer de sa détestable servante Astoria. Laëtitia avait remarqué que les effets de la pilule étaient immédiats. Le plus beau, c’était que la pilule pouvait être réutilisée à l'infini, les sucs digestifs ne pouvant pas la dissoudre.

    C'était le meilleur moyen d'humilier le vizir Lazro ! Elle pouvait glisser la pilule d'antimoine dans son repas au moment où les assiettes seraient disposées devant chaque personne. Elle était suffisamment petite et rapide pour la glisser sans que personne ne la voie. Elle savait que les cuisiniers prépareraient du chykonys à la bruette et du potage de porrada. Il serait difficile de voir la pilule avec toute la viande et les légumes qui flotteraient dedans. Il ne la sentirait jamais. Il l'avalerait et ce serait l'enfer pour lui.

    Lorsque le roi de Kala arriva, suivi de son entourage, Laëtitia et ses parents s'inclinèrent respectueusement, ni trop intensément ni trop rapidement. Avaritia était un royaume beaucoup plus puissant, mais le roi et la reine voulaient étendre les liens d'amitié et de réconfort au nouveau monarque non conventionnel. Pendant que le roi, la reine et le vizir s’entretenaient avec le nouveau souverain de Kala, les membres du cabinet s’inquiétaient et chuchotaient entre eux dans la Grande Salle, tout en étant ébahis par les somptueuses décorations. Les cuisiniers arrivèrent de la cuisine avec les assiettes de potage fumantes. Ils les disposèrent soigneusement autour de la table et attendirent que la cour royale cesse de parler. Laëtitia les observa d'un œil de faucon.

    Le vizir voudrait s'asseoir le plus près possible du nouveau roi. Ses parents avaient décidé de placer celui-ci à l'une des extrémités de la table, juste en face du roi Léonardus. Le vizir était terrorisé à l’idée de s'asseoir à la droite de qui que ce soit. Il pensait que cela portait malheur. C'était une bizarrerie, il était obsédé par la mort et les traditions étranges. Peut-être était-ce à cause des livres de nécromancie qu'elle le surprenait parfois à lire.

    Son père s'assit d'abord à table, puis le nouveau roi, suivi de sa mère. Laëtitia fit le tour de la table, la petite balle ronde serrée dans son poing. Elle contourna le nouveau roi et s'inclina devant lui. Enfin, elle pinça les lèvres et fit claquer sa langue dans sa joue de manière à projeter le son dans la salle, faisant en sorte que tout le monde regardât ailleurs que vers elle. Surpris, ses parents se levèrent de leurs sièges et regardèrent autour d'eux. Les membres de la cour royale penchèrent la tête nerveusement, ne sachant que penser. Si Laëtitia avait été à leur place, elle aurait cru qu'il s'agissait d'un oiseau dérangé, ou que quelque chose était tombé dans la cuisine. Rapidement, avant que les gens ne se concentrent à nouveau sur la table, elle glissa jusqu'à la place du vizir Lazro – qui ne s'était pas encore assis – et déposa la pilule dans son potage. Puis elle alla s'asseoir à côté de sa mère et s'installa d’une manière guindée.

    Finalement, tout le monde s'assit et commença à dévorer son potage. Laëtitia ne cessa de jeter des coups d'œil au vizir, tout en mâchant copieusement et en savourant le goût du poulet et de la bière dans sa bouche. Il semblait parfaitement bien, sa tête anormalement grosse se balançant à plusieurs reprises vers la soupe. Il claquait des lèvres, sa bouche ridée était dégoûtante à regarder tandis qu'il mastiquait.

    Laëtitia sursauta lorsque le roi Jadflayer commença à parler. Elle se concentra en partie sur la conversation et en partie sur le vizir. Il semblait aller bien. Était-il immunisé contre l'antimoine ? Le potage avait-il en quelque sorte annulé les effets de la pilule ?

    Angoissée, Laëtitia se replongea dans la conversation. L'aumônier et le trésorier parlaient en s’interrompant mutuellement, essayant d'obtenir les conseils des parents de Laëtitia sur la façon de gérer les finances du royaume de Kala et sur les royaumes avec lesquels il fallait s'allier pour que l'économie ne s'effondre pas.

    Le vizir se leva pour intervenir, et sa voix cassante et rauque coupa court à leur bavardage.

    — Il est impératif d'avoir toujours plus d'argent dans les coffres pour rembourser nos dettes et approvisionner les villageois de pièces de monnaie lorsque leurs récoltes sont mauvaises et qu'ils ne peuvent pas survivre. Les meilleurs royaumes avec lesquels s'allier sont les royaumes d'Umbre et d'Arcadie pour...

    — Le royaume d'Umbre ? Mais c'est là que vivent tous ces nécromanciens pécheurs, interrompit le roi Jadflayer. Nous n'avons certainement pas à nous associer avec eux.

    Le vizir sourit finement. Laëtitia tapa du pied sous la table. Quand cette satanée pilule allait-elle faire son travail ?

    — En tant que nouveau monarque, vous ne pouvez pas vous permettre de contrarier d'autres royaumes plus anciens, répondit le vizir au roi Jadflayer. La nécromancie, aussi mal vue soit-elle, est un art noble, et le royaume d'Umbre la pratique sans mettre personne en danger. Et l'Arcadie est un bon royaume avec lequel conclure une alliance en raison de la valeur de ses précieux vers à soie...

    Le vizir Lazro coupa la parole, une grimace plissant son visage.

    Laëtitia se redressa en plissant les doigts. Le vizir porta une main à son estomac. Il s'inclina sur lui-même et respira profondément. Ses yeux, tachetés de safran, s'écarquillèrent.

    — Vous allez bien ? demanda le roi Jadflayer en se penchant vers le vizir.

    Le vizir secoua la tête et vacilla. Puis il prit ses jambes à son cou, s'éloignant de la table. Il resta cependant une odeur d'excréments à faire frémir l'estomac, et Laëtitia lutta pour ne pas vomir. Les autres personnes présentes à la table luttaient également. Laëtitia chercha à tâtons son cache-nez pour cacher son sourire. Son plan avait fonctionné à merveille. Elle l'avait humilié de façon spectaculaire. La révulsion déforma le visage du nouveau roi de Kala, comme si le vizir l'avait personnellement offensé.

    Le vizir se retourna vers la table, la honte empestant son petit corps pathétique et courbé, sa canne vacillante, ses yeux suppliants. Laëtitia ne put s'en empêcher. Elle laissa échapper un rire strident. Presque personne ne le remarqua, tant ils étaient absorbés par l'odeur, mais le vizir lui lança un regard de dégoût absolu, comme s'il ne voulait rien d'autre que broyer la gorge de Laëtitia. La force de ce dégoût la rendit muette et elle cessa de rire. Il s'enfuit de la salle, une tache sombre marquant le bas de sa culotte.

    * * *

    Le coup de poignard indigne de Laëtitia avait frappé de plein fouet le vizir Lazro. Après la réunion diplomatique, on ne le vit plus. Longtemps après les Complies, on ne le vit toujours pas. Lorsque Laëtitia alla se coucher, espérant à moitié qu'il se soit coincé dans son pot de chambre, il resta introuvable. Elle sourit sous ses draps. Le lendemain matin, elle fut informée par Astoria, qui avait été prévenue par le valet, par le chambellan et par le cuisinier, que le vizir Lazro avait décidé de démissionner. Il était dans son bureau en train de préparer ses affaires. Le jour même, il se rendrait dans son royaume natal de Valu.

    Laëtitia applaudit. Elle avait gagné. Plus jamais elle ne le verrait se balader en ombre encombrante pour ses parents. Comme un pouilleux enquiquinant, elle l'avait chassé d'une pichenette, sans ménagement, comme il le méritait. Elle décida d'aller nourrir sa jument et de se rendre à la forêt d'Ide pour fêter l'événement.

    Laëtitia enfila sa cape d'équitation, l'enroulant autour d'elle tandis qu’elle marchait de sa chambre à la Grande Salle. La cape ne cessait de glisser sous ses bottes et entre ses jambes, la faisant trébucher. Les joues brûlantes, elle écarta le tissu d'un revers de main, jetant des regards méchants aux serviteurs qui l'entouraient. Ils ne faisaient même pas attention. Une partie d'elle appréciait cela, mais une autre partie protestait. C'est à elle qu'ils devaient prêter attention. Elle était la princesse.

    Relevant le menton, elle poursuivit sa route à travers la Grande Salle, passant devant l'estrade où trônaient ses parents, devant les rangées de bougies qui se dressaient fièrement et se fondaient dans le néant, devant les bannières vert sapin et tachetées qui pendaient du plafond avec le symbole de sa Maison, la Colombe Blanche de Thadéya. En passant devant une alcôve où brûlaient de la cannelle et de la myrrhe, pour chasser l'horrible odeur de l'accident du vizir survenu la veille, elle ajusta à nouveau sa cape. Elle allait devoir réprimander la couturière qui lui avait cousu ce vêtement. Elle n'avait pas pris les bonnes mesures. Quelle insulte ! Laëtitia prit note de se rendre à la guilde des couturiers et de dire personnellement à la couturière en chef ce qu'elle en pensait.

    Une main humide la saisit et l'entraîna dans l'alcôve. Elle commença à crier, mais fut interrompue par une autre main qui se plaqua sur sa bouche. Elle essaya de la mordre, mais la personne qui la tenait avait une bonne prise. Elle tambourina des pieds contre le sol de marbre. Son agresseur la lâcha pour lui passer une main autour de la gorge. Laëtitia se figea. Elle reconnut l'odeur particulière de son agresseur : du papier parchemin poussiéreux et du charbon de bois. Une odeur de châtaigne, entêtante et légèrement dérangeante. Ses yeux s'écarquillèrent.

    — Bonjour, Princesse, siffla le vizir Lazro à son oreille.

    Toi ! Elle voulut crier, mais elle n'y parvint pas.

    — J'en ai assez de vos pitreries, de votre manque de respect, de votre mépris pour toutes les conventions. Vous êtes indigne d'être une princesse. Vos parents sont indignes d'être roi et reine pour vous avoir laissé courir ainsi pendant si longtemps. Petite diablesse, petite fiente, je vous ferai payer pour ce que vous avez fait.

    Laëtitia se débattit et se tortilla, puis finalement lui piétina le pied. Le vizir grogna et se déplaça, détachant sa main de sa bouche. Elle le mordit. Il hurla, fixant la marque en forme de croissant qu'elle avait laissée. Sa peau avait la consistance d'un vieux canard coriace. Quelle horreur !

    — Tu es fou ? Tu ne peux pas me mettre la main dessus. Je suis la princesse. Personne ne se soucie de toi. Tu n'es qu'un vizir. Tu peux pourrir dans un donjon le reste de ta vie pour m'avoir malmenée de la sorte.

    Le vizir se mit à rire, d'un rire qui ressemblait à un jonc craquelant dans une braise.

    — Vous n’avez aucune idée du pouvoir que je possède. Vous le découvrirez, je vous le promets. Vous m'avez humilié, mais je vous rendrai la pareille mille fois, Princesse.

    Laëtitia ne sut pas quoi dire. Elle avait envie de rire, mais c'était difficile. Il avait l'air si sérieux. Jamais elle n'avait craint quelqu'un d'aussi petit. Son port et ses yeux jaunes safranés lui donnaient des frissons.

    — Tu plaisantes, marmonna-t-elle en essayant de sortir de l'alcôve pour appeler à l'aide.

    Le vizir Lazro sourit.

    — Vous aimeriez bien ! Je peux tolérer beaucoup de choses, mais je ne pardonnerai jamais le manque de respect. Adieu pour l'instant, Princesse. Ce n'est pas fini.

    Il saisit l'encens dans l'alcôve et saupoudra le sol d'herbes tirées de sa besace. Laëtitia fronça les sourcils. Qu'est-ce qu'il faisait ? Elle ouvrit la bouche pour crier et s'étouffa lorsque l'encens s'intensifia, lui brûlant la gorge. Il prononça plusieurs mots tranchants qui n'avaient aucun sens pour elle, et l'air sembla se transformer en pudding autour d'elle : un pudding pourri, gâté. Une odeur de cadavre en décomposition s'empara de ses sens alors même que, les yeux défaillants, elle vit le vizir scintiller et disparaître dans une brume grise et glauque.

    Aidez-moi, essaya-t-elle de dire, mais le brouillard gris qui l'entourait l'empêcha de parler, ou même de comprendre ce qui se passait.

    Elle trébucha et tomba, et bientôt ce brouillard opaque de décomposition brisa sa conscience, la plongeant dans un sommeil artificiel.

    — Princesse ? Princesse ? Vous allez bien ?

    Laëtitia cligna lentement des yeux, entendant mollement la question qui lui était posée. Elle s'agrippa aux draps de soie, ses doigts y glissant trop facilement. Elle reconnut l'odeur des roses vivaces.

    Elle était dans son lit. Elle regarda de côté. Le roi et la reine se tenaient près d'elle, anxieux, et ses servantes et serviteurs la regardaient fixement.

    — Qu'est-ce qui s'est passé ? gémit-elle.

    — Nous espérions que tu le saurais. Que s'est-il passé, Laëtitia ? demanda sa mère.

    — Je n'en ai aucune idée. Attends, dit Laëtitia en se redressant et en serrant les poings. Le vizir. Il m'a affrontée. Il a dit des choses horribles. Puis il a disparu. Il y avait cet horrible brouillard, qui sentait la mort...

    Laëtitia s'interrompit.

    Son père haussa les sourcils et sa mère lui fit un signe de tête indulgent.

    — Je sais de quoi ça a l'air ! Mais c'est ce qui s'est passé. Je l'ai mordu. Et lui m’a serré le cou.

    Elle porta la main à sa gorge, mais elle ne sentit aucune marque. Elle jeta un regard noir à ses parents qui refusaient de la regarder.

    Son père se racla la gorge.

    — Il semble que tu aies besoin de te reposer davantage, Laëtitia. Nous allons envoyer un messager au médecin pour qu'il t’examine et s'assure que tu vas bien.

    Laëtitia secoua la tête avec véhémence.

    — Je vais bien ! Ce vizir a quelque chose de diabolique. Je ne l'ai jamais aimé. Ce qu'il faisait ressemblait à de la sorcellerie. En fait, c'était probablement le cas. Sais-tu qu'il aime étudier la nécromancie ?

    Les yeux de ses parents s'écarquillèrent.

    — Oui, c'est vrai. Je l'ai surpris plusieurs fois avec ses livres perturbants de nécromancie.

    — Cela ne veut rien dire. La nécromancie n'est pas une pratique diabolique, dit sa mère.

    — Beaucoup de gens pensent que c'est le cas ! Laëtitia s'emporta. Pourquoi ne pouvez-vous pas être comme presque tous les autres monarques de ce continent et reconnaître que la nécromancie est contre nature ?

    — Laëtitia, nous n'allons pas prolonger cette conversation. Nous savons que tu détestais le vizir, nécromancie ou pas. Mais il est parti. Le connétable l'a vu partir à cheval pendant les matines. Quoi que tu penses avoir vu... Peut-être as-tu un déséquilibre des humeurs. Ou tu as mangé trop de potage hier. Quoi qu'il en soit, le docteur Jolland viendra te voir.

    Laëtitia recula. Elle ne voulait certainement pas être vue par le médecin. Elle ne voulait pas qu'on la pique, qu'on la touche, qu'on l'inspecte et qu'on la saigne. Mais elle savait aussi que sa raison n'était pas en cause.

    — Je sais ce que j'ai vu !

    Les lèvres de ses parents se crispèrent et ils sortirent de sa chambre en fermant brusquement la porte.

    Laëtitia jeta ses pantoufles de velours, doublées de fourrure, contre la porte. Le bruit qu'elles firent fut décevant. Laëtitia se jeta hors du lit et cria si fort que la poussière jaillit des rideaux cramoisis de son lit à baldaquin.

    Ses serviteurs se dirigèrent vers la sortie en traînant les pieds.

    * * *

    Dans les semaines qui suivirent, Laëtitia essaya d'occuper ses pensées avec autre chose que le vizir. Elle n'était plus préoccupée par la vengeance, elle y était parvenue. Mais elle se sentait étonnamment vide. Même le fait de mettre des souris dans le lit de ses serviteurs ou du piment dans leur soupe ne lui procurait plus de sensations fortes. Chaque fois qu'elle pensait à son étrange départ, des doutes surgissaient, mais elle n'arrivait pas à y répondre. Peut-être avait-elle imaginé cet épisode de brouillard mortel, mais elle savait pertinemment que le vizir l'avait agressée et menacée. Elle aurait aimé que ses parents envoient un édit pour l'emprisonner, mais ils ne l’auraient jamais écoutée. Elle aurait pu imiter leur signature et envoyer elle-même un édit, mais cela aurait trop ressemblé à une trahison pour être envisagé sérieusement.

    Par ennui, elle décida de commencer à étudier. Elle n’aurait jamais imaginé vouloir obéir aux décisions imposées par ses parents, mais elle s'ennuyait. Elle ne deviendrait jamais une reine digne de ce nom si elle n'essayait pas au moins d'apprendre à connaître le monde. Même si elle détestait les livres, elle en avait besoin pour comprendre ce qu'une reine devait faire et ne pas faire. Elle voulait apprendre l'histoire de sa lignée, l'histoire des autres royaumes et du continent. Elle voulait aussi apprendre à se battre à l'épée. Si elle avait su se défendre, ce misérable vizir n'aurait jamais pu la retenir.

    Laëtitia passa le mois du Vent, le mois de l'Hiver et le mois du Loup à étudier l'histoire. C'était une lecture ennuyeuse, mais elle lisait vite. Elle s'enfermait dans un galetas plein de courants d'air avec des tomes plus lourds qu'elle et parcourait des chapitres entiers sur les lignées, les décrets, les exécutions, les hiérarchies sociales, l'évolution des castes, les lois du pays telles qu'elles étaient à l'époque de ses ancêtres par rapport à aujourd'hui, et les guerres et conflits entre les royaumes avec lesquels Avaritia était maintenant alliée. Elle se creusait le cerveau autant qu'elle le pouvait, prenant des notes fiévreuses avec une plume d'oie de plus en plus courbée. Ses études la tenaient occupée, à tel point qu'elle ne jouait plus avec Moréna.

    Ses parents furent soulagés de ne plus avoir à s'occuper d'elle, même s'ils eurent d'autres chats à fouetter, comme la mort du chambellan, du chancelier nouvellement nommé, du trésorier et du connétable qui décédèrent tous en même temps.

    Laëtitia sortit la tête de ses études juste le temps de remarquer qu'il s'agissait en effet d'événements bizarres. Et que ses parents commençaient à mal gérer les simples affaires. Ils commettaient de petites étourderies lors de réunions diplomatiques qui faisaient partir les intéressés en trombe. Elle lut leurs nouvelles lois, qui n'avaient aucun sens au premier coup d'œil. Les coffres perdaient de plus en plus d'argent, car le roi et la reine le dépensaient en efforts futiles : construire des ponts inutiles ou rénover inutilement des maisons qui avaient déjà été rénovées.

    Laëtitia se dit que ses parents devenaient inaptes, qu'ils devenaient séniles. Elle pensait que c'était normal que des souverains commencent à perdre la raison vers leur quarantième année. Laëtitia se plongea donc encore plus dans ses études, afin d'être prête le jour où elle deviendrait reine. Et si jamais le vizir était assez imprudent pour mettre ses menaces à exécution, elle serait assez intelligente et aurait les ressources nécessaires pour s'occuper de lui.

    — Je serai prête pour toi, petit homme stupide. Tu ne pourras pas échapper à ma colère de reine.

    Chapitre 1

    17e fête du jour de naissance de

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1